LILIAN SILBURN

II

INSTANT ET CAUSE

Lilian SILBURN

Directeur de recherche honoraire au C.N.R.S.

INSTANT ET CAUSE

LE DISCONTINU DANS LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE DE L’INDE

DE BOCCARD, 11, rue de Médicis, 75 006 PARIS

19891. 2.3.















À

GOTAMA LE BUDDHA









AVANT-PROPOS

À l’occasion de la réimpression de mon ouvrage INSTANT ET CAUSE, je tiens à évoquer la mémoire de grands savants aujourd’hui disparus : Alfred Foucher, Gaston Bachelard, Paul Demiéville, Paul Masson-Oursel et Jules Bloch qui constituèrent, avec Olivier Lacombe, le jury devant lequel j’ai soutenu cette thèse de doctorat d’État en décembre 1948.

II me faut ici préciser que, si sa publication n’eut lieu qu’en 1955, le texte demeura cependant sans modification ni apport nouveau ; seule la bibliographie comporta quelques additions. La rapidité de la réimpression ne m’a pas permis de procéder à sa remise à jour, inconvénient mineur en raison des nombreuses bi­bliographies qui sont maintenant accessibles.

De nos jours où, grâce à la physique moderne, nombre de nos conceptions rigides et limitées de l’univers ont été élargies ou assouplies, notamment en ce qui concerne le temps et la causalité, les intuitions des sages de l’Inde ancienne ainsi que leurs vastes et subtils systèmes philosophiques paraîtront, je l’espère, moins étrangers, moins lointains, au lecteur contemporain.

L.S.



TABLE DES MATIÈRES [d’origine]



INTRODUCTION 1

CHAPITRE PREMIER. — Les Veda 9

CHAPITRE II. — Les Brahmana 50

CHAPITRE III. — Les Upanisad 105

CHAPITRE IV. — Sasvataváda et Ucchedaváda 127

CHAPITRE V. — Bouddhisme précanonique et intuition du Buddha 165

CHAPITRE VI. — Bouddhisme canonique 189

CHAPITRE VII. — Sectes anciennes 229

CHAPITRE VIII. — Sautrántika et logiciens de l’école de Dignága 275

CHAPITRE IX. — Objections faites à la théorie de la discontinuité 347

CONCLUSION 401

BIBLIOGRAPHIE ET TABLE DES SIGLES 411

INDEX 415

AUTEURS ET DOCTRINES 433

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 435

INTRODUCTION

« Na hi svalpiyaso'pi vastvamsasya kasyacid anvayo'sti. »

« Il n’y a pas la moindre continuité de la moindre trace de quoi que ce soit. »

(Kamalasila, TSP. p. 183.)



Pour l’ancien Brahmanisme et le Bouddhisme il n’existe ni chose ni données inertes, mais des fonctions et des activités de synthèse. Les tenants de ces deux disciplines aspirent à une activité d’ordre spirituel dont ils puis­sent posséder la pleine maîtrise. Portant cette tendance à son ultime abou­tissement, les Bouddhistes affirment qu’il n’y a d’acte véritable que dans le présent, l’instant créateur.

À l’origine cette activité se présente sous un double aspect : agencer et parfaire ; c’est ce que les racines r — (d’où rta et artha), samkip —, abhi­samskr — nous enseigneront en nous faisant pénétrer jusqu’au secret de toute construction : l’activité éminente et parachevante (abhi — sam — kr —) par laquelle se manifeste la suprématie d’une pensée organisatrice et qui n’introduit aucune rupture entre acte et pensée, entre acte et agent.

Les actes convergent et se concentrent sur les moments importants de l’adaptation, rtu, parva du Vedisme ou moments de la décision (samcetanā) du Bouddhisme. Et c’est la pensée, qui, ici et là, engendre des actes liés en vue d’une fin qu’elle juge bonne : la parfaite adaptation qui engendrera les structures temporelles et spatiales, la durée et la stabilité. De sorte que, dès les origines les plus reculées, l’Inde a estimé que l’ordonnance des actes est première et que la durée n’en est qu’une conséquence.

Une philosophie du temps sera ainsi nécessairement tirée d’une philo­sophie de l’acte ; il n’y aura pas de temps mais des constructions du temps. C’est ce que les langues védiques et sanskrites nous apprendront. Les Brāhmana distingueront le temps dispersé, inefficace, œuvre de l’acte impulsif, du temps organisé, adapté au but de l’homme et, en regard de l’activité pro-créatrice du dieu-Temps, ils poseront les structures temporelles édifiées par les prêtres.

Une première conclusion c’est que tout ce qui est immédiatement donné est discontinu et qu’il n’est d’autre continu que du structuré. Il n’y a pas de durée en soi mais des actes successifs et discontinus dont la succession est plus ou moins bien réglée.

Une autre conclusion est d’ordre plus général ; c’est parce que le temps procède de l’activité de la pensée qu’il transcende la vie organique et qu’il tend à se confondre dans le Védisme avec l’illimité, le sans mesure, l’intemporel, à l’image même de cette pensée. Par contre, dans le Bouddhisme, temps construit et instant feront l’objet d’une distinction radicale du fait que le premier se rattache à une activité élaboratrice et que le second n’en dépend pas.

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Cette thèse concerne les diverses positions discontinuistes touchant le temps, l’espace, la cause, l’acte, la personnalité el ses phénomènes psychiques, tout ce qui, en un mot, forme l’objet d’une activité structurante.

Dans le Brahmanisme ancien et le Bouddhisme une théorie du temps se trouvant liée à une théorie de la causalité, il n’était pas possible de traiter du temps sans traiter de la cause.

Après avoir mis en lumière au cours de deux premiers chapitres les origines védiques de la construction temporelle et spatiale je montrerai comment les Bouddhistes, en partant de l’instant et du point, élaborèrent les diverses conti­nuités : durée, étendue et mouvement.

C’est à cette question fondamentale que se limiteront mes recherches. Quant aux questions annexes relatives au calendrier, mesures temporelles etc., ou celles concernant l’origine première du temps, elles ne seront pas abordées ici, pas plus qu’elles ne l’ont été dans la pensée Indienne objet de ce travail, pour la simple raison qu’elles perdent la plus grande partie de leur intérêt et même, quelquefois, tout sens lorsqu’on a compris la nature du temps pour le Védisme et le Bouddhisme : le temps dépendant étroitement de l’activité recommencera sans cesse comme elle ; que celle-ci cesse et le temps, son œuvre, cessera aussitôt.

Par contre, en tant que résultat de l’acte, le Temps se présentera sous l’aspect d’une grande variété de rythmes qui plus continus et solides, qui plus dis­persés et relâchés. Ma thèse portera essentiellement sur ces rythmes ainsi que sur leur cause : l’intention coordinatrice.

Afin de mieux préciser mon sujet je vais indiquer sommairement les divers chapitres en essayant d’en montrer la liaison.

Au cours d’un premier chapitre concernant le Rg Veda dont les hymnes remontent à plus de deux mille ans avant notre ère, nous constaterons qu’au­cune allusion n’est faite à un temps indestructible et continu, à une durée pri­mitive et immédiate.

Les rsi védiques, tout comme les prêtres des Brāhmana, témoignent d’un souci majeur : ils aspirent à une durée prolongée et, afin de l’obtenir, n’hési­tent pas à emprunter un moyen radical : engendrer eux-mêmes la durée. Pour ce faire il leur faut apprendre du feu solaire ou sacrificiel la science de l’agencement des temps, science que le Buddha utilisera dans un but opposé : à savoir mettre fin à la durée.

Le temps qui intéresse les anciens prêtres n’est pas le temps brisé en morceaux et, en conséquence, inefficient, mais le temps réalisateur de l’activité, un temps articulé pièce à pièce, enchaîné articulation à articulation.

J’ai donc essayé de montrer, au seuil même de cette étude, qu’aucun terme à l’origine ne désignait le temps et que tous connotaient étymologiquement l’acte organisateur ou l’instant du succès.

Dans les Veda les jours et les nuits qui forment la durée de l’homme sont précaires et fragiles : tous les efforts des dieux, des rsi et des prêtres tendent à les agencer en une durée prolongée et le rite aura pour but de rattacher leurs jonctions délicates : les deux crépuscules du matin et du soir. L’activité articulatrice (rtu) des moments décisifs où s’exerce l’efficience, activité pré­voyante et lucide à laquelle se réduit la fonction des dieux, fera l’objet d’un examen attentif.

Le premier chapitre se divisera en trois parties : la première approfon­dira la texture temporelle, le rta, l’agencement cosmique qui se présente sous la forme d’une roue et d’un tissage. La seconde s’efforcera de découvrir les origines de la durée et du continu. Enfin, dans une brève conclusion, on déga­gera les divers aspects de la durée car, à côté de la continuité voulue et cons­truite qui consiste en une connexion indéfiniment reprise, on trouve quelques

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rares traces de la durée d’un germe qui se développe et qui serait le devenir d’une substance par opposition à l’articulation des périodes, forme privi­légiée de la pensée védique. J’envisagerai ensuite les rapports de la durée avec l’immortel et l’intemporel. Nous verrons que l’immortalité se trouve dans le prolongement d’une durée bien construite. Mais immortalité et durée ont leur source dans l’intemporel, le non né qui n’est autre que le domaine ambigu et mystérieux de l’inagencé.

Entre le premier et le second millénaire avant notre ère, des textes volu­mineux s’élaborèrent, les Brāhmana qui ne traitent que d’un thème, l’édi­fication de Prajāpati, l’année, au moyen de l’activité sacrificielle.

Le second chapitre est entièrement consacré à ces Brāhmana.

Si, dans les Veda, incitation et intention organisatrice se trouvaient unies dans l’activité de Savitr, le dieu organisateur qui suscite l’élan alterné du jour et de la nuit, dans les Brāhmana, elles sont entièrement dissociées.

Prajāpati, l’activité qui pose le temps bien plutôt que le temps lui-même, se présente sous deux aspects selon que cette activité est procréatrice ou cons­tructrice : il est le Père qu’incite le désir d’engendrer les créatures et qui devient le germe qui se disperse indéfiniment en formant l’universelle multi­plicité. Cet acte procréateur qui se rattache au désir et qui est résorbé dans la totalité de ses effets est source de désagrégation et de mort, la prolifération étant liée à l’anéantissement et à l’absence de toute mesure.

Prajāpati est, d’autre part, le temps reconstitué grâce à une activité sacri­ficielle et divine qui rassemble les parties perdues et éparpillées de Prajāpati pour façonner un tout unifié.

Au terme de cette édification le temps deviendra l’année solide et dense, le tout bien structuré qui est à la fois durée ici-bas du sacrifiant identifié au Dieu-Temps, Prajāpati, et immortalité dans l’autre monde.

Pour mieux mettre en valeur une continuité, qui n’est en définitive qu’une articulation de structures, il était nécessaire d’étudier les diverses phases de la formation de ces structures en montrant comment, chaque jour de l’année, on remplit peu à peu la charpente totale, comment on encercle les structures, on en assure la connexion, on les consolide et cela sur les divers plans du rite, du cosmos, de la personne, du temps et de l’espace.

Nous verrons ainsi que partant de divers constituants discontinus, jours et nuits etc., l’élaboration sacrificielle aboutit aux trois totalités reconsti­tuées et parfaitement concentrées dans leurs centres respectifs : l’autel quant à l’espace, le jour en excès quant au temps et le Soi intime quant à la personne totale (ātman). À cette dernière structure, dont la durée était l’enjeu du sacrifice, quelques pages sont consacrées.

À la fin de la cérémonie, les trois structures minutieusement élaborées s’équivalent en raison de l’activité normative qui, simultanément, les a posées. On comprend alors l’importance que prend aux yeux des prêtres qui cherchent à le retrouver, l’acte homologue antique, acte mesuré qui engendra les formes mesurées et, par cela même, efficaces. On comprend également que la continuité parfaite de l’agencement structural aboutisse à une identité totale, upanisad ou bandhutā, des structures variées, du fait qu’elles obéissent toutes à un même rythme ou plutôt à un ensemble de rythmes considérés comme équivalents puisqu’ils se rapportent à la structure idéale, Prajāpati, lequel lorsqu’il est scandé, par exemple, sur le rythme vingt-et-un embrasse l’espace, l’unité de temps, l’année, et le soleil. Ce dernier, en tant que vingt et unième, engendre par son mouvement les formes du temps et les directions de l’espace dont il est ainsi la source vivante.

Après avoir fourni quelques brèves explications sur la causalité qui régit les structures, restait encore la lâche d’étudier le rôle de l’illimité au cœur

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même du bien structuré ; sous le double aspect de l’année dispersée, discon­tinue et de l’année concentrée et incommensurable, l’illimité devait être intégré à la structure close et parfaitement articulée de l’année sacrificielle grâce à des activités symboliques telles l’éparpillement du sable, la parole inarticulée ou retenue, le silence etc. ; ces activités avaient pour fin de conférer à l’année structurée vie et incommensurabilité en faisant d’elle un infini.

J’ai cru utile, ensuite, de dégager les traits caractéristiques de la conti­nuité construite : il n’y a pas de continuité d’un temps absolu qui servirait de base à la distinction des périodes ; aucun terme ne désigne un écoulement monotone exempt de structure : le verbe si fréquemment employé, santan­ n’exprime que l’activité de tisser, celle qui établit les liens de la temporalité et santāna n’est que la connexion qui en résulte. S’il m’est arrivé d’employer occasionnellement le terme « continu » pour traduire des correspondances et identifications ou encore ces homogénéités qui permettent de passer d’un ordre hétérogène à l’autre, qu’on tienne bien présent à l’esprit que ces conti­nuités sont construites et que si des touts différents par le contenu sont posés comme continus ou identiques ce n’est qu’en raison d’une même structura­tion.

Cette structuration que l’on peut nommer « analogue » du fait qu’elle est régie par des normes semblables est celle-là même qui jouera un rôle si important dans la logique de Dignaga quelques siècles plus lard.

Les pages qui suivent sont consacrées, les unes, aux causes déterminantes de la construction rituelle, la confiance (sraddhā) née de l’exactitude de la norme (satya) à laquelle se rattache l’efficacité du sacrifice, les autres au prêtre brahman qui est en possession des normes de construction, le maître des durées, celui qui préside, immobile et silencieux, aux connexions.

Par la seule puissance de sa pensée, il lui faut coordonner les actes multi­ples des officiants. Il parcourt rapidement et complètement l’ensemble des rites effectués, autrement dit la durée sacrificielle qui, de par sa nature cyclique, peut être facilement embrassée par l’esprit.

La pensée du brahman s’avère ainsi un facteur primordial dans cette édification temporelle qui a pour but d’assurer longue vie et immortalité au sacrifiant. Le brahman n’est en effet qu’une pensée attentive et concen­trée ; à elle seule se borne toute son activité. Cette pensée organisatrice con­traste avec l’activité procréatrice de Prajāpati laquelle aboutit nécessaire­ment à l’impuissance et au désordre.

Dès les Brāhmana l’Inde condamne implicitement l’activité spontanée au profit d’une activité spirituelle, maîtresse d’elle-même.

La continuité se présente donc à date ancienne comme l’œuvre d’une pensée prévoyante laquelle se trouve à la source d’un effort inlassablement et cons­ciemment repris en vue d’une fin. Cette continuité, je le montrerai, ne se manifeste pas comme le résultat d’un désir.

Par contre le Buddha estimera qu’une pensée qui ne s’enracinerait pas dans le désir ne pourrait organiser et élaborer la durée.

Certains prêtres des Brahmana aux tendances mystiques prononcées, héritiers directs des brahmavādin du Rg Veda, s’attachèrent aux connec­tions et identifications des diverses structures auxquelles étaient parvenus les Brāhmana, espace, temps, personne (atman) et sacrifice (brahman). La construction étant achevée, il ne leur restait plus qu’à s’émerveiller de l’iden­tité du tout de la personne et du tout cosmique — ātman et brahman — et à en tirer les conclusions philosophiques.

En célébrant la plénitude, le statique, l’identique, ces brahman reniaient l’acte et passaient à l’être.

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Bien que les plus anciennes Upanisad n’entrent pas dans le cadre qui fait l’objet de la présente étude, en raison du brusque renversement de valeur dont elles furent le point de départ, elles forment une transition trop impor­tante entre Brāhmana et Bouddhisme pour qu’on puisse en négliger l’examen.

En face du lent remplissage des Brāhmana il était intéressant, en outre, de poser la plénitude des Upanisad par contraste avec l’activité de vacuité propre au Bouddhisme.

Nous verrons que le Bouddhisme reste comparativement plus fidèle que les Upanisad à la pensée des Brāhmana car il est dynamique comme eux, mais il se rapproche des Upanisad en ce qu’il vise une même fin qu’elles, à savoir, l’intemporel et qu’il repousse toute activité constructrice qui a sa source dans le désir, kratu ou karman.

Dans les Upanisad plus tardives l’acte reprend ses droits el l’on peut tracer les grandes lignes d’une évolution qui va du tout à l’un, l’âme et le dieu isolés du devenir (pradhana et samsāra) et qui aboutira au dualisme et à la transcendance du Sāmkhya.

Avant d’aborder la philosophie du Buddha il était indispensable de le situer par rapport à ses contemporains et de rechercher les origines de sa doctrine ; tel est l’objet du chapitre suivant, le quatrième.

Le Buddha lui-même classe les philosophes du VIe siècle avant notre ère en deux groupes extrêmes : les éternalistes et les nihilistes. Les premiers sont les partisans des Upanisad ou des philosophes comme Pakuddha Kaccāyana ; les seconds sont des matérialistes qui réduisent la personnalité de l’homme à ses éléments.

Sont encore à ranger aux côtés de ces deux partis extrêmes les Ājīvika qui croient en une évolution nécessaire de la nature, les Kālavādin, partisans d’un temps absolu qui revêt l’aspect d’un feu cosmique qui cuit tous les êtres. Cette lente cuisson (pāka) est en même temps une maturation (pāka) el elle nous achemine vers une substance temporelle, la durée vivante, en soi, qui apparaît souvent comme un devenir insurmontable.

Ce devenir effleure également chez les ascètes, les sramanes qui cherchent à se délivrer du samsara par l’ascèse (yoga) ainsi que dans les Upanisad tardives et sectaires dont il était nécessaire d’étudier les tendances nouvelles concernant l’impermanence et l’absence de Soi.

Ces divers philosophes, éternalistes, nihilistes, évolutionnistes etc., à l’exception de certains sramanes, partagent une croyance commune : ils excluent l’acte et son fruit pour ne faire de place qu’à l’être, au non-être ou à l’évolution de l’être. Pour cette unique raison ils sont condamnés par le Buddha qui cherche un chemin du milieu entre les deux extrêmes : « tout est éternel, tout périt » et le découvre dans le pratityasamutpāda, l’agence­ment des actes et de leurs conséquences, où le devenir n’apparaît plus comme un être ou un non-être statique mais comme un « faire agencé » obéissant à une loi.

Tout est donc discontinu à qui sait voir les choses « telles qu’elles sont » et c’est notre activité, influencée par le désir, qui forge continuité et durée. En cela le Buddha ne faisait que renouer la tradition des Brāhmana encore vivante à cette époque.

La seconde partie de ce chapitre traite des relations du Buddha avec les Upanisad, les matérialistes, les Ājīvika, les sramanes, les Kālavādin, les Brāhmana. Il restait encore à préciser la position du Buddha par rapport à celle de Makkhali Gosāla et des Jaïna en ce qui concerne l’activité élabora­trice du devenir : l’intention joue, pour le Buddha, le rôle essentiel tandis que ses devanciers avançaient une théorie archaïque de l’acte selon laquelle les âmes sont colorées et imprégnées par une substance nocive et pénétrante

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comparable à une teinture, kāya, lesya, « comme une étoffe absorbe cou­leurs et impuretés de diverses teintures, ainsi l’esprit est teinté par différentes tendances et associations ». (M.N.I, p. 36). Seul le temps, pour Gosāla, ou des efforts ascétiques prolongés, pour Mahāvira, peuvent purifier les âmes et assurer leurs délivrances.

Au cours du cinquième chapitre intitulé « Bouddhisme précanonique » je cherche à démontrer, à l’encontre de St. Schayer, que l’impermanence des éléments (dharma) et de la conscience (vijñāna) n’est pas une conception canonique tardive et qu’elle remonte à la pensée même du Buddha. Pour ce faire il me fallut approfondir l’intuition du Buddha en mettant en relief l’unité profonde de sa vie spirituelle, cette source d’où jaillissent les aspects apparemment divers de son enseignement : nobles Vérités, dhamma, pro­duction conditionnée.

Replacée dans son cadre brahmanique cette intuition n’apparaît pas comme une découverte inexplicable. C’est à cette tâche qu’est consacrée la plus grande partie de ce chapitre.

Après avoir montré le caractère discontinu des expériences (dharma) il était nécessaire de grouper les textes les plus anciens concernant l’évanescence en général et l’impermanence de la conscience (vijñāna) en particulier.

Fallait-il faire de la conscience qui a perdu toutes ses limites un être permanent ainsi que le voulait St. Schayer ? Pour réfuter cette thèse il était nécessaire d’examiner de près les divers passages se rapportant aux extases et de les rapprocher des théories Upanisadiques.

Avec le sixième chapitre nous abordons le Bouddhisme canonique. L’en­quête se divise en trois parties : 1. Le karman, l’activité ou production condi­tionnée en tant que voie du milieu entre les vues extrêmes de l’être et du non-être. 2. Les facteurs de la continuité que sont les membres de cette production conditionnée : le samskāra ou samcetanā, l’énergie élaboratrice inten­tionnelle ; sa source, l’ignorance et le désir ; son résultat, la conscience discri­minatrice du moi et du non-moi. 3. Enfin sont précisés les rapports de cette activité et de la temporalité en essayant d’approfondir les traits caractéris­tiques de l’activité intentionnelle, à savoir : tension vers une fin, agitation, souci, rigidité, automatisme, et en confrontant celte activité soumise aux habitudes invétérées enracinées dans la confusion vitale et la soif de vivre, avec l’activité lucide, souple et désintéressée du saint.

À la suite du Bouddhisme canonique s’étaient constituées, avant notre ère, des sectes qui se plurent à spéculer sur les thèmes de l’acte, du temps, de la discontinuité. Le septième chapitre réunit et groupe les théories de ces écoles en mettant l’accent sur l’élaboration de la subconscience à laquelle se rattache une continuité vitale difficile à désorganiser.

Sa dernière partie est consacrée aux Sarvāstivādin qui, en introduisant l’être sous la forme d’une certaine existence du passé et de l’avenir, ne se montrent guère fidèles à la pensée du Buddha.

Le huitième chapitre concerne les Sautrāntika ainsi que les logiciens de l’école de Dignāga défenseurs également ardents de l’instantanéité et dont j’expose les théories concernant le temps, l’instant et la durée. Après un bref aperçu sur les deux pôles de la logique Bouddhique : la sensation qui appréhende l’instant et la conception qui élabore la durée, j’examine la part qui revient à ces deux sources de connaissance au cours de cette élaboration ainsi que le rôle que certains logiciens font jouer à la sensation mentale qu’ils placent comme intermédiaire entre ces deux sources de connais­sance radicalement opposées.

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J’entre ensuite dans une exposition détaillée de la fabrication des choses de durée en utilisant les exemples que donnent ces logiciens pour illustrer leur thèse. Puis je remonte aux origines de la construction de la notion de durée, les impressions inconscientes qu’organise le désir.

J’approfondis alors les traits caractéristiques de la série des instants ainsi que la nature de l’acte de volition qui enchaîne ces instants en créant l’im­pression d’une durée. Ceci nous conduit au problème de l’acte et de sa rétri­bution. Je confronte alors la durée de vie de l’homme ordinaire qui n’est que rétribution à celle de l’homme délivré.

En regard de l’élaboration de la durée il n’était pas sans profit de décrire brièvement la désorganisation temporelle effectuée par les yogin et les aspi­rants à la perfection, désorganisation qui a pour ressort un dépassement perpétuel.

Ce dépassement qui caractérise tout spécialement la pensée bouddhique ne s’explique que parce que la pensée n’est pas une substance et qu’elle se fait sans cesse autre. Ne pas passer outre serait pour elle stagner, déchoir. C’est ce qu’exprime ce souci constant, qui apparaît à toutes les époques, de superposer les méditations, extases, terres, tous ces plans de la vie spiri­tuelle qu’il est indispensable de transcender à partir du moment où ils ont été obtenus.

Cette vacuité progressive et nécessaire de tous les préjugés et attachements propres à chaque plan implique, non pas une purification d’un principe permanent, mais une modification profonde et radicale de la pensée de sorte qu’on peut dire que ce perpétuel dépassement forme l’essence même d’une pensée qui se perfectionne.

Au cours de cette section nous verrons comment il est possible de s’abstenir de fabriquer la durée à venir et comment, d’autre part, on dissocie les durées actuelles en cours.

Le chapitre s’achève par un exposé des divers arguments qu’avancent les Sautrāntika en faveur de l’instantanéité.

Les écoles Réalistes faisaient de nombreuses objections aux partisans de l’instantanéité en ce qui concerne les problèmes de la cause el de l’effet, du mouvement, de l’acte et du fruit, du lien et de la délivrance, de la mémoire, de la concentration, des extases inconscientes et de l’omniscience. La réponse à ces objections fait l’objet du dernier chapitre.

En guise de conclusion je trace, à travers le dédale des siècles, une esquisse de la voie moyenne de l’agencement et de l’exprimable entre les deux extrê­mes de l’inexprimable : d’une part, ce qui est en deçà de l’organisé, le donné amorphe et discontinu et, d’autre part, ce qui est au-delà, l’intemporel, en montrant que toute la construction de l’agencement temporel et spatial trouve sa source dernière dans le besoin de mettre un terme à l’angoisse qui sourd de l’impression de l’universelle évanescence.

Sans relâche, pendant plus de quinze siècles, des générations de Bouddhis­tes se sont attachées à l’intuition difficile de la discontinuité ; qu’ils appar­tiennent à des écoles aussi différentes que le pluralisme réaliste ou le monisme idéaliste, ils ont fait du discontinu le thème central de leur méditation.

Au cours des siècles les langues sanskrite et pâli se sont assouplies aux nuances de cette intuition de sorte que certains des termes les plus employés comme viparināma et anyathātva demeurent intraduisibles ; le premier désigne un processus ou évolution dans lequel tension et destruction sont inséparablement unies, une sorte de progression discontinue ; le second n’est que « le fait d’être autre ». Qu’on veuille bien considérer la lourde tâche représentée par le passage périlleux des langues Pâli, védique et Sanskrite à la nôtre et faire la part de la transformation inévitable subie par la pensée :

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si je n’ai pu éviter les termes pris dans la psychologie habituelle de la durée et si je me suis laissée entraîner à des inconséquences de langage, qu’on n’en fasse pas tomber la faute sur les Bouddhistes.

Je n’ai pas essayé de montrer comment les philosophes de l’Inde auraient répondu à des questions posées d’une manière différente de la leur ; je ne leur ai pas imposé ma langue. Si j’ai traduit certains thèmes difficiles comme ātman, le Soi, par personne ou encore kratu par projet, cetanā par intentionnalité, si duhkha, amhas m’ont semblé plus proche d’angoisse que de douleur ou d’étreinte, il faudrait se garder de tout rapprochement avec la philosophie de Husserl, etc., il n’y a là que simple rencontre verbale.

On pourrait me reprocher de traduire un même mot de façons variées, c’est que j’ai voulu essayer d’en rendre les nuances distinctes et n’ai pu éviter ainsi une certaine ambiguïté.

Je conduis le lecteur dans des sentiers peu battus ; plus d’une fois il demeurera interdit devant des discussions stériles, mais ces discussions ont sévi durant des siècles dans l’Inde et, de ce fait, ne sont pas dépourvues de tout intérêt.

S’il m’arrive de m’attarder également de façon inexplicable, c’est que dans les très anciens systèmes que je décris, particulièrement les Veda et ceux des contemporains du Buddha, la pensée est vie, elle cherche et tâtonne en ne suivant pas les voies qui nous sont familières ; résumer ces croyances en quelques mots eût été fausser les tendances philosophiques de l’époque.

Si de mon côté j’avoue ne pas avoir évité toute obscurité en dépit des répé­titions, je demande au lecteur de ne pas se laisser prendre aux faciles illu­sions de la continuité et de la substantialité ; qu’il garde constamment présent à l’esprit que nous nous trouvons dans des philosophies de l’activité et qu’il ne fasse pas comme les partisans des systèmes brahmaniques Sāmkhya, Mi­mānsaka, Nyāya, Vaisesika qui, s’agrippant désespérément au continu et à la permanence, adressent d’acerbes critiques aux partisans du discon­tinu.

C’est parce que ces grands penseurs si conséquents envers eux-mêmes que furent les Bouddhistes ont été en butte à une incompréhension générale que j’ai tenu à exposer leur thèse de l’instantanéité.

Avant de terminer cette préface je voudrais exprimer toute mon admira­tion pour l’œuvre de Th. Stcherbatsky et reconnaître la dette de gratitude que j’ai contractée à son égard.

Je tiens également à remercier M. Louis Renou qui ne m’a pas ménagé ses conseils si précieux ainsi que M. Paul Masson-Oursel qui reconnaîtra en cette préface et en maintes pages de cette étude un écho de son enseigne­ment, enseignement qui a pénétré de façon subtile jusqu’aux vāsanā de ma subconscience et est devenu un véritable samskāra.

Mes remerciements, enfin, vont à A. M. Esnoul et au R. P. Monchanin (Swāmi Paramarubyanandam) qui ont eu la bonté de corriger les épreuves de cet ouvrage.



CHAPITRE PREMIER. LES VEDA

Si on fait exception pour deux hymnes 1 relativement tardifs de l’Atharva Veda qui célèbrent kāla, un temps absolu, principe premier et cause universelle, on ne trouve pas dans les Veda de temps en soi qui ne serait pas l’œuvre d’un dieu ou le résultat d’une activité sacrificielle.

Le terme kāla n’apparaît qu’une fois dans le Rg Veda ; variante phonétique de kāra, succès, il signifie l’instant du succès : « Le joueur habile empile son gain au moment opportun ». (X. 42.9.) Abhika qui, par contre, est fréquemment employé désigne également l’instant critique ; c’est le moment décisif de la lutte entre Indra et le soleil, celui de l’étaiement du ciel et de la terre par les ordonnateurs (X.55.1), ou encore l’instant où les Asvin viennent rapidement au secours de personnages qui se trouvent dans la détresse. Est nommé enfin abhika l’instant de l’union du père céleste et de sa fille, alors que se disperse le germe procréateur du cosmos (X.61.6).

Outre ces termes qui désignent un temps éminemment efficace, les Veda se servent d’āyu et d’āyus, la force vitale et le temps de vie ou durée. Cette force est susceptible d’être prolongée jour après jour et c’est pour cette raison qu’āyus a fini par signifier durée de vie. « Les deux neutres āyu et ayus désignent la force vitale comme principe individuel (R. V. I.89.9) ou universel (āyur visvāyuh, R.V. X.17.4) susceptible de s’identifier à la vie même… ou à sa durée (I.89.8) » 2. Et le même auteur poursuit un peu plus loin : « L’histoire de āyu et surtout d’aiwv [grec] nous a appris que ce concept procède d’une représentation humaine et quasi-physique : la force qui anime l’être et le fait vivre, force une et double, transitoire et permanente, s’épuisant et renaissant au cours des généra­tions, s’abolissant dans son renouvellement et subsistant à jamais par sa finitude toujours recommencée. La force de vie impliquant la recréa­tion incessante du principe qui la nourrit… » 3

À l’époque du Rg Veda ancien c’est moins l’aspect de totalité de la durée 4 qui est mis en relief que sa prolongation au niveau du temps vrai —



1. XIX. 53 et 54. Voir leur traduction ci-dessous, p. 138-139.

2. E. BENVENISTE, Expression Indo-Européenne de l’éternité, p. 105 et 111. B. S. L., t. 38, n° 112, fasc. I, 1937, Paris.

3. Il est intéressant de noter qu’āyus, durée, est apparenté à l’adjectif ayu, vif, mobile, changeant. Au sens de force vitale āyus apparaît en de nombreux passages : « N’endommagez pas notre ayus au milieu du chemin (de la vie) » (R. V. I.89.9).

4. Sarva. Voir ci-dessous p. 56.

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ment efficace, le jour et la nuit, véritables sources de l’accroissement de la force vitale. Mais ce temps n’est pas seulement un facteur de durée, il est aussi un temps destructeur, car ce sont ces mêmes jours et nuits qui minent peu à peu la durée de vie (R. V. X.59.4).

L’aurore, celle qui pourtant chaque jour se rajeunit, est aussi « celle qui entrave les jours de l’homme. » (R. V. I.124.2). « Antique et sans cesse renaissante, parée des mêmes couleurs, tel un joueur adroit qui entame l’enjeu de l’adversaire, la déesse fait vieillir l’homme, amenuisant sa durée de vie (āyus) » 1.

Nombreux sont les passages qui nous font assister à la prolongation difficile de la durée : « O nuit, ô mère, remets-nous à l’aurore, que l’au­rore nous remette au jour, le jour à toi-même, éclatante ! » (A.V. XIX. 48,2). Et dans le cadre même de la nuit : « Puissions-nous, ô large nuit sombre, atteindre ton extrême bord (pāra) ! » 2.

Rajeunissement et résurrection se présentent comme les formes mêmes d’une durée prolongée ; afin d’échapper à la dissolution de la mort et à l’inagencement cosmique (nirrti), l’auteur de l’hymne du Rg Veda X.59.1 évoque le rajeunissement de Cyavāna, « celui qui met en branle », per­sonnage solaire X.60.7, et la résurrection de Subándhu « aux bonnes connexions », le feu sacrificiel. (X.59.8.)

L’un des plus grands soucis des rsi des Veda est celui d’une durée pro­longée, renouvelée (naviyas) et solidement agencée (klp —). On implore le suprême ordonnateur (dhātr) de fabriquer la continuité des jours : « Comme les jours se suivent dans l’ordre, comme les saisons (rtu) vont après les saisons, fidèlement, compose leurs durées, ordonnateur, en sorte que celui d’après ne quitte pas celui d’avant. » 3 La durée apparaît bien ici comme une chose construite qui fait échec à la discontinuité des jours.

Un texte plus tardif, le Kausika Sūtra (99), contient une allusion à celui qui compose et adapte (klp —) les moments actifs (rtu) : « Le miracle céleste (éclipse du soleil) a surgi redoutable, au moment effectif (rtu), égarant l’ordonnateur des temps. Puisse le soleil poursuivre sa marche. »

Nous verrons bientôt comment il faut comprendre ces rtu, actes concer­tés ou moments efficients de leur rencontre.

L’Atharva Veda mentionne des « fabricateurs d’une durée répétée (āyusāyus) » dans une strophe intéressante par sa répétition caractéris­tique d’āyus : « Vis avec la durée de vie des fabricateurs de la durée ; vis comme qui a longue vie ; ne meurs pas ; vis du souffle des êtres ani­més ; ne tombe pas sous le joug de la mort » 4.



1. R. V. I.92.10. Cf. 1.158.4. « Que les deux femelles ailées (jour et nuit) ne me traient pas jusqu’à l’épuisement » gémit un sacrificateur. Et T. B. III.10.11.1. Les jours et les nuits sucent jusqu’à l’épuisement, dans le monde futur, le trésor de l’homme qui ne possède pas une certaine connaissance ; mais celui qui tonnait le feu incitateur (Agni Savitr) n’a pas son trésor épuisé.

2. A.V. XIX.47.2. Cf. XVII.1.26. La traduction de la plupart de ces strophes védiques est empruntée à La poésie religieuse de l’Inde antique, de Louis Renou, Paris, 1942.

3. R. V. X.18.5. ? Yathāhūnyanupilmim bhávanli yátha rtáva rlúbhir yánti sādhú I Yáthā ná pürvam áparo jáhāly euā dhātar āyñrasi kalpayaisārn //.

4. XIX.27.8. ?Āyu.stiyaskriciot jiuāyusmām riva mā mrthāh ¡ prūnenātmanvatārn riva mā mrtuoruda aā vasain //

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Si les Brāhmana vont chercher l’unique agent de la durée dans les actes parfaitement organisés du sacrifice 1, le Rg Veda se tourne, aux origines, vers une autre source de la durée, vers Savitr, l’incitateur, qui prolonge la vie à coups d’impulsions répétées, diurnes et nocturnes.

Savitr. Incitation et durée

Savitr, de su — inciter, le maître des impulsions est satyasava et satya­dharman (A.V. VII.14.1.), son incitation de même que l’œuvre qui en résulte, l’étaiement du cosmos, le dharman, est satya, exacte, normative, et, de ce fait, efficace car il n’est d’autre efficacité, dans le Veda, que celle qui réalise un ordre formel.

C’est en tant qu’ordonnateur (vidhātr) que Savitr qui sépare les mon­des opère son acte incitateur (sava) en faveur du premier père ; il lui procure l’espace en hauteur et l’espace en étendue, et il est prié de même de procurer aujourd’hui, « chaque jour », par son acte incitateur, les richesses, le trésor et la durée de vie (āyus) (A.V. VII.14.2-3.).

Savitr est celui qui « fabrique une longue durée » 2 et qui a conféré (āsuvat) aux Rbhu l’immortalité. (R. V. 1.110.3.)

Cette impulsion indestructible de Savitr se manifeste simultanément dans l’espace et dans le temps, ces deux derniers ne préexistant d’ail­leurs pas à l’incitation : « Il soutient perpétuellement le monde entier ». (A.V. IV.54.4.) « En se déployant, il sépare fortement les périodes (du jour) ». (R. V. I1.38.4). Car son incitation n’est pas donnée une fois pour toutes, Savitr confère « toujours à nouveau (sasvattamam) l’incitation, c’est là son œuvre » 3.

Savitr apparaît souvent comme un principe solaire et c’est dans le soleil qu’il faut chercher l’origine de ce dynamisme fait d’impulsions et d’élans répétés.

Le soleil est, comme lui, nommé « l’incitateur des êtres (prasūta, apa­suva, prasavita), celui qui fait tourner la roue, toujours la même, celle que tire l’etasa attelé au timon ». (R. V. VII.63.2.) Il conquiert son vaste che­min, celui d’avant, celui d’arrière, en des élans fougueux (jūti). (A.V. XIII.2.14 et 15.)

On le compare à un novice circulant dans la splendeur avec sa bûche enflammée, portant une longue barbe, « il se rend en un seul jour de l’océan oriental à l’océan occidental ; il contracte et absorbe en lui tous les mondes puis, d’un seul trait, il les organise incessamment à nouveau ». (A.V. XI.5.1 et 6).

Ce rythme solaire se retrouve en maint passage : « Voici la divinité du soleil, voici sa grandeur : au milieu de son œuvre, il a enroulé ce qui était étendu (la trame de lumière) lorsqu’il a attelé les alezans hors de leur étable et alors la nuit tend un vêtement pour lui. Sa forme massive est infinie (ananta) ; elle est double, brillante ou noire. » Samjabhāra et vitata expriment l’activité à deux temps, sam et vi, qui enroule et déroule le jour. Mieux que le soleil, Savitr était qualifié pour cette tâche qui se



1. Il faut un grand nombre de sacrifices pour obtenir un jour de vie. S. B. X.2.6.9.

2. Dīrgham ta āyuh Savilā krnotu. A.V. XIV.2.75.

3. R. V. IV.54.4 et I1.38 1 et 4.

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répète indéfiniment, ce rythme incitateur du jour et de la nuit dont se compose la durée 1.

L’aurore, « cette grande essence cachée que beaucoup désirent, grâce à laquelle (ô Indra) tu as engendré le passé et l’avenir, la lumière née de toute antiquité » (R. V. X.55.2), est également à la source de la durée : « L’esprit de vie (jivo asur) est venu en nous ; l’aurore a dégagé la route pour que le soleil s’avance ; nous accédons aux lieux où la vie se prolonge » 2.

Le suprême ordonnateur des jours, le vidhātr 3 par excellence, est Varuna : « Comme une course lancée dépêche les étalons, il a forgé aux jours leurs puissantes carrières » 4.

S’il est aussi nommé à l’occasion « l’incitateur » (prasavita), c’est, avant tout, par l’agencement cosmique, le rta, qu’il assure l’universelle continuité.

Rta et l’agencement du cosmos

De la racine « r — » adapter, le rta est l’agencé, c’est-à-dire le cosmos tel qu’il apparaît à l’issue de l’agencement de Varuna ; le rta est passif, il est un don (rādha) 5 qui résulte de l’acte primordial, le plus efficient qui soit, la séparation de ciel et terre qui ouvre le libre espace 6 (varivas) et délivre, ce faisant, de l’angoisse solide et opaque (vidvamhas) (R. V. IV.3. 14). Cet acte de séparation exprimé par le verbe vidhr — 7 est non seule­ment un agencement mais encore une mise en mouvement car, dans le libre espace, séjour même du rta, vont pouvoir circuler « le brillant héri­tage 5 le soleil, la lumière, le vent et enfin les eaux célestes, qui, comme ces derniers, sont étayées et font le tour du monde » (párijman, R.V. II.28.4).

Rta, le cosmos harmonisé, bien fait (sukrta) 8, où les jours et les nuits sont convenablement construits (sumeka), est le contraire de l’anrta, le cosmos inagencé où ne règne que la dissolution (nirrti). Dans cet ina­gencement originaire, les mondes encore indivis formaient d’après cer­tains textes l’androgyne primordial 9. Il n’y avait alors ni espace, ni temps, ni mouvement, le chemin du rta étant bloqué 10. Le « fils des mondes, le poète de l’espace n’avait pas encore séparé, en les mesurant,



1. R. V. I.115.4-5.

2. gátra pratiránta āguh. (R. V. I.113.16.)

3. Le dhāman, essence ou fonction de Varuna, “consiste à presser en séparant avec vigueur les deux mondes.” R. V. VII.61.4.

4. cakāra mahir avánir áhabhyah, R. V. VII.87.1, traduction L. RENOU.

5. R. V. X.61.11. Les sacrificateurs “ont mis en mouvement rapidement le rta, l’ordre cosmique qui était un don, lorsqu’ils ont obtenu l’héritage brillant, le lait de la vache qui se laisse traire immortellement”.

6. Cf. “Le chemin du rta s’est ouvert”. R. V. I.46.11.

7. De dhr, les dharman sont les choses consolidées et agencées qui résultent de l’acte d’agen­cement ; elles forment les structures ultimes instaurées par Varuna (A.V. V.1.2). C’est ainsi que la lumière est adaptée (arpita) à l’ordonnance solide du ciel (R. V. X.170.2).

8. Le cosmos étayé est “bien fait” au lever du soleil. R. V. IV.3.1.

9. Voir l’hymne R. V. 1.160.3 ; l’androgyne est la vache laitière bigarrée qui est le taureau à la bonne semence.

10. Cf. S. B. I.4.1.22-23. “Au commencement les mondes étaient contigus… on pouvait tou­cher le ciel ainsi. Les dieux… désirèrent plus d’espace : ils respirèrent à travers les mondes avec  trois syllabes : vī-ta-ye — et les mondes se séparèrent…”

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les deux mondes, il ne les avait pas ensuite rassemblés et organisés » (samrac- R. V. I.160.4).

Ce fils, qui est le soleil, est l’étai même du ciel et le témoignage le plus fréquemment invoqué de cet agencement qui émerveille les rsi par sa perfection : « Ni retenu ni attaché, comment se fait-il qu’il ne tombe pas en culbutant ? Par quelle essence qui lui est propre (svadhā) se meut-il ? Qui l’a vu, complètement adapté (samrta), étai du ciel, il protège la voûte. » (R. V. IV.13.5.)

Cet étaiement ne consiste pas seulement en un soulèvement de masse ou en un gonflement (R. V. II.11.), il est aussi et surtout un tournoiement qui sert d’étai à l’instar du soleil lequel, faisant le tour du ciel, soutient la voûte lumineuse au fur et à mesure de son parcours céleste tout en conférant aux êtres la durée. En tant que Rohita, le Rouge, le soleil est prié de nous « environner de durée de vie (āyus) » (A.V. XIII.1.18). Cet étai, l’agni mouvant par le bout, mais dont la base est immobile (R. V. 1II.55.7.), apparaît alors directement comme la mesure de l’espace et du temps. (A.V. X.8.4 et 7,11 et 12.)

Aucune autre notion autant que le rta, n’a suscité un tel luxe de métaphores qui toutes sont des figures de la continuité : flot (dhāra) du rta 1, joug ou attellement du rta 2, chemin du rta, filet (prasiti) du rta, trame du rta, roue du rta etc.

De tous ces schèmes on n’étudiera que deux des plus importants : la trame et la roue de l’agencement qui impliquent, au même titre que les autres d’ailleurs, non pas une continuité linéaire purement statique mais une perpétuelle reprise, une rénovation constante.

Trame de l’agencé

Tantu, étoffe, l’acte efficient (suffixe tu —) qui tend et étend le fil (tan —) (plutôt que la trame considérée comme le résultat passif de cet acte), tantu 3 apparaît comme le tissage même du rta, le cosmos agencé dépen­dant donc essentiellement d’un acte qui le trame et le structure.

La continuité temporelle prend l’aspect du tissage perpétuel effectué par deux jeunes filles, le jour et la nuit, l’une défilant ce que l’autre vient de filer. Ces deux sœurs, bien ajustées l’une à l’autre (sumeka, R.V. I.113.3) et qui sont à juste titre nommées « les mères de l’agencé » (rta), accroissent la force vitale » 4. « C’est une trame que deux jeunes filles, de formes différentes, vont sans cesse tissant, retenue par six chevilles ;



1. Sur les nombreux flots du rta, R. V. V.12.2, VII.43.4, etc.

2. Les chevaux des aurores attelés selon l’agencement. R. V. IV.51.5. On pourrait ajouter encore la traite journalière des vaches-aurores du R. V. V.62.2. : La grandeur de : Vitra et de Varuna se manifeste d’une double manière : “Leurs (vaches) donnent leur lait jour après jour et la jante unique tourne sans cesse.”

3. Pour les commodités de la traduction, seront conservés les mots chaîne, fil, tissu, mais qu’on n’oublie pas que, sous la trame, l’acte qui file est toujours transparent.

4. R. V. V.5.6. Sur le fil du rta, mesuré en esprit par Mātarisvan voir A.V. XIII.3.19-20. Agni s’empare des rênes de l’agencement sacrificiel dont il est le cocher et il tisse l’antique trame rituelle. (R. V. V.7.3 et I.142.1). C’est encore au sacrifice que fait allusion la strophe mystérieuse de l’A.V. I1.1.5 : C’est probablement Agni qui parle : “J’ai entouré les êtres pour voir la trame tendue (vitata) du rta, là où les dieux, quand ils ont eu atteint l’immortalité, se sont mis en marche vers leur origine commune”.

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l’une étire les fils, l’autre les reprend ; et elles ne quittent pas (leur tâche) et elles n’en verront pas la fin. Il me semble qu’elles dansent en rond, de sorte que je ne puis discerner laquelle des deux suit l’autre » 1.

Cette trame cosmogonique est aussi une trame liturgique : « Que la nuit et l’aurore (comme elles font) depuis longtemps, nous (donnent aujourd’hui encore) leurs œuvres bonnes, telles deux tisseuses satisfai­tes qui d’accord tissent ensemble le fil tendu, la parure du sacrifice, elles, les bonnes trayeuses, les laitières ». (R. V. II.3.6.) Les sages divins (rsi) et les pères tissent également la trame du sacrifice : « Le sacrifice qui est tendu de tous côtés en chaîne d’étoffe, tendu avec cent et un services divins (représentant les fils de la chaîne), ces pères qui sont venus le tissent : “Tisse en avant, tisse en arrière”, ainsi disent-ils, assis devant le sacrifice tendu » 2.

Dans d’autres figures, celle du « mâle (pumān) qui file l’étoffe, la lie à son extrémité et l’étend jusqu’au firmament » 3 ou encore celle de Rohita, le rouge, on reconnaît le soleil qui chaque jour, en étendant son fil lumineux dans l’espace et dans le temps qu’il crée, assure l’univer­selle continuité ; car le fil qui « dirigé vers toutes les régions et que sui­vent toutes les régions » 4 du fait qu’il les coordonne, est le fil qu’étend le soleil lorsqu’il mesure la durée le long de sa course.

Tendre le fil c’est le disperser : vi-tan — et mettre en péril la continuité ainsi engendrée. Le purusa 5, l’homme, la victime cosmique sacrifiée par les dieux se disperse, elle devient virāj, la royauté éparpillée. (R. V. X.90.5.) Le sacrifice est de ce fait particulièrement fragile. Il s’ensuit que le tissage cosmique et sacrificiel doit être sans cesse repris. Mais il est une autre cause, probablement plus ancienne, qui fait obstacle à la continuité de la trame : en effet si les tisseuses, la nuit et le jour, ne vien­nent jamais à bout de leur tâche, ce n’est pas parce que le fil s’étire indé­finiment, mais parce que la nuit enroule la trame que vient de tisser le jour ou encore résorbe son fil. À chaque aurore le soleil doit recommen­cer son œuvre tout comme le sacrifice doit être offert à nouveau, sans relâche.

Roue de l’agencé (rta)

Mieux que ce travail de Pénélope le schème de la roue était apte à illustrer ce renouvellement incessant qui fait l’essence de la durée.

La roue du ria, qui n’est autre à l’origine que la roue que forme le soleil en son cycle quotidien ou annuel, est considérée plutôt comme un



1. A.V. X.7.42-43. Cf. R. V. I.115.4. I. e vêtement que la nuit tisse sur toute chose est détissé par le soleil et le soleil, à son tour, étend le fil (tantu) qui écarte le noir vètement. R. V. IV.13.4.

2. R. V. X.130.1-2, trad. E. 11ERGAIGNE. Cf. R. V. 1.164.5. « C’est sur le veau adulte (Agni) que les sept fils ont été tendus par les sages quand ils se sont mis à tisser » et R. V. X.57.2 : « Le fil tendu parmi les dieux qui fait réussir le sacrifice, puissions-nous l’atteindre (ce fil), aspergé (de beurre) “.

3. A.V. X.7.43. Cf. R. V. X.130.2. « Le mêle le tend, il le file ; le mêle le tend sur le ciel que voici… »

4. A.V. XIII.3.20. Cf. 2.2, X.7.43.

5. Sur le purusa sacrifié voir R. V. X.90 et 130. Il apparaît comme le prototype de Pra­jāpati dont la dispersion et la reconstruction formeront le thème de la philosophie des Brahmana. Voir ci-dessous, p. 50 et suiv.

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mouvement qui se constitue peu à peu que comme une roue achevée. Bien qu’elle engendre l’espace au même titre que la durée cyclique, l’an­née, la roue apparaît de préférence comme une roue temporelle dans la plupart des passages qui y font allusion : ‘La roue du rta, à douze raies, tourne sans se lasser autour du ciel. O. Agni, c’est là que sont les fils accouplés se tenant (au nombre de) sept cent vingt’. Et plus loin : « La roue à cinq raies qui tourne et sur laquelle se tiennent tous les êtres, son essieu ne chauffe pas sous le lourd fardeau et de toute antiquité il demeure intact, uni au moyeu. » (R. V. I.164.11 et 13.)

Cette roue de l’agencement est l’année avec ses cinq saisons, ses douze mois et ses sept cent vingt jours et nuits.

Ce n’est pas par son cours que le temps est éternel, c’est par son moyeu ou plutôt son triple et mystérieux moyeu 1 qui appartient vraisembla­blement au triple pada, domaine caché, et qui confère la perpétuité à son tournoiement. Ce moyeu est la nābhi du père, nābhi signifiant à la fois moyeu et nombril, le lieu originaire, source des êtres (I. 164.2).

À côté de l’année qui se déploie en mois et en jours, il existe un temps indivis compris en sa pure unité : ‘l’unique qui a forme de non-né (aja)’ (R. V. I.164.6), temps propre au Père, le futur Prajāpati intemporel des Brāhmana : « O Indra, tu as ordonné les mois dans le ciel, le Père porte la plaque compacte de la roue fractionnée par toi » 2.

Cette roue est probablement celle qu’Indra, après qu’il l’eut dérobée à l’Asura Pipru doué de magie (māyā) et détenteur de la roue solaire, a fait avancer dans l’espace visible.

À l’origine, lorsque le Père, qui n’est autre que l’asura (l’accent porte alors sur son aspect maléfique) détient la roue de l’agencement cosmique, le temps n’existe pas, car il n’est pas différencié encore en époques ; c’est ce que semble illustrer cette roue pleine, « sans raies » (pradhi) et qui ne tournait pas 3, puisque le vaste espace n’existait pas. Ceci ressort du rapprochement des hymnes X. 138.6 et I.175. Par la suite Indra, qui manifeste le monde en sa multiplicité, lance la roue dans l’espace après l’avoir fractionnée en mois, c’est-à-dire après avoir ordonné (vidhā —) l’année en ses parties composantes.

Indra reprend à son compte, au profit des hommes, l’œuvre antique de Varuna qui par son rta a fait surgir hors de l’inagencé (anrta) l’année bien organisée.

Le cycle annuel du soleil, ce cercle mobile mais impérissable puisqu’il tourne sans fin, devint au temps des Veda la roue même de l’ordre cos­mique. Ce schème, en raison de sa clarté et de sa simplicité, allait devenir le symbole parfait, apte à servir de modèle aux spéculations ultérieures.



1. trinābhi cakram ajaram anaruam yatremá visvā bhuvanādhi tasthuh. Ces trois moyeux sont à rapprocher des trois nirrti, les principes de dissolution qui forment les trois domaines (pada) cachés de l’anrta, la non manifestation, l’indifférenciation originaire ; à rapprocher encore des trois crêtes qui se trouvent au-dessus du moyeu ou nombril de la terre, le lieu du sacrifice. (R. V. 11.3.7) et IX.73.1 : ‘Les nombrils (ou moyeux) sont adaptés (sámaranta) dans la matrice de l’agencé (rta)’. Cf. Sunuhsepa attaché à trois poteaux. Ici p. 23 n. 4. Le nombre 3 comme le 7 et 3 fois 7 désigne l’organisation première dans ses rapports avec l’inorganisé.

2. R. V. X.138.6. Māsam vidhānam adadhā adhi dyávi tváya vibhinnam bharati pradhim pitta. 3. R. V. I.173.4. Cf. I.164.13 et 11. Voir ci-dessous p. 43. Le temps comprend une partie mobile et une autre immobile.

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C’est lui que nous retrouvons sous une forme plus abstraite dans le Père-Temps, Prajāpati des Brāhmana, l’année, qui assumera toutes les fonc­tions qui ressortissaient au soleil et au mâle (pumân et purusa) et qui, comme eux, sera chargée d’assurer aux hommes l’immortalité.

Cette roue est également le prototype de la roue de la transmigration qui apparaît dans la svetāsvatara Upanisad et de la roue asservissante, le dhammacakra, la chaîne des douze conditions dont le Buddha a com­pris l’agencement : sa rotation engendre l’invincible devenir tandis que son arrêt met un terme à la durée.

Discontinuité d’Agni

Il faut maintenant mettre en relief un étrange paradoxe védique : ce qui est le plus typiquement évanescent, le principe igné sous sa forme de feu, est ce qui confère la durée et l’immortalité. À ce paradoxe s’ajoute un autre dont les rsi ne sont pas moins conscients : « le mortel engendre l’immortel ».

Les Indiens ont été profondément frappés par les perpétuelles dispa­ritions et réapparitions du soleil. Ce thème de spéculation revient comme une hantise dans les Veda : ‘Toujours nouveau tu renais, ô discrimina­teur (ketu) des jours ! tu marches à la tête des aurores’. (A.V. VII.81.2.) « On l’appelle éternel et pourtant il est nouveau aujourd’hui. Le jour et la nuit s’engendrent l’un sortant de la forme de l’autre ». (A.V. X.8.23.) Le soleil est de même « l’embryon qui circule parmi les divinités, il naît, il a vécu, puis il renaît. Lui qui a été, il est le présent et l’avenir ; père, de par sa puissance miraculeuse, il pénètre en son fils ». (A.V. XI.4.20.)

Le grand drame cosmique, celui du soleil mourant à l’horizon, rend compte de l’impression angoissante de discontinu que l’on trouve si fréquente dans les Veda : en disparaissant, le soleil pénètre dans le royau­me de Yama (la mort personnifiée) qui est aussi le royaume de nirrti, la dissolution ou le pada caché (guha) autour duquel convergent la plu­part des mystères et énigmes des Veda. De là, le soleil doit renaître, redevenir un embryon, se fortifier du lait de la mère 1 et s’accroître afin de reparaître à l’aurore pour sombrer à nouveau, épuisé, à la fin de sa course.

Si Mārtānda « né d’un œuf mortel » ou « mort dans l’œuf » est le soleil caché dans l’océan comme le laisse entendre la strophe précédente, il est parmi les huit fils d’Aditi (le déliement, l’androgyne originaire) nés de son corps, celui qu’elle abandonne, le seul avec lequel elle ne s’agrège pas aux Dieux ni à l’âge antérieur : Quant à Mārtānda, est-il dit (R. V. X.72.8-9), ‘elle l’a repris pour la mort (mrtyave), pour la procréation (prajâyai)’. Il résulte que la destinée du soleil est au plus haut point mortelle et procréatrice 2. C’est ce que précise une énigme du Rg Veda (I.164.32) : ‘Qui l’a fait ne le connaît pas, il échappe à celui qui l’a vu.



1. “De Jour en jour (ufluóhâ) le fils (le soleil du I), le sage, boit le lait brillant en le tétant de la vache bigarrée, du taureau à la bonne semence” (R. V. I.160.3). Ce taureau-vache est l’androgyne, ses parents. En tant que parijman, celui qui fait le tour des mondes, le soleil, se gonfle du lait de l’agencement (rta) (R. V. I.79.3).

2. Mort et procréation sont intimement liées dans les Brahmana, voir ci-dessous, p. 52-54.

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Enveloppé dans la matrice de sa mère, il a une nombreuse postérité et s’en va à la dissolution (nirrti).’

Le soleil apparaît comme la substance même du rajeunissement car s’il se désagrège c’est afin de se reconstituer : il retourne au sein maternel qui est imaginé, selon les auteurs des hymnes, comme un domaine caché, enfoui, fosse de terre où il tombe, abîme, chaudron de lait (gharma) et, plus fréquemment, la mer dans laquelle il est chancelant, prêt à se noyer.

Le soleil, dans sa position périlleuse d’où les Asvin le tirent à l’aurore, est décrit sous le nom de divers personnages : ce sont Atri « tombé dans la fosse brûlante dont les Asvin adoucissent l’ardeur ». Bhujyu « plongé dans les eaux, jeté dans les ténèbres qui n’offrent aucun appui » (R. V. I.182.6) puis qui porté par les Asvin s’avance vers l’occident en qualité de soleil. (R. V. I.116.8.5.) Kanva 1, le noir, l’aveugle, pour lequel la mamelle éclatante de blancheur s’est gonflée de lait. Kanva est le noir cheval solaire qui a gagné la course, il est l’aveugle protégé d’Indra ‘lequel lui réarticule (sam-r —) ses membres et qui sort en brisant le vase, le séjour où il avait pénétré et où il avait été dévoré par les fourmis’ (IV.19.9), le pouvoir terrestre par excellence. Le soleil est encore Cyavana, tombé dans la décrépitude et qui, semblable au serpent, « est dépouillé de son enveloppe comme d’un vêtement » et que les Asvin rajeunissent en lui donnant une forme jeune et attrayante. (E.V. I.116.10, 117,13.) C’est enfin Rebha « plongé et dissous dans les eaux d’où les Asvin le tirent comme le soma avec une cuiller ». (R. V. I.116.24) :

‘Comme celui qui dort dans le sein de la dissolution (nirrti), comme le soleil, ó secourables, qui séjourne dans les ténèbres tel un bel et brillant bijou enfoui, vous avez tiré au-dehors Rebha, ô Asvin, pour Vandana !’ - ‘Vous avez relevé (Rebha) le dixième jour, comme un vase plein d’or enterré (nikhâta).’ (R. V. I.117.5 et 12.)

Après s’être dissous le soleil se reforme en se concentrant dans l’abîme ou la matrice, cette dernière étant semblable à la matrice (yoni) sacrifi­cielle d’où le feu rituel, Agni, va surgir.

Au cours de cette vie profonde, souterraine ou marine, le soleil ou feu céleste devient l’embryon d’or ; il est en sommeil, lui le dormeur cosmi­que (sasa), ‘le gisant (sayu) épuisé pour lequel se gonfle de lait la vache stérile’ (R. V. I.116.22). Il intègre sa chaleur de croissance dans le gharma de lait à la chaleur agréable (A.V. IV.1.2) ; il se renforce et revient à la vie.

L’embryon d’or (hiranyagarbha) 2 « Celui au-delà duquel il n’y a plus rien à dire » (A.V. X.7.28), « le principe de la vie des dieux », est le pre­mier germe qui se développe à l’origine ; « il est l’Un ajusté au moyeu du non-né », l’univers que portent les grandes eaux en tant qu’embryon, ces eaux génératrices du feu 3.

Lorsque l’embryon d’or naît il devient l’étai qui déverse l’or au milieu du monde (A.V. X.7.28) et cet or lumineux ou l’immortalité qu’il déploie



1. I.117.8. Dirghatamas également, plongé dans les longues ténèbres, aveugle et fils de la mère « égoïste » (Mamata) qui refuse de lui donner naissance et auquel les Asvin ont rendu la vue au matin. I.158.6 ; 1.152.6 ; IV.4.13.

2. Terme qui signifie également la matrice d’or.

3. R.V. X.121.1, 7 et 8 ; X.82.6. A.V. X.8.28.

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ainsi a été lentement mûri par lui lorsqu’il reposait au sein de la matrice d’or ; du « fils des eaux » apām napat, le feu solaire, il est dit en effet : « Il a une forme d’or, il a l’aspect de l’or, le fils des eaux s’étant établi chez nous au sortir d’une matrice d’or. Les donneurs d’or lui donnent la nourriture. Cette face de lui, cette essence précieuse du fils des eaux croît dans le mystère. » (R. V. II.35.10-11.) Ce fils des eaux apparaît ici comme le feu solaire et sacrificiel, l’Agni terrestre.

Nous avons là un très rare exemple d’une durée continue, une durée régulière, celle de la lente croissance. N’oublions pourtant pas qu’elle se limite à une durée nocturne et est englobée dans le rythme alterné de la naissance et de la mort du soleil, rythme quotidien qui est le rythme fondamental aux yeux des rsi védiques.

Comme du soleil, il en est du feu sacrificiel :

Si le feu, « toujours jeune dans les forêts qui vieillissent » (R. V. III.23. 1), est le nombril de l’immortalité (R. V. III.17.4), si, devenu vieux, il est soudainement (mûhur) redevenu jeune (R. V. II.4.5), s’il possède le don de conférer la durée (āyurdā) 1, c’est moins parce que « ses flammes insatiables » qui tombent au fur et à mesure de leur apparition « dans le non-être (asat) », se renouvellent sans cesse 2, que parce qu’il est l’image d’une perpétuelle reprise correspondant à un effort répété. Agni jāta­vedas, « qui connaît les engendrements », assume, de ce fait même, l’im­mortalité ; bien engendré (sujata, susuta), il est « l’embryon qui naît de jour en jour et de mois en mois » (R. V. X.52.3 ; 1I.9.5) et bien qu’il « naisse et meure », il est éternel parce que « immortel, il est engendré par les mortels » (R. V. III.29.13).

Son immortalité, comme celle du soleil 3 dépend d’une activité : acti­vité divine ou actes organisés en rites par les premiers sacrificateurs (rsi et pères), ou actes des humains ; que ces actes incitent, organisent ou engendrent, il importe peu car, sous la diversité de son aspect, c’est toujours le même acte incessamment répété qui est à l’origine de la durée. Sans cette activité le soleil tomberait sous l’emprise de la mort : il a besoin, nous l’avons vu, d’être nourri, gonflé de lait et engendré jour après jour. L’aurore, également, elle qui épuise la vie des mortels, en dépit de son antiquité naît encore et encore 4.

Le feu sacrificiel, Agni, n’échappe pas à cette règle ; il est allumé au moyen de la friction des deux arani, les bois sacrificiels, ses parents, par les doigts mortels des sacrificateurs. Son éternelle jeunesse n’est que son don de renaître ou, plus précisément, la possibilité d’être allumé perpétuellement à nouveau. Ne dure vraiment, en effet, que ce qui renaît sans cesse.



1. A.V. II.13.1. (Il est) le dhatr qui donne à qui le sert la vie dans l’avenir, inépuisable (pracim jivātum aksitam). (A.V. VII.17.2).

2. R. V. IV.5.14. Cf. R. V. I.140.8. « L’embrassent les vierges chevelues, elles étaient mortes, elles ont ressuscité pour lui qui vit : les délivrant de vieillir, il va, mugissant, l’âme haute, engendrant la vie insurmontable (jivam astrtam). Trad. L. Renou.

3. C’est peut-être en tant que sacrificateur (purohita) (R. V. VIII.90.12) des dieux que le soleil, qui par son sacrifice embrasse l’année entière, échappe à l’évanescence qui le guette, car il est à remarquer que cette évanescence ne joue qu’au niveau des jours, elle n’existe plus sur le plan de l’année.

4. Pûnah punar jayamānā purāni, R. V. I.92.10.

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D’autres principes sacrificiels comme le soma, breuvage qui donne l’immortalité, prolongent la durée de vie et transportent dans le monde immortel et impérissable (aksita). Le brouet (A.V. IV.35.1-6) est un exem­ple non moins intéressant de cette tendance qu’ont les rsi de faire dépen­dre durée et non-mort (amrta) d’actes rituels organisateurs :

(1-2) “Le brouet est ce qui sépare et étaie (vidhr —) les mondes ; il a été cuit avec ferveur par Prajāpati, le premier né de l’agencement, et avec effort (srama) pour le brahman primitif,… après avoir été décou­vert par les fabricateurs des êtres (4). C’est hors de lui que furent façon­nés les mois à trente rayons, l’année à douze rayons ; il est ce que les nuits et les jours en tournoyant (pariyanta) n’ont pas atteint. Et la stro­phe 6 nous explique pourquoi : ‘C’est de lui, quand il fut cuit, que l’im­mortel vint à l’existence (amrtam sambabhuva)’. Le brouet est à la source du temps ; il est, selon le refrain de l’hymne, « ce qui fait surmonter la mort ».

Soma, brouet, etc... sont, comme Agni, engendrés par les mortels ; et ces divers principes fabriqués ou allumés au début du sacrifice sont ceux qui donnent aux humains, comme ils donnèrent aux dieux (qui, à l’origine n’étaient pas immortels), l’immortalité à laquelle ils aspirent 1.

Dès l’époque des Veda, le sacrifice apparaît comme une vaste construc­tion qui monte à l’assaut de la non-mort : il assure la succession régulière des jours et des nuits ainsi que le maintien de l’ordre cosmique.

C’est parce que, à toutes les époques, les actes ont eu une étrange fascination pour l’Inde, que le sacrifice et ses rites ont pu prendre une place si considérable dans la première partie de son histoire. Quand il disparaîtra, ce ne sera que pour céder la place à l’activité morale, le karman. Mais, dès l’époque des Veda, les rsi cherchèrent à découvrir la cause de la durée et dès qu’ils l’eurent trouvée dans les actes divins et les actes rituels ou sacrés qui les imitent, ils firent du sacrifice une puissance absolue.

Le sacrifice qui n’est qu’un ensemble de gestes accomplis selon une norme est susceptible de faire naître soma, Agni et toutes les puissances sacrificielles sur lesquelles le sacrificateur a prise puisqu’il les produit à volonté. La puissance inépuisable de renouvellement, qui a sa source dans les actes, est ce qui confère la durée la plus prolongée, l’immorta­lité la plus assurée.

Le temps n’est que création et destruction incessante des jours et des nuits. Sa continuité qui n’est pas un bien dont on puisse librement dis­poser consiste en l’agencement des sept cent vingt jours et nuits de l’année.

Le mythe de la roue a un triple aspect :

1. L’impulsion diurne et nocturne qu’elle reçoit de la part de Savitr ou d’Indra ; mais à la lumière des textes 2 nous avons vu qu’il ne faut pas imaginer un élan unique derrière les innombrables incitations du



1. A.V. IV.23.6. Cf. R. V. VI.7.4 : ‘À ta naissance, ô immortel (Agni), les dieux t’accla­ment comme un enfant nouveau-né ; c’est par ton intention (kratu) qu’ils ont atteint l’immor­talité’. Et R. V. 1.72.9 : Les aditiya, eux-mêmes, « se fraient un chemin à l’immortalité, amrtatvāya gatúm. »

2. Voir ci-dessus p. 11, entre autres R. V. IV.54.4.

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Dieu, car l’incitation est suivie de la mise en repos, à moins encore que le rythme comporte un mouvement inversé ; néanmoins, de toute ma­nière, les Veda décrivent toujours un rythme et jamais un élan continu.

2. Cette roue appartient à l’Asura, son détenteur. Le jour doit donc être conquis de haute lutte par Indra qui brise le pouvoir enveloppant (forteresse, serpent) qui retient prisonnier dans les ténèbres les aurores, le soleil, les eaux.

3. Enfin les jours doivent être organisés et leurs jointures crépuscu­laires solidement assurées par des actes divins et sacrificiels. Il est néces­saire que jours et nuits prennent appui les uns sur les autres afin de for­mer un enchaînement ininterrompu et c’est en cela, précisément, que consiste l’ordonnance difficile de leur durée. Cette ordonnance est l’œuvre des ordonnateurs, āditya, rbhu, puis elle tend à devenir l’œuvre des sacri­ficateurs humains qui prennent pour modèle Agni le feu sacrificiel.

C’est, en effet, par l’organisation de ses propres actes que l’homme façonne (kip —) la durée des jours sans que celle-ci dépende du bon vouloir d’un dieu. Tel sera l’aboutissement normal des aspirations védiques : savoir construire afin d’exercer plein pouvoir sur ce qu’on désire susciter et posséder.

La première conclusion à laquelle on aboutisse c’est que ce qui est premier n’est pas un temps qui se déroulerait d’une façon uniformément continue ; c’est un rythme dont le rythme solaire apparaît comme le pro­totype.

Après avoir examiné brièvement le tissu temporel védique il reste à approfondir les caractéristiques de l’activité tisseuse. Les pages qui sui­vent sont consacrées à cette tâche.

Activité créatrice de la durée

Comment le temps réel, de nature discontinue, formé de l’alternance des jours et des nuits, sera-t-il prolongé en une durée ou, mieux encore, en une immortalité ?

Nous l’avons vu, dieux et rsi façonnent (klp —, kr —) la durée, de même qu’ils attellent (yuj —), tissent (tan —) ou promeuvent ce qui est agencé (rta).

La source de la durée ou de l’agencement est une activité qui n’est pas elle-même continue car elle se réduit à une succession d’actes perpétuel­lement recommencés, actes qui par leur répétition donnent l’impression de la durée. C’est ce qu’exprime le terme sasvat ; de la racine sū — abolir 1, sasvat désigne une série de phases répétées qu’on prend à la longue pour une continuité ou une éternité.

D’autre part cette activité dépend de normes, pramā, pratimā ; elle est littéralement une mensuration et c’est son exactitude (satya) qui fait son efficience 2.

L’acte qui crée la durée est un acte mental que caractérise le très ancien suffixe « tu » lequel sert à désigner la plus grande efficience que la langue



1. Racine qui est à la base de suna, sunya, vide. Suggestion venant de L. Renou.

2. On ne mesure pas une forme qui préexisterait à sa mesure : mesurer, c’est faire jaillir l’existence. Voir à ce sujet les œuvres de P. Masson-Oursel.

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védique soit capable d’exprimer. L’acte qui sous-tend ces noms d’action n’aboutit pas à un résultat statique ; ainsi que précise E. Benveniste 1 il met en évidence le procès même, non son résultat.

Cet acte implique, en effet, un effort qui ne s’achève que pour reprendre aussitôt ; le but activement poursuivi n’étant jamais définitivement atteint.

En outre, dans cet acte sont liés indivisiblement le projet initial et la réalisation en cours : il résulte donc que l’acte est toujours actuel, il s’effectue à un moment du temps et de l’espace, d’où sa valeur tempo­relle et spatiale marquée 2. C’est dans le but poursuivi par l’agent que je chercherai volontiers la caractéristique générale des noms d’action en « tu », car ils mettent en évidence l’intentionnalité de la pensée.

Dhātu que nous trouvons dans les expressions tridhātu, saptadhātu est l’acte même de l’ordonnateur (dhātr, vidhātr) qui édifie chaque jour le cosmos en poursuivant un but précis, son agencement. Le dhātu, la struc­ture, est par nature triple ou septuple quand il plonge à la source même de l’agencement, c’est-à-dire dans l’inorganisé.

Si le terme dhātu est rare dans les Veda, en échange, on rencontre abondamment kratu, sucetu, ketu et occasionnellement mantu qui dési­gnent tous, avec des nuances variées, la pensée efficiente par son inten­tion. Tantu le tissage de la durée et rtu, la capacité d’agencer les temps, font partie de cette activité organisatrice. À ces termes on peut ajouter kavi et māyā.

Kavi, le poète mensurateur

Kavi de la racine ku — « avoir l’intention de », sert à désigner le poète, soleil, feu sacrificiel ou, en un sens général, le barde des Veda dont l’in­tention maîtresse est d’ordonner le cosmos afin de le faire durer. Il est le poète de l’agencement qui le promeut en le chantant. Le kavi est, semble-t-il, spécialement voué à la mesure des nāma, les essences qui sont des noms, tandis que la magie mensuratrice, la māyā, a pour tâche de mesurer des formes (rūpa).

Les poètes à l’activité démiurgique, « qui mesurent les mondes avec leur mesure », sont appelés des māyin, magiciens mensurateurs ; ce sont eux qui ont mesuré par les noms ou essences (nāma) le compagnon de la vache, le sakmya (la partie mâle de l’androgyne originaire), le taureau-vache (mentionné dans le même vers) ; en lui, qui revêt sans cesse une forme asurienne nouvelle, les magiciens (māyin) ont mesuré la forme (rūpa) (R. V. III.38.2 et 7).

Ce sont les mêmes kavi qui ont vu, à l’intérieur de l’océan, l’oiseau-soleil oint par l’activité mensuratrice (māyā) de l’asura (R. V. X.177.1).

Ces passages, en dépit de leur obscurité, laissent entrevoir les rapports que les kavi entretiennent avec le pada mystérieux, l’androgyne et le monde organisé à la mensuration duquel ils président.



1. Origine de la formation des noms en Indo-Européen, p. 71 Paris, 1935. Dans ses cours ce même auteur insistait sur la virtualité, la propension à réaliser, qu’exprime ce suffixe. Voir encore Monographies sanskrites de L. RENOU, Paris, 1937 : le suffixe en tu et la constitution des infinitifs.

2. L. RENOU. op. cit. p. 6 et 17.

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Māyā, Magie mensuratrice

Māyā est la magie mensuratrice particulièrement efficiente des Asura et des Āditya. Varuna, le plus célèbre d’entre eux, possède éminemment la fonction propre aux āditya : le pouvoir de lier et de délier, lequel pré­sente les rapports les plus étroits avec la māyā 1.

C’est parce que la māyā est une force ambiguë à plus d’un égard qu’on a pu la rattacher simultanément à la racine « mā — » mesurer et à la racine “mā (y), minoti changer de forme, d’où tromper” 2.

Les poètes védiques rattachent consciemment et fréquemment la māyā à la mensuration, mais ils ne manquent pas à l’occasion de faire allusion à l’alternance (racine minoti). Le problème n’est donc pas simple. Pourtant, il n’y a pas deux māyā appartenant à des racines différentes ; la racine mā —, mesurer est à mon avis la racine originaire qui a donné naissance au mot māyā, l’alternance des formes dérivant nécessairement, comme je vais le montrer, de leur mensuration même.

La māyā ne peut être comprise si on n’explique pas les caractéristiques suivantes : sa nature mystérieuse, son pouvoir de lier et de délier, son caractère de norme mensuratrice. Il ne restera plus ensuite qu’à dégager l’ambivalence de la māyā qui se rattache directement à celle des Asura.

La māyā est la puissance mystérieuse qui fait surgir hors de l’inagencé (anrta), où tout est encore lié et indiscriminé (apraketa), les formes suc­cessives et alternantes qu’elle crée tout en les mesurant. Telle est l’œuvre de déliement.

La māyā bénéfique est en possession des normes du cosmos ou plutôt elle est la norme même de l’alternance fondamentale qui a pour proto­type le jour et la nuit qualifiés de visurūpa, formes distinctes, mais qui, bien qu’opposées, sont corrélatives parce que construites l’une sur l’autre ; autrement dit, ces formes sont commensurables (sammā).

C’est ainsi que les poètes qui au vers 7 sont des māyin, doués de māyā, « disposant des mystères (gúhya), ont avec leurs mesures (mātrā) com­mensuré (sammā —) les deux mondes ». (R. V. III.38.3). Ainsi, encore, « que les porteurs de māyā se sont mesurés sur la norme de mensuration (māyā) (du dieu Soma) » (R. V. IX.83.3).

De son côté Indra est le prototype (prátirūpa) qui assume des formes variées et qui, par ses māyā, se meut sous des formes multiples (puru­rūpa) 3. Si Tvastr est « l’ouvrier par excellence, le forgeron même des dieux », c’est parce qu’« il connaît les māyā, les forces mensuratrices des ouvrages divins (R. V. X.53.9) », leur norme.

Cet aspect mensurateur et libérateur de la māyā est, sans aucun doute, le plus foncier et le plus ancien. Mais les Asúra qui détenaient la māyā, s’ils étaient les maîtres de l’agencé (rta), n’en étaient pas moins également ceux de l’inagencé (anrta). Ils liaient de leurs filets celui qui violait l’ordre cosmique comme ils enchaînaient le soleil dans le domaine de l’anrta durant la nuit. Cet aspect de la māyā asservissante et trompeuse des Asura, ennemis d’Indra, va se développer au moment où ce dernier entre-



1. Les mâyâ des Aditya sont les filets qui enveloppent le trompeur (R. V. II.27.16).

2. L. RENOU, Journal de Psychologie, 1948, n° 3.

3. R. V. VI.47.18. rūpam rūpam prâtirúpo babhūva… Le terme rūpa revient à cinq reprises dans ces deux vers.

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prendra sa lutte acharnée contre les Asura, devenus désormais des puis­sances maléfiques.

La māyā désignera alors les deux aspects de la magie mensuratrice, formes structurées et multiforme illusoire, dynamisme qui délimite et dynamisme fluant mais, notons-le, il s’agit ici et là d’un même dynamis­me 1 et d’une mensuration analogue de formes bien que la mesure diffère en précision.

Les formes structurées de la māyā bénéfique et le changement kaléidos­copique des formes asuriennes de la màyā maléfique ont un trait en com­mun : la discontinuité ; la màyā en effet ne mesure jamais une fois pour toutes une forme qui serait continue, permanente ; elle scande un rythme. Mesurer les formes se borne à les soumettre à un changement réglé, à une alternance : il n’y a pas d’évolution réelle, il n’y a que des mutations.

Si la māyā maléfique qui fait surgir le multiforme monstrueux et trompeur est une force mensuratrice au même titre que la maya béné­fique qui, elle, organise le cosmos et délie ciel et terre confondus, néan­moins elle en diffère par la fonction : la māyā bénéfique appartient à un être autonome et prévoyant (pracetas), à un poète (kavi) doué d’une inten­tion déterminée, à un discriminateur des phases temporelles et rituelles. Elle a pour but de mettre en branle l’agencement cosmique qui revêt des formes variées, celles d’un tissage indéfiniment recommencé : on tisse le fil puis on le reprend 2, celles du barattement 3, de l’agitation en deux sens opposés de l’arbre du monde 4, du trajet fait d’allées et venues incessantes etc., en un mot d’un rythme alterné. Chant du poète, trame, circuit, constituent un processus essentiellement mensurateur qui scande les temps efficaces et opportuns (rtu).

La māyā maléfique, par contre, est à peine dégagée de l’inagencé ; c’est à elle que s’oppose Indra dont « l’essence est l’agencement (rta) » (R. V. V.44.2). Bien que cette puissance magique engendre des formes — et il n’y a pas de forme sans mesure — aucun rta n’assure leur stabi­lité et leur continuité. Ces formes ne sont pas agencées entre elles, elles ne sont pas adaptées non plus à la réalité qui est ordonnance de l’espace et du temps selon un agencement qui ne peut être que total.

L’aspect mensurateur a été étouffé par l’aspect de succession arbi­traire de formes inefficientes se remplaçant capricieusement et compo­sant un jeu décevant qui n’a d’autre fin que celle de tromper et qui aboutit à la jonglerie des magiciens de l’Atharva Veda et des Brāhmana.



1. Sur la māyā en tant que puissance incitatrice, voir entre autres III.27.7 et I.144.1 du R. V.

2. Sur le tissage voir ci-dessus p. 13.

3. Le rapprochement de manth — et de māyā est fréquent : A.V. II.29.6. Il est dit aux Asvin (R. V. X.24.4) : « Puissants et magiciens (māyāvin) vous avez baratté (manth —) le couple (samici, ciel et terre) sur la prière de Vimada… » De ces mondes barattés, frottés à l’instar des bois de friction avec lesquels on allume le feu, va naître l’Agni solaire.

4. R. V. V.78.6 : « Par vos magies mensuratrices, māyā, O. Asvin, vous agitez l’arbre en deux sens opposés pour délivrer Saptāvadhri (aux sept chevaux hongres) effrayé et suppliant. Ce personnage prisonnier de l’arbre cosmique rappelle le Sunahsepa du I.24.13 attaché à l’arbre à la triple racine. Le double mouvement infligé à l’arbre est celui du parcours diurne et noc­turne du soleil et, ici encore, un parcours mesuré.

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La māyā de jeu est donc, par rapport au temps, une transmutation violente, instantanée, à base de destruction. La māyā bénéfique, au con­traire, unit solidement entre elles des formes bien structurées de façon à former l’alternance ininterrompue des jours et des nuits ; elle déter­mine en conséquence un temps fortement agencé. Ces formes unifiées contrastent avec les formes dispersées et proliférantes de la māyā des Asura.

Par un paradoxe bien védique, le dieu qui nous est donné comme le père de Visvarāpa, le monstre aux formes éparses, est Tvastr, le Père Asura, le détenteur jaloux de la coupe unique avant qu’elle soit divisée, lui le dieu forgeron et charron qui connaît la norme des formes bien structurées.

Ce passage de l’unité à la multiplicité, puis l’élaboration de l’unité à partir de cette multiplicité, se trouve également dans les Bràhmana dont il forme le thème central. Mais dès les Veda nous voyons l’Asura engen­drer Visvarūpa, le multiforme et nous savons qu’un fils d’Asura, Varuna (et qui est aussi un fils de la mère Aditi, le déliement), grâce à sa màyā libératrice, sépare l’agencé de l’inagencé et organise et unifie les formes en leur conférant la mesure.

Concluons que la māyā, qui est toujours liée aux formes qu’elle engen­dre, apparaît à l’origine sous l’aspect de la norme d’une alternance. C’est donc dans une alternance de formes rythmées ou non et reposant sur une discontinuité foncière, que je chercherai volontiers le lien com­mun à la māyā structurante et à la māyā décevante, ces deux māyā ne formant en réalité que l’activité magique à double face de l’asura qui se joue de l’agencé et de l’inagencé, du déliement et de l’asservissement.

Kratu, mantu, māyā… dans leur rapport avec les dieux prévoyants,
élaborateurs de la durée

L’activité divine qui étaie le monde, délivre de l’angoisse et prolonge la durée est une volonté efficiente, un projet (kratu), une intention ardente, proche du courroux (manyu) ; elle est un penser (mantu) propre aux êtres prévoyants (prácetas) que caractérise l’activité mensuratrice (mā ­— et māyā).

Les prévoyants sont, au premier chef, les Āditya, Varuna et Mitra en particulier ; en second lieu Agni, le feu dans son rôle de sacrificateur ou de poète divin (kavi), le soleil ; enfin les Rbhu, Savitr, Indra et les parents, ciel et terre. Tous ces êtres également pourvus de magie mensuratrice (māyā), sont les ordonnateurs du cosmos, les vidhartr.

La pensée éminemment efficiente de ces ordonnateurs est créatrice et projectrice (srj —) de réalité ; elle est satya, exactitude, mesure précise et partant efficace ; c’est d’elle que dépend l’acte d’étaiement lequel pro­duit, comme je l’ai montré, la continuité agencée (rta) qui se manifeste dans l’espace par les ordonnances et structures nommées dharma, et dans le temps par l’alternance des jours et des nuits.

Varuna et le rta

Varuna, le dieu souverain, maître du rta, a pour mission de distinguer l’agencé du non agencé 1. L’hymne I.24 du Rg Veda décrit l’étaiement 2 de l’univers par Varuna “qui a dressé le poteau dans l’espace sans fond (7) et a fait au soleil un vaste chemin pour qu’il le suivît” (8). C’est lui qui, en conséquence, “nous rendra au vaste déliement (Aditi)” (1 et 15). Aditi, la mère des àditya, semble avoir ici pour tâche de séparer les mondes préalablement liés et confondus.

Dans un autre hymne la māyā de Varuna est rapprochée de façon caractéristique de son efficience mensuratrice : “La māyā puissante de Varuna”, le grand kavi, “le fils illustre de l’asura”, consiste en ce que “debout dans l’espace il a, comme avec une mesure (māna), mesuré la terre à l’aide du soleil” 3. Varuna, qui a enveloppé les nuits et inséré les aurores par son activité mensuratrice (maya), est aussi celui qui a mesuré le séjour antique (4) qui lui appartient et qui est le septième » (R.V. VIII. 41.3-8). Ce séjour est le domaine (pada) caché et asurien, l’inagencé source des aurores dont on comprend que Varuna « connaisse les essences ca­chées » (5). L’ambiguïté foncière de la māyā est sensible dans cette acti­vité alternante qui cache les nuits afin de faire apparaître le jour et qui, inversement, engloutit le jour pour révéler la nuit.

Si Varuna est le dieu qui fonde et qui mesure c’est parce qu’il est doué de kavi et de kratu : « Toutes les intentions (kavi) reposent en lui comme le moyeu sur la roue » (R. V. V I I I.41.6) : Quant à ses desseins, mentionnés au R.V. IV.42.2, ils sont dévoilés dans les strophes qui suivent : « J’ai soutenu, (dit-il), le ciel au séjour de l’agencé (rta) ; par le rta, le fils du déliement (A diti), fidèle au rta, a étendu le monde par son triple acte structurant (tridhātu) » (4).

Ces desseins sont a rapprocher des « pensers » (mantu) de ce dieu les­quels sont à l’origine même de la continuité : « O Mitra et Varuna, vos pensers infrangibles sont des projections ; vous avez aboli tout l’inagencé, vous vous attachez à l’agencé » 4.

Ces pensers sont particulièrement efficaces et solides (ácchidra). Pour propulser la durée, pour abolir l’inagencé et, du même coup, organiser le cosmos, il faut un penser efficace qui soit un sarga, une projection. À la strophe suivante la puissance de Mitra-Varuna se manifeste par le man­tra, pensée formulée et structurée. Dans l’Atharva Veda (V. 1.1) Varuna,



1. R. V. X.124.5. Apparaissent à l’issue de cette distinction le ciel lumineux, la clarté, la vaste atmosphère (6) et le poète dans le ciel (kavi solaire) (7).

2. Varuna est celui « qui sépara en les étayant les deux vastes mondes, qui poussa vers le haut le firmament sublime, étendit d’un même coup les étoiles et la terre ». R. V. VII.86.1. Traduction L. Renon.

3. V.85.5. Nombreux sont les textes concernant la māyâ de Varuna : « Selon l’ordonnance, O Mitra et Varuna… vous gardez les lois par votre magie (māyā) d’asura. Vous gouvernez le monde entier selon l’ordre » (ria) R. V. V.63.7. C’est de son pied rayonnant que Varuna, mon­tant au ciel, a répandu les māyā. R. V. VIII.41.8. Etant donné qu’étendre une trame c’est la mesurer, on comprend mieux le passage suivant :. Par l’activité mensuratrice (màyā) de Va­na la trame du rta est tendue à l’extrémité de la langue, sur un tamis ». R. V. IX.73.9. Cf. X.71.5. : La màyā purifie lorsqu’elle discrimine le rta à partir du non-mesuré, la parole à partir de l’inarticulé.

4. R.V. I.152.1... ácchidrā mántavo ha sárgāh... ávātiratam anrtāni visva rténa...

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en tant que Trita, est celui qui effectue les pensées (mantra) de façon parfaite, complète (rdhak). C’est pour cette raison qu’il est nommé dieu prévoyant (prácetas). Dans la littérature plus tardive le terme prácetas à lui seul désignera Varuna.

Si Varuna est prévoyant, s’il est satyadharman (R. V. V.63.1) « dont l’étaiement correspond à la norme » et de ce fait s’accomplit effective­ment ; s’il est l’ordonnateur (vidhartr, R. V. II.28.4), celui qui fait heu­reusement jaillir la source de l’agencé (rta, 5), s’il a forgé aux jours leurs puissantes carrières (R. V. VII.87.1) ; si, en un mot, il remplit mieux que tout autre dieu védique la fonction de créateur et d’ordonnateur de la durée, il est aussi, en tant qu’asura, celui qui menace de la briser par son courroux (manyu, R.V. I.24.6).

Ce courroux qui est une pensée intense peut être bénéfique ou malé­fique selon l’intention qui le dirige. Sous son aspect de pouvoir destruc­teur manyu est imploré néanmoins pour protéger indirectement la durée : en tuant le barbare, en détruisant la puissance qui menace la durée de vie, le courroux permet à l’arya de vivre (A.V. IV.31.1-7). A ce titre il mérite le qualificatif de prévoyant. Dans un hymne qu’il adresse au courroux faisant office de divinité suprême, le poète s’écrie : « Ton des­sein (kratu), ô courroux ! est puissant, 6 prévoyant ! (pracetas) » 1.

Les Rbhu, dieux de l’agencement (rta)

Artisans des dieux, fils de la force et du bon archer, Sudhanvan, les Rbhu, adonnés à l’office de charrons et de forgerons, sont comme leur nom l’indique « les articulateurs » du temps et de l’espace. On peut en effet poser un suffixe — bhu 2 qui expliquerait rbhu en partant de la racine, « r — » agencer. Il y a également un appellatif rbhú (et rbhva, rbhvan, rbhvas) comme adjectif au sens de « habile à agencer des formes » 3.

Leurs fonctions ne sont pas sans rappeler en quelque sorte celle des Alvin, à la différence pourtant que les Rbhu sont en contact plus immé­diat que ces derniers avec le domaine de l’inagencé d’où ils tirent, en les façonnant (taks —), des œuvres dont la caractéristique première est un bon agencement.

« C’est au moyen de l’esprit qu’ils fabriquent un char bien construit » sans chevaux, sans rênes et à trois roues 4 ; et ce char cosmique est égale­ment le char du sacrifice car les Rbhu sont des sacrificateurs 5.

C’est pour cette raison qu’un char dont les parties sont convenable­ment adaptées reçoit l’épithète de rbhuva (R. V. I.56.1) et le char sacri­ficiel qui transporte le sacrifiant à l’immortalité, grâce au tournoiement



1. R.V. X.83.5 et A.V. IV.32.5. On peut comparer le R. V. I.64.8 où les Marut prévoyants qui vivifient les nuits sont dits posséder un courroux (manyu) de serpent (ahi).

2. Ceci grâce à l’existence du védique Mātaribhvan — à côté de mâtarisvan — que E. Benve­niste (B.S.L. 34 [1933], p. 186) rapproche de la formation latine en « -bundus », formation suffixale. Note de L. Renou.

3. On dit d’Agni : « articulateur (rbhu), il a pris un beau nom digne d’être invoqué, le dieu qui connaît tous les tissages (vayuna). » (R. V. 1I1.5.6.) Agni apparaît ici comme l’articulateur des temps rituels dont il tisse la trame. Voir ci-dessous, p. 34 quant aux rtu.

4. R. V. IV.36.2-1 : Les trois roues sont à rapprocher des 3 moyeux, des 3 nirrti etc. Ci — dessus p. 15.

5. Voir Religion védique de A. BERGAIGNE, III, p. 51.

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inlassable de sa roue au bon essieu, est le symbole adéquat de cette acti­vité organisatrice qui ajuste parfaitement les uns aux autres les espaces et les temps (dis et rtu).

Choisissons parmi leurs œuvres quelques exemples qui montreront de quelle manière originale ils s’adonnent à leur tâche d’agencement :

« Par leur intention (kavi) et avec habileté, eux qui possèdent la magie mensuratrice (mâyā, R.V. III.60.1) ils ont fait de la coupe (unique) et neuve fabriquée par le divin Tvastr quatre coupes brillantes comme les jours » 1. À côté de cette tâche d’ordre purement spatial qui du domaine caché et indifférencié fait surgir l’espace aux quatre directions, c’est-à — dire le cosmos agencé, car est-il bien précisé « c’est en disant le rta qu’ils divisèrent la coupe (R. V. I.161.9) », les Rbhu accomplissent une œuvre temporelle :

Leur connexion avec le cycle annuel et printanier ainsi qu’avec l’au­rore est clairement établie : « Les Rbhu après avoir dormi douze jours à leur aise dans la demeure hospitalière d’Agohya 2 ont fait prospérer les champs et couler les rivières ; les plantes ont recouvert les lieux secs et les eaux ont rempli les profondeurs » (R. V. IV.33.7).

C’est à chaque aurore qu’ils rajeunissent leurs parents, ciel et terre, âgés et infirmes, tout comme à chaque printemps ils leur « fabriquaient » une jeunesse nouvelle (IV.33.2-3). La vache « qu’ils tirent de la peau » (I1I.60.2) est en effet l’aurore primordiale. L’auteur de l’hymne IV.51.6 du Rg Veda se demande : « Où est-elle l’ancienne aurore, quelle était-elle celle où ont été disposées les dispositions (vidhàna) des Rbhu ? ». Le fait que les aurores actuelles surgissent, à la strophe 8, de la demeure du rta explique le rôle privilégié des Rbhu (r — agencer).

Cette vache cachée, « l’incitatrice universelle aux formes multiformes (visvajúva, visvárūpa) » (IV. 33.8) qu’ils façonnent pour son fils (le veau soleil) (1.111.1), est enveloppée dans une peau qui la rend invisible et il semble que c’est afin de la manifester que les Rbhu écorchent une vache sacrificielle (R. V. 1.161.7 et I.110.8).

En dépit de leur diversité apparente toutes ces œuvres se ramènent presque toutes à une seule : celle qui « tire cheval sur cheval » (R. V. 1.161.7), le cheval étant le symbole du soleil ; c’est donc de l’apparition de l’aurore qu’il s’agit : soit que les Rbhu l’extraient d’une peau, soit qu’ils rajeunissent ciel et terre, soit qu’ils fabriquent un char au soleil ou qu’ils divisent la coupe unique.

C’est pour cette œuvre de multiplication et de dispersion agencée que les Rbhu, mortels par nature, ont acquis le droit à l’immortalité (R. V. 1II.60.2).

Indra

Indra de même, en reprenant à son compte les fonctions de Varuna, s’empare de l’aspect physiquement efficient de l’acte de séparer et d’agen —



1. R. V. I.20.6 ; IV.35.2-4 et 33.6.

2. Agohya « à qui rien ne peut être caché » est en rapport avec le domaine pada caché (gūha).

Il s’agit probablement de Savitr ou de Tvastr. Les douze jours sont d’après E. Bergaigne les douze mois de l’année. Sur les Rbhu voir Religion védique, III, p. 51-5.

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cer les mondes ; mais il accomplit sa tâche tout en se conformant à l’agen­cement de Varuna et tout en luttant contre les puissances de la druj l’inorganisé, autrement dit l’anrta désormais personnifié en des monstres comme Ahi, Vrtra, Arbuda, Visvartipa qui ne font que symboliser l’in­nombrable aux formes inagencées. Après avoir brisé la prison de l’anrta Indra délivre le soleil, les aurores, les eaux.

Si Indra est glorifié pour son effort vigoureux, par contre, son activité organisatrice et prévoyante, empruntée de toutes pièces à Varuna et à Savitr, n’est que rarement mentionnée. Il n’est loué qu’une seule fois pour sa prévoyance (R. V. I.84.12), néanmoins il est célèbre pour ses bons desseins (sukratu) : « Dès sa naissance, il environna les dieux de son vouloir intentionnel », ce kratu dont la manifestation nous est connue : « Il fixa la terre vacillante, il étaya les deux mondes » (R. V. II.12, 1-2 et V I.17.6).

Savitr

À meilleur titre qu’Indra, Savitr possède les diverses qualités d’un ordonnateur du temps et de l’espace : de bonne intention (sukratu), lui dont le vouloir (kratu) est celui d’un poète (kavi), dont l’incitation est exacte et efficace (satyâsava), il mesure (mā — ) le ciel en s’y manifestant (A.V. VII.14.1-2). Il est l’ordonnateur (vidhātr) prévoyant qui commande au rythme du jour et de la nuit, le dieu qui engendre la durée et « qui incite de nombreuses immortalités » (A.V. VI.1.2-3).

L’aurore

Dans un hymne à l’aurore (R. V. III.61.7) cette dernière est assimilée à l’activité mensuratrice mystérieuse, la māyā. Pour la faire apparaître, le feu sacrificiel « désirant les aurores, a pénétré dans les deux grands mondes unis (rodasi), dans la profondeur (budhna) de l’agencement (rta) ». Et alors « la puissante magie mensuratrice (māyā) de Mitra-Varuna diffuse son éclat en différentes directions » 1.

L’aurore est la « grande essence secrète » dont Indra se sert « pour engendrer le passé et l’avenir » et étayer ciel et terre, « au moment cru­cial (abhika), en illuminant les fils du frère » (Varuna ?) (R. V. X.55.1-2).

Un poète du Rg Veda, en une fine annotation, suggère que le senti­ment de la durée est lié au regret et à la prévoyance, contenus tous deux dans une même pensée, celle de l’Aurore, la discriminatrice (ketu) des jours et de leur trame : « Dans combien de temps (l’aurore actuelle) sera-t-elle à mi-chemin entre celles qui ont brillé et celles qui brilleront désormais ? Pleine de regrets, elle s’attache aux premières, mais suit complaisamment les autres, prévoyante (prácetas) » 2.



1. Indra mesure aussi par son kavi : Par ton intention poétique ciel et terre qui mesurent tout, ont été bien mesurés « mātre nu te sûmite » (R. V. X.29.6).

2. I.113.10. Voyez les strophes 15-19, trad. L. Renou. Cf. p. 12.

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Ketu et Praketa. Signal discriminateur

Avant d’examiner l’activité ordonnatrice du soleil dans ses rapports avec la durée il est nécessaire d’approfondir les termes de ketu et de pra­keta qui sont appliqués indifféremment à l’aurore, au soleil et au feu sacrificiel, les trois principes discriminateurs (ketu), qui sont dirigés vers l’avenir (praketa).

Ketu et praketa se rattachent à la même racine « cit- », « percer un mystère ». La discrimination porte dans les deux cas sur le début des périodes temporelles, aurores ou crépuscules qu’elle mesure, ou encore sur les articulations rituelles (rtu) qui consistent également en un acte initial.

Tout comme l’activité mensuratrice (māyā), l’acte discriminateur plonge dans le domaine non-agencé (anrta) d’où va surgir l’agencement, grâce à cette activité qui est à la fois discriminatrice et ordonnatrice.

Non moins que le discriminateur de l’instant initial, ketu est le discri­minateur d’un but ainsi que du parcours qui mène à ce but ; il fixe la trame (vayuna) des articulations temporelles, cette dernière n’étant faite que de coïncidences d’actes qui forment les moments initiaux et efficients. Varuna 1 qui dérive probablement de « vi — », se diriger vers un objet précis, est au propre la voie sacrificielle formée de l’ensemble des moyens rituels ordonnés à une fin. Il résulte donc qu’il faut concevoir ketu bien plutôt à la manière d’une cause finale (suffixe tu —) que d’une cause efficiente. Il n’est pas, en effet, une incitation mais un signal qui marque un départ, signal qui n’a de valeur effective que parce que le ketu a su discerner l’opportunité de la mise en branle 2.

À Agni Vaisvānara, le feu céleste, le soleil, nombril et cocher des sacri­fices et qui en est aussi le discriminateur, il est dit : « Une fois né dans le sein de tes parents (ciel et terre) tu as découvert le signe distinctif (ketu) dans les ordonnances des jours (vayúnesváhnām). Les sommets du ciel ont été mesurés par le regard de Vaisvānara, par le discriminateur de cet immortel… Vaisvānara a la bonne intention (sukrátu) qui a mesuré les espaces, le sage (kavi) qui a mesuré (mā — ) les espaces brillants du ciel… lui, le gardien de l’immortalité. » (R. V. VI.7.2. et 5-8). Par ce passage nous voyons que la discrimination porte indistinctement sur l’organisa­tion du temps (immortalité) et sur l’organisation de l’espace, lesquelles sont, ainsi que je le montrerai 3, le résultat d’une seule et même activité.

Ketu et praketa ne sont pas seulement ce qui sert à discriminer l’être du non-être en posant les normes de la parfaite activité (satya), à savoir le sacrifice, ils apparaissent encore comme la conscience discriminatrice principalement consacrée à la discrimination du jour et de la nuit (X.129. 2) : « Voici ce qu’on me dit la nuit, ce qu’on me dit le jour ; voici ce que me fait voir le discriminateur qui brille au fond du cœur : que le roi Varuna invoqué jadis par Sunahsepa enchaîné nous délivre » (R. V. I.24.12).



1. R. V. I.92.2. Les aurores ont fait les vayuna, les cheminements ou tissages temporels en même temps que les opérations rituelles.

2. Au X.129.2 apraketa, l’indistinction, est propre à l’onde originaire (salila) alors qu’il n’y avait aucun signe (praketa) distinguant la nuit du jour.

3. Ci-dessous, p. 44.

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C’est de la faute commise envers Varuna que le pêcheur implore sa délivrance au moment où le soleil (le regard de Varuna) se lève, alors que cette faute entrave l’apparition du soleil enchaîné à trois poteaux, c’est-à-dire Sunahsepa prisonnier de l’inagencé (anrta) (R. V. I.24.13). C’est aussi « par la discrimination prévoyante (praketa) de leur cœur que les (prêtres) Vasistha cherchent à découvrir le mystère (ninya) à mille branches, tissant l’enveloppe tendue par Yama » (R. V. VII.33.9). Il s’agit ici probablement des ténèbres de la nuit et de la mort, l’inagencé aux mille ramifications.

Le soleil

Nommé le poète de l’espace, le kavi du rajas, le soleil est prévoyant et doué de force mensuratrice. Un hymne au soleil rapproche de façon caractéristique les notions de discriminateur et d’agencement cosmique de l’effort perpétuellement renouvelé (visvāhā) des organisateurs de la durée et de l’étendue :

« (1) Hommage au regard de Mitra et de Varuna ! Offrez respectueu­sernent cet (hymne) agencé au dieu du ciel. À celui qui voit au loin, au discriminateur né des dieux, fils du ciel, au soleil récitez un hymne. (2) Que cette parole exacte (satyokti) 1 me protège de toutes parts, dans toute l’étendue du ciel et de la terre, dans toute la durée des jours (tatd­nan ahāni). Tout autre être mobile rentre dans le repos mais les eaux avancent sans cesse et sans cesse 2 se lève le soleil. (5) Lancé (presita), tu gardes la loi de l’univers ; sans colère tu avances selon ton autonomie ».

La durée (tan —) n’est qu’un tissage indéfiniment repris ; c’est à quoi fait allusion le « sans cesse » ou « chaque jour » (visváhā) du pada qui succède. Les strophes suivantes qui expriment le mobile de l’hymne s’orientent dans ce sens : « (7) Puissions-nous, de jour en jour (dive dive), longtemps vivants, encore te voir, ô soleil ! (9) C’est ton signal discriminateur (ketu) qui met en branle tous les êtres et les fait, à la nuit, rentrer dans le repos. Lève-toi pour nous… avec des jours toujours meilleurs ! » (R. V. X.37.1-9).

Lorsque le soleil s’avance après que l’aurore lui a cédé la place « nous accédons à l’instant où la vie se prolonge », dit un autre poète du Rg Veda (I.113.16). C’est au niveau même de l’instant que nous constatons une prolongation effective de la durée.

Un même souci constant rattache la longue vie à l’agencement quoti­dien et à la force autonome du soleil qui mesure l’univers. La magie mensuratrice des ordonnateurs se manifeste à l’occasion du circuit solaire d’Agni :

« Agni est pendant la nuit la tête du monde ; ensuite il naît en tant que soleil se levant au matin ; (observez) la maya, l’activité mensuratrice des adorables (Mitra-Varuna) : il marche vers son œuvre en se hâtant, lui qui prévoit » (R. V. X.88.6).



1. La parole de vérité est le rta même du chantre sous forme d’hymne organisé qui, correspondant exactement à l’ordre cosmique, va faire surgir le soleil.

2. Vievāhā, chaque jour, car c’est chaque jour à l’aurore que les eaux célestes portent le soleil.

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Le mouvement du soleil et de la lune élaborent la durée tout en la mesurant : « D’arrière en avant et d’avant en arrière, de par leur acti­vité mensuratrice (maya), ils circulent les deux jeunes animaux, en se jouant ils font le tour de l’aire sacrificielle. L’un contemple tous les êtres ; l’autre, distribuant les articulations temporelles (rtu), renaît toujours nouveau. Toujours nouveau tu renais, O discriminateur (ketu) des jours ! tu marches à la tête des aurores. En marchant tu distribues aux dieux leur part ; tu prolonges, ô astre, la longue vie » (R. V. X.85.18-19).

À Pūsan, entité solaire, il est dit : « Une de tes formes est brillante, l’autre est sacrée. Tes deux jours sont de formes distinctes (visurúpa). Tu es pareil au jour et à la nuit car tu exerces toutes les activités magiques mensuratrices (maya), ô autonome ! » (R. V. VI.58.1). Ces maya ont ici pour rôle de faire alterner l’aspect diurne et nocturne du soleil.

L’Atharva Veda 1 célèbre également la maya du soleil : « Rapide tu vas selon ta loi vers l’orient ou l’occident. Par ton activité mensuratrice (maya) tu fais la nuit distincte en forme du jour ».

Ciel et terre

Ciel et terre « qui accroissent l’agencement », (rtāvrdh —) c’est-à-dire « qui le perpétuent », sont les poètes (kavi) « doués de la magie mensura­trice (maya) qui ont mesuré (mā —) (le cosmos), eux qui sont bien prévoyants (supracetas)… ; ils tendent la trame qui est toujours nouvelle (navyana­vyatantu) au ciel, à l’intérieur de l’océan. » 2 Ce passage est particulière­ment intéressant parce qu’il rapproche la mensuration, la prévoyance, l’intention créatrice (kavi), l’agencement (ria) et la trame mesurée, d’une part, de la continuité incessamment reprise, de l’autre.

À ces vers on peut comparer ceux de l’hymne X.5.3, du même recueil : « Les deux possesseurs de l’agencement (rtāyin), les mensurateurs (māyin) (ciel et terre) ont entouré le nourrisson en le mesurant (mā — ) ; ils l’ont engendré et fait croître. Ils cherchent en leur esprit le nombril (ou moyeu, nābhi) de l’univers mobile et immobile, la trame (tantu) du poète ». Ce nourrisson de ciel et terre, leur fils, est Agni, feu solaire et sacrificiel, le poète (kavi) du ciel, celui-là même qui tend la trame du rta : « O Agni, tu es à jamais le fils prévoyant de ciel et terre. De façon parfaite (rdhak) sacrifie ici aux dieux, toi qui sais (cikitvas) » (R. V. III.25.1).

C’est en tant que fils prévoyant et que poète doué d’une intention maî­tresse que le feu solaire ou sacrificiel étaie ciel et terre par son sacrifice parfait, céleste (soleil) ou terrestre (Agni du rite). De même si ciel et terre méritent le nom de prévoyants, c’est parce qu’ils forment un couple bien structuré (les rodasi) qui, selon l’agencement de leurs propres mesu­res, sont ainsi séparés et consolidés qu’ils protègent les mortels de l’étouf­fement, du manque d’espace, ou du désagencement synonyme de mort : « Que ciel et terre, les prévoyants, pracetas, porteurs de l’agencement,



1. XIII.2.3. Cf. R. V. I.160.3 : le soleil, fils de ciel et terre, dirige les êtres par la māyā.

2. R. V. I.159.1-4. On peut se demander si ce n’est pas, plutôt que ciel et terre, leurs fils, les poètes sacrificateurs, qui possèdent la truie et tendent la trame du continu. Il est difficile de décider.

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(implore-t-on) nous préservent de l’angoisse ; puisse le désagencé (nirrti) ne pas régner sur nous… » (R. V. X.36.2).

Quel que soit le dieu, Varuna, Indra, Savitr, à partir du moment où il est un organisateur, sa pensée, qu’elle se nomme projet (kratu), intention favorable (sucetu), dessein (mantu), ou même courroux (manyu), devient une activité mentale intense, soutenue, prévoyante et normative, apte à propulser continuité et durée.

Agni

Si on quitte le plan divin pour aborder le plan sacrificiel où l’acte des hommes remplace, en l’imitant, l’acte des dieux, la continuité de la trame rituelle et, en conséquence, celle de la trame cosmique, dépendra de deux nouveaux facteurs : le feu, Agni, le premier des sacrificateurs, et le rtu, la capacité d’agencer le sacrifice.

Le feu sacrificiel est le grand sacrificateur (hotr) ici-bas, comme il est le sacrificateur céleste, le soleil, là-haut. Agni possède au plus haut degré les attributs de Varuna et des autres édificateurs de la durée et de l’im­mortalité. Doué de bonne intention (sukrátu), il a mesuré comme eux les espaces brillants du ciel, il a enveloppé en s’étendant tous les mondes ; il est le gardien infaillible de l’immortalité (R. V. VI.7.7). Il se tient dans l’agencement du ciel et de la terre ; il a étayé ces deux mondes pour en faire son séjour (A.V. IV.1.4).

Agni est abondamment pourvu de tous les dons spirituels qui sont indispensables à la prolongation de la durée. II n’y a guère d’hymnes adressés à Agni où il ne soit à plusieurs reprises nommé : « aux bons des­seins » (sukratu), « prévoyant » (prácetas, pravidvas, etc.), « le sage qui connaît les mystères » (cikitvas), doué « d’énergie mensuratrice » (māyā), ou encore « vigilant, attentif en sa pensée » (budh —), « omniscient’ (visva­vid), le sacrificateur’ qui possède éminemment la science rituelle’ (satya­tara) (R. V. I.76.5).

Agni est aussi le poète à la bonne intention, le kavi par excellence, l’habile 1, celui qui sait (vidvas), car il est incapable d’erreur sacrificielle (amura).

Il suffit d’ouvrir un hymne quelconque à Agni pour constater le rap­port évident qui existe entre ces diverses épithètes et le but qu’on désire obtenir : la durée ou l’immortalité ; et c’est par sa science du sacrifice qu’Agni est capable de conférer ce « trésor ».

Voici quelques textes pris au hasard :

“Accorde-nous, 6 Agni, par tes bonnes intentions (sucetú) la richesse qui dure toute la vie (visvāyus) ; aie pitié de nous afin que nous vivions (jivase)” (R. V. I.79.9.).

Agni « l’intention efficace des dieux » (R. V. I II.15.5) est celui “qui excelle par son intention (kratu)” (R. V. I.69.2) : “Vaisvānara au bon dessein (sukrátu), qui a mesuré les espaces, le poète (kavi) qui a mesuré



1.daktta kavikratu. R. V. III.14.7. Cf. III.27.12.

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les espaces brillantes du ciel, qui en s’étendant a enveloppé tous les mondes, est le gardien infaillible, le gardien de l’immortalité” (R. V. VI.7.7) et par ses kratu on atteint l’immortalité (4).

C’est en raison de sa science, de ses intentions efficaces, qu’il est « le nombril de l’immortalité » (R. V. III.17.4).

Au moyen du sacrifice, actes bien agencés (rta sacrificiel ou ordon­nances, dharman), Agni, à l’imitation du sacrificateur cosmique le soleil, engendre la continuité spatiale et temporelle. Il est, de ce fait, le vidhar­tr —, l’ordonnateur, et est pourvu d’agencement (rtavan) ; son activité organisatrice dépend d’une connaissance exacte et précise, d’une inten­tion perpétuellement éveillée qui ne comporte aucune erreur (amūra) : “Il est le sage, le seul qui appréhende par son propre esprit (mánasā... ágrabhit) ; sans confusion (ápradrpita) il adhère à sa propre intention (kratu). Il a proclamé les cheminements (vayúna) du rite aux mortels, car Agni, lui qui sait (vidvas), connaît l’agencement (rtacít) et il est satya, l’exactitude rituelle elle-même” (R. V. I.145.2 et 5).

Pour ces raisons Agni est nommé le parent (bandhu) du sacrifice, ou mieux, l’ensemble des « connexions rituelles » 1, car il en possède la science et la procure aux hommes (R. V. IV.1.9).

Agni n’est pas seulement celui qui discerne (vicetas), il est encore et surtout celui qui prévoit (prácetas) 2 et c’est pourquoi il fait des plans, il organise le rite à l’avance par la pensée : “Puisse le prévoyant nous conduire au trésor donné par les dieux et qui lui appartient, (trésor) que tous les immortels ont rendu réel (salya), conformément à ta pensée, ô taureau 1”. (R. V. IV.1.10).

Pracetas de cit — discerner en éclairant — désigne avec prajñā 3 et pra­vid la prévoyance divine. Grâce au préverbe pra — qui marque un mou­vement en avant, ces termes ne sont pas sans posséder un certain dyna­misme ; le prévoyant n’est pas doué d’une omniscience ou d’une discri­mination passive, il agit en vue d’une activité organisatrice qui dépend du kratu, la capacité de faire des projets qui se réaliseront en une succession d’actes centrés sur un instant et qui se perpétuent en formant la continuité d’un rite. La prévoyance d’Agni 4 porte essentiellement sur cette perspec­tive d’actes, les rtu s’ordonnant dans la durée à venir qu’Agni non seule­ment connaît, mais qu’il est apte aussi à accomplir.

Par cette prévoyance Agni confère aux hommes la compréhension rituelle (cetayanmanusas, R.V. IV.1.9).

C’est en tant que dieu prévoyant qu’Agni engendre puis protège le sacrifice en l’adaptant et qu’il accorde l’immortalité 5. En vertu de cette même prévoyance Agni obtient, en outre, l’immortalité pour lui-même, c’est du moins ce qu’il proclame : « Lorsque, dieu prévoyant 6, j’échappe en secret à l’impie j’accède à l’immortalité » (R. V. X.124.2). L’impie est



1. Je suis redevable à L. Renou de cette interprétation nouvelle du terme’ bandhu ».

2. R. V. X.79.4 où vicetās et prácetas sont accolés de façon significative.

3. Sur prajñá — voir R. V. II.3.9 et III.29.16.

4. Sur la prévoyance d’Agni : R. V. VII.4.4 : Agni prévoyant et poète intentionné parmi ceux qui sont dépourvus d’intention (kavir ákavisu prácetas). Au X.79.4, Il prévoit. (Cf. II.10.3 et III.29.5).

5. A.V. VII.106.1 et VIII. 3.9.

6 prapasyamâna, text. regardant devant soi.

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le Père Asura, amical mais qui ne sacrifie pas. Ce qu’Agni prévoit, ici encore, c’est le sacrifice grâce auquel il va agencer le cosmos et obtenir ce faisant, la non-mort pour lui-même et pour les hommes qui sacrifie­ront à sa suite.

Un autre passage du Rg Veda précise : “C’est toi, ô Agni, que les dieux en plein accord ont toujours mis en œuvre comme leur divin messager ; en cette intention (kratu)… ils t’ont engendré, immortel parmi les mortels, le sage, le prévoyant… ils ont engendré celui qui prévoit tout (vísvam.. prácetasam)” (IV.1.1).

Un hymne de l’Atharva Veda est significatif : “Je vénère d’abord Agni, le prévoyant (prácetas)… qu’il nous délivre de l’angoisse (ambas) (1). Puisque tu transportes l’oblation, ô jātavedas (qui connais les connexions), puisque prévoyant (prajña —) tu adaptes (klp —) le sacrifice, transporte pour nous la faveur venant des dieux. Qu’il nous délivre de l’angoisse (2). Par lui les dieux découvrirent l’immortel (amrta)” (6) 1.

Il faut être prévoyant ou omniscient pour porter l’offrande aux dieux ; il faut être également doué d’une pensée efficace (man-) pour découvrir le chemin qui mène vers eux, chemin de l’immortalité et qui est l’ensem­ble des actes qui forme le sacrifice : “Nous sommes entrés dans le chemin des dieux pour nous y avancer aussi loin que nous pourrons. Agni est savant, qu’il offre le sacrifice ; c’est lui qui est le sacrificateur (hotr) ; qu’il ordonne les sacrifices et les articulations rituelles” 2.

Nous savons en quoi consiste l’ordonnance du sacrifice : “Agni, lui qui sait, qu’il structure pour nous le sacrifice avec ses cinq chemins, ses trois formes, ses sept trames (tantu)” 3.

Rtu, convergence des actes

Si Agni est maître de la durée et de l’immortalité c’est parce qu’il sait prévoir, organiser le sacrifice et en administrer les temps ; il possède en un mot le pouvoir d’agencer (rtu).

Le terme rtu est de toute importance dans les Veda. De même racine que rta, agencement, il est fait sur « r » agencer et exprime par son suffixe. « tu » une efficacité intentionnelle marquée. Il désigne la capacité de faire converger les actes promoteurs de l’agencement.

L’Avesta confirme le sens d’articulateur que j’ai été amenée à donner à rtu : le ratu apparaît en effet comme l’ordonnateur ; Ahura Mazda est le ratu des dieux comme Zaratustra est le ratu des hommes. C’est dans l’expression asahē ratum 4 « le ligateur de l’agencement » que j’ai retrouvé le rtu du rta que j’avais cherché en vain dans les Veda 5.



1. A.V. IV.23.1. Cf. R. V. X.164.4.

2. Agnir viduān sâ yajāt séd u hótā só adhvarān sa rtun kalpayāti. R. V. X.2.3 et avec de légères variantes A.V. XIX.59.3.

3. Tanta est littéralement la capacité de tramer. (11.V. X.52.4.)

4. Yasna, 59.8. 5. C’est à L. Renou que je suis redevable du rapprochement arias, ratu, rtu. C’est lui également qui m’a signalée l’expression avestique asahé ratum. Déjà J. DARMESTETER, Ormazd et Ahriman, Paris, 1877 p. 12 note 3 et 4 avait rapproché artus, rtu et ratu.

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Se trouvant à la racine de l’organisation temporelle, les rtu sont vis-à-vis du temps ce que le dhātu est vis-à-vis de l’espace 1 : un pouvoir édifi­cateur et consolidateur. Mais ce qui dans rtu apparaît au premier plan est la puissance d’agencer ou l’ordre qui en résulte ; dans nombre de cas le temps n’intervient pas : Ainsi au cours du sacrifice du cheval, on précise : « L’un dissèque le cheval, deux autres le tiennent, voilà le rtu, la convergence des actes » (R. V. I. 162. 19).

Dans d’autres cas — et le sens est alors tardif et secondaire — rtu est le moment où des séries d’actes s’entrecroisent, non pas par le fait du hasard, mais par l’intention des sacrificateurs. Le rtu devient alors l’ins­tant particulièrement actif du rite, le moment crucial qui résulte de l’ajustage des temps, des espaces et des gestes, ajustage qui forme l’es­sence du sacrifice védique et qui explique la prévoyance exigée des « admi­nistrateurs des temps » que sont Agni et les prêtres nommés à juste titre des rtvij, ceux qui sacrifient en suivant les rta ; ils disposent de la corré­lation des actes parce qu’ils sont des kelu, les discriminateurs de ces actes. Si la convergence voulue des actes des sacrificateurs est plus impor­tante que le moment qui résulte de cette convergence et première par rapport à lui, néanmoins, dans la plupart des cas, on note un perpétuel échange entre les instants efficients qui ponctuent la continuité sacrifi­cielle et le pouvoir d’agencement qui la promeut. L’adverbe « rtuthā » 2 selon l’ordre approprié, c’est-à-dire selon l’agencement des actes, répond mieux au sens premier du terme, tandis que « rtviya » moment fixé correspond au sens plus récent.

On peut noter un glissement imperceptible de la notion de rtu ; elle va en effet de la « faculté d’agencer » aux actes concertés de l’agencement, puis aux moments efficients de cette convergence, puis à l’articulation d’une époque’ et enfin, à date plus tardive, aboutit à la saison. On assiste ici à la tendance que possède la pensée védique ancienne à faire d’une fonction ou d’une faculté une série d’actes discontinus bien qu’orientés. Si les termes en « — tu » disparaissent presque totalement (à l’exception de hetu [cause] et de kratu) du vocabulaire philosophique plus tardif c’est parce que la pensée brahmanique, suivant le parcours inverse, est con­quise par la substance et le continu.

Dans l’Atharva Veda, les rtu ne désignent plus guère que les articula­tions de l’année et le moment initial de la saison 3 marqué par le rite. Certains passages gardent néanmoins le sens d’organisateur : Ainsi, pour conserver la vie d’un ami mourant on prie pour que les énergies articulatrices de la durée (les rtu) issues de l’artisan universel (Visva­karman) ne lui fassent pas défaut et on implore en même temps Vācas­pati, le maître de la Parole, pour qu’il engendre l’intelligence (A.V. XIII. 1.18-19). On remarquera que l’activité (rtu) se trouve naturellement sur le même plan que l’intelligence et la parole et procède, comme on peut



1. De dhātu ne reste que peu de traces dans les Veda. On pourrait dire que les rtu engen­drent le rta comme le dhātu les dhāman.

2. Voir R. V. II.1.2 et III.29.10. Au I.164.44. « Trois chevelus se manifestent selon leur activité propre (rtuthā) : l’un tond tout le long de l’année (feu) ; l’autre par sa puissance divine voit tous les êtres (soleil) ; le troisième ne montre que sa course et reste invisible (vent). »

3. Ce n’est jamais la période d’une durée réelle et déterminée s’étendant d’une saison à l’autre comme on l’admet habituellement.

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s’y attendre, du Dieu agent ; traduire par saisons serait trahir le sens de la strophe 1.

En tant qu’actes d’adaptation, les rtu du Rg Veda sont discontinus ; ils forment les nœuds ou coïncidences voulues et, par cela même, effi­cientes qui propulsent peu à peu la trame de l’agencement sacrificiel. Tisser cette trame c’est en connaître les nœuds, les rtu. Un sage védique se lamente : « Je ne sais pas tendre, je ne sais pas tisser ce que tissent ceux qui vont à la joute 2. Quel fils de l’homme pourrait dire ce qu’il faut dire mieux que le père inférieur ? Celui-là seul sait totalement et avec discernement (víjānāti) tisser la trame, celui-là dira ce qu’il faut dire selon l’agencement des actes (rtuthā) ; celui-là comprendra le protecteur de l’immortel, celui qui circule ici-bas et qui voit mieux que tout autre » (R. V. VI.9.2-3). La strophe suivante spécifie que ce père inférieur est le premier sacrificateur qui ne peut être qu’Agni. C’est lui en effet qui « fidèle à l’agencement (rta) possède la science du pouvoir de faire conver­ger les actes (rtu) pour moi (c’est le sacrificateur védique qui parle), lui qui respecte les rtu (acte et moment crucial confondus) ; mais moi, je ne connais pas le maître de celui qui donne cette richesse » 3.

Le’ maître d’Agni' ce doit être les gardiens du séjour de l’inorganisé (anrta) de la strophe quatre, Varuna et Mitra probablement. À la pre­mière strophe, Agni est nommé Asura, terme qui désigne ordinairement Varuna ; le ton général de l’hymne fait d’ailleurs penser qu’il s’agit de Varuna.

Traduire rtu par ordre sacrificiel ne me paraît pas suffisamment exact. S’il est vrai que l’ordre s’effectue grâce à une activité coordonnante, c’est cette activité même en sa capacité de renouvellement qui est au centre de la notion de rtu, et c’est pour cette raison, semble-t-il, que ce terme a eu tendance à prendre le sens d’instant efficient tandis que rta désignait l’ordre passif, la succession continue des actes vus d’une façon globale.

Un texte de l’Atharva Veda rapproche de façon significative rtu de rta. Il faut le citer intégralement en raison de l’intérêt qu’il présente :

« O soleil, tu es monté dans un navire à cent rames, pour le bien-être ; tu m’as fait traverser la nuit, fais-moi de même traverser le jour. Avec le brahman de Prajāpati comme défense je suis revêtu ! Avec la lumière et la splendeur de Kasyapa (principe solaire) ; puissé-je m’avancer avec une longue vie, avec mille durées de vie (āyus), bien fait (sukrta) !... Je suis protégé par l’agencement (rta), par tous les actes d’agencement (rtu ou articulations temporelles) ; protégé par ce qui est et ce qui doit être ; que ni la mort, ni le mal ne m’atteignent. Qu’Agni… me protège tout autour, que le soleil en se levant, écarte les liens de la mort… ; que mille souffles vitaux (prāna) demeurent en moi » (XVII.1.26-29).

Il faut probablement rattacher rta, l’agencé, à ce qui est, et rtu à ce qui doit être (bhavya) : c’est-à-dire l’agencement en cours, dans le pre­mier cas et, dans le second, les actes qui propulsent la durée à venir.



1. Cf. A.V. XVIII.4.2, où les dieux et les rtu organisent (ktp —) le sacrifice.

2. Sur samara, la joute qui est ici d’ordre oratoire et peut néanmoins faire allusion à la lutte qui conquiert le jour, voir ci-dessous p. 39 et R.V. I.45.7.

3. Veda me devá rtupā rtunām… R. V. V.12.3.

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C’est grâce à l’agencement et à tous les moments efficients du sacrifice, à savoir ses actes concertés, que la continuité est assurée, que l’on est bien façonné (sukrta) et qu’on possède d’innombrables durées 1 ou souf­fles qui écartent, à chaque instant, la mort.

Même rapprochement, voulu encore, entre rta et rtu dans le passage sui­vant où l’on implore la protection d’Agni pour le pêcheur en péril : « Agni, le gardien des rtu, est celui qui suit l’agencement (rtāvān) » (R. V. III.20.4).

Parmi tous les dieux ou principes sacrificiels, Agni est le maître des actes et moments sacrificiels, les rtu. Voici quelques strophes de l’hymne X.2 du Rg Veda qui donnent le ton des hymnes à Agni :

(1) « Rassasie les dieux, comble leurs désirs, ô dieu très jeune, connais­sant les moments rituels (rtu), ó maître des moments ! Avec les ministres des moments (rtvij), ó Agni l tu es le plus vénérable des sacrificateurs.

(3) “Nous sommes entrés dans le chemin des dieux (le sacrifice) pour nous y avancer aussi loin que nous pourrons. Agni est savant, qu’il offre le sacrifice. C’est lui qui est le sacrificateur ; qu’il façonne les sacrifices, les moments rituels 2.

(4) ‘Si nous violons vos lois, ô dieux ! ignorants que nous sommes, qu’Agni remplisse tout 3, lui qui sait par quels actes convergents il pourra ordonner (le sacrifice) pour les dieux’ 4.

Il est dit dans un passage étrange : ‘(Agni) se façonna en revêtant la forme de tout ; il projeta à l’extérieur les rtu, actes convergents, en extrayant la vigueur du sacrifice’ 5. On peut se demander si ces rtu sont les actes concertés ou les instants efficaces du sacrifice, lesquels en contiennent toute la saveur.

Si Agni est en possession de la science des rtu, c’est qu’il est doué d’une pensée organisatrice, pleine d’intentions et de projets qu’il réalise. Voyant d’avance et de loin (prapasyamāna X.124.2) il fait converger 6 les actes rituels aux moments décisifs, conformément au rta, l’agencement de Varuna qu’il promeut ce faisant.

Si Agni d’autre part est bien né (sujata, susuta), s’il est mieux encore subandhu, le ressuscité « aux bonnes connexions », s’il connaît les nais­sances ou connexions sacrificielles et est nommé de ce fait jālavedas 7 s’il renaît sans cesse, c’est en dernière analyse parce qu’il possède la science des actes rituels (rtu) et de leur adaptation temporelle. Car s’il mérite de



1. Au sens d’une possibilité indéfinie de durées ou d’agencement temporel assurant la continuité de vie.

2. R. V. X.2.3. sa rtūn kalpayāti.

3. Ce qui, dans le sacrifice, fait des trous et des lacunes, l’inachevé.

4. yébhir devan rtúbhih kaipáyāti.

5. Sa visva prati cāktpa rtūnrutsrjate vagi/yajñasya vaga uttiran. /(A.V. VI.36.2).

6. Après avoir mentionné la lumière immortelle, stable, aussi rapide que la pensée, le pre- mier des sacrificateurs, en un mot le feu, la strophe du R. V. VI.9.4-5 s’achève ainsi : ‘Tous les dieux, d’un même cœur, d’une même intelligence ou intention (keta), viennent de points divers (vi) et se dirigent vers le kratu unique’, la force réalisatrice où convergent tous les buts, à savoir Agni.

7. Ce sens de connexion sacrificielle que me suggère L. Renou s’impose pour R. V. I.127.1 où jālavedas est le meilleur ministre du sacrifice, le hotr. S’agit-il de la science de ses propres nais­sances qui sont innombrables ou de celles des dieux ? On se demande à quoi conduirait cette science, tandis que celle portant sur les connexions du rite est la science védique par excellence, celle dont dépend toute efficience.

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renaître, c’est surtout parce qu’il confère l’immortalité aux hommes grâce à sa connaissance prévoyante et organisatrice.

Il est remarquable que tout dieu prévoyant (pracetas) ou doué de pensée intentionnelle (mantu, manyu, kratu), et nommé tel dans le contexte, est généralement imploré non seulement pour dispenser longue vie et non-mort indéfiniment prolongée 1, mais encore pour délivrer de l’angoisse (amhas) ou des liens. C’est que la brisure de la durée de vie et l’angoisse engendrée par l’oppression des mondes confondus se trouvent intime­ment mêlées dans les Veda car elles sont l’effet d’une même cause, l’ina­gencement. Pour remédier à ce dernier l’intervention des dieux est néces­saire ; leur but primordial est d’organiser le cosmos spatialement et temporellement et c’est de l’étreinte de l’inagencé ténébreux et non-étayé que les Dieux protègent leurs adorateurs en leur accordant le vaste déliement (aditi) 2 ou le libre espace (varivas).

Le resserrement, qui est aussi une désagrégation 3 ou une absence de structure, porte atteinte à la durée de vie car il est la mort, l’anéantisse­ment (nirrti). Sans étaiement, en effet, le jour ne se lèverait pas. C’est pourquoi, à chaque aurore, le dieu par son effort démiurgique qui étaie ciel et terre confère aux êtres une durée nouvelle. Ses actes répétés qui fondent les permanences d’ordre spatial sont ceux-là même qui bâtis­sent les durées. Il est dit qu’Agni, par le sacrifice, obtient pour les hom­mes la non-mort comportant la présence d’un héros (le Dieu de l’étaie­ment, Agni) (R. V. X.52.5). L’auteur de l’hymne confond ici immortalité et étaiement en un seul acte.

Parmi tous les dieux c’est particulièrement à la pensée intense d’Agni que les hommes s’adressent car, sur le plan sacrificiel, il est le maître des actes efficaces qui investissent l’homme de durée. Il est aussi le mes­sager immortel qui est prié de conduire jusqu’à l’aurore (R. V. I.44.6-11). Ce passage nous révèle qu’Agni n’a pas seulement un rôle essentiel à jouer au moment de l’aurore mais que, durant la nuit, il assure en quelque sorte la durée et la stabilité de l’univers.

« Il s’élance en mesurant mitádru — 4 en tant que sacrificateur alors que, comme un berger, il fait en personne à trois reprises le tour du sacrifice pour le protéger », — « lui qui est incapable d’erreur et prévoyant » (R. V. IV.6.5 et 2).

L’expression mitádru — appliquée à Agni est précieuse car elle met en relief les deux pôles de son activité : la mesure et l’élan.

La mesure fait partie intégrante de la pensée intentionnelle du dieu ; celle-ci n’a d’efficience, elle n’est satya, fondement de réalité, que parce



1. L’Hymne R. V. I.44.6-11 rapproche les thèmes suivants de façon caractéristique : prolongation de la vie, prévoyance des dieux prévoyants, Agni l’administrateur prévoyant des temps (prácetas et rtuij —), le messager immortel qui est prié de conduire jusqu’à l’aurore. Cf. R. V. I.115.2 et 6 : ‘Le soleil se lève quand les hommes tendent les jougs, (joug) propice en vue d’un but heureux. Aujourd’hui même ô dieux ! dans le lever du soleil, sauvez-nous de l’an­goisse (arnhas) !’.

2. Au R.V. I.43.1-2 c’est Aditi qui amène le remède de Rudra le prévoyant pour la prolon­gation de vie du bétail et des hommes.

3. Savitr, le dhātr, le vidhātr (organisateur), les Āditya, Rudra et les Asvin ! qu’ils protègent le sacrifiant du désagencement (nirrthá) ! A.V. V.3.9.

4. Il est vrai que cette expression peut être prise au sens anodin de « en mesurant sa course ». (L.R.)

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qu’elle est une mensuration exacte et cette mensuration porte sur le rta, organisation rituelle qui est mesure des terrains et des temps sacrifi­ciels : Agni, le signal discriminateur (ketu) 1 des sacrifices, le réalisa­teur du culte (vidáthasya sādhana), l’inspiré (vipra), le père des sacrifices, l’asura… est la mesure (vimāna) et le tissage (vayúna) des Bardes (R. V. III.3.3-4). Il est prié de ‘mesurer (upamā —) le sacrifice du prêtre’ (R. V. I.142.2). Et lui-même proclame : ‘Voyant l’hôte d’une autre branche, je mesure (vimime) les multiples sessions de l’agencement sacré’ (rta) (R. V. X.124.3). L’hôte ici mentionné est probablement le soleil sur lequel le feu rituel modèle son activité, la mesure d’Agni n’étant que la contrepartie sacrificielle de la mesure de l’Agni céleste, le soleil.

Agni n’est pas seulement le dieu qui fixe les normes, il est l’instiga­teur, ‘le cocher de l’intention (kratu) auspicieuse, de la bonne habileté et du grand agencement (rta)’. (R. V. IV.10.2). Il guide (le sacrifice) tout en l’incitant (R. V. X.8.5 ; 1.1.4).

Je ne reviendrai pas sur le fourmillement de textes védiques dans lesquels Agni est prié d’accorder longue vie et immortalité ; je ne citerai que quelques passages intéressants en raison de leur obscurité :

Après avoir chanté Agni, le meilleur des sacrificateurs, le premier (pūrva) des hotr —, celui que personne ne dépasse par les kavi, les poèmes intentionnels et donc efficaces, le chantre poursuit : ‘Puissions-nous dominer dans la compétition (samara), dans les distributions des jours (vidathesváhnām)’ 2. Est-ce une plus grande portion de jours qui est ici désirée ? Ou s’agit-il de la séparation des jours et des nuits dont Agni est le discriminateur (ketu) à l’aurore et au crépuscule ? Qu’on accepte l’une ou l’autre interprétation, c’est toujours d’une prolongation de la durée qu’il s’agit. Les jours ne résultent pas en effet d’une fragmenta­tion d’une durée donnée ; bien au contraire, c’est de l’organisation discri­minatrice des jours que va résulter une certaine durée. L’effort de com­pétition est ce qui rend compte de la fabrication difficile de la durée.

Le passage qui vient d’être cité n’est pas isolé dans le Rg Veda : ceux qui luttent au VI.9.2-3 sont ceux qui savent tisser avec discrimination et complètement (vi) la trame sacrificielle, selon l’agencement des actes (rtuthā). Au 1.45.7 les dieux ont établi Agni dans le sacrifice d’un jour (divisti) comme le sacrificateur, le prêtre qui se conforme aux temps efficaces (rtvija).

En quoi consiste cette compétition nommée samara ou kāra, ce dernier terme désignant l’instant éminent du succès ? Le combat n’est que la lutte cosmique dont le héros est Indra ou Agni et dont l’enjeu est le lever du soleil. Le héros soulève courageusement la masse énorme du ciel et permet ainsi au soleil de tisser la trame spatiale et temporelle de la conti­nuité. Les bardes védiques par leur compétition ne font qu’imiter ce combat en tissant par leurs paroles la trame de l’hymne ou le fil du rite, à l’image du kavi, le poète cosmique, le soleil, qui tend son fil lumineux dans l’espace. L’hymne doué du plus grand kavi, l’intention efficace (ku), est l’arme qui va faire apparaître le jour en détruisant ses ennemis innom­brables, les ténèbres amorphes, inorganisées, à l’étreinte angoissante.



1. Cette traduction du terme ketu est empruntée à L. Renou.

2. R. V. V.3.6.

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Un autre passage intéressant ramène aux rtu et à la tradition des Brāhmana dont on perçoit ici une claire transition : Dans Rg Veda I.94.4 il est dit à Agni : « Apportons du combustible, préparons les dons pour toi, en éveillant ton attention à chaque jointure 1. Secours nos prières afin que notre vie se prolonge ». Et au X.53.1 : “Celui que nous avons recherché par la pensée, lui qui comprend (cit —) les articulations (parus), qu’il prononce la formule d’invitation au sacrifice…”

Ces jointures (parvan ou parus) sont les articulations du jour et de la nuit ; elles sont peut-être aussi dès le Rg Veda celles du mois, de la nou­velle et de la pleine lune et les articulations des saisons qui joueront un si grand rôle dans les Brāhmana.

Le parvan est le moment crucial du coucher du soleil ou de son lever : moment périlleux entre tous, car c’est de ces nœuds temporels que dépend la prolongation de la durée ou sa cessation. Vastu et aktu, les deux crépus­cules, sont des instants particulièrement efficients (suffixe « tu »), ceux où sont offerts l’agnihotra, les feux journaliers.

Agni s’identifie au feu solaire, le hotr appartenant à Yama le dieu de la mort, (3) quand il dit : C’est moi qui avais disparu maléfiquement (ápam­lukta) et qui, de façons diverses, me trouvais en des situations difficiles (R. V. X.52.4). Apamlúc — caractérise le soleil disparaissant dans les eaux.

Les jointures (parvan) ne diffèrent guère des rtu que l’Atharva Veda nommera, à plusieurs reprises, « les dents de l’année » ; tantôt ces dents sont au nombre de douze, ce sont alors les mois (XI.6.22) ; tantôt, sans préciser, le poète dit : « J’ai mangé le plat de riz avec les rtu comme dents » (X1.3.37).

La Vajasaneyi Samhitá (XXIII.40-41) bien que plus tardive est instructive à cet égard ; au cheval sacrificiel qu’on découpe on dit en jouant sur le sens du mot rtu : « Articulation (rtu) après articulation, que les rtu, les articulatrices, tes dépeceuses, découpent tes articulations. Qu’avec le tranchant (tejas) de l’année laborieuse elles te travaillent. Que les demi-mois et les mois tranchent tes membres, te travaillant, que les jours et les nuits remettent en ordre ce qui est luxé. » Et le texte pour­suit en accentuant, sans équivoque possible, le sens de rtu, articulation : « Que les officiants divins te tranchent et te découpent, que toutes celles qui travaillent disposent tes membres par articulation » 2.

C’est en tant qu’actes qui ont pour fin d’articuler les saisons, les mois etc., que les rtu sont doués d’une efficience fulgurante (tejas) en ce qui concerne le découpage des articulations du cheval sacrificiel, symbole du soleil. Ils sont le tranchant de l’année 3, celle-ci n’ayant de réalité effective qu’à l’intersection des actes rituels qui la promeuvent. Ces actes sont en même temps les articulations temporelles qu’il n’est pas aisé de franchir, celles qu’il faut apprendre à attacher solidement, tâche propre à Agni qui connaît les lois de leur adaptation.

Un hymne de l’Atharva Veda nous mène au seuil des Brahmana : « Qu’à ce sacrifice Visnu unisse (yuj —) de façon variée les ferveurs (tápas),



1. Citayantab párvanāparvanā. Parvan et son doublet parus désignent, au sens premier, les neeuds des articulations de la plante du soma.

2. Traduction empruntée presque totalement à L. RENOU, Hymnes Védiques, p. 119. 3. Le rtu est le tejas de l’année dans la Kausitakī 13. U. 1,6.

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les bien jointes (suyuja). Qu’à ce sacrifice Tvastr unisse de façon variée les formes (rúpa), les bien jointes… » Et chaque dieu, à leur suite, accomplit sa fonction propre d’articulateur rituel, la plupart d’entre eux, Agni, Savitr, Indra, Bhaga, etc. étant nommés expressément des êtres pré­voyants (V.26.7-8 et I.3-9).

Dans un autre passage du Rg Veda Agni est qualifié de « meilleur des sacrifiants », parce qu’il comprend les nœuds ou articulations (parus) de la plante du soma et, partant, du sacrifice (X.53.1).

Pour quelle raison, se demande-t-on, Agni possède-t-il une telle scien­ce ? Cette question ne comporte qu’une réponse : l’agni terrestre n’est qu’une réplique de l’Agni céleste, le soleil qui est le prototype des sacri­ficateurs, celui qui connaît les temps parce qu’il les crée effectivement, lui le discriminateur, il discerne (vijñā —) et sépare efficacement et inten­tionnellement le jour de la nuit.

CONCLUSION

À côté du temps caractérisé par la rapidité et l’efficience, l’instant décisif que connote abhika et kāla 1, on peut distinguer dans les Veda plusieurs cosmogonies de la durée :

La durée d’un devenir mystérieux, substantiel, organique, qui est la croissance du soleil, l’embryon d’or au sein des eaux maternelles (salila). Mais ce continu de croissance obéit au rythme alterné du jour et de la nuit et la croissance s’achève, inévitablement, par la décroissance et la mort.

À côté de ce schème temporel très primitif il existe deux autres types de durée : celle qui résulte d’un effort violent, le soulèvement de la masse céleste par l’étai cosmique, skambha ou Indra, et celle qui procède de l’agencement, œuvre d’un dieu intelligent, sage, patient et prévoyant, Varuna, Rbhu, Agni etc. Participant à ces deux sortes de durée notons encore la durée du forgeron ou du charpentier lequel extrait la coupe céleste indivise, ciel et terre, de l’arbre cosmique.

Mais ces divers aspects de la durée qui englobent les plans du vital, de l’activité et de la pensée ont un caractère en commun : la durée n’ex­cède pas la période du jour et de la nuit car l’unité de temps, qui devien­dra l’année sacrificielle à l’époque des Brāhmana, demeure encore le jour ou la nuit pour les rsi des Veda.

Si l’agencement des temps fait preuve de plus d’adresse ainsi que de science de la mesure de la part du dieu qui adapte, tisse ou façonne, la durée de l’étai Indra exige un plus grand déploiement de force mais, ici et là, l’exécution d’un projet demeure au premier plan.

Laissant de côté la durée organique propre à la substance solaire sur laquelle je me suis étendue et m’étendrai encore, je n’envisagerai que les particularités des deux dernières durées.

Comparé à Varuna ou à Agni, Indra n’est pas un dieu qui sait, il n’est qu’un héros qui veut, qui lutte et dont l’élan (susmā) est irrésistible.



1. Voir ci-dessus p. 9. On comprend maintenant que kāla, le temps, se rattache à kara, la victoire emportée dans une joute oratoire dont la portée est cosmique et qui a pour fin de faire lever le soleil ; la rapidité de la pensée et de la parole apparaissant comme le gage certain du succès.

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(R. V. II.12.13). Sa tâche essentielle consiste à dérober le soleil pour ceux qui étaient dans l’angoisse, puis à le faire avancer pour le mortel. C’est ainsi qu’il conquiert le jour pendant la nuit (R. V. IV.30.4 et 6).

Sa puissance agressive et triomphante se manifeste d’une double manière : dans l’instant par sa force destructrice (savas), dans la durée par son effort d’étaiement.

Le temps foudroyant (javasā) de la destruction est l’instant critique où Indra, « le rapide », frappe de son foudre d’airain Vrtra-le-serpent qui enveloppait les eaux qu’il avait englouties et croissait dans les ténèbres sans soleil 1. Ce temps est également 2, et selon certains passages 3, l’instant de la chute de Vrtra. Mais cette chute où la résistance vaincue s’effondre, s’écrasant à terre sur laquelle elle gît déchiquetée, est aussi le moment même où Indra exerce ses forces de soulèvement et de gonfle­ment « en remplissant de sa personne l’atmosphère » (R. V. I.51.2) : Aussi­tôt les « ténèbres aveugles » anéanties (IV.16.4), le dieu victorieux qui « meut l’immuable » (acyūta) (IV.17.5), redresse la voûte céleste, « étaie le ciel », « en exerçant une pression sur la voûte brillante » (R. V. I.81.5). Les images de chute et d’étaiement se trouvent mêlées diversement selon les chantres.

L’étaiement comporte la durée de l’effort vigoureux qui va ouvrir une issue au devenir tumultueux de l’universel gonflement : gonflement des eaux délivrées de leur encerclement, gonflement du ciel, de la lumière obstruée etc., dynamisme puissant qui a son origine en Indra « gonflé » par le soma, les formules et les énergies de ses adorateurs (R. V. II.11).

La volonté efficiente, intentionnelle (kratu) d’Indra s’exerce contre une matière résistante, lourde, passive et opaque : l’inertie de l’inorga­nisé. Cette lourdeur revêt des formes diverses : elle est tantôt la pierre, montagne ou caverne qu’il lui faut fendre de son foudre ; elle est surtout la résistance énorme du ciel épais de la nuit ou de l’orage ; le resserre­ment angoissant des ténèbres. La force inlassable d’Indra a pour fonc­tion de soulever ce poids et d’engendrer la lumière et le libre espace, rôle qui appartient également à l’étai ou arbre cosmique qui soutient la voûte céleste.

La durée du jour dépend donc de l’effort dressé de l’étai, axe de l’uni­vers, ou du dieu triomphant, Indra.

Une chose importante doit être signalée : l’Inde védique n’est guère frappée par la fatalité de la chute au crépuscule du soir ; elle ne men­tionne l’armée envahissante et amorphe des ténèbres que pour implorer, à l’aurore, l’aide du dieu ; elle n’est sensible qu’au courage des recom —



1. Le monde avait été avalé, il était dissimulé et aboli (apa) par la ténèbre (R. V. X.88.2).

2. Sur la simultanéité du meurtre et de l’étaiement, les textes abondent : en tuant le ser­pent « accroché à 1 a montagne » Indra créa le soleil, le ciel, l’aurore. (R. V. I.32.2-4). « Lorsque tu tuas Vrtra… alors tu fis monter le soleil au ciel »… (1.51.4).

3. Sur l’abîme des ténèbres sans fond, lieu de destruction où tombent Vrtra et les Asura voir R. V. VII.104. Au V. 32.7 il est dit que Vrtra est mis au plus bas de toutes les créatures. À côté des ennemis qui cherchent à escalader le ciel (VII.104.8-9, 30) existe le mythe certaine­ment plus ancien du Serpent des profondeurs, Ahi budhnya, étrangement valorisé comme les eaux primordiales et qui, ambigu à la manière des Asura et de la maya, est bénéfique tout en possédant, en tant qu’Ahi ennemi d’Indra, un redoutable pouvoir dévorant et destructeur. (R.V. VII.35.13 ; X. 93.5 ; X. 92.12.)

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mencements, à la prodigieuse montée des énergies, à la joie de la réappa­rition de l’aube.

Au temps actif par excellence, le moment où Indra frappe la résistance enveloppante, Vrtra-le-serpent, on peut comparer le temps non moins actif de l’agencement. Ce temps, ainsi que nous l’avons vu, n’a de réalité, c’est-à-dire d’efficience, que dans les moments où se concertent les actes divins ou sacrés. C’est ce que nous a enseigné l’examen du terme rtu, activités répétées en vue d’une même fin et, au sens secondaire, mo­ments actifs. Nous avons vu que ces rtu ne sont pas des époques compor­tant une durée mais les charnières qui constituent l’articulation tempo­relle marquante des parties du sacrifice et dont dépend l’agencement cosmique. Scandant le début des périodes, ces articulations sont une force d’appui, le départ d’une nouvelle organisation.

Dans cette succession d’actes qui lient les moments on chercherait en vain une continuité donnée : la continuité n’est que le fruit de l’activité édificatrice qui reprend jour après jour.

Considérés en leur succession les actes sont agencés selon un ordre cohérent, le rta, fondement de la stabilité et de la durée du cosmos. Si le temps des actes concertés est particulièrement efficace, c’est parce que les prêtres (rtvij) connaissent les rtu, les actes accomplis à leur juste temps et à leur juste place et qui s’intègrent, de ce fait, dans un cosmos dont ils forment l’ordonnance. Grâce à leur science des normes, les prêtres construisent un temps qui échappe à toute évanescence car c’est un temps voulu et pensé par des êtres prévoyants, un temps répondant à un des­sein. C’est ce qui explique que l’œuvre bien faite (sukrta) confère un monde également bien fait, longtemps après que le sacrifice a été accompli.

Si l’on garde présent à l’esprit que l’ordre temporel répond à une hié­rarchie de moments, on comprendra les derniers vers d’une strophe à Varuna (R. V. II.28.5) : « Détache de moi le péché comme une corde ; puissions-nous, ô Varuna, faire heureusement jaillir la source de l’agence­ment rituel (rta). Puisse, quand je tisse ma prière, la trame de l’étoffe ne pas se briser ! Que mon œuvre laborieuse ne soit pas interrompue avant le rtu ».

Ce rtu n’est-il pas la coïncidence des actes rituels, ces centres de causa­lité que pose la pensée organisatrice ? L’œuvre sacrificielle irait ainsi de rtu en rtu, de maillon efficace en maillon efficace, jusqu’à l’achèvement de la cérémonie.

Sous cet angle la durée de l’agencement apparaît surtout comme la durée d’un tissage ou encore celle du forgeron : « tissage solaire des che­mins faits de lumière et tissés par la pensée (dhi) », ce fil qu’on étend en marchant « le long du rayon de l’espace » (R. V. X.53.6) ; « le fil du fil où sont tissés tous les êtres », « fil de l’agencement que Matarisvan mesure par la pensée » et qui est également l’étai cosmique 1.

À côté du temps du lent tissage il existe une durée du forgeron (kār­māra) « avec ses jours de labeur » (R. V. IX.112.2), l’ouvrier par excel­lence des Veda, à savoir Brahmanaspati, « le maître du brahman », des connexions « qu’il a soudé en soufflant (samdham —) comme un forgeron (X.72.2). Mais quelle est son œuvre de forge se demande-t-on ? Le pada



1. A.V. XIII.3.19-20 et I.6 ; X. 8.37-38. Cf. R. V. X.5.3-6.

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suivant nous donne une brève explication : “Dans l’âge antérieur des Dieux l’être est né du non-être (asat)”. Si le non-être est ce qui est dé­pourvu de connexion, l’être au contraire apparaîtra précisément comme ce qui est soudé ou mieux encore forgé, adapté.

A côté de Tvastr et des Rbhu aux mains habiles, célèbres par leurs œuvres forgées (chars et roues), il faut placer Visvakarman, l’omnifai­seur « qui soude en soufflant ciel et terre par ses bras, à l’aide des plume ». (R. V. X.81.3).

Dans ces divers types de durée on ne trouve aucune trace d’une durée donnée coulant d’un flot continu et uniforme ; il est même probable qu’une durée qui ne serait pas le résultat d’une activité n’ait pas même effleuré l’esprit des poètes védiques, parce que cette durée ne présentait aucun intérêt à leurs yeux, elle s’intégrait mal à leur cosmos dynamique 1.

Les diverses continuités que nous avons examinées ne sont pas ache­vées une fois à jamais : elles doivent être sans cesse reprises : “Bien des aurores et bien des automnes ont vu (Indra) frapper Vrtra !” (R. V. IV.19.8).

Le rythme alterné des deux fileuses, le jour et la nuit, forme la notion temporelle primordiale. L’expression qui traduit la continuité, » tan — “, demeure un tissage et cette activité doit recommencer indéfiniment, la trame que filent le jour et la nuit étant sans fin.

La stabilité et la sécurité tant implorées des dieux dépendent donc de l’activité bien réglée qui rythme l’alternance diurne et nocturne. Pour ce motif nous n’avons pas une continuité unique, immédiate et durable, mais de nombreuses continuités construites avec difficulté et qui demeu­rent précaires.

On ne peut maintenir les structures spatiales (dharman) qu’en recom­mençant sans cesse l’acte structurant ; ne dure également que ce qu’on peut refaire inlassablement : les structures de l’espace ne sont guère plus permanentes que les structures du temps, ces organisations de mo­ments efficients.

Dès l’époque védique il apparaît que ce qui est issu d’un effort — et tout est issu d’un effort à l’exception du mystérieux pada — est voué à la destruction en raison de la nature intermittente de cet effort, mais cette intermittence est celle d’un rythme nécessaire : l’effort peut être indéfi­niment repris et stabilité et durée se trouvent ainsi assurées.

***

Un problème difficile se pose au sujet de l’immortalité amrta, textuel­lement, la non-mort. Cette immortalité apparaît, ainsi qu’on l’a montré, comme une prolongation indéfinie de la durée ; elle est le propre d’un univers bien structuré et en rapport direct avec la mesure exacte. A l’ins­tar de la durée, cette immortalité n’est pas une donnée immédiate, elle



1. La durée de croissance nocturne du soleil qui remonte à un lointain passé dont les rsi ont perdu la clef n’a rien d’une durée effective : les rsi qui la chantent comme un mystère paradoxal ne mentionnent pas la durée qui s’étend entre la chute du jour et la naissance : ils ne s’intéressent qu’au moment où le soleil accru va naître, à la jonction difficile de la nuit et du jour. Quant à kala, le temps en soi source de toute activité, il n’apparaît qu’à la fin de l’époque védique.

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n’échappe pas à la perpétuelle reconstruction qui semble la loi de l’uni­vers védique. On ne naît pas immortel, on le devient et c’est jour après jour que l’immortalité se constitue : « L’amulette que Brhaspati a atta­chée pour le vent rapide, portant cette amulette les eaux s’écoulent tou­jours, inépuisables ; elle leur confère l’immortalité de plus en plus, lende­main après lendemain… » 1 Nous trouvons de même : “Que Savitr incite (sū — ) pour nous de nombreuses immortalités.” (A.V. VI.1.3).

Naître indéfiniment c’est là l’immortalité et ceux qui naissent, le soleil et le feu, sont aussi des immortels, les gardiens mêmes de l’immor­talité qu’ils procurent aux hommes.

L’organisation de l’immortalité qui ne diffère pas de l’organisation du temps de vie n’est que la trame dynamique de l’agencement, l’insti­tution suprême, “le tout à une seule forme (visva... ekarūpa)” (A.V. II.1.1-5). Cette forme unique nous mène au seuil du domaine mystérieux, au lieu originaire, matrice ou nombril, en deçà de toute mesure, de toute réalité (sat) humaine. Et c’est du nombril ou du moyeu (nābhi) immobile, racine de l’organisation, que surgira l’immortalité.

Par delà la non-mort il est donc nécessaire de faire place à l’intemporel, l’indifférencié, l’immobile et le non-né (aja), source de l’immortalité aussi bien que du temps mobile 2 : “Le septième de ceux qui sont nés ensemble est né seul, dit-on, six étant jumeaux : ce sont les sages, ces fils des dieux. Fixés selon la loi, leurs (jours) aimés se mettent en marche, changeant de forme, dans une (roue) immobile” 3. Nous avons là les six saisons formant douze mois et le treizième mois souvent identifié à l’année même. L’immobile est l’année intemporelle, le moyeu de la roue qui est égale­ment le nombril du Père.

Cette intemporalité est ambiguë comme l’Asura auquel elle se ratta­che : elle apparaît, selon que l’éclairage est plus ou moins asurique, comme une inorganisation primordiale, dévorante (nirrti), un désordre qui est facteur de néant tout comme l’organisation est facteur de réalité (satya) ou, plus paradoxalement, comme l’origine de l’agencement temporel. On pourrait ainsi distinguer l’immortalité des dieux qui se rattache direc­tement à l’ordre et à la mesure et qui est une organisation supérieure du temps, de l’intemporalité associée à l’inagencement des origines, alors que l’Asura régnait seul.

Un hymne tardif du Rg Veda pose l’Un antérieurement à l’être et au non-être, avant qu’il accède à l’être : “Il n’y avait alors ni mort ni immor­talité (amrta), aucun signe ne distinguait la nuit du jour, les ténèbres cou­vraient les ténèbres” (X.129.1-3). Ce chaos est bien proche de l’inagence­ment décrit par des hymnes plus anciens.

Le retour à I'intemporel originaire est sensible dans l’hymne II.1.4-5 de l’Atharva Veda : Agni, le feu terrestre et solaire, le premier-né de l’agencement, reçoit de ce fait le nom de dhāsyu « celui qui cherche sa place » 4, le fondement stable (dhāma), et cette place est la matrice (yoni) :



1, A.V. X.6.14. Nous verrons que dans les Brahmana le temps considéré en la totalité de sa durée (l’année) n’est pas une donnée et qu’il se construit jour après jour.

2. Voir cl-dessus, p. 15.

3. I.164.15. Traduction L. RENOU, Anthologie Sanskrite, p. 22, Paris (1947).

4. V.1.2. Cette interprétation étymologique du terme’ dhāsyú’ m’est suggérée par L. Renou.

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« J’ai 1 entouré tous les mondes pour voir la trame tendue de l’agence­ment, c’est là où les dieux, quand ils ont eu atteint l’immortalité, se sont mis en marche vers leur matrice commune, yoni ».

Un autre hymne du même recueil (V. I. 1-2) mentionne l’être qui, en quête de sa place (dhāsyú) 2, est entré le premier dans la matrice et dont la vie est immortelle ; ce dieu, nous dit-on de façon significative, com­prend la parole inexprimée « anudita » 3 ; il a donc pénétré aux sources de l’immortalité, jusqu’au domaine de l’inagencé où tout est « en secret » (II. 1.1-2).

Pour bien comprendre le caractère spécifique de la non-mort, il faut en étudier les deux pôles : la naissance du temps organisé en jours et la matrice synonyme de mort et de renouvellement. Le cours solaire nous donnera une exacte appréhension de ce devenir cyclique.

“Quand les êtres propres au sacrifice ont instauré le feu (Agni) au ciel en tant que soleil, fils du déliement (Aditi) 4, lorsque se produisit le couple qui se succède (le jour et la nuit), alors tous les êtres virent au-devant d’eux (prāpasya). Les dieux firent d’Agni le signal discrimina­teur (ketu) des jours pour le monde entier” 5. Dans ce passage la nais­sance du jour est liée à la vision qui étend l’espace et le temps ; cette prévoyance est ce qui mène à l’immortalité parce qu’elle est organisatrice : par elle la nuit et l’aurore sont bien ordonnées.

Nombreuses sont les descriptions du retour à la matrice, le lieu secret et intime ; elles forment un thème particulièrement cher aux rsi de l’Atharva Veda : le soleil est “celui qui a fait mugir la mer originelle (salila) par sa grandeur après s’être fait une triple matrice où il était gisant ; le veau de Kāmadugha (la vache qui trait les désirs), de Virāj, a caché ses corps au lointain reculé” (A.V. VIII.9.2).

“Rohita (principe solaire) a gravi le ciel avec son ardeur ascétique (tapas)… Il retourne dans sa matrice puis il renaît” (A.V. XIII.2.25).

“Il inspire et expire, le purusa (homme cosmique) caché dans le sein (garbha). C’est quand tu l’incites, ô souffle, qu’il renaît à la vie” 6.

Enfin le soleil, en tant que novice, est introduit comme embryon en son maître (ācārya, textuellement « là où l’on va », à savoir la mort et Varuna) et le maître le porte trois nuits dans son ventre, puis le novice naît (A.V. XI.5.3). Ce même novice, au vers 7, s’incarne comme embryon dans la matrice de l’immortalité. Si mort et souffle d’immortalité sont



1. Dit le poète du ciel, l’Agni-soleil qui est celui qui « en un même jour entoure le ciel et la terre ». A.V. VI.8.3 ; II.1.4.

2. Cf. A.V. IV.1.2. Pour le premier des dhāsyú (le feu sacrificiel) on prépare le chaudron de lait chaud (gharma), symbole de la matrice des eaux, dans laquelle le soleil cherche refuge : « Le parent du dhāsyú », Agni, a découvert ainsi son propre lieu (svadhā) (3) dans la matrice sacri­ficielle. Cet hymne qui joue sur la racine dhā — chante également le retour aux origines, ce même svadhā, le fondement (dhā) personnel (sva) (7), matrice (yoni) de l’être et du non-être (1), c’est-à-dire de ce qui est agencé et de ce qui ne l’est pas.

3. Sur l’inexprimé, voir son rôle dans les Brahmana, ci-dessous p. 83-84

4. Aditi, qui se délie, l’Androgyne à la fois père, mère, fils etc... ce qui est né et ce qui doit naître (R. V. I.89.10).

5. R. V. X.88.11-12. Cf. VI.7.5.

6. A.V. XI.4.14. Cf. 20 et X.8.13 et 28.

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ainsi étroitement associées 1 c’est parce que la matrice (yoni) fait l’objet d’une valorisation ambivalente ; avec le ventre du maître et de l’asura elle est ce qui engloutit, le principe actif de la dissolution (nirrti) 2, mais en même temps le principe même de la naissance ; elle est être et non-être, mesure et sans mesure ; elle est lien et déliement ; de sorte que celui qui a trouvé son lieu intime, le dhāsyu, en est aussi le prisonnier ; replié sur lui-même, « ayant rentré ses extrémités », il dort, et il lui faut une aide extérieure pour sortir de ce domaine ambigu. La matrice cosmique énigmatique, autour de laquelle s’accumulent tous les paradoxes, échappe au temps tout en demeurant la source de la croissance de l’embryon solaire et source également de sa mort. D’elle surgit l’étai cosmique 3 qui mesure le temps et l’espace et qui n’est qu’un aspect du fils-soleil.

Comment doit-on comprendre ce retour à la matrice ou au ventre, nombril et pada caché (guha) ? Faut-il y voir un phénomène d’inver­sion ? En un sens oui, car cette hypothèse se trouve corroborée par le fait que la nuit détisse ce que le jour a tissé. Mais ce retour exprime avant tout un cycle de renaissances, de rajeunissement et par consé­quent d’immortalité : nous avons vu que l’embryon d’or repose en une matrice d’or et l’or représente aux yeux des rsi l’immortalité.

Si l’immortalité des principes sacrificiels, feu, soma, brouet… est bien assurée du fait qu’elle dépend d’un effort toujours repris qui les fait renaître dans la matrice sacrificielle, tout comme le soleil renaît inlassa­blement dans la matrice cosmique des eaux, il reste à se demander de quelle manière les rsi entendaient conférer aux hommes la non-mort.

Cette non-mort se rattache à celle du feu sacrificiel ; à l’instar du feu céleste, le soleil, le feu terrestre réside dans le yoni du rta, la matrice de l’agencé, l’autel du sacrifice. C’est là où il est engendré sans cesse à nou­veau. Cette matrice est aussi celle du bien-fait, le sukrta, ou le monde céleste du bien-fait : installé (nisad) en ce lieu, Agni accorde l’immor­talité. C’est là encore où le sacrifice après avoir été tissé, étendu (vitata), agencé (klp —) et parfaitement achevé (sámsthita) emmène celui qui a sacrifié, en suivant l’ancien chemin des (sacrifices) qui furent offerts. (A.V. XVIII.4.13 et 15).

Les hommes qui atteignent le ciel sont des hommes bien faits, au sens de bien agencés, bien mesurés grâce à leurs actes rituels. Le feu les élève de ce monde-ci au monde du « bien fait » et là, ils jouissent d’une durée elle-même bien faite, c’est-à-dire du temps construit consistant en un millier de vies (āyus) 4, le nombre mille exprimant l’indéfini même, à savoir l’immortalité.

La bonne structure est fréquemment mentionnée dans les Veda : elle est en effet ce vers quoi tendent tous les efforts : « (Par le bœuf de trait) les dieux, laissant le corps, montèrent au ciel jusqu’au nombril de l’im —



1. A.V. X.7.25 : “Là où sont rassemblés mrtyu et amrta, mort et non-mort.” X.10.26 ; XI.4. 11 ; XIII.3.3. Cf. XII1.4.24-25 : “Celui qui connaît cet Un, le Dieu, il est la mort et l’immor­talité”.

2. Le suffixe “ti” implique activité d’où désagencement effectif.

3. Voir les hymnes de l’Atharva Veda X.7 et 8 au skambha, l’étai cosmique. La moitié cachée et mystérieuse qui fait le thème de l’hymne X.8.13 est la matrice dont on se garde de prononcer le nom.

4. A.V. VI.120.3 et 121.1-3.

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mortalité ; par lui puissions-nous aller au monde du bien fait… » (A.V IV.11.6).

La fin de l’hymne XI.1.35-7 du même recueil s’adresse au bouc sacrifié : « Va siéger au monde des bien faits ; c’est ce qui nous est parfaitement préparé (sarmskrta)… O Agni, façonne comme il convient les chemins qui mènent aux dieux ; de par les chemins bien faits (sukrta) que voici, puissions-nous suivre le sacrifice… puissions-nous aller au monde du bien fait en gravissant la lumière (svar), la voûte suprême ». Les expres­sions samskr — sukrta, klp —, traduisant la bonne activité façonnante ou son œuvre, sont consciemment et volontairement rapprochées dans ces vers.

Agni également « est prié de faire passer le sacrifiant au monde du “bien fait” comme on traverse un fleuve avec un bateau » 1. En tant que hotr on l’implore de placer « le sacrifice dans la matrice de ce qui est bien fait (sukrta) » : « C’est ta matrice d’où tu brilles à ta naissance confor­mément à l’acte rituel » (R. V. III.29.8-10).

Dès les Veda le sacrifiant s’est fabriqué une personne immortelle for­mée de ses actes sacrificiels, les sukrta, réalisés selon la norme. Par leur agencement effectif, les rtu, il a conquis la non-mort.

Le monde immortel possède deux caractéristiques : il est sukrta et samskrta, parfaitement fait et complètement achevé, comme le sacrifice dont il n’est que la réalisation.

Les défunts qui, durant leur vie, ont fait et dit le rta, jouissent d’un devenir cyclique, l’agencement (rta) leur étant assuré. Quant aux impies, ils vont à la dissolution (nirrti), à l’inagencement.

Si on reprend le schème de la roue cosmique de l’année, la non-mort se trouve sur la jante tournoyante, au niveau des jours et des nuits bien ordonnés et solidement reliés au moyeu. C’est du moyeu intemporel que procède le mouvement rythmé à deux temps et qui dépend d’actes sacrés et mesurés.

Quant à l’intemporalité du moyeu originaire, à la nature ambivalente, nous ne savons à peu près rien. Les Brāhmana seront, eux aussi, réticents à l’égard de cette intemporalité qui échappe à toute mesure et à toute parole.

L’année cyclique fait donc son apparition dans le Rg Veda à la faveur de cette roue de l’agencement (rta), mais ce n’est que dans les Brāhmana qu’elle fera figure de divinité suprême.

1. A.V. IV.33.8.



CHAPITRE II LES BRĀHMANA

Les Veda nous mènent à la conclusion que n’est continu, ne dure véri­tablement que ce qui se renouvelle indéfiniment grâce à un acte rénova­teur : ce qui est agencé à l’image des rayons dans le moyeu de la roue ou ce qui est tissé comme les fils de l’étoffe, adaptation et tissage faisant l’objet d’une activité toujours reprise au niveau même des jours et des nuits.

Les Brāhmana s’emparent de cette organisation spatiale et temporelle, ils l’approfondissent et la systématisent. Pour construire l’année, ils tendent, eux aussi, la trame sacrificielle et font tourner la « roue tour­noyante des dieux ». Ils édifient en outre l’autel du feu, construction minutieuse qui dure une année entière et assure au sacrifiant l’immor­talité.

Dans les Veda impulsion et organisation se confondaient quelquefois dans l’acte unique d’une pensée créatrice (mantu, kratu). Ces deux ten­dances seront au contraire bien différenciées et même opposées dans les Brāhmana : l’activité naturaliste (srj —), l’émission qui est tout élan, engendre un temps discontinu, évanescent ; par contre l’activité ritualiste (nirmā — ou abhisamskr —), qui est une construction toute formelle, engen­dre l’année sacrée, une édification intemporelle qui n’a rien d’une durée vécue. Ce qui lui donne son caractère d’unité temporelle n’est que son ordonnance et son agencement interne, à savoir les articulations effi­cientes, parva et rtu, des jours et des nuits qui sont en même temps, et avant tout, des actes rituels ; ces actes qui constituent l’année n’étant pas des actes qui durent mais des actes qui s’enchaînent.

Prajāpati, celui qui possède la force procréatrice 1, est la figure cen­trale et même unique des Brāhmana, le thème de toutes les spéculations car il est le Tout sous son double aspect de tout éparpillé (visva) ou issu d’une dispersion et de tout concentré (sarva) ou mieux, le tout qui est « l’un » (eka).

Prajāpati est l’activité conçue sous ses formes les plus diverses : avant la création il est l’acte spirituel, absolu, concentré, sans manifestation. Lorsqu’il émet le monde en sa multiplicité, il est l’activité détendue, dispersée. Il est enfin l’activité concentrée qui tend vers l’unité des ori­gines lorsqu’il se reconstruit.



1. A.V. XIX.17. Prajánanavant, Prajapati possédant force procréatrice ainsi que ferme support (pratisthá).

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Outre ces trois aspects consécutifs, Prajāpati revêt encore trois aspects simultanés : il est à la fois le procréateur, l’année et le sacrifice. En tant que procréateur il est le maître et le Père de tous les êtres ; le point ini­tial de sa prolifération étant la semence (retas).

Si, laissant le plan naturaliste, on aborde le plan ritualiste, Prajāpati apparaît alors comme l’année : « Prajāpati se dit en lui-même, en vérité, j’ai créé une contrepartie de moi-même, l’année, c’est pourquoi on dit : Prajāpati est l’année… du fait que samvatsara, année, consiste en quatre syllabes comme Prajāpati, l’année est sa contrepartie (pratima) » (S. B. X I.1.6.13).

Sur ce même plan, il apparaît aussi comme le sacrifice : « S’étant donné aux dieux, il créa cette contrepartie de lui-même, le sacrifice ; c’est pour­quoi, dit-on, le sacrifice est Prajāpati » (S. B. XI.1.8.3).

Tout comme le point initial de sa prolifération était la semence, le point initial de l’année est le jour ou la nuit, et celui du sacrifice est l’acte rituel.

C’est en articulant les jointures corporelles et mentales de Prajāpati-le­-procréateur qu’on reconstitue son corps ou sa personne morcelée (ātman) ; en articulant de même les jours, nuits et saisons (rtu), qui sont ses articulations rituelles, on reconstitue l’année ; enfin, en articulant entre eux les actes sacrificiels, paroles, gestes etc, on restaure le sacrifice.

Il y a correspondance, mieux même, identification entre ces trois sortes d’articulations, parce qu’elles sont posées par une seule et même activité sacrificielle.

Prajāpati, l’année, en sa dispersion germinale

Dans le Rg Veda la figure de Prajāpati n’apparaît guère : le « procréa­teur des mondes », Prajāpati, n’est qu’une épithète de Savitr (IV.53.2), mais il existe un nrpati, maître des créatures qui, sous l’aspect du père procréateur, le ciel, s’unit à sa fille. Son germe (retas) « qui, répandu au firmament et sur la terre » engendre tout ce qui existe est, au même titre que l’agencement, un don (rādha) 1.

Si cet acte du père est à l’origine même des choses comme l’hymne le laisse entendre, l’agencement spatial et temporel ne serait qu’une consé­quence de cet acte procréateur. Le germe éparpillé (viyanta) au firma­ment (sānu) tombe dans la matrice du bien fait (sukrtasya yoni), l’autel du sacrifice, ce bien fait étant l’équivalent de l’ordre sacrificiel (rta). D’après une expression obscure ce germe en tombant « atteint le manas » (manānak) ; est-ce déjà la pensée organisatrice des sacrificateurs, la source du bien fait, le sacrifice ?

Un autre hymne du Rg Veda, le X.90, chante le purusa, l’Homme cosmique qui est l’univers entier conçu à la fois comme le sacrifice et la victime. C’est de l’immense sacrifice du purusa démembré 2 et offert par les dieux que les diverses parties du cosmos proviennent : de son œil, le soleil ; de son souffle, le vent etc. Par le quart immanent de sa



1. R. V. X.61.5-6 et 11. L’interprétation des termes difficiles est due à L. Renou. Cf. le I.71.5 et 8.

2. Voir A. V. X.2 et XI.8.4-34 sur l’articulation de la personne du Purusa, l’homme,

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personne il diffuse en tous sens ce qui mange et ce qui ne mange pas. Il devient virāj —, la royauté dispersée.

Dans les Bràhmana, la meilleure description de l’émission multiplica­trice de Prajāpati-Purusa nous est donnée dans le Satapatha Brāh­mana au VI.1.1.10-7 : Pràjàpati à l’origine crée les eaux qui emplissent tout ; puis, il y pénètre et un œuf surgit, dont le feu est l’embryon ; des eaux, il forme la terre qu’il étend afin qu’elle devienne « la vaste ». Sous forme de feu il s’unit à la terre ; un œuf surgit qui devient le vent, tandis que la coquille constitue l’air. De l’union de l’air et de Prajāpati un nouvel œuf se forme duquel surgit le soleil et dont la coquille est le ciel… De l’union de Prajāpati-soleil et du ciel se produit un œuf d’où procèdent la lune et les directions ; par son esprit, en s’unissant à la parole, Prajapati crée enfin les dieux. « Et alors, après avoir tout engen­dré, il se disjoignit ». Ainsi s’achève le passage (VI.1.2.12).

De l’union des deux courants, l’un naturaliste montrant la proliféra­tion de Prajāpati, l’autre ritualiste, le Purusa mis en pièces par les Dieux, naîtra le Prajāpati-Purusa des Bràhmana 1 qui conservera la double fonction de procréateur et de sacrificateur. Mais les Veda posaient le Père, aussi bien que le Purusa, à l’origine d’une multiplicité et d’une dis­persion ; les Bràhmana réagiront contre cette tendance et, par un renver­sement total de valeurs, ne s’intéresseront vraiment qu’à Prajāpati-le­Temps en sa reconstruction, au tout unifié. Ils méditèrent sur cette source d’inquiétudes qu’était pour eux le démembreraient du Purusa élevé au rang de sacrifice exemplaire, parce qu’il supplantait l’agencement rituel et cosmique (rta). Cette nouvelle conception du sacrifice était une doc­trine tardive du livre X du Rg Veda où elle se trouve d’ailleurs isolée, mais elle fut reprise par l’Atharva Veda et occupa alors une place impor­tante en raison du rôle que, à cette époque, l’homme cosmogonique com­mençait à jouer.

Les Bràhmana ont réagi contre cette tendance à la dispersion orga­nisée en prenant le Purusa à l’apogée de sa carrière dispersive (yātayāma) alors qu’il était vidé, épuisé, désarticulé, geignant et c’est à partir de ce tout éparpillé en un espace et en un temps morcelés, inefficaces, qu’ils ont reconstitué le Prajāpati concentré et vraiment efficient, le sacrifice tel qu’ils l’entendaient, c’est-à-dire ce parfait agencement spatial et temporel qui va être bientôt examiné.

La dispersion de Prajāpati-le-Temps n’est pour les Bràhmana qu’un point de départ qu’ils décrivent brièvement et incidemment, tandis que la description de la reconstitution du Dieu forme le contenu des Brahmana, le but qu’ils poursuivent sans se lasser.



1. Si les Brahmana ont choisi l’obscur Prajāpati de préférence à d’autres dieux plus célè­bres que lui dans les Veda, c’est qu’ils avaient besoin d’un dieu lié aux formes : ils cherchaient une mesure fixe du sacrifice et ils la trouvèrent dans l’homme (purusa) et dans l’année (samvatsara). Prajapati-Purusa, le second se substituant à l’occasion au premier, était le seul qui fût capable de synthétiser le double aspect d’une activité procréatrice et formelle. A.V. VII.80.3 : « O Prajāpati, nul autre que toi n’a engendré toutes les formes en les enveloppant » (visvā­rūpāni pari bhūrjajāna).

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Désir procréateur, visrj — et retas

Les récits cosmogoniques commencent habituellement par la formule suivante : « Prajāpati, l’année, à l’origine, était l’unique ». Ou : « il était à lui seul l’univers, le tout ». Il désira se multiplier et procréer ; il s’échauf­fa, puis il émit, visrj — . « Quand il eût émis les êtres et parcouru toute la carrière 1 il se détacha en morceaux… Quand il fût tombé en morceaux, le souffle sortit du milieu (de sa personne) et, le souffle étant sorti, les dieux le quittèrent. Il dit au feu sacrificiel (Agni) : « Recompose-moi » (S. B. VI.1.2.12-13). Après avoir émis les créatures, “Prajāpati gisait épuisé, vieux, faible d’esprit ; il pensa qu’il était pour ainsi dire vidé (riricāna), il eut peur de la mort” 2.

« Kama », le désir de créer et de se multiplier, apparaît comme la cause originaire de la création. Remarque utile en raison de l’importance que prendra dans le Bouddhisme toute activité qui s’alimente au désir.

Déjà une strophe du Rg Veda pose le désir au commencement des temps (X.129.4) : “Alors que rien ne distinguait le jour de la nuit, à l’origine, se développa le désir (kāma) qui fut le premier germe (retas) de la pensée (manas). Cherchant avec réflexion en (leurs) cœurs, les poètes (kavi) découvrirent dans le non-être la connexion originaire de l’être”. Ce non-être est le désir même. Le Satapatha Brahmana reprend ce thème (VI.1.1.1.) : A l’origine il n’y avait que le non-être et c’étaient les ascètes (rsi) qui formaient ce non-existant ; car, par leur désir, ils s’efforcèrent, s’épuisèrent (rs — ) en austérités, d’où leur nom.

Ces deux exemples montrent clairement que le point de départ est un non-être fait d’efforts ascétiques (tapas) ou de désirs d’engendrer ; dans ces efforts et ces désirs se découvrent les premières directions de l’espace et de la durée.

“Visrj — “, « sri — » décocher, projeter, et « vi » indiquant la dispersion dans toutes les directions, est le terme propre qui désigne Prajāpati créa­teur, tout en tension ; le participe passé visrsta ou vyasramsata qualifie Prajāpati émis, où l’aspect relâchement, détente passe au premier plan. Prajāpati est alors défaillant, dispersé, brisé ; sa semence (retas) demeure pourtant une force créatrice : de l’année dispersée va surgir la création sous sa forme germinale (retas) ; Prajāpali, les articulations disloquées, ‘s’écoule le long de cette (terre) sous l’aspect d’une sève vitale (rasa)’ qui n’est autre que le germe de vie (retas) 3.

Les articulations du corps cosmique de Prajāpati sont également les cinq articulations saisonnières (rtu) de l’année et les cinq directions de l’espace sur lesquelles souffle le vent (vāyu). Ce sont enfin les cinq cou­ches de l’autel du feu qui serviront à restaurer Prajāpati sous ce triple aspect (S. B. VI.1.2.17-19).

Un texte donne des éclaircissements sur la nature de ces articulations : ‘Lorsque Prajāpati eût émis les créatures ses articulations se disloquè­rent. Maintenant, Prajāpati est assurément l’année et ses articulations



1. Sarvam álim itva vyasrarpsata, à comparer à yātayama’ ayant achevé son cours’ d’où épuisé. Trad. de S. Lévi. Op. cit., p. 24.

2. T. B. I.2.6.1 ; S. B. X.4.2.2 et II1.9.1.1 ; P. B. XXV.17.3-4. 3. S. B. VI.1.2.29. Le VI.2.2.6 pose l’équivalence des deux.

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sont les deux jonctions (samdhi) du jour et de la nuit, la pleine lune et la nouvelle lune et les commencements des saisons (rtu). Avec ses jointures ainsi disloquées, il était incapable de se lever ; les dieux le guérirent au moyen de… l’agnihotra, ils guérirent cette articulation (qui consiste) en les deux jonctions du jour et de la nuit, ils les joignirent ensemble (samadadhuh), etc... (S. B. I.6.3.35-36).

Toute l’édification de l’autel du feu, l’agnicayana, a pour thème cette désarticulation et réarticulation temporelles : ‘Quand Prajāpati se désa­grégea, sa sève vitale s’écoula… Maintenant, ce Prajāpati qui se désagré­gea est l’année ; et ses articulations qui se désagrégèrent sont les jours et les nuits. Et ce Prajāpati qui se désagrégea est précisément ce même autel du feu qui est ici construit ; et ses articulations, les jours et les nuits qui se désagrégèrent, ne sont autres que les briques. Ainsi, quand il les pose, il restaure (à Prajāpati, l’année reconstruite), ses articulations, les jours et les nuits, qui s’étaient désagrégées’ (S. B. X.1.1.1-3).

Prajāpati, en son activité procréatrice, est de formes multiples et dis­persées (virūpa) comme l’année (P. B. XIV.9.8 et X.6.7). Emettre, en effet, c’est différencier : émission et germe sont alliés au multiforme. Tvastr, le façonneur des couples, est le séminal (turipa) tout autant que le dieu aux formes innombrables (pururūpa) ; il est le père même de Visva­rūpa, le monstre védique qui revêt toutes les formes sous leur aspect de visva, éparpillement et non de sarva, la totalité unifiée (S. B. XIII.1.8.7). ‘C’est Tvastr encore qui transforme la semence éparse (siktam reto vika­roti)’ (S. B. i.9.2.10).

Le temps destructeur. La mort

La génération est associée également à la confusion et à la mort. Il est nécessaire que le nom et la forme (nāmarūpa) interviennent pour que l’ordre règne dans l’univers : « Prajāpati émit les créatures ; émises, elles étaient en confusion ; il les pénétra avec la forme » 2 (T. B. 2.2.7.1). Mais avant d’être structurées, elles sont guettées par la mort en raison de leur dispersion même : « Prajāpati portait tous les êtres en son sein ; comme ils étaient en son sein, la mort qui est le mal, les saisissait » (S. B. VIII.4.2.1). Et la mort ‘c’est la fin (antaka), c’est l’année, c’est Prajā­pati’ (S. B. X.4.3.3).

‘Prajāpati émit les créatures ; elles étaient sans distinction (avidhrtā), sans concorde et se mangeaient entre elles. Prajāpati s’en désola. Il vit ce rite et alors ce (monde) se sépara’. (‘vyāvrt-‘ rouler selon l’alternance diurne et nocturne) (P. B. XXIV.11.2).

Prajāpati ainsi livré en son éparpillement est mortel, il est voué à une durée de mille ans seulement et les dieux qu’il engendre sont comme lui, mortels. Il apparaît comme le temps destructeur, l’année dévorante : ‘Prajāpati engendra les créatures ; celles-ci, ainsi émises, s’enfuyaient loin de lui, car elles craignaient qu’il les dévorât. Il dit : revenez vers moi, je vous dévorerai de telle manière que, bien que dévorées, vous serez



1. Voir S. LEVI, op. cit., pp. 25-27.

2. En vérité ceci, à l’origine, était l’espace sur le point de devenir… Ce (tout) était un, asso­cié, non distinct (avivikta). Il fit nom et forme, par là il le distingua. J.U.B. IV.22.8.

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procréées en plus grand nombre…’. Puis, par l’intermédiaire de rites, « la Mort-Prajāpati ici-bas dévore les créatures et les fait procréer » (P. B. XXI.2.1).

Laissées à elles-mêmes, les créatures sans forme et sans support sont la pâture de la Mort, du Prajāpati aux crocs d’or 1, de l’année dont les mois et les rtu sont les dents (A.V. XI.3.37), pouvoir dévorant et dispersif.

‘L’année assurément est identique à la mort, car (Prajāpati) est celui qui, grâce au jour et à la nuit, détruit la vie des mortels et alors ils meu­rent. Et il est l’antaka “celui qui met une fin”. Les dieux mêmes n’échap­pent à la mort et ne deviennent immortels que par leur œuvre et leur connaissance (karma, vidyā), en l’occurrence l’autel du feu qu’ils bâtis­sent, tandis que ceux qui ne savent pas demeurent la proie de la mort encore et encore’ (S. B. X.4.3.1-3 et 9-10).

Sous son aspect de personne reconstituée, Prajāpati combat victorieu­sement, pas à pas, contre la mort qui est la discontinuité même. Ce qui fait le fond de la lutte entre les dieux et les Asura, nous dit pertinemment le J.U.B. II.10.1, ‘c’est le combat entre Prajāpati et la mort (mrtyu)’, les dieux représentant les puissances sacrificielles et les Asura les puis­sances inorganisées et, par cela même, destructrices.

L’acte procréateur de Prajāpati est l’acte profane qui engendre la dis­continuité temporelle et spatiale. En tant que représentant de la généra­tion Prajāpati est souvent désigné, ainsi que le remarque J. Eggeling 2, comme un principe indéfini et inexprimé ; il est sans mesuré en raison de sa trop grande dispersion et, sur le plan de la parole, il est indicible (ani­rukta). Certains vers qui servent à établir les feux sont murmurés de façon « inaudible » car l’établissement des feux est un versement de semence (siktir) et de façon inaudible la semence est versée (S. B. VI.2.2. 20-22). Il y a là absence de mesure, multiplicité indéfinie qui échappe à nom et forme (nāma rūpa) et c’est parce que Prajāpati, le procréateur, est ainsi sans mesure qu’il est voué à la mort 3 ; mais, c’est aussi, nous le verrons, parce qu’il est incommensurable par son esprit qu’il est voué à l’immortalité 4.

L’activité sous son aspect d’infinité et de multiplicité, Prajāpati trop différencié, s’oppose à l’acte indivis, concentré, intemporel, l’acte spiri­tuel indifférencié des origines et qui est pure efficacité. Prajāpati est, en ce dernier cas, l’Un qui contemple en silence par la pensée (manas), « en retenant sa voix et qui, au bout d’un an, parle douze fois » (A. B. II.33). Pendant une année, qui est à l’origine du temps et n’est pas dans le temps, Prajāpati demeure concentré (samāhita) puis il scande le temps en douze mois par la parole.

Cet acte qui est unique et recueilli va, en se différenciant indéfiniment, devenir l’infini dans le multiple et former le Tout disséminé. Prajāpati fait une œuvre immense ; en devenant espace et temps il s’éparpille en directions multiples et s’écoule en jours évanescents. Cette activité est



1. B.A.U. I.1.2.1-5 sur Mrtyu, la Mort-Faim.

2. Traduction du Satapatha Brāhmana, vol. XLIV, partie V, p. 319, note 1.

3. Sur la Mort dans ses rapports avec l’absence de mesure. Voir ici p. 45 et 59.

4. Alors que les Dieux ont choisi leur part respective de chant (sāman), Prajāpati choisit à son tour la (portion) indistincte (anirukta), celle qui appartenait au ciel. J.U.B. 1.52.6.

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à la fois tension et détente, tension dans l’acte de désir, mais détente, relâchement dans la désarticulation temporelle et la dispersion qui s’en­suivent et qui aboutissent inéluctablement à la mort, car ses forces s’épuisent peu à peu. Le mortel, pour les Brāhmana, étant l’épars, le discontinu, à l’image du sable éparpillé sur l’autel 1.

Bien que Prajāpati-le-Temps apparaisse avant tout comme une acti­vité, il n’est pas sans conserver quelque parcelle de substance, la plus infime qui soit, celle du germe dont il faut chercher l’origine dans un hymne du Rg Veda, le. X.121 : (1) Le germe d’or (hiranyagarbha) y est « l’Un qui se développa au commencement et qui, dès sa naissance, devint le maître des choses ». Cet Un mystérieux (« Quel est ce dieu ? » sert de refrain à l’hymne) (7) « principe de vie des dieux », est la première ébau­che du Prajāpati indéfini (anirukta). Il est le germe substantiel qui expri­me, à l’origine, la plus grande concentration qui soit, mais qui, en se détendant et en se morcelant indéfiniment, jusqu’à être présent dans la moindre parcelle des éléments éparpillés qu’il a engendrés, « forme la partie perdue qui est immense du brahman ou de Prajāpati » 2.

Rares sont les textes qui nous donnent quelques aperçus sur l’activité substantielle germinative qui serait génératrice du temps épars :

« À l’origine, nous dit-on, tout l’univers n’était qu’une étendue d’eau. Les eaux désirèrent se reproduire. Elles s’échauffèrent et un œuf d’or apparut. Et cet œuf d’or, autant que dure l’espace d’une année, aussi longtemps il flotta. Au bout d’un an un mâle, ce Prajāpati, fut engendré de cet œuf » 3.

Un autre passage précise : « Ce qui était la semence devint l’année. Auparavant, en effet, il n’y avait pas d’année » 4. D’après ce texte il n’y avait pas de temps avant la production de l’œuf. Le temps ne com­mence à s’écouler que lorsque l’œuf se met à germer.

Mais autre part, dans ce même recueil 5, on voit la parole émettre (sinc-) le germe séminal (retas) dans les six saisons (rtu) et celles-ci le faire germer et procréer.

Peut-on conclure que le temps fait croître et durer le germe ? Rtu, ne l’oublions pas, même dans les Brāhmana, conserve à côté de son pou­voir de maturation son sens originaire d’acte d’agencement. En outre ce texte précise que c’est un acte, la parole, qui émet le germe.

A la lumière de ces deux exemples on peut conclure que le germe ori­ginel, qui n’est que le désir des eaux réalisé, apparaît comme la source du temps, il n’en procède donc pas.

Nous avons abouti au morcellement, à la discontinuité qu’implique l’acte procréateur de nature spontanée et lié au désir. Aux yeux des auteurs des Brāhmana l’homme est la pâture de ce temps susceptible de se briser à chaque instant. C’est pour échapper au discontinu temporel et pour avoir prise sur le temps que les prêtres vont élaborer une conti —



1. S. B. X.1.4.1. Sur le symbole du sable voir ci-dessous, p. 81-82.

2. Ce sable qu’il éparpille est innombrable, illimité, car qui connaît la grandeur de cette partie perdue de brahman ? Et, en vérité celui qui sachant cela éparpille le sable restaure Prajāpati entier et complet. S. B. VII.3.1.42.

3. S. B. XI.1.6.1-2.

4. S.B. X.6.5.1 et B.A.U. I.2.1-4.

5. S. B. I.7.2.21.

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nuité qui assurera à leurs auteurs une libre maîtrise de la durée et, mieux encore, de l’immortalité même.

Prajāpati-le-Temps en sa reconstruction

À la causalité vitaliste, celle de l’expansion du germe et qui va du germe concentré vers un épanouissement sans fin, du centre à la péri­phérie, s’oppose la causalité formelle, rituelle, qui est mensuration et construction, Oeuvre savante des prêtres et qui, elle, va de la périphérie au centre, du tout éparpillé au tout concentré, intégral, continu. Après avoir entouré et consolidé le sacrifice-Année, l’activité rituelle s’achemine vers le centre de l’autel, vers le jour central (visuvat) de l’année, vers la personne interne (ātman) de Prajāpati, l’ensemble des actes sacrés.

Alors que, dans le courant vitaliste, efficacité et densité maxima se trouvent au départ, dans le courant ritualiste elles culminent au point d’arrivée.

Prajāpati, en tant que germe qui se détend ou substance éparse, pos­sède quelque chose d’insondable, d’inépuisable, de mystérieux que les prêtres se plaisent à mettre en relief ; on le nomme « ka », « qui ? » par contraste avec Prajāpati, simple arrangement d’actes, qui va mainte­nant être examiné.

À l’activité tout en « vi » qui engendre un univers instable, dispersé, épuisé et mystérieux va succéder une activité en « sam » qui est rassem­blement et structuration selon des normes, et de laquelle surgira un univers cohérent, organisé, stable, continu sur lequel les prêtres ont prise parce qu’ils savent le construire. Les actes qui forment le sacrifice sont des actes concentrés, dépendant d’une activité mentale, celle qui, dans le passé a découvert le rite en le construisant et qui en dirige l’actuelle réalisation sous la personne du prêtre brahman attentif.

Cette activité n’est pas une opération qui s’ajoute à l’être, elle en forme l’essence même : le karman, l’activité sacrificielle n’est efficace et absolue que si elle réalise l’identité de l’agent, de l’acte et de l’instrument. Déjà les rsi du Veda achevaient ainsi leur hymne au Purusa (R. V. X.90) : « Par le sacrifice les dieux ont sacrifié au Sacrifice ». Les Brāhmana abou­tissent à l’identité parfaite : « Le sacrifiant étant le sacrifice, il guérit le sacrifice au moyen du sacrifice » (S. B. XIV.2.2.24). C’est en Prajāpati que se trouve réalisée cette identité que les Bràhmana ne cessent de proclamer.

L’activité sacrée fonde ainsi la totalité et l’unité de l’univers : du tout éparpillé les prêtres refont un tout 1 dense et solide où ils réintègrent les formes dispersées et relâchées de Prajāpati en les consolidant, en les arti­culant et en leur donnant ce qui leur manquait : structure et continuité.



1. Sarva, au sens premier du terme, sain et sauf, intègre, d’où intégral, suppose une dégra­dation préalable, celle de Prajāpati dispersé, épuisé. Le Rg Veda oppose lui aussi de façon consciente la dispersion à l’unification : au X.82 Visvakarman, l’omnifaiseur, est conçu comme une multiplicité ainsi que son nom l’indique (visva). L’auteur s’amuse avec le préfixe « vi » et en expose toutes les nuances ; (2) ce qui s’étend, s’ouvre, se disperse, à savoir la diversité des noms, des germes, des êtres… Par contraste ce même Viávakarman « se complaît en ses désirs à l’égard de l’un », cet « Un agencé au moyeu du non-né » (6), car si Visvakarman est le « père du regard » il voit également « par la pensée » (dhira) (1) et la pensée c’est l’unicité.

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Une fondation solide est ce que les auteurs des Brāhmana ont voulu ardemment et ils l’ont placée au cœur même de la plus grande dispersion, dans Prajāpati, le Temps. Le paradoxe est visible dans le passage sui­vant : « Prajāpati émit les créatures ; les ayant émises il tomba en pièces… l’air vital s’échappa de lui… il n’y avait alors aucune fondation (pratisthâ). Les dieux dirent : “en vérité, il n’y a pas d’autre fondation que ceci ; reconstituons-le même lui, notre père Prajāpati, qu’il soit notre fonda­tion”. Chauffé dans le feu sacrificiel, l’air vital échappé lui revint… ils restaurèrent Prajāpati entier et complet, et tandis qu’ils le dressaient fermement, simultanément ils dressaient les mondes (6). Cette même fondation que les dieux restaurèrent ainsi est la fondation ici-bas qui a duré jusqu’à ce jour et (qui durera) dans l’avenir, éternellement » (8) 1.

Un autre caractère important de cet acte sacrificiel c’est qu’il n’est pas l’opération d’un sujet : il vaut en lui-même et ne doit son efficacité qu’à soi ; l’acte importe seul, l’agent n’est rien.

D’autre part l’acte structuré n’est pas, à l’image de l’acte procréateur, résorbé dans la somme de ses effets ; il n’est pas formé par un enchaîne­ment temporel de causes et d’effets susceptibles d’indétermination et de passivité ; dans l’architecture rituelle l’acte n’engendre pas l’acte ; il n’y a qu’une suite d’actes en connexion et ces actes n’agissent pas causalement les uns sur les autres comme dans la causalité naturelle. De plus ces actes, quand ils réalisent leur norme, sont tous également efficients, d’une part, du fait que leur efficience forme leur essence et, d’autre part, du fait qu’ils se correspondent exactement grâce à leur mesure commune. La continuité d’agencement a donc remplacé la continuité biologique et temporelle.

L’acte structuré diffère enfin de l’acte procréateur en ce qu’il n’impli­que ni tension, ni détente ; il est pure concentration mentale, celle du chef d’orchestre des cérémonies, le brahman.

La succession des jours qui forme le temps tel qu’il nous est livré en son éparpillement est comparée à un flot qu’il faut savoir traverser : « Par ton aide, o héros, nous traverserons les flots, les eaux qui coulent perpétuellement (sasvat), et qui sont l’année » (P. B. IV.7.6).

Les jours et les nuits, eux qui épuisent l’existence humaine (S. B. X.4. 3,1), « sont les flots où tout s’engloutit,… les bras enveloppants de la mort » (K. B. II.9) et l’homme qui ne connaît pas les rites qui l’aideraient à traverser l’année est à la merci de ce flot. Nous savons quels sont les gués qui vont servir à passer sur l’autre bord, l’immortel : ce sont les join­tures du jour et de la nuit, vastu et aktu, les crépuscules qui sont des acti­vités sacrificielles (suffixe — tu) avant d’être des moments effectifs : « Nuit et jour sont les flots qui s’emparent de toute chose. Les crépuscules sont les gués. De même qu’un homme peut traverser le flot par deux gués, ainsi celui qui offre (le sacrifice au moment des) crépuscules » (K. B. 11.9).

Atteindre l’autre bord c’est consolider l’année selon une structure mentale qui échappe au temps. Avec des matériaux discontinus : jours



1. S. B. VII.1.2.1 à 8.

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évanescents de l’année, parties dispersées du corps de Prajāpati, actes éphémères des sessions rituelles, les prêtres s’efforcent de reconstruire, non pas une durée fluide, mais des structures temporelles parfaitement agencées. On ne peut dire non plus qu’ils rejoignent tant bien que mal les parties d’une continuité défaillante ; non, ils construisent de toute pièce une forme totale à l’image du cycle solaire et cette forme est éternelle, extra-temporelle et, en conséquence, immortelle.

Prajāpati, l’année reconstruite, devient à la fin de l’agnicayana un temps intégral, fermé sur soi. Pour restaurer l’année « on rassemble et parachève Prajāpati total et entier (sarvam krtsnám prajāpalim samska­roti) : telle est la formule qui sert de refrain aux Brāhmana (S. B. VI.2.2. 11 ; V I I.1.2.7-8).

Formes et structures

Abhisamskr — est l’activité typique des prêtres ou des dieux. Par le préfixe « sam. — » l’acte est envisagé en sa totalité ; il est intégral et para­chevé. Samskr — connote l’activité qui crée les formes, les adapte et ce faisant les parfait. Elle peut être une organisation de paroles, d’actes et dépendre des officiants ; ou une organisation mentale qui est propre au prêtre brahman (J.U.B. III.16.1-2).

Les noms et les formes (nāmarūpa) sont les structures mêmes de la réalité ; ces nāmarūpa ne sont pas les formes périssables que méprisent les Upanisad ; elles sont, à l’époque des Bràhmana, la structure qui sert à mettre de l’ordre dans la confusion inhérente à l’activité spontanée de Prajāpati.

En dépit de la prééminence accordée dans l’Inde entière, et à toutes les époques, au nom sur la forme, il est dit dans les Bràhmana que la forme l’emporte sur le nom “car cela même qui est un nom est préci­sément une forme ; l’esprit (manas) est la forme car c’est par l’esprit qu’on connaît “ceci est la forme”” (S. B. XI.2.3.6).

La forme est ici comprise au sens de structure mentale qui renferme également le nom ; elle n’est pas un ensemble de qualités d’ordre sensible, configuration ou couleur.

En dernière analyse, la forme est identifiée à l’activité. Dans une progression où l’on va au delà du terme précédent, au suivant, à savoir au delà des saisons, puis au delà des directions spatiales, puis au delà des souffles, au delà des sept jours et nuits qui forment les structures (sams­thā), au delà enfin du jour et de la nuit, on atteint alors “la forme unique (ekarūpa), c’est-à-dire l’action (karman), car par l’action tout cela se développe” (J.U.B. I.21.1-6.)

Dans leur acception ordinaire les rūpa sont des symboles et des mesu­res qui, réalisés, forment les structures mêmes de la réalité, étant donné que la structure fait l’être : « En formant le rūpa, symbole de l’année, c’est l’année même qu’on parfait ainsi » 1. Mais ces symboles ne sont pas à la libre disposition des officiants, il faut les découvrir par tâton­nements successifs ; les dieux ne sont pas exempts d’erreur et Prajāpati



1. Samskaroti, édifier de façon complète (S. B. II1.4.4.17-20).

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« celui seul qui découvre les rites » (V. S. XI.4) doit, lui aussi, chercher avant de trouver la mesure ou la formule efficaces 1.

“Les dieux ayant peur de la mort qui est l’année (Prajāpati le pro­créateur en sa dispersion) voulurent obtenir l’immortalité mais tous leurs rites s’avérèrent inefficaces : ils bâtirent l’autel du feu et posèrent les briques en nombre illimité, ils firent l’agnihotra, le sacrifice du soma… Consulté par eux, Prajāpati leur dit : vous ne me posez pas sous toutes mes formes (na vai me sarvāni rūpāny upadhattha). Vous me faites ou en excès ou défectif. Vous ne deviendrez donc pas immortels”. (6) Et il leur indiqua la façon de poser les briques ainsi que leur nombre exact (S.B. X. 4.3.3-8).

Parce que les dieux ne s’astreignaient pas à des mesures précises, leur activité, dépourvue de mensurations exactes, n’atteignait pas son but : car on n’a prise que sur ce qui a norme et mesure ; l’illimité et l’indiffé­rencié ne servent pas au rite, ils ne peuvent que parfaire l’acte lorsqu’on désire atteindre l’illimité.

Ce passage du Satapatha Brāhmana nous enseigne autre chose encore : c’est que l’immortalité dépend de la totalité des formes reconstituées de Prajāpati-l’Année. Les formes ne doivent pas être seulement parfaites par leur mesure, elles doivent être aussi intégralement rassemblées 2 ; des formes surajoutées anéantissent la structure tout comme une déficience formelle et portent atteinte à la structure temporelle parfaite.

Pour construire une forme, il est nécessaire de posséder une unité de mesure ; cette unité permettra que des structures, dont le contenu diffère totalement, soient considérées comme équivalentes parce que, dit-on, “la mesure tombe juste (mātrā sampad)”.

C’est dans la prééminence de la structure par rapport au contenu qu’on doit chercher l’explication des mystérieuses paroles de Yājña­valkya : Si, lui demande-t-on, il n’y avait plus aucune substance qui puisse servir au sacrifice, ni riz, ni lait, ni herbes, ni eau… n’y aurait-il plus d’offrandes sacrificielles ? “Il resterait à offrir l’exactitude rituelle (satya) dans la foi”, répond Yājñavalkya (S. B. XI.3.1.4).

Satya, la science des normes forme, comme je le montrerai, l’essence même du sacrifice et sraddhā, le crédit accordé au rite, est le ressort qui les construit ; il est aussi la confiance en l’efficacité de ces normes et qui, en conséquence, les utilise.

Il s’ensuit que le cadre (tantra), ainsi qu’on nomme à l’occasion l’en­semble des formes (K. B. V.8), importe plus que la durée en soi : une durée comprise dans un cadre de douze mois étant considérée comme iden­tique à la durée d’un même cadre de douze jours. La partie, si elle a même proportion que le tout, équivaut à ce tout et par cette partie on obtien­dra le tout.

Prajāpati-l’année, (alors qu’il était encore en son unité indivise), désira engendrer et vit le rite des douze jours dans ses propres membres et souffles ; … il le mesura (nirmā —) à partir de ces derniers, il le fit de douze



1. Il semble qu’il y ait d’abord une vision, par la pensée informatrice, le manas, de la mesure, puis une expérimentation, la mesure n’étant définitivement adoptée que si elle est efficace.

2. Le Rg Veda aussi (II1.56.5) : “Le mensurateur (mātr) des trois (choses mystérieuses), le taureau à trois mamelles… est le souverain du sacrifice”.

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parties,… il sacrifia avec lui (A. B. IV.23.1). Les douze jours sont, en effet, le symbole des douze mois qui forment sa personne structurée (ātman) 1.

Les Brāhmana nous montrent constamment comment on construit ces formes :

« Par la répétition de deux, il fait trois, tel est le symbole de la géné­ration » (K. B. XV.4).

Après qu’on a “discerné (prajnāti)” le sacrifice et qu’on possède les mesures efficaces, il est nécessaire de le “rassembler (sambhr —)” par une congruence de structures 2.

Un grand nombre de verbes, tous précédés du préfixe sam —, et dont « abhisamskr- » est le plus efficient, exprimeront cette activité synthé­tique et ordonnée :

Avec krtsnam le verbe samskr —, fréquemment usité, signifie parachever et porter au comble de la perfection.

« Sarpnirmá- », commensurer. Tel élément sacrificiel est, par exemple, façonné selon une mesure identique à partir de tous les mondes, puis à partir de tous les pressurages et, enfin, à partir de tous les mètres. Il y a ainsi congruence de trois structures (rūpa) à l’osa ion d’un seul et même acte de mensuration (A. B. IV.4.1).

« Sammā », de la même racine que « mā — », mesurer. La cérémonie de la nuit est commensurable à l’année ; elle a donc même efficacité qu’elle (J. B. I.212.2).

« Samdhā- », placer en liant étroitement, d’où composer. Avec le pré­verbe prati —, samdhā prend le sens de rendre complet à nouveau, d’arti­culer ce qui était désarticulé : “A l’aide de tous les dieux (le prêtre brahman) guérit le sacrifice, il l’articule à nouveau (pratisarpdhei —)” (S. B. XII.6.1.37). Samdhā — culmine en samhita, la cohésion interne de l’être bien concentré. Unie, recueillie, se dit de la personne (ātman) solidement rete­nue par l’énergie vitale (āyus). Sont également samhita : le soleil qui arti­cule les jours et les nuits, Prajàpati qui médite en son esprit avant de créer les structures, le prêtre brahman qui surveille en toute concentra­tion mentale les articulations du sacrifice.

« Sambhr- », porter ensemble, est l’acte de réunir et de préparer.

« Samkl p- », façonner, exprime l’ordre strict des rites.

« Samsthā- » a comme abhisamskr — le sens de parachever inclus dans son sens premier « soutenir ensemble complètement » et, au causatif, « faire tenir ensemble d’un seul bloc » 3, d’où consolider ce qui vient d’être agencé. Il s’oppose à toute dispersion : “Soutiens et achève (sthā —) mon sacrifice, que mon sacrifice ne soit pas incomplet et dispersé (vikrsta), dit Indra à Manu” 4.

Le substantif samsthā désigne la structure même du sacrifice ; chaque sacrifice a un nombre de samsthā limités ; le sacrifice du soma en a sept



1. De même S. B. XI.1.7.4. “Toutes les nuits se concentrent (samavayanti) dans ces deux nuits et toutes les nuits de la lune croissante se concentrent dans la nuit de la pleine lune…”

2. A. B. 1.8.14-17.

3. Traduction de L. Renou.

4. Me yajñam sthāpayam mā me yajño vikrsto'bhuditi. Maitráyani Sagihita, p. 108, I. I ou

IV.8.1.

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par exemple. Ces structures qui sont en connexion entre elles peuvent former, chacune à leur tour, un sacrifice indépendant. Comme le remar­que J. Eggeling 1 samsthā signifiait la consommation, la terminaison et s’appliquait aux rites de conclusion du sacrifice du soma… mais, par tran­sition naturelle, il devint les termes génériques désignant les formes complètes du sacrifice.

Dans l’Atharva Veda, déjà, samsthā a bien le sens d’achèvement : “Le sacrifice offert étant achevé (samsthita) va où se trouve l’ancien chemin de ceux qui furent offerts” (XVIII.4.15). Dans les Brāhmana l’achève­ment du sacrifice est le tout, d’où le sens de structure totale et achevée que prend le terme samsthā. Un texte important précise que la forme (samsthā) d’un certain sacrifice est l’année et l’année est tout ce qui existe ici-bas 2. Et un autre : « Ce sacrifice subsiste en son parachèvement encore aujourd’hui, tel que les dieux l’ont accompli » (S.B.I. 5.3.23).

C’est la cohésion, l’harmonisation des structures (samsthā), qui établit fermement et consolide (samsthāpayati) le sacrifice et, de ce fait, le rend durable et efficace.

Samyù Bārhaspatya perçut (vid —) en sa véritable nature la structure parachevée (samsthā) du sacrifice, il alla au monde des dieux ; les rsi l’apprennent et ils obtiennent le même parachèvement du sacrifice perçu par Samyu (S. B. I.9.1.24-25).

On traduit habituellement samsthā et pratistha par le terme de fonde­ment ; en fait, le premier est nettement temporel tandis que le second est spatial. Samsthā est une coordination de structures dans le temps, rūpa, la forme étant assimilée à une activité (karman) (J.U.B. I.21.1-6).

« Samyaj- », sacrifier intégralement, est à mettre au rang des exemples précédents.

On retrouve cette hantise de la totalité et du parachèvement liée de façon immédiate et essentielle à l’efficacité du rite dans « samrddha » qui exprime ces deux notions en leur union indissoluble : « Samrdh- » parti­ciper totalement à quelque chose, être approprié et, de ce fait, être effi­cace 3. Vyrddha’ est, par contre, ce qui est inefficace et inapproprié. L’efficacité est donc une participation formelle totale. Certains vers sont employés universellement parce qu’ils ont une forme universelle (sarva­rūpa) ; ils donnent perfection et efficacité à tout (sarvasamrddha) ; ces vers servent à entrer en possession de toutes les formes, de tous les accom­plissements (A. B. IV.26.8).

L’expression rūpa ou abhirūpa samrdh — revient fréquemment pour désigner congruence, efficacité et succès. « Ces deux vers (à Agni et à Visnu) sont appropriés par le symbole et ce qui dans le sacrifice est appro­prié par le symbole est efficace » 4.

« Sampad- » « tomber ensemble », connote la concordance numérique et l’intersection des divers plans de structures (rūpa). Il ne signifie pas plus



1. Volume XXVI, S.B.E. 1885, p. 398 note 2 de sa traduction au ŠB.

2. S. B. XII.8.2.36.

3. S. B. II1.1.2.16. « Je veux être entièrement pourvu de ma propre peau », est un exemple caractéristique du sens de samrdh — .

4. Yad rūpasamrddham yat karme kriyamānam. A. B. I.4.9. Les choses qui participent totalement l’une à l’autre par la structure sont douées d’efficacité. Voir A. B. I.13.31 et I.16.8.

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que satya ou samrddha la réalisation effective ou le succès mais la cause même de cette réalisation, l’exactitude rituelle qui a su faire coïncider les structures. Cette coïncidence ne s’effectue vraiment en sa totalité qu’à l’achèvement du sacrifice, moment particulièrement important du rite. La congruence des structures forme automatiquement leur réussite ; on comprend donc que le terme qui la désigne soit devenu synonyme d’effi­cacité rituelle. « Ce qui dans le sacrifice est congruent ou parfait (sam­panna) (c’est-à-dire ni brisé, ni incomplet, ni surabondant) est ce qui mène au ciel » (S. B. XI.4.4.8) 1.

Abhirūpa, forme appropriée ; anurūpa 2, forme congruente ; prati­rūpa, réplique, contre-partie ; sarvarūpa, forme universelle ; ma —, pramā —, vimā —, pratimā — 3, mesures et contremesures, toutes ces normes, modèles, répliques et paradigmes, le plus souvent à base numérique, sont les aspects de ce vaste système de correspondances, de transposition, d’incompatibilité de formes qui commande tout le détail des rites.

On recherche la congruence (saloma), le balancement des formes (vi­vadha) 4, l’uniformité et l’équivalence parfaite ; mais on rejette, non moins que les divergences, la simple répétition, l’homogénéité (anukūla) et le semblable 4 parce qu’un élément de différenciation est considéré comme absolument indispensable à l’établissement des correspondances, à la seule condition que la différenciation ne porte pas sur la structure même. A ce titre la durée continue ne pourrait trouver de place dans le sacri­fice ; elle serait mise au compte de l’homogénéité et, de ce fait même, répudiée.

CONNEXION DES FORMES

La continuité n’est en réalité qu’une coordination d’actes ; ces actes, grâce à leurs justes proportions, s’intègrent les uns aux autres pour former un tout (sarva), le cosmos, dans lequel les divers plans se trouve­ront identifiés parce que appropriés et convenablement ajustés. En un mot tout trouve sa contrepartie en tout et c’est cette équation totale, l’upanisad, qui apparaît, à plusieurs reprises dans le Satapatha Brāh­mana, comme la clef universelle et qui, plus tard, fera rêver les premiers auteurs des Upanisad.

A côté de rūpa et d’upanisad, bandhu, nidāna et brāhmana désignent les connexions des actes ou des structures. Rūpa et brāhmana apparais­sent fréquemment ; les autres termes sont plus rarement employés.

Les rūpa sont des formes qui restent proches du détail du rite ; on dira rūpa samrdh — pour désigner la convergence des diverses formes ; au contraire bandhutā, nidāna, upanisad et brāhmana correspondent à la



1. Bel exemple de correspondance, sampad, au S. B. VI.7.1.27.

2. J.U.B. I.27.4-5 et I.44.1. » Il correspond en forme à toute forme. Telle est sa forme à consi­dérer (rúpam rūpam pratirūpo babhuva...).

3. Cf. R.V. III.3.4 où Agni, père des sacrifices, est la mesure (vimāna) et la norme (váyuna) des bardes.

4. On cherche à éviter la confusion (moka), la répétition (jāmi), (anukula), aussi bien que la divergence (pralikāla) (viloma), le déséquilibre (vivivadha). On désire l’uniformité (samatā). Sur vivivadha voir P. B. IV.5.19. Le vivadha est le joug porté sur les épaules et auquel sont suspendus deux objets au poids égal. Note de Dr. W. Caland à sa traduction du P. B., p. 56. Cf. J. B. II.387 sur viloma et P. B. X.4.7 sur jāmitva, répétition.

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connexion des formes (rūpa) entre elles et portent nécessairement sur une correspondance de structures ou une perspective étagée de plans. C’est ce que L. Renou a établi à l’occasion du mot nidāna 1 : « … Nidāna désigne, dit-il, une connexion à base d’identité entre deux choses situées sur des plans différents. Ainsi l’officiant āgnidhra fait tel geste que le dieu Agni a fait lui-même jadis, c’est parce qu’il est « Agni en vertu de la connexion » (S. B. I.2.4.13). « En vertu de la connexion » le sacrifiant est identifié à la victime animale (A. B. II.11.5).

Déjà dans les Veda, nidāna « s’appliquait à l’ensemble des connexions qui définissent le sacrifice » 2. On se demandait alors “quel était le proto­type (pramā), quelle était la copie (pratimā), quelle était la connexion (nidāna)” du sacrifice originaire auquel « se sont conformés les rsi hu­mains quand fut né le sacrifice » (R. V. X.130.3 et 6).

Le terme brāhmana apparaît dès l’Atharva Veda. En tant qu’essence du brahman il est le principe d’une commensuration universelle, celle même dont toutes les correspondances sacrificielles et cosmiques vont dériver : “Les trois mondes ont été commensurés (sammita) par le brāh­mana, le ciel, la terre et l’atmosphère” (XII.3.20).

Quant au brahman même, il désigne à date ancienne une énigme 3 que posent les rsi védiques à l’occasion des mystérieuses connexions qui relient le domaine caché de l’inagencé aux diverses parties ou aspects du cosmos ordonné. Le brahman étant un ensemble de correspondances ainsi que leur source 4 doit être appréhendé par la pensée (manas) des poètes (kavi) en une vision synthétique et globale, puis être chanté en un hymne ou en quelques versets qui seront improvisés ; d’où le sens d’hymne improvisé que tendra à prendre le terme brahman. Ces hymnes ou pada, par la rapidité de la pensée qui les anime, permettront au poète inspiré de sortir victorieux de la joute oratoire, joute qui possède un pendant cosmique car, par la science qu’il possède du réseau des con­nexions rattachant ce monde-ci au monde caché où tout a sa source, le poète va accomplir une œuvre cosmique : libérer le soleil ou la pluie hors de leur prison.

La connexion ne relie-t-elle pas la copie à son prototype ? C’est le sens qu’il faut probablement donner à un passage obscur du Rg Veda où il est dit que les poètes (kavi) perçoivent (cit —) dans les ordonnances suprê­mes et cachées la connexion (nidāna) des trois principes de désagence­ment (nirrti) X.114.2. Ces trois principes tirent-ils leur origine de ces ordonnances dont ils sont la réplique ? Nirrti est à rapprocher de l’asat, le non-être mentionné dans un autre passage précédemment cité et qui, au lieu de nidāna, emploie le terme bandhu : Alors que tout était encore vide (asat) et onde indistincte le désir apparaît comme la première semence



1. L. RENOU, Connexion en Védique, cause en Bouddhique, p. 3. Kr. C. Kunhan Raja, présentation volume. Voir également S. SCHAYER, Die Structur des magischen Weltanschaung dem Atharva Veda und den Brahmana texten, 1925.

2. L. RENOU, op. cit., p. 4.

3. Voir L. RENOU et L. SILBURN, Sur la notion de brahman, Journal Asiatique, T. ccxxxvii, fasc. 1, 1949.

4. A.V. XIX.42.1 : “C’est par le brahman que les poteaux sacrificiels sont mesurés et si, à la strophe suivante, le brahman est l’essence (tattva) du sacrifice” c’est parce qu’il est la mesure universelle et cosmique qui sert d’étalon au rite.

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de la pensée. Les poètes, en cherchant avec “réflexion en leur cœur, découvrirent dans le non-être (asat) la connexion originaire (bandhu) de l’être” (R. V. X.129.4).

Dans ces deux derniers exemples il s’agit d’une connexion dont l’un des membres est un principe d’anéantissement, car asat n’est pas un véri­table non-être, il est ce qui menace l’existence comme nirrti est ce qui en brise l’agencement. Le désir, de ce point de vue, est « tout dévorant ».

Le grand mystère, aux yeux des poètes védiques, consistait en la recherche du lien qui reliait au cosmos agencé (rta) le domaine caché infiniment ondoyant, source de toute organisation comme de toute désor­ganisation, lui-même inorganisé, tantôt fortement valorisé et tantôt méprisé, celui sur lequel régnait l’asura.

Dans les Brāhmana, bandhu et nidāna ne sont plus rattachés au pada caché, ils ne concernent que le plan bien organisé de l’agencé ; néan­moins ils conservent leur sens de connexion universelle. Nidāna a perdu tout prestige ; bandhu, au contraire, est lié aux connexions spirituelles (ārseya) et le mot brāhmana a servi à désigner les textes mêmes dont la fonction est précisément d’établir des connexions.

Bandhu, la connexion, semble fréquemment associée aux rsi, eux qui, à l’origine, découvrirent les connexions sacrificielles et les transmirent aux hommes. Un Brāhmana, après avoir établi un rapport de possession entre huit parties du sacrifice et huit dieux ou principes rituels, poursuit : “Sais-tu ce qui est en Prajāpati ?... ce qui, de lui, appartient aux rsi (l’ancienneté spirituelle), c’est là sa connexion (bandhutā)” (J.U.B. I.59.10).

Exemple de construction et de consolidation des structures :
l’autel du feu

Il reste à montrer par quelques exemples comment on construit les formes temporelles, comment on soutient leur continuité par la solidi­fication 1 ; comment on les raffermit en les entourant des jours et des nuits ; comment, enfin, en les articulant entre elles, on les parachève pour former un tout intégral, l’année immortelle, la structure unique et impérissable.

Prajāpati, le premier qui ait construit l’année (samvatsara), le fait au cours d’une fête du soma, le gavām ayana qui dure trois cent soixante jours et qui fait partie intégrante de l’agnicayana (P. B. IV.1.4) : Prajā­pati, à l’origine, était seul ici-bas ; il désira (kāmayata) : « puissé-je me multiplier, puissé-je engendrer ». II vit ce rite atirātra (le premier jour de la session de l’année), il le pratiqua et grâce à lui engendra le jour et la nuit. « L’année comprend le jour et la nuit seulement, c’est pourquoi on atteint l’année par le jour et la nuit ». Les pages suivantes décrivent comment Prajāpati, par la période de six jours (sadaha), engendra les



1. Exemple de consolidation concernant l’espace : les dieux pour conquérir le ciel, ont besoin de consolider la terre afin de la convertir en un point d’appui stable (pratisthá) ; puis ils vont au monde céleste ; mais les régions de l’air se relâchèrent, ils les consolidèrent par le rite. (M. B. III.2.3.) Cf. S. B. II.1.1.8-10.

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douze mois, par quatre périodes les vingt-quatre demi-mois. Au moyen de ce mois il engendra enfin les autres mois, l’année.

La construction de l’autel du feu (agnicayana) comprend et résume, aux dires des Brāhmana, tous les sacrifices (S. B. X.1.5.1). Ayant pour but de reconstituer Prajāpati dispersé il dure une année, puisque Prajā­pati est l’année et c’est chaque année que le sacrifice du feu est achevé (samsthā —). Celui qui serait témoin d’une construction où le feu ne serait pas transporté une année durant, « verrait notre père Prajāpati déchiré en morceaux. Il le restaure donc de façon à le rendre entier et complet et il l’érige pour qu’il se tienne fermement debout »… (S. B. VII.1.2.11).

Ce sacrifice a pour structure primordiale (samsthā) 1 l’année (S. B. XII.8.2.36) et, à la fin de la cérémonie de la restauration de Prajāpati, qui s’est égalé au feu sacrificiel (agni), le sacrifiant identifié à Prajāpati sera en conséquence devenu l’année même ainsi reconstruite.

Les prêtres en reconstruisant l’autel du feu (agnicayana), symbole de l’univers considéré en sa concentration totale et unitaire, vont pour­suivre une triple intériorisation : en partant de la périphérie ils vont aboutir au centre des trois structures identiques : l’autel, mahāvedi, qui est au centre de l’espace, le jour central, visuvat, — qui est au centre du temps, la personne intérieure et supérieure (antar — et adhy-ātman du sacrifiant), qui est le centre immortel, le milieu même de Prajāpati ; et ces trois structures ainsi recomposées avec leurs centres respectifs, et coïncidant par l’acte de mensuration unique qui les a engendrées, auront même efficience. En outre ce qui vaut pour l’une vaut pour l’autre ; en agissant sur l’autel, on agit sur le temps, sur le monde céleste, sur la per­sonne du sacrifiant, sur l’univers entier et cela, avec d’autant plus de succès que la liaison entre les parties et le tout se fait forte et indisso­luble, de faible qu’elle était au cours de la prolifération de Prajāpati.

Les paroles qui suivent servent de thème structural aux spéculations concernant l’autel du feu en posant les identifications fondamentales (S. B. V1.1.2.17-21), (17) “Ces cinq parties corporelles de (Prajāpati) qui s’étaient disloquées sont les trois couches (de l’autel). Quand on cons­truit les cinq couches, on le reconstruit par ces parties corporelles et, du fait qu’on pose les couches (ci), (on les nomme) citi, couches (18). Et ce Prajāpati qui s’était disloqué est l’année et ces cinq parties corporelles qui s’étaient disloquées sont les articulations saisonnières (rtu) 2 car il y a cinq rtu et cinq sont les couches ; et quand il construit les cinq couches de briques, il le construit avec les articulations saisonnières… (19). Et ce Prajāpati, l’année, qui s’était disloqué est ce même vent (vāyu) qui souffle là-bas ; et ces cinq parties corporelles, les articulations saison­nières, qui se disloquèrent sont les directions spatiales (dis) et cinq en nombre sont les directions… (20). Et le feu qu’on est en train de poser



1. »Et en vérité tout ce qui existe ici-bas… est l’Année ».

2. Sur rtu voir ci-dessus p. 34. À la cérémonie de la consécration de l’autel du feu qui est celle du sacrifiant. celui-ci est consacré au milieu des oblations pārtha car ces oblations sont l’année : il est ainsi placé au milieu des années. L’officiant offre six oblations avant et six après la cérémonie car il y a six articulations rituelles (rtu). Par les rtu il entoure des deux côtés celui qui est consacré. S. B. IX.3.4.18.

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sur (l’autel) construit, c’est le soleil là-bas ; ce même feu est en vérité (élevé) sur l’autel parce que le feu (Agni) a reconstitué (Prajāpati)”,

En outre, le jour où le soleil (Agni) a pénétré sur l’autel est le jour central (visuvat), celui où les dieux ont élevé le soleil dans le ciel. D’autre part, Agni ne pénètre en Prajāpati, afin de le restaurer, que lorsque ce dernier est intégralement reconstitué, lorsqu’il forme un tout parfait (21).

Sur la racine « ci — » empiler, édifier les couches (citi) de l’autel, les Brāhmana, grâce à un calembour dont ils sont coutumiers, s’autorisent à donner une interprétation spirituelle du sacrifice qui montrera toute l’attention concentrée de la pensée nécessaire à la découverte et à la pose des briques. « Ci — », édifier et citi, brique, sont rapprochés de « cit — » penser intensément. Agni, dans les Veda et les 13rāhmana, est qualifié habituel­lement de cikilvas (cil —), doué d’une pensée qui s’applique à la décou­verte des mystères et énigmes ou encore aux connexions spirituelles : « C’est ainsi que lorsque les dieux disent : “Pensez intensément”, par là, sans doute, ils veulent dire : “cherchez, posez une couche (à l’autel)”. C’est pendant qu’ils pensaient intensément que Prajāpati vit cette terre comme une première couche naturellement perforée… » (S. B. VI.2.3.1).

Les autres dieux et rsi découvrirent respectivement les quatre autres couches « par la puissance de leur pensée et c’est en tant qu’(êtres) pen­sants (cetay —) qu’ils virent ces couches, c’est pourquoi elles sont des citaya, couches. 1 »

Le texte poursuit en établissant les correspondances entre chaque couche et l’une des parties de l’univers : terre, air, ciel etc... qui lui a servi de modèle ou de mesure, chaque couche étant faite à l’image de ces parties du cosmos et c’est pourquoi « celui qui connaît la relation ances­trale spirituelle (ārseya) des couches (c’est-à-dire le dieu qui l’a décou­verte), ses structures (corporelles et mentales) sont pourvues de con­nexion (bandhu) » (V1.2.3.10).

Grâce à la science des connexions, le sacrifiant est situé à l’entrecroi­sement des divers plans de la réalité cosmique, divine, sacrificielle et c’est de la correspondance de ces plans que dérivent ses pouvoirs. Déjà, dans les Veda, Agni-le-bandhu, l’ensemble des connexions sacrificielles, était celui qui donnait aux hommes la compréhension (cit) 2.

D’après ce texte, la forme sacrificielle choisie pour le rite de l’agni­cayana est celle que scande le nombre cinq ; mais elle n’est pas la seule car les structures se substituent les unes aux autres du fait qu’elles expri­ment une totalité et qu’un tout est égal à un autre tout. C’est ainsi qu’on peut donner comme salaire sacrificiel six vaches parce qu’il y a six saisons dans l’année et que le sacrifice, Prajāpati, est l’année ; ou encore, douze, puisqu’il y a douze mois dans l’année ; ou vingt-quatre, car il y a vingt-quatre demi-lunes dans l’année (S. R. 11.2.2.3-5).

Un autre passage montre bien l’équivalence des structures : « … Quin­tuple est le sacrifice, quintuple la victime ; il y a cinq saisons de l’année,



1. La construction des briques s’explique de la façon suivante : la sève vitale de Prajāpati en morceaux s’écoula sur cette terre ; pour reconstruire (samskr —) Prajapati, les dieux durent le rassembler (adhisambhr —) à partir de cette terre dont ils firent une brique. Ces briques doivent être cuites afin de devenir immortelles. Car la nourriture sacrificielle cuite par le feu est en vérité immortelle. S. B. VI.1.2.29 et vt.2.1.9).

2. It.V. 1V.1.9 ; A.V. VI1.2. Voir ci-dessus p.33.

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telle est l’unique mesure (matra) du sacrifice, telle est sa concordance ou perfection (sampad). Ces cinq formules consistent en dix-sept syllabes ; de dix-sept parties est fait Prajāpati et Prajāpati est le sacrifice ; telle est l’unique mesure du sacrifice, telle est sa concordance » (S. B. I.5.2. 16-17).

À ces deux structures primordiales de nature temporelle, car la deuxiè­me comprend douze mois et cinq saisons, on peut ajouter une troisième qui jouit d’une grande faveur car elle embrasse le temps et l’espace : elle est scandée en douze mois, cinq saisons, trois mondes et le soleil, ce qui fait vingt et un, l’ekavimsa, la structure du jour central dont nous verrons bientôt toute l’importance.

Bien que l’édification de l’autel du feu soit l’édification même de l’an­née, je ne signalerai que certains moments importants du début de la cérémonie : encerclement du terrain sacré, pose des pierres de clôture, puis je passerai directement à des rites qui ont lieu à la fin de la cérémo­nie et au centre de l’autel constitué, sans m’attarder à décrire la conti­nuité qui relie les parties et le tout, la périphérie et le centre.

Pour édifier l’année dispersée et réarticuler les jointures de Prajāpati, les jours et les nuits, on pose chaque jour une brique et une pierre de clôture qui symbolisent respectivement le jour et la nuit 1. C’est ainsi que l’année est engendrée jour après jour (S. B. X.4.3.19) :

« Chaque fois qu’on pose une pierre de clôture on pose une nuit et en même temps quinze muhūrta ; et chaque fois qu’on pose une brique avec une formule on pose un jour et quinze muhūrta… » (S. B. X.4.2.27).

Il y a trois cent soixante pierres de clôture et dix mille huit cents bri­ques dans le sacrifice total ; ces dix mille huit cents briques représentent les muhurta qui sont au nombre de trente dans le jour, ce qui les porte à dix mille huit cents dans l’année.

Le Satapatha (X.4.3.19) fait allusion à un autel fait de trois cent quatre-vingt quinze briques spéciales : trois cent soixante fournissent la place des jours et sont le moyen d’obtenir les jours dont ils sont la contre­partie. Quant aux trente-six jours en surplus… vingt-quatre fournissent la place des demi-lunes et les procurent, du fait qu’ils en sont la contre­partie ; les douze restants représentent les mois et, de crainte que les saisons ne manquent, il suffit de prendre ces (briques) deux par deux pour que soient aménagées les saisons.

On assiste ici à un effort sensible pour circonscrire Prajāpati dans le temps : on l’entoure des jours et des nuits ; et dans l’espace, où on l’en­toure de briques et pierres. Cet encerclement se retrouvera à la fin de la cérémonie.

Tvastr et son fils Visvarūpa, ces dieux qui avant l’apparition dans les Veda de Prajāpati 2, étaient associés aux formes, sont ceux-là même


1. Ces briques et pierres construisent simultanément l’année, l’espace, le corps du sacri­fiant, les mètres et les diverses parties du cosmos. (S. B. X.5.4.4 à 15). L’autel est le soleil, les pierres de clôture sont les régions et il y en a trois cent-soixante et les régions encerclent le soleil ; l’autel est le corps et les trois cent soixante pierre sont les os…

2. Déjà dans les Veda l’encerclement est un procédé couramment employé : Agni, le hotr, fait le tour du sacrifice, il l’environne (paribhir). Il fait trois fois le tour du sacrifice, comme un cocher. Agni le poète (kavi) a circonscrit (parikram —) les oblations en conférant ainsi des trésors à l’adorateur. (R. V. 111.3.10 ; IV.15.2-3).

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qui, dans les Brahmana, président à l’encerclement qui unifie et rassemble étroitement ces formes : « O divin Tvastr, que tes amples (formes) s’unis­sent étroitement, que ce qui est de forme divergente (visurūpa) devienne uniforme (salaksma) ». — Par ces (mots) il entoure complètement (krtsnavrta) (la victime)… l’ayant rendue complète, partout où il en offre (une partie) il l’unit par la suite solidement (anusamasyati), de sorte que la personne (ātman) (de la victime) soit complète dans le monde de l’au-delà » (S. B. II1.8.3.37).

On explique, non sans paradoxe, la puissance de Visvarūpa, (celui qui revêt toutes les formes en leur dispersion), par la coutume qu’il avait de compléter et de consolider le sacrifice en en faisant successivement le tour : anuparisarpam yajñam samsthāpayati (J. B. II.153.2).

Prajāpati, de même, aussi bien quand il était sur le point d’engendrer cet univers que lorsqu’il l’eût engendré, l’enveloppa des deux côtés (parigrhnāti) par le jour et la nuit. Ainsi aujourd’hui également, le sacri­fiant, lorsqu’il est sur le point d’engendrer cet univers et lorsqu’il l’a engendré, l’entoure des deux côtés par le jour et la nuit » (S. B. VI.7.4.12).

Quel est le sens de ce rite d’encerclement ? Circonscrire vise à un dou­ble but : créer une forme sacrificielle, un cadre, selon une mesure déter­minée, puis la consolider. Cet acte aspire à l’achèvement, il est total et c’est pourquoi on le trouve au début et à la fin de la cérémonie : On com­mence par « établir le sacrifice intégral sur une ferme structure de sorte que si, par la suite, on viole l’ordre propre du sacrifice cela n’a pas d’im­portance puisqu’on sait que ce sacrifice est solidement établi » (S. B. I.5.3.23). Et la consolidation finale, grâce à la récitation de la louange silencieuse, confère au sacrifice la solidité qu’il ne possédait pas aupa­ravant (A. B. II.31.4-5).

Quant à la protection qu’il assure au rite, cette dernière n’est qu’une conséquence de la consolidation et de la continuité qui sont, elles, pre­mières : « Pourquoi trace-t-on trois lignes circulaires autour de la vic­time et autour du sacrifice ? » se demande un des auteurs du Satapatha Brāhmana (VI.3.3.23) et deux réponses successives sont données : « Par là on lui assigne une mesure (mātrā) comme pour lui dire : telle est ta taille » et, d’autre part (24) : « Cette ligne circulaire est un rempart de protection de tous les côtés (25), c’est une triple forteresse qu’il fait pour le feu » 1.

Ce cadre (tantra) temporel et spatial ainsi formé et circonscrit est vide 2. Les prêtres vont le remplir chaque jour peu à peu jusqu’à ce qu’ils aient atteint la plénitude (pūrna) et la totalité achevée : « C’est dans le tout, l’Année-Prajapati, qu’on replace au cours de l’année tout ce qui lui (appartenait) et qui s’était échappé de lui à l’origine.… L’ayant para­chevé une année durant on le restaure en sa pleine intégrité et on l’érige de la même façon que les dieux l’érigèrent, en lui donnant un ferme fon —



1. Voir à ce sujet A. B. IV.23 et S. B. IIL8.1.6 : On enclot la victime par un encerclement “sans brisure”, en tournant un tison à la main afin de repousser les ennemis du sacrifice hors de l’enceinte sacrée.

2. “En vérité celte terre entière est divine. En quelque endroit de la terre (qu’on se trouve) il suffit d’enclore (une aire) avec une formule pour pouvoir sacrifier”. S 13. III.1.1.4.

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dement » 1. « La poêle sacrificielle est le symbole de Prajāpati “vidé”, et ce Prajāpati disjoint est ce même feu sacrificiel (Agni) que l’on cons­truit. Maintenant quand la poêle repose vide, avant d’être chauffée, c’est tout juste comme Prajāpati qui reposait là, avec le souffle vital et la vigueur sortie de lui et la nourriture écoulée… » (S. B. VII.1.2.11 et 9).

Si jour et nuit servent à encercler, ils doivent être à leur tour com­plètement entourés (J. B. 1.209.3). Attacher jour et nuit afin d’assurer leur continuité (samārambh —), les entourer afin de les protéger, appa­raissent comme les deux actes marquants de la lutte victorieuse des dieux contre les Asura après que les premiers eurent délogé les seconds de la nuit. C’est grâce à une déambulation circulaire selon le cours du soleil, un tison à la main, « que les dieux, et le sacrifiant à leur suite, repoussent les rivaux, les asura, et les chassent hors du sacrifice » (S. B. XII 9.3.9).

Après avoir consacré quelques pages aux rites d’encerclement qui font du sacrifice un système clos dont les rythmes temporels et les limites spatiales sont strictement déterminés, il reste encore à examiner deux activités importantes du rite de l’agnicayana : l’initiation (diksā) et la construction de deux foyers représentant le monde terrestre et le monde céleste, rites au cours desquels nous verrons se constituer une personne immortelle 2.

Le feu gārhapatya est déposé dans un foyer circulaire à l’image de la matrice et de l’univers qu’il symbolise. Dans cette matrice l’officiant éparpille du sable, autrement dit, il la remplit de semence ; puis il enferme la semence par des pierres de clôture posées en suivant le cours du soleil ; on enveloppe ainsi le germe jeté dans la matrice (VII.1.1.10-12). II fa­çonne alors cette semence : (17) Il pose les pierres en une fois, il fait ainsi une personne unique : par l’air vital il rend le feu (identifié à la personne) continu, il l’articule (santan — et samdhā — S. B. VII.1.1.26 et suivantes).

Le foyer āhavaniya est le ciel ; il est au gārhapatya ce que la sève vitale est au corps. Tandis que par ce dernier on s’établit sur terre, par le pre­mier on s’élève au ciel (VI1.3.1.28). Par lui le sacrifiant naît au monde céleste, il obtient l’immortalité : « Au moment de construire Agni, le foyer, le sacrifiant l’assume en lui-même, car c’est de son propre soi qu’il le fait naître et on devient semblable à ce dont on naît. S’il construi­sait Agni sans l’assumer, il engendrerait le mortel à partir du mortel… mais quand il l’assume il fait naître Agni hors d’Agni, l’immortel hors de l’immortel, puis il le fait sien (murmurant) : “A l’intérieur de moi je prends le feu”. Ainsi il assume tout ce qu’il va engendrer à partir de son propre Soi. » (S. B. VII.4.1.1-2). Après avoir fait de sa personne un moi divinisé par Agni, le sacrifiant la rend « satya », faite d’exactitude rituelle ou de réalité, et c’est pourquoi le désir pour lequel il accomplit ce rite se réalisera (5). Le sacrifiant pose alors une feuille de lotus au centre de l’autel, c’est la matrice dans laquelle Agni, le feu, va naître ; il pose, ce faisant, la terre sur les eaux qui sont l’exactitude 7-8. Sur la feuille il dépose l’assiette d’or qu’il avait portée autour de son cou, chaque



1. Tám samvatsaré sárvam krtsnám santskrtyordhvámrícchrayati yáthaiváinamadó devá' udásrayan.

2. Résumé de S. B., VII.1 à 4.

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jour, durant la période de l’initiation. Elle est le soleil (10) ; c’est donc le soleil qu’il pose sur l’autel et c’est Agni qu’il place dans sa matrice. « Sur le soleil il dépose l’homme d’or qui est Prajāpati, Agni et le sacrifiant. L’or est l’immortalité et le feu est l’immortalité » (S. B. V II.4.1.1-15).

Nous assistons ici à une double production : celle du corps, d’une part, et celle de la personne immortelle du sacrifiant, de l’autre, à partir de leurs matrices respectives. Fidèle à la cosmologie védique, la matrice terrestre est déposée sur les eaux qui sont l’exactitude rituelle, la juste mesure ou la réalité immortelle qui en résulte.

L’homme d’or, symbole de la personne immortelle du sacrifiant, repose en sa matrice, la terre, symbolisée par la feuille de lotus. C’est là où il va atteindre de façon parfaite et rapide sa pleine maturité et devenir immor­tel en participant aux deux pôles de la vie : le terrestre et le céleste : il naîtra à la vie toujours renouvelée du soleil, l’embryon d’or symbolisé par l’assiette d’or laquelle est déposée en terre sur la feuille de lotus, de sorte que l’or solaire agisse sur l’homme d’or déposé en terre, qui est Prajāpati-le-sacrifiant, en provoquant la germination rapide de l’homme immortel 1.

A mesure que l’autel se construit, le sacrifiant, par la cérémonie de l’initiation, se façonne une personne sacrée intégrale, une personne sacri­ficielle faite d’exactitude rituelle (S. B. X.2.13 et XI.1.8.6).

Le germe épanoui qui est Prajāpati défaillant, dispersé dans sa créa­tion (symbole du temps éphémère inefficace, le temps profane des hu­mains), doit retrouver sa concentration première. Pour atteindre ce but il lui faut être soumis à une transformation qui n’a plus rien d’une pro­création. On la nomme vikr —, abhikr —, activité altérante (vi) ou surémi­nente (abhi) : « Quand les Dieux restaurèrent Prajāpati dispersé, ils le jettent comme germe dans la matrice, la poêle sacrificielle (S. B. VII.2. 1,5). De même le sacrifiant verse son propre être sous forme de germe dans la poêle et obtient une personne composée de mètres, d’hymnes, de souffles, de divinités, de brahman et d’immortalité et, en un an, sa per­sonne est ainsi construite entière et complète (S. B. X.4.2.26). « Ainsi ce sacrifice complet devient le Soi du sacrifiant dans l’au-delà et le sacri­fiant naît dans l’au-delà avec un corps complet » 2 (S. B. XI.1.8.6).

Durant le temps de l’initiation, à savoir une année entière, le sacrifiant s’est préparé à l’avance pour sa personne (ātman) un monde où il renaî­tra : “On dit pour cette raison que l’homme est né dans le monde qu’il s’est fabriqué (krtam lokam)” (S. B. VI.2.2.27).

Tout en se constituant ainsi une personne et un espace appropriés, il se façonne un temps, l’année, qui est l’immortalité.

En effet les jours qui ne sont que la contrepartie du germe dispersé devront, eux aussi, subir une transformation portant sur leur connexion afin de reformer l’année concentrée et efficace ; car c’est à partir des



1. Ceci ressort des conceptions védiques présentes à l’esprit des Brahmanes. Nous avons vu p. 47 que l’embryon d’or, le soleil, repose en sa matrice d’or qui le gonfle de vie, de lait, or qu’il déversera ensuite sur le monde.

2. Dans le Rg Veda également (I.72.3) il semble que les dieux assument, par le sacrifice, des noms-essences sacrés (nāmayajñiya) et qu’ils se façonnent leurs propres corps (asudayanta tanvah). Les mortels, après eux, (5) lorsqu’ils eurent découvert le feu sacrificiel abandonnèrent leurs corps et se façonnèrent (krnvata) des corps propres (svāh), probablement sacrificiels.

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jours, la réalité donnée, qu’on reconstitue l’année : “Combien de jours y a-t-il en vérité ? Un jour, en vérité ; l’année entière est juste ce jour après ce jour. Telle est la connexion de l’année et celui qui connaît cette (connexion, upanisad) de l’année est doué d’une personne (ātman) et devient de plus en plus glorieux jusqu’à la fin de l’année ; il devient l’année et, étant devenu l’année, il s’unit aux dieux” (S. B. XII.2.2.23).

La personne apparaît ici comme le lien total qui, à la fin du sacrifice annuel, enchaîne les actes rituels quotidiens et devient l’équivalent de l’année achevée, laquelle a pour fonction d’enchaîner les jours. Ainsi « personne » et « année » rituelles ne sont pas sous-jacentes ni antérieures aux actes et aux jours ; elles se construisent jour après jour.

Mais revenons au détail du rite :

Sa personne sera fabriquée (atma samskr-) comme on fabrique une œuvre d’art (A. B. VI.27.5). La fabrication (samskrti) va de la conception à la naissance. Comme un embryon dans la matrice, on lui façonne (samklp —) les souffles, les organes des sens et enfin l’ātman lui-même. Puis on fait naître le sacrifiant à partir de sa matrice divine, le sacrifice.

La cérémonie de l’initiation qui se place au début du sacrifice précède la construction proprement dite de l’autel du feu et se poursuit durant l’année, car chaque jour le sacrifiant doit transporter le feu dans l’as­siette d’or de même structure que le soleil (vingt et une parties) et immor­telle comme lui (or). L’initié transporte le feu au moyen d’un filet à six cordes parce que Agni est l’année et que le filet est les saisons (rtu) et que l’année ne peut exister que par les saisons :… « Jour et nuit sont sa fonda­tion, car sur jour et nuit cette année est fondée, la lune est le lien, car la lune, l’année, est liée au moyen des saisons » (S. B. V1.7.1.18-19).

Le rapprochement entre le filet et les rtu, cet agencement qui est à la source de l’année, est intéressant : le filet exprime la continuité de l’or­donnance cosmique du fait qu’il est constitué par les six saisons, les six régions et les six souffles vitaux de l’homme qui forment son ātman (S. B. VI.7.1.18-20). “L’initié est placé au milieu de l’année ; si on offre six oblations avant et six après la cérémonie, c’est parce qu’il y a six saisons et que, par les saisons (rtu), on entoure celui qui est initié.” (S. B. IX.3.4.18).

Le centre temporel

Le jour de la dernière initiation, on construit le grand autel (mahāvedi), le centre même de l’univers, là où se trouve le feu sacrificiel 1 qui sert d’universel principe de continuité ; on atteint en même temps le centre de la personne (ātman) de Prajāpati reconstitué qui est celle du sacri­fiant, et on a atteint le centre de l’année. Le monde du ciel se trouve en effet au milieu même de l’année : Par les (trois) pas de Visnu… le sacri­fiant engendre l’univers entier (7). Il ne fait ces trois pas que pendant la première moitié de l’année car le monde du ciel est au milieu de l’année 2 ; s’il ne marchait pas tout le temps que dure cette période, il n’atteindrait pas le monde céleste. S’il franchissait la limite de cette (moitié) il irait au delà de ce monde céleste et le perdrait ; il marche donc pendant une



1.. Le nombril de la terre, c’est là où (Agni) flamboie. (S. B. V 1.6.3.9).

2. Sur le moyeu intemporel de la roue du temps, voir ci-dessus p. 45.

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moitié et vénère le feu durant l’autre moitié ; ainsi il dételle après avoir eu accès au monde du ciel (S. B. VI.7.4.7 et 11).

Ce texte ne fait pas allusion à la réversibilité du temps, mais à sa forme cyclique. Le système cosmique et sacrificiel auquel se complaisent les Brahmanes est temporellement clos, de façon que sortir de ce système en en franchissant la limite, serait aller au-delà du monde céleste. Doit-on conclure que ce monde immortel demeure dans les limites de l’année ? Le problème n’est pas si simple et nous verrons que, selon l’intention du sacrifiant, l’année bien construite se présente également, grâce à son jour central, comme une issue vers l’intemporel.

Le centre temporel se nomme le visuvat. II se trouve au milieu du gavámayana, la forme temporelle et liturgique préférée pour l’agnicagana, le modèle des sessions (sattra). Cette session dure une année de 360 jours et se partage en deux moitiés : l’une ascendante, l’autre descendante et, entre les deux, se trouve le point culminant, le visuvat, le jour solaire, l’équinoxe.

Le schéma qui suit décrit l’organisation rythmée et symétrique de l’année, ce qu’on nomme sa naissance (S. B. XII.1.2.1-3) :

6 mois :

Le jour inaugural façonné à partir de ce monde.

Le jour caturvimsa extrait à partir de l’année.

5 mois comprenant chacun 4 abhiplava sadaha et un prsthya.

3 abhiplava et un prsthya tirés du sacerdoce et de la noblesse.

Le jour abhijit tiré d’Agni.

3 jours svarasāman façonnés à partir des eaux.

6 mois :

Le visuvat, jour central tiré du soleil.

3 jours svarasāman.

1 jour visvajit extrait d’Indra.

1 prsthya et 3 abhiplava comme précédemment.

4 mois dont chacun consiste en 1 prsthya et 4 abhiplava.

3 abhiplava sadaha.

1 gostoma,

1 āyustoma, [ces deux] façonnés à partir de Mira et de Varuna.

1 dasarātra à partir des Visvedevāh, des régions et de l’année.

1 jour mahāvrata tiré de Prajāpati.

Le jour final façonné à partir du monde céleste.

« Telle fut la naissance de l’année et celui qui connaît cette naissance devient de plus en plus glorieux jusqu’à la fin de l’année, il possède un ātman, il devient l’année et, en tant qu’année, il va aux dieux » (XII.1. 2.1-3).

D’autres correspondances sont minutieusement établies : en accom­plissant le jour d’ouverture, on sacrifie au jour et à la nuit et on obtient la coexistence avec eux, car on devient jour et nuit. Par le jour suivant on obtient l’année. Par les abhiplava on sacrifie aux demi-mois et aux mois ; par les prsthya aux saisons et on atteint respectivement la coexistence avec mois et saisons (S. B. XII.1.3.8-11).

L’année sacrificielle constitue également l’homme : chacune de ses périodes étant identifiée à une partie du corps de l’homme (S. B. XII.1.4 et 2.4 et 3.1-4).

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Cette année sert à traverser un océan, certaines périodes formant des paliers où l’on touche le fond alors que d’autres sont des endroits où l’on nage. Le jour central (visuvat) est une île, c’est le monde céleste de l’im­mortalité où aborde le sacrifiant (S. B. XII.2.1.1-9).

Le visuvat, textuellement « le faîte à partir duquel les plans vont dans des directions divergentes » est le jour saillant supérieur aux autres, l’équinoxe en fait. C’est le jour le plus long de l’année, celui « qui se trouve en excès ». Il appartient pour cette raison aux six mois qui le précèdent et aux six mois qui le suivent car il est l’ātman, la personne ou le tronc de l’année, tandis que les mois sont les membres et « là où il y a le tronc il y a les membres » (S. B. XII.2.3.6).

Le jour central sépare l’année en deux moitiés : par la première on monte au ciel ; par la seconde on revient sur terre et on surmonte ainsi faim et morts répétées. Le soleil va de même vers le nord pendant six mois puis retourne vers le sud pendant six mois « ordonnant les jours et les nuits comme une habile araignée » 1.

Le jour central est encore le soleil que les dieux ont attaché au ciel. Les trois jours qui le précèdent et qui le suivent ont pour mission de délivrer le soleil des ténèbres (P. B. IV.5.11-12). Ils attachent en outre étroitement des deux côtés le jour central, ces trois jours étant eux-mêmes solidement adaptés (abhiklp —) à l’abhijit.

Le jour visuvat est un « ekavimsa », sa structure interne est de « vingt et un » éléments, autrement dit nous avons là une structure intégrale embrassant l’espace et le temps car elle est faite de douze mois, cinq saisons, trois mondes et du soleil qui est le vingt et unième. C’est égale­ment, nous dit-on, la structure même de l’homme : dix doigts, dix orteils et le corps comme vingt et unième. On chante donc ce jour-là un stoma de vingt et un vers. Il en résulte que le Soi (ātman) fait de vingt et une parties est établi dans le jour à vingt et une parties sur une ferme fonda­tion (S. B. XIII.5.1.5-6). En outre le visuvat est flanqué des deux côtés par dix jours spéciaux avec lesquels il forme vingt et un.

On pourrait ainsi accumuler les motifs de cohérence auxquels se com­plaisent les brahmanes et si on ajoute la place privilégiée qu’occupe ce jour au milieu même de l’année et au milieu du sacrifice (P. B. IV.6.5), on comprendra que ce jour, impliquant une symétrie parfaite est, de ce fait éminemment efficace : « Qu’on le sache, dans l’année il y a uniformité (samatā) : on accomplit un atirātra avant et un après le visuvat ; il y a cinquante-trois agnistoma, cent vingt jours ukthya avant et ces mêmes jours après le jour central. Telle est l’uniformité de cette (année) et celui qui sait cela accomplit un rite qui est uniforme, ni en excès, ni en défaut, et par conséquent efficace » (S. B. XII.3.5.12-13). « Par ton aide, O héros, est-il dit au visuvat, nous traverserons les eaux perpétuellement cou­lantes (sasvatir apas) 2. Ces eaux sont l’année » (P. B. IV.7.6).

Le visuvat est la personne (ātman) de l’année. Des deux côtés se trou­vent les deux moitiés de l’année : par l’une l’abhivarta — on quitte ce



1. K. B. XIX.3. Cf. S. B. XIV.2.2.22. sur le soleil qui tisse l’univers et A.V. X.7.43, le male qui promène le fil le long de la voûte cosmique. Voir aussi P. B. IV.5 et 6.

2. Cp. R. V. II.28.4. • Les eaux célestes qui font le tour, sans commencement ni fin.. Ces eaux portent-elles les astres ?

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monde ; par l’autre, pragātha 1, on revient ici-bas. Ces deux moitiés doivent être rapprochées dans la personne (ātman = visuvat) du sacrifice si l’on veut atteindre le monde céleste. Ce monde est le visuvat lui-même, le monde immortel du soleil dans lequel grimpe le sacrifiant (P. B. IV.6. 2-3). « Au milieu du sacrifice même ils gagnent ferme support » (5).

Le milieu de l’année, qui coïncide avec le monde immortel, coïncide également avec le milieu (madhyatā) de Prajāpati (S. B. V.4.4.24) : « Telle est l’année ainsi établie dans la personne suprême (adhyātmam pratisthita). Qui sait cela s’établit en progéniture et en bétail en ce monde-ci et en immortalité dans l’au-delà » (S. B. XII.2.4.16).

C’est en raison de l’importance accordée à la personne, l’ātman, que le salaire sacrificiel, dans une session comparable à celle-ci, n’est autre que l’ātman même (P. B. IV.9.19).

Puis vient le nidhana ultime : les prêtres ne lèvent la session qu’après « avoir uni tout cela 2 (le sacrifice) en un tout » (P. B. IV.8.10). À la fin du sacrifice, ils font la louange mentale dans un espace enclos afin d’en­tourer le brahman, c’est-à-dire le sacrifice définitivement constitué, doué de puissance sacrée.

Du flot incessant des jours et des nuits, les Brāhmana ont cherché à faire une forme bien circonscrite, avec des pierres convenablement agen­cées ou avec des rythmes temporels unis les uns aux autres, comprenant jours, mois, demi-mois, saisons, en parfaite symétrie. Le souci avoué de la congruence (salomatva) de ces formes temporelles apparaît constam­ment (P. B. IV.7.7) et forme le motif de tous les rites.

Ātman, la personne

Ayant circonscrit la discontinuité des jours dans l’année organisée, on aboutit au jour central, le visuvat, on atteint également le centre de l’es­pace, l’autel (vedi), et simultanément l’adhyātman, le moi supérieur du sacrifiant assimilé à Prajāpati, qui est le centre intérieur de sa personne (antarāturan).

A l’origine Prajāpati s’immola aux dieux en leur donnant sa propre personne (ātman). Quand il gisait tout morcelé et n’était plus qu’un cœur (hrd), c’est après sa personne qu’il gémit : « Ah ! mon ātman ! » dit-il (T. B. II.3.6.1). Puis Prajāpati émit une contrepartie de cet ātman c’est le sacrifice et, par le sacrifice, il racheta sa personne (« et la rendit, ce fai­sant, immortelle ») (S. B. XI.1.8.3-4). Le sacrifiant rachète de même sa propre personne par le sacrifice et renaît dans l’autre monde avec une personne (ātman) complète (S. B. XI.1.8.6).

Un autre passage du même recueil (S. B. II.2.2.8-14) montre que c’est en assumant l’établissement du feu immortel qu’on devient immortel : « Les dieux et les asura, les uns et les autres issus de Prajāpati, étaient en rivalité ; ils étaient sans ātman car ils étaient mortels (anātmāna ásur



1. « Aujourd’hui et demain continûment ». Ces mots ou pragātha sont [appelés] ligateurs [santan —] ; ils assurent, en effet, la continuité [abhisantanvanti] des actes du jour suivant avec [ceux du] précédent [P. B. IV.7.7.].

2. À savoir la moelle de la session sacrificielle, la moelle des chants, des dieux, des mètres et des stoma.

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martyāh) et qui n’a pas d’ātman est mortel. Entre eux tous, Agni seul était immortel, et c’était de lui, l’immortel, qu’ils vivaient les uns et les autres. Or, quiconque d’entre eux était tué, celui-là reprenait vie. Par suite les dieux demeurèrent à la fin les plus chétifs. Ils allèrent adorant, peinant : Ah ! si nous pouvions triompher des asura, nos rivaux qui sont mortels ! Ils virent alors cette immortalité, l’établissement rituel du feu… ils l’établirent en eux, dans leur ātman intérieur, et quand ils l’eurent établi en eux, dans leur for intérieur, ils devinrent immortels, ils devinrent invincibles, etc... » 1.

A mesure que le sacrifice s’élabore, le sacrifiant le fait sien et « lorsqu’il a produit le sacrifice entier, il l’a déposé en lui-même, il l’a assumé inté­gralement » 2, autrement dit, il s’est façonné une personne continue, un ātman immortel (S. B. V I I I.6.1.10).

La personne humaine n’est rien de plus qu’un ensemble d’actes rituels (karman) achevés et bien agencés. Elle est fabriquée (samskrta) 3 au cours de la cérémonie (K. B. III.8).

Si les actes sont achevés, leur totalité, l’ātman, devient immortelle ; s’ils demeurent imparfaits, inachevés, l’homme ne jouira que d’une vie imparfaite et mortelle.

L’ātman ne se crée pas d’un coup : ce n’est qu’après avoir fabriqué les souffles (prāna), la pensée (manas), etc, que les prêtres rassemblent, en le consolidant, (samstha —) l’ātman, et en font un tout parfait (ātmānam samastam samskurute, A.B. II.40.1-7). L’ātman apparaît ici comme la personne intérieure et suprême qui est plus que la somme des parties ; elle forme le Tout qui les parachève comme le brahman est le Tout qui parachève les actes sacrificiels.

Car ce qui est donné ou engendré n’est pas immortel ; il faut le rendre tel grâce aux rites. Le sacrifice est l’ātman des dieux comme il est celui du sacrifiant ; si, de mortels qu’ils étaient, les dieux devinrent immortels, c’est parce qu’ils obtinrent le brahman, le principe sacré (S. B. XI.2.3.6), le brahman étant ainsi implicitement identifié à l’ātman dès l’époque des Brāhmana.

Après que le brahman a été constitué, « la personne supérieure (adhyāt­man) a pénétré dans l’année, douée de tous les stoma et de tous les sāma (chants rituels). L’ayant façonnée avec l’ātman, le sage (dhira) 4 est assis, libre de chagrin, sur les hauteurs du rouge (le soleil) » (S. B. XII.3. 1,9).

Il peut chanter : « J’ai placé tous les mondes à l’intérieur de ma propre personne, et ma propre personne à l’intérieur de tous les mondes » et de même pour tous les dieux, les Veda, les souffles, « car impérissables sont



1. antar-ātmann ādadhata ta imam amrtam antarātmann ādhāyāmrtā bhutvāstargā... tra­duction de S. Levi, p. 42, op. cit.

2. Tam krtsnam yajñam janagitvā tamātmandhatte tam ātman kurute. S. B. IV.5.6.5.

3. Les actes agencés deviendront dans le bouddhisme les samskāra, les facteurs de la per­sonnalité. Ci-dessous p. 200.

4. Ou le “terme”. Voir ci-dessous le sage bouddhique, p. 330.

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ces choses et impérissable (aksara) est le Tout. En vérité celui qui sait cela passe de l’impérissable dans l’impérissable, il conquiert la mort répétée et atteint la pleine mesure de la vie » (S. B. XII.3.4.11).

Dans l’autel du feu, la personne intérieure (antar-ātman) en sa forme finale est symbolisée par une figure en or. Après avoir fait de son corps et de ses souffles mortels une personne immortelle, un ātman, Prajāpati fit une forme d’or pour son ātman, la forme finale de sa personne (antyam àtmanorūpam) et, de même, le sacrifiant se fait une personne en or, c’est-à-dire immortelle (S. B. X.1.4.9). Le rite de l’agnicayana est l’ātman lui-même, immortel et divin, du sacrifiant. C’est pour cette raison qu’on ne peut accomplir ce rite au bénéfice d’un autre (S. B. IX.5.2.13) car ce serait conférer à cet autre sa propre personne divine et ne conserver qu’un tronc flétri : Pour cette faute il n’y a pas d’expiation.

Le sacrifice à l’ātman est exalté au-dessus même du sacrifice aux dieux : « On dit : qui vaut le mieux, celui qui sacrifie à l’ātman ou celui qui sacrifie aux dieux ? Il faut répondre : c’est celui qui sacrifie à l’ātman. Celui qui sacrifie à l’ātman c’est celui qui sait ainsi : Par ceci tel membre (anga) de moi est fabriqué (samskriyala) ; par ceci tel membre de moi est mis en place (upadhiyaia). Comme un serpent se débarrasse de sa peau morte, ainsi il se débarrasse de ce corps mortel qui est le mal ; fait de rc, fait de yajus, fait de sāman, fait d’oblations, il prend possession du monde céleste. Et celui qui sacrifie aux dieux… ne conquiert pas une place aussi grande que l’autre » 1.

Articulations temporelles

On a montré jusqu’ici comment on crée des structures douées de l’uni­formité d’un même rythme temporel : structures (citi) de l’autel, struc­tures du corps du sacrifiant, structures de l’année, structures des mètres, etc., toutes étant nommées des tanu, formes sacrificielles. Mais comme le note un passage significatif, certains nomment « tanu » ces formules de correspondance, mais ce sont plutôt les articulations (parva) du sacri­fice 2.

Ces formes, en effet, ont un autre aspect non moins important qui va être maintenant envisagé, c’est l’organisation qu’elles présentent entre elles dans le temps : elles sont articulées les unes aux autres afin de former un tout bien agencé et ininterrompu de structures qui se répondent, non plus seulement par l’interpénétration de l’espace et du temps et des plans cosmiques, sacrificiels et sociaux, mais par la succession réglée de leurs phases.

De même que les articulations du corps sont souples, certains compo­sants du sacrifice, les dhāyyā (vers qui servent à allumer le feu), sont



1. S. B. XI.2.6.13-14, d’après la traduction de S. Lévi, p. 78-79.

2. Yajñam tanva ittyācaksate gajñasya ha tvevaitāni parvāni sa esa (S. B. IV.5.7.3).

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assouplis par le hotr au moyen d’un mot spécial ; et cette souplesse ne doit pas être un relâchement car le brahman a pour mission de les réunir forte­ment. (A. B. III.31.3). Qu’une seule jointure du sacrifice vienne à man­quer et le sacrifice sera brisé (S. B. XII.6.1.2).

L’activité de liaison embrasse le sacrifice entier. On relie non seule­ment les formes temporelles mais encore les formes de la personne (ātman) et ceci ne va pas sans de grandes complications rituelles : ainsi par le dhruva 1 « identifié à l’énergie vitale (āyus), la personne (ātman) se trouve rassemblée et concentrée (samhita) et ses articulations sont continues (santata). En intervertissant (les structures) (le sacrificateur) les noue (atisajati), c’est pourquoi ces articulations sont solidement attachées (vyatisakta) (S. B. IV.2.3.3-4).

Comme dans les Veda le soleil est imaginé, dans les Brāhmana, sous l’aspect d’un fil universel qui rattache les mondes à lui-même (S.B. VII. 3.2.13) ; il est “celui qui rassemble étroitement (samdadhāti) les jours et les nuits, et c’est pourquoi il est “samhita” parfaitement concentré” (S. B. IX.4.1.8).

Les dieux et les sacrificateurs ne font que reprendre la tâche du soleil : rétablir les articulations disloquées de Prajāpati 2, l’année, autrement dit les jointures du jour et de la nuit, des commencements des saisons etc... (S. B. I.6.3.35).

Les jours sacrificiels forment les articulations de l’année : “Le hui­tième jour (d’un certain sacrifice) est assurément une articulation de l’année et cette poêle sacrificielle est une articulation (de l’autel) du feu ; ainsi, il associe articulation à articulation (parvanyeva tat parva karoti)” (S. B. VI.2.2.24).

Par cet exemple on voit le réseau d’articulations spatiales et tempo­relles que forme, sur divers plans, le sacrifice brahmanique.

À côté des jointures du jour et de la nuit qui par leur ensemble forme­ront l’année, il existe d’autres jointures, les rtu qui ont conservé, dans nombre de cas, leur sens premier d’articulation rituelle et même d’acte efficient et intentionnel : « Le sacrifiant est l’année et les rtu officient à son intention » (S. B. XI.2.7.32). C’est encore au moyen des sacrifices des rtu que Prajāpati se façonne à lui-même un corps : les différentes parties du sacrifice sont identifiées successivement à ses différentes articula­tions (samdhi) : celles des doigts, du bras (poignet, coude, etc...) et de la jambe, puis du corps entier, avec toutes les précisions requises. Le sacrifiant articule de même son propre corps grâce au sacrifice des rtu (S.B. XL5.2.1 à 9).



1. dhruva implique fermeté.

2. L’Atharva Veda avait déjà rapproché le sacrifice de Prajapati « des articulations du brahman » (IX.6.28 et 1) : “Celui qui a tendu le sacrifice à Prajepati jouit des mérites sacrifi­ciels ; il est en effet celui qui tonnait le brahman manifeste (pratyaksa, les connexions rituel­les) dont les articulations (parus) sont les ligaments (sambhára) du sacrifice, le Rg Veda l’épine dorsale etc...” Ces quelques mots contiennent en germe toute la spéculation des Brahmana concernant Prajapati-brahman.

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Sous forme de briques qui personnifient les saisons, les rtu, par leur rassemblement parfait (abhisamhita), constituent l’autel du feu, c’est-à — dire l’année, et c’est au moyen des rtu que le prêtre “étend l’année de façon continue (santan —) et l’articule (samdhā —)” 1 (S. B. VIII.7.1). Il s’agit ici d’un acte d’adaptation où le sens de « r — » est particulièrement bien mis en valeur. Et le texte poursuit : “(6) Que ciel et terre s’adaptent l’un à l’autre (klp) ; par ces paroles il adapte tout ici-bas au moyen des rtu”. Après avoir ordonné les briques saisonnières qui sont : le soleil, le vent, le feu, le ciel, etc..., le prêtre ajoute : “Qu’on ne viole pas l’ordre (vyūhet) de ces briques saisonnières de peur qu’on ne viole les rtu, car dérangées sont les articulations temporelles pour celui qui meurt 2.

Rtu a son sens premier dans le S. B. II.2.3.4 : Agni s’empare des formes (rūpa) et pénètre avec elles dans les rtu, les rites. Les dieux se désolent, mais Tvastr contempla ce feu reconstruit, l’édifia et obtint la demeure aimée d’Agni, lequel lui abandonna deux de ses formes. Les rtu sont les articulations du schème que contemple Tuastr.

Par leur agencement, les saisons (rtu) forment une ronde sans fin : ‘En vérité, impérissable est l’œuvre bien faite (sukrta) de celui qui offre les sacrifices des saisons, car il obtient l’année ; il n’y a plus de destruc­tion (ksaya) pour lui.., car l’année c’est le tout et le tout est impérissa­ble’ (S. B. II.6.3.1). « En quelque saison qu’il aille au monde là-bas, cette saison le passe à la suivante et la suivante à la suivante ; celui qui accomplit le sacrifice des saisons atteint le but suprême » (S. B. II.6.4.9).

C’est pour cette raison qu’il faut se garder de stabiliser (samstha —) les saisons, ‘elles doivent demeurer inachevées, instables (asamsthita), l’une succédant à l’autre, telle est la continuité qu’elles assurent’ (A. B. II.29.6-7).

Cet inachèvement voulu des saisons n’est-il pas en contradiction avec le parachèvement de l’année que recherchent les Brahmana ? Si on consi­dère la vie actuelle du sacrifiant, on comprend aisément que l’arrêt des saisons implique pour lui une mort immédiate. D’autre part, la structure cyclique du temps, symbolisée par une roue, montre comment le para­chèvement annuel s’associe à un inachèvement, celui qui appartient au tournoiement sans fin de la roue ne s’achevant que pour recommencer aussitôt. ‘Les deux extrémités de l’année, explique le Kausitaki Brahmana (V. 1), sont liées tout comme on unit les deux extrémités de ce qui est circulaire (pravrtta)’ 3.

Ce mouvement tournant dépend donc de l’articulation des jours, des mois, des saisons ; à la moindre rupture de ces articulations, le mouve­ment se trouve brisé.

Sur le rythme « quarante huit » (26 demi-mois, 13 mois, 7 saisons, le jour et la nuit), l’année est la sphère tourbillonnante qui fait tourner



1. Samvatsara eso ‘gnih sa’ rtavyabih samhitah samvatsaramevaitad rtubhih santanoti sandadhàti... sert de refrain. S.B. VIII.7.1.3.

2. S.B. V I I I.7.1.11.

3. L’année tourne sans fin : anantah samvatsarah pariplavate. S. B. IV.3.1.7. Cf. J.A.U. 1.35.7.

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tous les mondes (S. B. VIII.4.1.25). Elle est « la roue tournoyante des dieux » (devacakra pariplava K.B. XX.1). Par le rite tournoyant, com­portant cinq périodes de six jours chacune, formant le mois, les sacrifi­cateurs montent sur l’année, « grâce à cette roue on va là où on désire et qui sait ainsi atteint l’extrémité de l’année » (A. B. IV.15.6-7). ‘Lors­que les deux demi-lunes tournent, le mois est engendré ; mois tournant après mois, l’année (s’édifie) et l’année c’est le tout. En s’emparant de l’année on s’empare donc du tout… L’année est nommée sveka, « éminemment une » et su-eka est identique à su-meka « bien construit » 1.

A la faveur d’un calembour, l’année nous est présentée comme la structure unique et idéale, le tout ou l’unique réalisé grâce à des formes bien adaptées (sumeka) ; structure qui s’applique efficacement à tout puisqu’elle englobe tout.

« On enveloppe tout ici-bas au moyen de l’année et tout ici-bas se trouve enveloppé à l’intérieur de l’année » 2. Par l’année le sacrifiant obtient le tout (sarva), le cosmos, ce tout impérissable par lequel on s’assure de (cet ensemble) bien fait (sukrta), impérissable (S. B. I.6.1.19). Car il n’y a d’impérissable que ce qui a été fait selon une norme elle — même éternelle. Ce n’est que lorsqu’ils ont été construits d’après la norme que ‘les mondes, l’année et la personne (ātman) du sacrifiant passent dans le sacrifice de l’homme (purusa medha) pour l’acquisition et la pos­session assurée du tout : car les mondes sont tout, l’année est tout, la personne est tout et le purusa medha est tout’ (S. B. XIII.6.1.11).

Parmi les formes qui se trouvaient à la disposition des Brahmana, l’année apparaît comme le symbole parfait et total qui, sous l’une quel­conque de ses articulations, constituera la structure sous-jacente à la plus grande partie des sacrifices, si ce n’est à tous. C’est principalement grâce à elle que le déroulement du rite sera appréhendé comme un tout.

L’année est une roue et elle est aussi un corps pourvu d’articulations, ces deux schèmes 3 représentant, au plus haut degré, la perfection d’un agencement et la souplesse et la continuité qui en résultent : adaptation des rayons dans le moyeu, condition d’un bon tournoiement et articu­lation du corps immense de Prajāpati-Purusa, jointure à jointure, qui lui rendra la souplesse de la vie. C’est dans Prajāpati-l’année que les deux structures vont être identifiées : la roue et le corps aux articulations rituelles ; le déboîtement de l’une ou l’autre structure signifiant la mort et la désorganisation temporelle (nirrti).

En outre, la pensée organisatrice des prêtres s’efforça d’harmoniser les différentes structures spatiales et temporelles en un tout articulé de cycles se répondant et se superposant dans une unité efficace. C’est



1. Et le texte poursuit : En vérité jour et nuit ne détruisent pas la récompense de qui est affranchi du jour et de la nuit. S. B. 1.7.2.24-26.

2. Sarvam samvatsarena parigrhitam. S. B. IV.3.1.8.

3. L’autel du feu revêt deux formes : celle de la roue d’un char ou celle d’un oiseau.

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dans l’année que se trouvèrent étroitement coordonnés les cycles variés de l’astronomie, de la vie sociale et individuelle 1.

Si l’année a été choisie comme archétype c’est parce qu’elle représente la durée totale 2, achevée, en tant que structure intégrale. Elle forme la charpente idéale dont les parties internes sont bien articulées ; elle est la base fondamentale, le sarnsthā, « ce qui se tient fermement debout » en raison de la solidité de l’enchaînement de ses rythmes. En outre sa révolution circulaire qui répond au cycle solaire fait d’elle le symbole de l’impérissable. Grâce à son tournoiement sans fin elle s’étend à la totalité du temps. Pour ces raisons l’année apparaît aux Brahmanes comme la forme objective et concrète, par excellence, la source même de toute efficience.

L’ILLIMITÉ

Bien que les prêtres, dans leur recherche d’un ordre efficace qui réalise un cosmos stable et durable, s’intéressent en premier lieu à une ponc­tualité rigoureuse, embrassant des formes nettement définies, il existe quelques rares passages qui font la part de l’illimité, du sans forme, de l’incommensurable (aparimita). Si ces passages se trouvent disséminés dans la masse énorme des Brahmana où ils passent inaperçus, ils n’en ont pas moins une importance considérable.

Prajāpati est par essence illimité ; si on a fait de lui un tout structuré, parfaitement circonscrit, ce tout doit néanmoins rappeler de quelque manière cette essence de Prajāpati. Ce sera le rôle de la portion infime d’illimité qui se trouvera intégrée dans le tout structuré. Le cycle total, l’année, par son tournoiement sans fin répondra encore à ce besoin d’illi­mité.

Prajāpati est également indéfini en sa dispersion, quand il se présente comme l’épanouissement du germe (retas) 3. C’est pourquoi les prêtres, en dépit de tous leurs efforts pour restaurer Prajāpati en son intégralité, après qu’ils ont rassemblé les structures définies, se demandent s’ils ont effectivement recueilli toutes les parties éparses et cela, à juste titre, car c’est tout l’infini spatial et temporel qu’il leur faut réintégrer en Prajāpati.

Par certains procédés qui vont être décrits, l’éparpillement cosmique, tout en conservant sa nature de « sans mesure », se trouvera cerné par un certain type d’activité et fera partie intégrante de l’ensemble struc —



1. Voir A. B. I.7.15-16. Le sacrifice est quintuple, toutes les directions (dis) sont ordon­nées (kip —), le sacrifice l’est également et les gens aussi. Le S. B. mentionne l’union (mithuna) des directions spatiales et des rtu, saisons, dans le sacrifice (II.4.4.24). Le A. B. II.41. montre comment on ordonne (klp —) les rtu, les mois, l’atmosphère, le soleil, Agni, le vent et comment on met de l’ordre dans l’année qui est la synthèse (samasta) et, de ce fait, comment on l’obtient.

2. « Dans l’Année sont contenus le passé et l’avenir le sacrifice rend donc prospère en ce qui concerne passé et avenir », PIS. XVIII.9.5.

3. ‘Salut au nombril (nabhi)… ceci est indéfini (anirukta), car indéfini est Prajapati’. (S. B. XIV.3.2.15).

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turé. Le sacrifice symbolisera, de cette manière, les deux aspects oppo­sés du dieu : « En vérité, ce sacrifice est Prajāpati et Prajāpati est à la fois ce qui est défini et indéfini, ce qui est limité et illimité. Avec une for­mule yajus, on construit sa forme définie et limitée ; en silence, on cons­truit sa forme indéfinie et illimitée. Celui qui sachant cela fait ainsi reconstitue Prajāpati entier et intégral » (S. B. XIV.1.2.18).

Des penseurs brahmaniques comme Kausitaki font de l’illimité l’objet préféré de leurs spéculations. Kausitaki pose l’axiome suivant : ‘Le limité (mita) est obtenu par le limité et l’illimité (amita) par l’illimité’ (K. B. XXVI.3). Ce souci d’infini, qui minera les fondements du sacrifice et conduira à la réaction des Upanisad, trouve sa source en Prajāpati indéfini et mystérieux qui, sous la forme du brahman sans limite et im­mortel, portera une atteinte définitive aux fruits limités et évanescents des rites Brahmana.

L’activité sans mesure qui, au cours du sacrifice, servira à reconstituer la partie perdue, éparse et incommensurable de Prajāpati-le-Temps consistera en procédés variés : éparpillement de sable, silence, paroles inaudibles, récitation de mots indistincts ou incertains en raison de leur obscurité et identifiés, de ce fait, à Prajāpati l’obscur (S. B. XIV.2.2.21).

L’éparpillement du sable (sikatāh, le pluriel, en sanskrit, exprime mieux la multiplicité indéfinie qu’il symbolise) sert à parachever le tout structuré 1, à faire de lui un tout illimité, et par cela même impérissable, à lui insuffler la vie (āyus), prāna, ātman, en y incorporant la totalité per­due, éparse, incalculable et sans lien que représente le sable éparpillé. Mais cette totalité sera incorporée de telle sorte à la structure qu’elle n’échappera plus au pouvoir des prêtres : “Quant à la raison pour la­quelle (l’officiant) répand du sable : cet (autel) du feu, Agni, est Prajā­pati et Prajāpati est le brahman tout entier. Eh bien ! le sable représente la partie perdue du brahman et la partie non perdue (asamkhyāta) est cet autel du feu qu’on édifie. Ainsi, quand il éparpille le sable, il remet en cet (autel) la partie perdue du brahman. Ce (sable) qu’il éparpille est innom­brable, indélimitable ; qui connaît, en effet, la mesure de cette partie égarée du brahman ? Celui donc qui, sachant cela, éparpille le sable restaure Prajāpati entier, intégral” (S. B. VI 1.3.1.42).

Ce sable représente en outre Agni vaivānara, « le feu appartenant à tous les êtres », en tant que semence (35). Eparpillé sur l’autel (uttara­vedi) qui est la matrice (28), il est la semence qui va germer au cours de la cérémonie. Cette semence est déposée par le jour et la nuit (38) et elle est blanche et noire à leur image (39) : “Sans fin sont les jours et les nuits et sans fin est le sable, c’est pourquoi, répandu par les jours et les nuits, (le sable) devient complet pour le sacrifiant, il n’est ni en défi­cience, ni en excès. Sans fin (ananta) est le sable répandu, sans fin les jours et les nuits, sans fin le mètre océanique (40). La prière c’est la

1. Sur la nécessité d’intégrer le sans mesure à une structure, voir entre autres T. s. V.2.6 Le sacrifiant serait privé de bétail si on ne plaçait pas le sable, qui est le germe, en un endroit encerclé.

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pensée et la pensée qui égale le sable tout entier exprime le brahman infini” (S. B. VII.3.1.39 à 42).

Le silence (tusnim), le marmonnement confus (jalpa), la parole indis­tincte (anirukta) ou prononcée à voix basse (upāmsu) représentent, comme les grains de sable, ce oui est innombrable et illimité. “Le prêtre brahman en répondant de façon définie (nirukta) confère au sacrificiant une vigueur limitée, mais s’il répond de façon indéfinie, à savoir illimitée, il lui confère de ce fait une vigueur illimitée, complète, c’est pourquoi il répond de façon indéfinie” (S.B. V. 4.4.13).

Anirukta est le son murmuré, continu et amorphe. Exempt de toute articulation il n’offre aucune prise, aussi longtemps qu’il n’est pas intégré à une structure : “Prajāpati se dit : si j’assume ce (sacrifice et l’accom­plis) de façon définie, les Asura détruiront mon sacrifice. Alors, il l’ac­complit de façon indéfinie (anirukta)” (et les Asura ne purent s’en empa­rer) (P. B. XVIII.1.3).

Est indéfini (anirukta), objet du marmonnement, tout ce qui est dépourvu de structure : la vie ((mus), le germe vital (retas), l’énergie inhérente au souffle (prāna), les formes intérieures de l’animal, en un mot la continuité de la vie organique : « Il répète en silence, sans arti­culation de la voix, car c’est ainsi que les germes se transforment ». Il n’articulera à voix haute que pour faire naître le germe transformé ; il répètera alors la formule en douze pada, l’année étant composée de douze mois, Prajāpati est l’année, il est le propagateur de tout ceci » (A. B. II.39.1-8).

Jalpa, le murmure est associé à la vie (āyus) : Etasa le sage, qui avait « vu » la vie du sacrifice, ne put s’en emparer et « babiller une vie (āyus) de mille ans pour l’homme et de cent pour la vache » parce que son mar­monnement (jalpa) fut interrompu par son fils aîné qui le prenait pour un fou (K. B. XXX.5).

Upāmsu, à voix basse, de façon inaudible, joue un rôle important au cours de l’édification de l’autel du feu, au moment du meurtre de la victime. Le texte accumule les explications :

« Ceci est accompli à voix basse (upámsu), car au moyen de ces vic­times Prajāpati chercha à obtenir cette œuvre (karman), (la construction de l’autel du feu) ; mais cette œuvre était alors pour ainsi dire indis­tincte (anirukta) ; (le sacrificateur) parle donc à voix basse. (20) Et à nouveau, pourquoi à voix basse ? Cet accomplissement appartient en vérité à Prajāpati et c’est en Prajāpati qu’il pénètre par cet accomplisse­ment et Prajāpati est indistinct. (21) Et à nouveau, pourquoi à voix basse ? Il y a ici, dans ce sacrifice, de la semence (retas) et la semence est répandue en silence… (22) » (S. B. V I.2.2.20-22).

Ce qui est anirukta et ne peut s’exprimer que d’une manière inarti­culée, c’est ce qui n’a pas de formes distinctes, à savoir :

1° Le sacrifice avant sa construction, à l’époque des tâtonnements, alors qu’il est à I'état d’ébauche.

2° C'est aussi l'aspect indéfini de Prajāpati, principe de la génération.

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Semence, souffle et vie seront les trois aspects que prendra la discon­tinuité indéterminée qui est également, d’un autre biais, une continuité, mais amorphe, monotone, celle qui appartient à l’écoulement uniforme de choses juxtaposées, non structurées et dont les éléments en nombre illimité sont indiscernables les uns des autres : murmure imperceptible et confus de la voix, semence vitale, sable qui s’écoule continûment mais dont les grains sont épars… Tels sont les exemples de cette inorga­nisation foncière dans laquelle les éléments se trouvent confondus comme le sont les souffles dans le souffle vital.

La parole articulée, par contraste, fait partie d’une tout autre conti­nuité, une continuité de composition dont les membres, contrairement à la continuité organique, ne sont pas juxtaposés mais agencés, tout en demeurant entièrement hétérogènes les uns aux autres. Cette conti­nuité est un agencement qui donne solidité et permanence au tout. Ainsi la parole nirukta, dite à haute voix, est différenciée en mots bien articulés.

La continuité propre aux jours et aux nuits tels qu’ils nous sont don­nés est une succession sans lien, comparable à celle des grains de sable. Ils forment la fluidité de la durée, le temps profane susceptible d’être brisé à tout instant, car c’est le temps séminal, un temps dont l’épuise­ment est le terme nécessaire : il n’est qu’un aspect de Prajāpati-la-mort, la fin.

Ces mêmes jours et nuits, en dépit de leur discontinuité foncière, for­ment le temps sacrificiel, voulu, structuré selon la mesure rythmée d’actes dont la parole articulée est un des principaux. Le temps se trouve ainsi façonné par les multiples activités des prêtres qui articulent entre eux les jours et les périodes temporelles 1. Ce temps n’a rien de commun avec le temps dispersé, illimité des substances ou des actes exempts de tout rythme.

A côté de l’aspect indéfini (anirukta) de la parole, on peut distinguer deux autres aspects du langage qui ne se trouvent pas sur le même plan et ces trois aspects ne sont, en définitive, que les trois aspects de la tempo­ralité :

La parole retenue (vāgyamana) fait partie du plan structuré dont elle est le moment essentiel : « En retenant sa voix… le sacrifiant enferme en lui-même le sacrifice » 2. Il l’empêche de se disperser, il le rassemble, « lui assure la continuité et le restaure tout en le consolidant. Avec la nuit il continue le jour et avec le jour il continue la nuit » (S. B. III.2. 2,26).

Après la parole informe et murmurée et après la parole retenue, nous abordons avec le silence, tūsnim, un plan supérieur, celui de la pensée qui échappe à toute mesure ; mais peu de renseignements nous sont four —



1. Cf. J. B. I.209.2. Ils unissent au moyen (d’un mètre spécial) le jour et la nuit (ahoratre... samadadhur).

2. Il se l’approprie comme on s’approprie la parole qu’on renferme en soi-même par le silence. J. EGGELING, note p. 19, vol. XXVI, partie II. S.B.E. du S. B. III.1.3.27.

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nis à son sujet. C’est par l’intermédiaire de deux éléments essentiels du sacrifice : le poteau et l’autel, qu’on peut approcher de cet incommensu­rable. Ces deux éléments, nous dit-on, peuvent ne pas être astreints à des mesures déterminées ; la raison donnée est qu’ils dépendent de la pensée (manas), laquelle est illimitée par nature. La pensée est l’apanage du prêtre brahman lequel organise le sacrifice grâce à elle. Par son silence il confère un caractère illimité au sacrifice.

Cette caractéristique du brahman confine à celle de Prajāpati trans­cendant qui a pour essence une pensée sans mesure. Sous forme d’acte ou de temps spirituel 1, prototype de l’année construite, le dieu silencieux est alors dépourvu de toute structure 2 : c’est ainsi qu’on peut interpréter un passage paradoxal, le seul où l’on trouve le terme arūpa, sans forme : « Prajāpati l’année engendra les créatures ; celles-ci ne trouvèrent aucun ferme support. Au moyen de ces jours (le rite des trente-trois jours) elles obtinrent un ferme support… Au moyen de ce qui est sans forme (arūpa) ces (jours) sont pourvus de forme (sarūpa) et en sont également pourvus les créatures et les mondes » (P. B. XXIV.1.2-3).

Ce qui est sans forme c’est l’acte qui engendre l’année, non pas Prajā­pati-l’année, en tant qu’activité dispersée, qui échappe aux formes struc­turées par son excès même de dispersion, mais le Prajāpati, acte concentré des origines, et qui transcende toute forme.

Si Prajāpati peut, à la fois, produire ce qui n’a pas de forme et ce qui en est pourvu c’est parce qu’il est exempt de forme : car la pensée, qui est à la source de toutes les formes, est aussi ce qui est illimité et incommen­surable.

L’incommensurable apparaît comme ambigu : il désigne indifférem­ment la multiplicité éparse non structurée du temps ou l’infinité de la pensée qui échappe, elle aussi, mais pour des raisons opposées, à la struc­ture temporelle dont elle est la source.

Il est donc nécessaire de distinguer trois aspects de Prajāpati-le-temps :

1° L’année dispersée aux formes multiples (virūpa). Ce Tout informe qui, pris en lui-même, est éphémère et prêt à se briser à tout moment. Il est symbolisé par la parole murmurée (anirukta), indistincte et exempte de structure. Ce temps se ramène à l’activité procréatrice et dispersée de Prajāpati.

2° L’année structurée (rūpa), d’ordre mental, qui forme la charpente même du sacrifice. C’est une continuité voulue, organisée, l’agencement des actes sacrés que rien ne peut briser lorsqu’il est achevé. Cette année correspond à la parole articulée et elle culmine en la parole concentrée,



1. Le temps n’étant, en dernière analyse, qu’un acte ou une organisation d’actes. voir Introduction, p. 1.

2. Ce silence est à rapprocher de la parole anudita « qui n’a pas été dite », celle que com­prend le dieu immortel qui a pénétré dans la matrice, son lieu d’origine. (A.V. V.12) et ci — dessus p. 45.

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retenue (vāgyamana) 1 qui achemine vers le troisième aspect de Prajāpati :

3° L’année spirituelle et sans forme (arūpa), propre à la pensée illi­mitée, à Prajāpati en tant qu’acte unique et concentré avant la pro­création et que symbolise le silence (tūsnim).

L’incommensurable qui caractérise la première et la troisième de ces années doit être incorporé à l’année structurée, le tout mesuré des rythmes temporels, afin d’en faire un tout parachevé et inépuisable ; autrement dit un ātman ou un brahman, selon qu’on se place sur le plan du micro­cosme ou sur celui du macrocosme.

L’année sans forme des origines, celle que symbolise le silence et l’in­commensurable (arūpa), lui imprimera son caractère d’infinité et d’in­temporalité d’une part. D’autre part, l’année informe, l’ensemble des jours tel qu’il est symbolisé par les grains de sable, la sève vitale, la parole inarticulée, lui inoculera la vie. Car de l’année organique et informe les prêtres ont conservé la vie et ont repoussé le caractère épars, relâché, exempt de connexion rituelle. Cette tâche achevée, le sacrifiant sera doué d’un souffle (prāna) sacrificiel et d’une personne achevée (ātman).

Du temps vécu au niveau des jours inorganisés, les prêtres ont fait un temps construit qui dépend des structures de l’esprit (manas), puis ils lui ont conféré l’infinité.

Grâce à l’intégration de l’année dispersée dans l’année sacrificielle, le sacrifiant s’assurera d’une longue vie ici-bas ; ses jours et nuits et ses saisons, toutes ses articulations temporelles (parva et rtu) seront parfaite­ment articulées et il atteindra le but désiré, la vie de cent ans et la sécu­rité qui l’accompagne.

Grâce à l’incorporation de l’année illimitée des origines à l’année sacri­ficielle, le sacrifiant obtient, en ce monde même, l’immortalité dont il ne jouira vraiment qu’après sa mort.

En possession de ces deux aspects de l’indéterminé, l’année élaborée par les prêtres permet que coexistent en la personne du sacrifiant le temps fluide, amorphe et organique et l’immortalité. Les cérémonies du jour central (le visuvat), ātman de l’année, sont significatives à cet égard,

Ce jour étant solidement attaché aux jours qui précèdent fait donc partie continue de l’année structurée ; mais il ouvre aussi une issue vers Prajāpati l’intemporel, l’immortalité même, car le sacrifiant peut, s’il le désire, échapper à cette structure et à l’année dispersée, ce qui entraî­nerait pour lui l’immortalité immédiate, contemporaine de sa mort ici — bas. « Si, nous dit-on, au lieu de prononcer de façon indistincte l’anustubh, identique à Prajāpati, (les officiants) la chantaient distinctement, ils atteindraient (immédiatement) Prajāpati » (P. B. IV.8.9). Ils devien­draient donc immortels, mais de cette éventualité on se garde soigneu —



1. Si l’on compare la parole retenue au silence, la première implique une certaine tension qui précède immédiatement la parole exprimée et créatrice. Elle est déjà concentration de structures, qu’on la prenne au départ, en Prajāpati, avant qu’il ne crée, ou à l’arrivée, lorsque le brahman contemple les structures unifiées, en retenant sa voix.

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sement. Du monde céleste où il est parvenu grâce au rite du visuvat, le sacrifiant revient ici-bas car il veut atteindre la fin de ses jours et ne jouir de l’immortalité — désormais acquise par l’identification à Prajā­pati — qu’après sa mort.

Le sacrifice qui est le temps reconstruit n’est pas seulement illimité par une portion de son contenu, l’innombrable sans structure, il l’est aussi et en un autre sens par sa nature cyclique : l’agnistoma, par exem­ple, « ce rite d’un jour, est sans commencement ni fin », il est comparé à une roue de char qui tourne sans arrêt (ananta) : « Son commence­ment est sa fin, sa fin est son commencement » 1. Ce rite est assimilé au soleil car « il s’achève (samsthā —) avec le jour, comme lui… La récitation de ce jour suit le mouvement du soleil… et si ce rite n’a pas de fin c’est parce que le soleil ne se couche jamais ni ne se lève en réalité ; quand il se couche, ayant atteint la fin du jour, il invertit son mouvement (ātmā­nam viparyasyate). Il fait ainsi le jour en bas et la nuit au-dessus » (A. B. III.44.1 et 6.-7).

Et le Satapatha Brāhmana de son côté dit à ce sujet : « Tous les autres sacrifices ont une fin, mais l’agnihotra n’a pas de fin… il est illimité puisque quand on l’a offert le soir on sait qu’on l’offrira le matin et le matin, on sait qu’on l’offrira à nouveau le soir » (II.3.1.13).

Plutôt qu’une continuité illimitée nous avons dans ce dernier exemple une reprise indéfinie du même rite.

CONTINUITÉ ORGANISÉE (SANTATI, LE TISSAGE)

Construire le sacrifice c’est assurer sa continuité parfaite par la liaison de ses diverses parties consécutives, les parva, et par l’harmonisation de ses structures simultanées (rūpa, anurūpa, pralimā).

La continuité forme l’essence du sacrifice, elle n’est qu’un aspect de l’agencement des structures. Les prêtres qui l’ont élaborée à grand peine et avec minutie savent comment ils peuvent, volontairement, la briser quand ils désirent porter atteinte à la vie du sacrifiant (A. B. III.1.31). Ils savent également comment on peut la réparer lorsqu’elle est acciden­tellement interrompue. Leurs moindres gestes témoignent de leur perpé­tuel souci de continuité : « Il verse un plein (vase) parce que plein signi­fie le tout… il verse de façon continue et sans interruption ; il purifie ainsi ce (sentier qui mène aux pères ou aux dieux) d’une façon continue et ininterrompue » (S. B. 1.9.3.3).

Les Brāhmana reprennent la métaphore védique du tissage pour exprimer l’activité élaboratrice de synthèse et de continuité : san-tan — ;



1. A. B. III.43.4-5 et suiv. « Le mouvement du (rite) sākala est comme le rampement d’un serpent : on n’arrive pas à savoir par lequel des deux bouts ça commence. » Il en est du temps comme il en est du sacrifice. Cf. J. B. I.258.

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le sacrifice est celui qui s’étend (tan —) amplement (S. B. III.8.2.2). Etendre signifie attacher, lier ou même atteler (yuj —) : « Quand on étend le sacri­fice on l’attelle (yuñkte) ; s’il n’était pas attelé, en reculant il ferait tort au sacrifiant » (S. B. I.9.2.32).

Santati est donc la continuité au sens de lien dynamique (suffixe « ti ») ; on ne peut étendre continûment sans attacher (préfixe sam —) 1. Etablir des connexions (samdhi, santati) entre les jours ou entre les autres formes du sacrifice est le but primordial des prêtres. La connexion possède même un sens ésotérique : bandhutā, la parenté spirituelle, est un terme lourd de sens qui revient fréquemment dans l’Atharva Veda. La connaissance des connexions est une science divine. Si le mot devait disparaître après les Brāhmana, « upanisad' 2, qui a même signification mais qui apparaît plus tardivement, aura lui une destinée prodigieuse : il désignera la connexion suprême qui aboutit dans les Upanisad à une identité où cul­mine toute connexion ; tandis que dans les Brāhmana bandhutā et upa­nisad ne sont encore qu’une structure universelle qui demeure un com­plexe de connexions : “Le fondement du stoma à dix-sept vers est l’an­née : douze mois et cinq saisons ; tel est le siège (āyatana) du stoma à dix — sept vers ; telle est sa connexion (bandhutā)” (P. B. X.1.7). Et cette struc­ture est la structure propre à Prajāpati-le-Temps.

La connexion porte aussi sur les jours : “L’année est juste ce jour après ce jour ; telle est la connexion (upanisad) de l’année”. Dès qu’on a pris conscience de cette connexion de l’année, on possède un ātman par adé­quation à l’année qui est intemporelle et on obtient l’immortalité (S. B. X I I.2.2.23).

C’est donc la connexion des jours, (ces jours, le symbole de l’évanes­cence), qui assure l’immortalité, mais ajoutons immédiatement, par l’intermédiaire de l’identification au tout, à l’année et à l’ātman.

La continuité n’est qu’incidemment celle d’une force indivisible et mystérieuse, à savoir la vie subtile et fragile du sacrifice 3 ; elle est d’abord l’ordre strict des phases successives des rites articulés en une forme totale.

Cette continuité implique, d’une part, une succession parfaite dans l’ordre rituel sans inversion ou confusion de phases et, d’autre part, l’absence de toute interruption d’un bout à l’autre de la cérémonie.

La moindre omission, contraction, répétition, tout désordre, en un mot, qui bouleverse et brise l’agencement rituel met en péril la personne et la vie du sacrifiant : “Les prêtres qui, au milieu du sacrifice, accom­plissent l’ida (offrandes domestiques), déchirent en morceaux (vivrhanti)



1. P. B. VI.7.12 : En se tenant mutuellement sans se séparer (avacchid —) les cinq prêtres lient (santan —) le quintuple sacrifice.

2. Voir L. RENOU. Le Sens du mot upanisad, p. 43-45-49.A.

3. Visrsta ne signifie pas que le sacrifice s’échappe ; ce terme a pour synonyme vyacchinna et n’exprime que la brisure d’une structure, la dislocation des jointures de Prajāpati.

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le sacrifice et lui font tort” (S. B. I.7.4.19). “Si l’officiant omet une phrase des formules nivid, il fera une rupture (chidra) dans le sacrifice. Si celle-ci augmente, le sacrifiant deviendra coupable des conséquences d’une grande faute. S’il intervertissait l’ordre. des deux pada de la nivid, il confondrait le sacrifice. S’il unissait deux pada de la nivid, il contracterait la vie du sacrifice et le sacrifiant en mourrait” (A. B. III.11.5-8). Le moindre désordre temporel est un facteur de destruction 1.

Si le sacrifiant façonne sa propre personne par ses actes rituels, on comprend que ces actes achevés lui confèrent automatiquement une vie immortelle et que, interrompus, ils portent atteinte à sa durée puisqu’ils sont cette durée même : structure, continuité, durée sont des grandeurs corrélatives dans le symbolisme brahmanique : les êtres seront rassasiés en raison même de leur sacrifice, c’est-à-dire de leurs actes : ceux qui accomplissent l’agnicayana d’une année le seront à jamais ; les autres le seront pour six mois, un mois etc. selon la pratique rituelle à laquelle ils s’adonnèrent. Nous avons là, non tant une durée qui résulte d’actes, qu’une structure qui correspond exactement à une autre structure, ces deux structures ayant même rythme temporel.

Les prêtres se gardent soigneusement de tout acte qui serait suscep­tible de délier le sacrifice. Ils réparent la moindre solution de continuité qui aurait pu s’introduire en dépit de leur vigilance constante. Si par quelque faute rituelle une fissure vient à se produire, ils s’efforcent de restaurer les formes déchirées, d’en combler les lacunes et “c’est au moyen du « tout » que le sacrifice est restauré” 2 : “Chaque fois que les dieux perçoivent une fissure dans le sacrifice, ils la ferment par les vers insérés :… ces vers forment la couture du sacrifice. De même qu’une per­sonne rassemble continûment les bords d’un vêtement avec une aiguille, ainsi il répare la brisure dans le sacrifice celui qui sait ainsi (A. B. III.18. 4-6).

La continuité porte sur les actes ou chants qui sont faits sans inter­ruption “en vue de la continuité du sacrifice” (P. B. VI.6.19), ou même en vue de la continuité des trois mondes. Afin de demeurer continue, l’activité rattache actes antérieurs et actes postérieurs : une certaine obla­tion offerte à Aditi (le déliement), au début et à la fin de la cérémonie, sert à tenir le sacrifice à ses deux bouts, à lier les deux extrémités du sacrifice afin qu’il ne se brise pas (A. B. I.11.14).

Le prêtre doit de même conserver les restes de l’offrande d’introduc­tion et la mêler à l’offrande de la conclusion afin de faire du sacrifice un tout continu et ininterrompu 3.

Si un sacrifice comme le sacrifice du soma dure plusieurs jours, ces derniers doivent être liés les uns aux autres : ‘La raison pour laquelle ils font, à la libation du matin, du vers chanté du jour suivant la forme congruente (anurūpa) du jour précédent, c’est afin de faire des jours du



1. S’il y a un acte de trop dans le sacrifice, il se produit quelque chose de trop dans la per­sonne du sacrifiant. Si le sacrifice est interrompu avant sa fin, le sacrifiant devient un meurt — de-faim. M. B. I.4.11 cité par S. LEVI, op. cit., p. 123-129.

2. S. B. 1.7.4.18-19 et 22. Voir à ce sujet S. LEVI, O. cit.

3. Yajñasya santatyai yajñasyāvyavaccheda... A.B I.11.7. Cf. III.7.12 ; santatyai sandhiyate: ‘que le tout soit ininterrompu’ est une formule fréquente dans les Brāhmana.

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sacrifice une série continue. Ainsi ils font (des jours de ce sacrifice) un tout continu’ 1.

Le grand Brahmana considère le sacrifice du type des rites des cinq jours comme spécifiquement continu, il est même sans fin (ananta) 2 : ce rite est ‘un rite de cinq jours attaché intérieurement (abhyāsamgya) en vue de la continuité’, chaque jour commençant par le stoma même qui achève le jour précédent. Et, si ce rite est ainsi sans fin, c’est parce que cinq jours sont les cinq rtu qui sont l’année 3 et que ces rtu (actes sacrificiels et saisons) s’enchaînent éternellement.

Il existe des attaches internes des Veda (antahslesana) : ce sont les exclamations rituelles bhūh, bhuvah, svar, qui servent d’expiation pour toute erreur commise : ‘Tout comme (dans la vie courante) on peut unir une chose à une autre ou articulation à articulation (parva) ou avec une corde un objet de cuir (en un mot) tout ce qui est séparé, ainsi avec (les exclamations) il unit dans le sacrifice tout ce qui est disjoint’ 4.

Peut-on dire que le sacrifice consolidé de cette manière dure de façon continue ? Bien que les discontinuités soient réparées avec un soin parti­culier, néanmoins l’effort de mise en connexion inlassablement repris est ce qui est fondamental ; le sacrifice ne dure véritablement que parce qu’il est susceptible de renaître sans cesse, du fait que les prêtres sont en possession des normes qui serviront à le reconstituer. L’activité qui tisse est éternelle puisqu’elle est toujours renouvelée. Les Brahmana ne se fatiguent jamais de mettre en relief l’aspect de renouvellement propre au sacrifice : ‘Chaque jour le sacrifice est étendu (tan —), chaque jour il est achevé (samsthā —) ; chaque jour on l’attelle sur le chemin du monde céleste ; chaque jour, grâce au sacrifice, le sacrifiant va au ciel’ (S. B. IX.4.4.15). “Que tous les jours on attelle le sacrifice, que tous les jours on le dételle”, dit un autre passage (S. B. IX.4.4.15).

La source de cette résurrection est la daksinā, le salaire donné aux prêtres par le sacrifiant ; c’est pour cette raison que les daksinā sont les attaches internes du sacrifice lequel, sans attaches, serait semblable à un char qui ne pourrait transporter le sacrifiant au ciel (P. B. XVI.1.13).

Le salaire dépend à son tour de la foi (sraddhā) ou le crédit que le sacrifiant accorde à l’exactitude rituelle (satya).

Confiance, exactitude et réalisation efficiente sont inséparablement unies. Du fait que la formule est exacte, elle possède existence, réalité, suprême efficacité et c’est pourquoi on a foi en elle. Les dieux n’ont d’au­tre essence divine, et d’ailleurs acquise, que cette exactitude rituelle. C’est en elle qu’il faut chercher la source de leur immortalité.

La confiance apparaît comme l’élément impérissable du sacrifice : ‘Quand le sacrifice est fait une fois pour toutes (sakrt) je crains, dit un personnage des Brahmana, que ses effets ne périssent (ksaya). Sais-tu comment on assure la nature impérissable (aksiti) du sacrifice fait une fois



1. Kurvanti prātahsavane'hina santatyā ahinam eva tat santanvanti. A. B. VI.17.2. Cf. P. B. XXI.13.9 ; A. B. VíII.2.5 ; I.3.2.

2. P. B. XXIII.11.2.

3. P. B. XXI.13.6-9. Au 4 le mot pañca, cinq qui n’a pas de contrepartie est l’année ou, selon d’autres versions (S.B. et J.B.), il est les cinq saisons (rtu). Voir P. B. XXI.15.5.

4. A. B. V. 32.7 ; S. B. XI.5.8.6.

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pour toutes ?... C’est la confiance (sraddhā) 1 qui est la nature impéris­sable de ce sacrifice… ; si on sacrifie en ayant confiance, ce sacrifice qu’on a fait n’est jamais perdu’ (K. B. VII.4. S. Lévi, p. 108-109).

Plutôt que la cause des reprises perpétuelles du rite, la confiance apparaît ici comme la source d’une véritable permanence des effets du rite achevé. Ceci s’explique par le fait qu’elle est le crédit accordé à satya, l’exactitude, qui forme l’essence des structures, ces structures réa­lisées étant précisément, nous l’avons vu, ce qui ne périt pas. ‘Quand l’homme meurt, il se réalise en confiance, il naît dans le monde (céleste)’ (J.U.B. I1I.11.4).

C’est la confiance également qui incite les prêtres, comme elle incita leurs ancêtres mythiques, à découvrir les rites appropriés ; confiance dans l’efficacité de leurs formules et normes et, par contre-coup, con­fiance qu’ils inspirent aux autres, à l’image de Brhaspati le prêtre des dieux “qui eut un désir : ‘Que les dieux aient confiance en moi’… Il trouva le rite qui assure les fonctions sacerdotales, les dieux eurent confiance en lui, il devint leur prêtre” (T.S. VII.4.1.1).

D’après ce qui se dégage de la lecture d’un grand nombre de textes, le crédit accordé à la permanence des effets rituels, c’est-à-dire au bien-fondé de ce rite, a pour base dernière la force organisatrice (abhisamskr —) de la pensée (manas) 2. Cette force, qui harmonise les structures de la réa­lité selon des lois formelles objectives et générales, engendre la croyance en leur efficacité, croyance qui n’a rien d’une illusion grossière car elle est avant tout l’effort des prêtres qui essaient de constituer entre des ensem­bles donnés une unité et une symétrie de structures ou d’actes agencés parfaitement satisfaisantes pour l’esprit.

DISCONTINUITÉ DE L’ACTE RITUEL ET CONCENTRATION DU BRAHMAN

Les prêtres ont donné au sacrifice un fondement solide, une forme stable et permanente ; ils ont fait des nœuds aux extrémités du fil rituel pour l’empêcher de se défaire ; leur préoccupation constante a été de lutter contre la discontinuité car “étendre le sacrifice c’est le tuer” (S. B. II.2.2.1), ne se lassent de répéter les Brahmana. En le tendant dans l’espace et dans le temps les prêtres accumulent à tout instant des ris­ques de rupture.

Si la trame du sacrifice est tellement fragile c’est pour la raison que tout acte, qu’il soit procréateur ou sacrificiel, est par essence discontinu. L’acte ne dure pas, mais l’acte succède à l’acte, il joue un rôle dans un ensemble ; il se trouve lié à l’acte précédent et au suivant, de sorte que la moindre erreur dans l’agencement de ces actes discontinus forme une rupture dans la trame rituelle. Ce n’est que lorsque cette trame est para-



1. Sur sraddha voir S. Lávi, op. cit., pp. 108-128.

2. Voir Coomarasvami. I.H.Q. XIV. I. p. 15 sur la part de l’imagination dans la construc­tion de la forme et le rôle que joue en art la contemplation (dhi) des formes.

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chevée, que le dernier fil en est tissé, ou la dernière pierre posée 1 que les actes parfaitement agencés forment un tout (sarva) et que le sacrifice est doué de continuité définitive et qu’il assure l’immortalité.

Parmi les officiants, c’est au brahman qu’incombe la tâche de veiller à la parfaite continuité des formes sacrificielles. Assis au sud du sacrifice il préside immobile et silencieux à la bonne ordonnance générale ; c’est lui qui embrasse dans l’unité d’un seul regard l’unanimité des parties du rite. Attentif, il est le gardien qui protège le sacrifice et qui est toujours prêt à réparer toute erreur qui se glisserait dans l’ordre rituel. Tel un chef d’orchestre il dirige la cérémonie entière, il donne le signal de la mise en branle, il scande les moments importants du rite ; les officiants lui demandent la permission de commencer le geste, d’entonner, le chant etc.

Le brahman reprend le rôle d’observateur que jouait le hotr des Veda ayant pour prototype Agni, le feu sacrificiel dont la ferme vigilance et la prévoyance ont déjà été examinées. On trouve des allusions certaines au rôle du prêtre brahman dans plusieurs passages du Rg Veda 2. “Quand Agni (le coursier décrit au 2) a parcouru toute sa carrière et a accompli ce (devoir), le brahman a entouré toute espèce d’intention, lui, le sage (parivisvāni kāvya) comme la jante (encercle) la roue” (II.5.3). Le brah­man apparaît comme “celui qui conduit le sacrifice” (X.107.6). Et au 1.158.6 “Dirghatamas”, “plongé dans de longues ténèbres” (le soleil dans les eaux ?)… devient, lui qui est un officiant brahman, le conducteur des eaux qui se dirigent vers leur but”. Le brahman à titre de soleil guide les eaux célestes qui le soutiennent.

L’hymne X.88.17-19 résume les divers rôles du brahman-officiant au temps du Rg Veda : « (Le brahman et le hotr du 19) doués de connais­sance discriminatrice (17). sont les guides du sacrifice ». Mais le brahman n’est pas seulement celui qui embrasse le sacrifice de son intention pré­voyante, ni celui qui le dirige vers son achèvement, il est encore celui qui mesure par ses paroles l’aire sacrificielle dont les dimensions sont identiques à l’espace sur lequel règnent le jour et la nuit : « Autant d’éten­due que revêtent les jeunes filles aux belles ailes…, autant en crée le brahman quand, siégeant en deçà du hotar, il s’agrège au sacrifice ».

Dans les Brahmana le brahman ne se contente pas d’éviter toute défaillance qui, au cours des cérémonies, pourrait porter atteinte à leurs structures, il accomplit aussi les rites expiatoires pour toute erreur com­mise ; il est de ce fait « le meilleur des médecins » qui restaure (ce qui fut déchiré dans le sacrifice) (S. B. I.7.4.19). « Par trente-trois oblations il guérit le sacrifice à l’aide de tous les dieux car il y a trente-trois dieux et Prajāpati est le trente-quatrième et il l’articule à nouveau (prati­samdadhāti) » (S. B. XII.6.1.37). Mieux encore, au moyen de la triple



1. S.E. II.1.2.13-16. Les Asura construisirent un autel afin de faire l’ascension du monde céleste. Indra observe : s’ils arrivent à édifier leur autel ils nous surpasseront (nous les dieux). Il vint en se donnant pour un brahmane et mit une brique à la construction. Il leur dit : Allons, laissez-moi poser celle-ci. — Oui, dirent-ils. Il la posa. Il s’en fallait de peu pour que leur autel ne fût édifié ; alors il dit : Je veux reprendre celle qui est à moi. Il alla la prendre et la retira. Quand elle fut retirée, l’autel s’écroula et avec l’autel écroulé, les Asura s’écroulèrent. ». Voir sur cet épisode de la lutte des dieux et des asura la traduction de S. LÉVI, op. cit., p. 61.

2. Cp. R. V. III.29.16 ; 1I.1.2 et IV.9.4.

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science, il l’articule jointure à jointure (parvaná parva samdháya...) (J. B. I.358.10).

Bien que le brahman demeure habituellement silencieux, il ne faudrait pas croire qu’il est inactif. Tandis que les divers officiants, hotr, adhvaryu, udgatr etc., dont les fonctions sont spécialisées, « organisent (samskr —) l’un des (deux chemins) du sacrifice au moyen de la parole, le brahman organise l’autre chemin par la pensée (manas) ; c’est pourquoi il s’assied en silence » (tūsnim) (K. B. VI.11). « S’il parlait à voix haute… il organi­serait alors avec la voix un seul des chemins du sacrifice et le sacrifice culbuterait comme un homme qui n’a qu’une jambe » (J.U.B. III.16.2-4).

Le brahman est donc doué d’une véritable activité (samskr —), il parti­cipe à une moitié active du sacrifice : « En moi, s’écrie-t-il, résident la création entière, les mondes, les quatre directions, les eaux, etc. » Toute la création dépend en effet de sa science ; en lui elle a son sup­port (J.U.B. II1.17.6-9).

La science du brahman se trouve résumée dans la triple science (trayi vidyá), celle qui est contenue dans les trois Veda : Connaissance de l’ensemble des paroles, des actes etc. c’est elle et elle seule « qui fait la prééminence du brahman, né du brahman, le principe sacré » (S. B. III.2.1.40).

« C’est pour cette raison que le brahman devient le sacrifice même, car en lui le sacrifice entier trouve son support » (A. B. V I1.26.5).

Cette triple science se concentre à son tour dans les trois phonèmes bhūh, bhuvah, svar qui sont les liens internes des Veda ainsi que dans la louange silencieuse qui achève la cérémonie. Cette louange est l’arme, la seule efficace parce que invisible et inaudible, que les dieux lancèrent contre les Asura pour les empêcher de jeter la confusion dans leur sacri­fice jusque là inachevé (A. B. 11.31.1-6).

La syllabe « om » est enfin à son tour « la contrepartie de la triple science » ; en elle se concentre l’efficacité des trois phonèmes. Om, le murmure mental et inaudible, est en dernière analyse « l’assentiment » du brahman 2 à l’activité liturgique des officiants.

Il est probable que la syllabe « om », l’instigatrice, était également dès les Brāhmana le murmure continu qu’elle deviendra par la suite dans les Upanisad. Bien qu’imperceptible elle serait sous-jacente à toute la céré­monie. Elle apparaîtrait alors, au même titre que le brahman, comme le support du sacrifice. Om est en effet, ne l’oublions pas, l’aksara, l’impérissable qui est identifié au principe sacré (le brahman) : « Je chante, disait un rsi, ce qui a été et ce qui sera, le grand brahman, l’unique, la syllabe impérissable car, en vérité, tous les êtres se perdent en cette syllabe » (S. B. X.4.1.9).

Si le brahman jouit de telles prérogatives, c’est par le rôle primordial que joue la pensée (manas) dans le sacrifice 3. « Le prêtre brahman est



1. J.U.B. III.17.6-9. À l’objection : “Qu’a fait le prêtre brahman pour mériter son salaire ?... on répond : il accomplit sa fonction de brahman avec la plus grande quantité de principe sacré (brahman), avec l’essence des mètres ; il est de ce fait (un prêtre) brahman.” (A. B. V.34.3.)

2. K. B. VI.12.1-2 et VI.II.1-2.

3. Déjà dans la Vājasaneyisamhitā (XXXIV.1-6) le manas joue un rôle de premier plan : “La pensée immortelle est un miracle inouï sis au dedans des êtres”. Le manas est la pensée par laquelle on tend le sacrifice, elle en qui repose stances, mélodies, formules comme les raies au moyeu du char, elle par qui les sages, habiles ouvriers, font leur œuvre dans le sacrifice. Traduc­tion L. RENOU, “Hymnes et prières du Veda”, p. 44, Paris, 1938.

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la pensée, les autres sont les souffles ; la pensée dirige les souffles, c’est pourquoi on demande au brahman l’autorisation de commencer le rite » (K. B. XVII.7).

Si le brahman est l’instigateur du sacrifice en dépit de son attitude immobile et silencieuse (K. B. VI.12), c’est qu’il possède, et lui seul, la connaissance du rite total : « Invisible est le sacrifice, on le saisit par la pensée » (S. B. III.1.3.25-26).

Tout ce qui, dans le sacrifice, est perceptible aux sens ne forme donc pas la partie essentielle du rite, laquelle consiste dans l’ensemble des rūpa, ces formes invisibles que le brahman est le seul à garder perpétuel­lement présentes à l’esprit et dont il surveille attentivement la réalisa­tion 1. C’est en ce sens que je comprends la formule suivante : « Le brahman est lié à la totalité 2 tandis que les autres prêtres n’ont qu’une fonc­tion partielle et limitée ».

La totalité, au cours de l’édification rituelle, a un double aspect : elle est coordination et achèvement, le prêtre brahman veillant à ce que les jointures soient articulées et « à ce que rien ne demeure inachevé (asamsthita) » (S. B. 1.7.4.18).

La connexion entre les temps actifs du rite est effectuée sur un plan (textuellement, une voie) qui diffère entièrement du plan où les actes sont exécutés. La continuité de l’agencement dirige la continuité de l’exécution et c’est de l’organisation toute mentale et intemporelle propre au brahman que dépend la cohésion des actes des officiants. Cette cohé­sion indispensable à la bonne marche du sacrifice se nomme samvidana « entente parfaite » : « Quand les officiants procèdent ainsi au sacrifice en plein accord, tout alors réussit sans nul contretemps ». Et : « Il pleut, en vérité, quand les officiants procèdent ainsi au sacrifice en parfait accord » (S. B. 1.5.2.15 et 19).

D’autre part, si la continuité se brise aisément, elle est par contre facile à restituer parce qu’elle n’est pas la continuité d’une donnée ou d’un être, mais celle d’une composition dont le brahman est le maître, de sorte que quelques paroles suffiront à la rétablir lorsqu’elle aura été interrompue.

Cette continuité de coordination qui soutient la continuité de la voie de la réalisation, n’est rien de plus que la science des ajustages des phases essentielles du rite ; cette organisation d’actes s’accomplissant selon une finalité dont le brahman est le détenteur.

Les brahman spécialisés dans cette fonction de surveillant des rites ne sont pas seulement « ceux qui étendirent et engendrèrent le sacrifice », grâce aux normes de fabrication dont ils héritèrent par tradition (S. B. I.5.1.12), ils sont ceux qui, à l’origine, en découvrirent les normes à l’image de Brhaspati, « le brahman des dieux » (S. B. 1.7.4.21).



1. Sur le plan de la réalité également : « La création à l’origine était instable, elle n’était pas pleinement achevée. Il façonna la structure mentale (manorúpa), par elle il la compléta, la stabilisa. » Tasyé dam srstam sithilam bhuvanam āsídaparyāptam / sa manorupam akurata tena tat paryāpnot. //J.U.B. IV.22.12-13.

2. Gop. Br. I. 5-15. J.U.B. III.4.

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L’immobilité du brahman, son silence et l’absence de toute gesticula­tion accentuent encore sa concentration (samāhita). Son attitude inté­rieure doit être parfaitement adaptée à son attitude extérieure, car c’est par la concentration de sa pensée qu’il organise et soutient toute la céré­monie ; par elle aussi « il guérit tout ce qui a été inefficace dans le sacri­fice » (S. B. XIV.3.2.3).

Le silence rigoureux que doit garder le brahman est une condition sine qua non de la concentration des structures du sacrifice : le sacrifice étant parole, celui qui est consacré, à l’instar du brahman, doit demeurer silencieux afin de rassembler le sacrifice comme les rsi des origines le rassemblèrent après que les dieux l’eurent disloqué en le trayant (S. B. III.2.2.3).

À un moment décisif et critique du rite du pravargya qui confère une personne céleste au sacrifiant, l’officiant dit au brahman : « Sois sans distraction 1, nous allons restaurer la tête du sacrifice ».

Si on examine les passages concernant la concentration du brahman, celle-ci apparaît comme une contemplation de la totalité des rites de la cérémonie. Semblable à Prajāpati qui, à l’origine des temps, contemple par son esprit, en retenant sa parole en lui-même, le brahman, alors que la cérémonie est presque achevée, au moment des expiations, repasse en son esprit l’ensemble des phases du rite afin de réparer toute rupture de continuité et sa contemplation consiste vraisemblablement en un seul acte spirituel, acte intemporel et pour ainsi dire instantané, ayant pour teneur les diverses structures appréhendées en leur unité.

Cet acte de pensée concentrée est à rapprocher de celui des poètes védiques qui, pour sortir victorieux de la joute oratoire, devaient appré­hender en une vision rapide de la pensée l’ensemble des connexions nom­mées « brahman », puis le chanter en un hymne improvisé 2. Cette rapi­dité de la pensée si célébrée dans le Rg Veda (VI.9.5) dépendait direc­tement de la compréhension et de la maîtrise des connexions mystérieuses qui unissaient les plans les plus hétérogènes en apparence. Le vainqueur de la joute était celui qui se jouait librement des causes formelles ; l’or­donnance parfaite 3 s’exprimant en une gradation dynamique de la compréhension, était précisément ce qui donnait la rapidité au vainqueur. Cette rapidité répondait peut-être à un désir d’adaptation quasi-intem­porelle semblable à celle du prêtre brahman qui, de par son nom même, jouit des prérogatives attachées au principe neutre, le brahman.

Le prêtre doué du brahman 4 a présente à l’esprit l’ordonnance du rite et possède, en conséquence, la rapidité d’une pensée exercée à la maî­trise des plans divers. C’est pourquoi il est permis de supposer que l’acte spirituel du brahman est indivisible comme celui de Prajāpati. Le prêtre



1. apramata. S. B. XIV.1.3.2.

2. Voir ci-dessus p. 63.

3. La rapidité de la pensée est fréquemment alludée : « Infiniment rapide est celle en qui reposent stances, mélodies, etc. » (V. S. XXXIV.4-6). Dans les Veda on implore les Asvin de donner « la vitesse au brahman dans les compétitions ». (R. V. I.157.2). Cf. Dans ces mêmes com­pétitions le chantre implore, au R.V. X.81.7, « Visvakarman, le maître de la parole rapide com­me la pensée », afin qu’il vienne au secours du chantre qui l’interroge sur l’origine de l’univers, sur les connexions premières.

4. Voir ici p. 91 et p. 103 (A. B. V.34.3).

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possède, à l’instar du dieu, le principe qui donne unité et cohésion de développement à l’architecture rituelle. Mais le processus, dans ces deux cas, est inverse : retour à l’unité indivise des origines pour le prêtre, unité avant qu’elle se disperse pour Prajāpati.

La pensée concentrée apparaît donc comme ce qui mène et incite le sacrifice : « il y a le souffle, la parole et la pensée (manas) qui est Prajā­pati. On agit avec la parole ; on dirige avec le souffle (prāna), on. fait aller avec la pensée » (J.U.B. 33.2.4).

La contemplation interne du sacrifice est, en conséquence, éminem­ment créatrice ; c’est lorsque Prajāpati se replie en lui-même, en silence, qu’il est apte à créer l’univers (M. B. IV.2.1).

En outre les actes n’ont qu’une efficience partielle alors que la pensée a une efficace illimitée, étant donné que la pensée qui est Prajāpati, qui est le sacrifice, est illimitée (K. B. XIV.3 et XXVI.3).

Pour ces raisons les Brahmana mettent l’accent sur la nature spiri­tuelle de Prajāpati : l’unique (eka), contemplant en silence avec la pensée (manasādhyāyat), en retenant sa voix pendant une année 1, est la Pensée (manas) laquelle « afin de se manifester, de devenir plus définie, cherche à se constituer une personne (ātman) et, par intense méditation (paryālo­kana), acquit de la consistance et perçut les trente-six mille feux de sa propre personne composés de pensée et édifiés par la pensée » 2.

Ces feux sont le symbole des trente-six mille jours d’une vie parfaite de cent ans, le pendant même de l’immortalité dans l’autre monde.

A chaque jour de la vie correspond le feu spirituel de la méditation. Ces feux faits de connaissance sont, à tous moments, construits par tous les êtres pour celui qui, fût-il endormi, possède la connaissance des feux spirituels (S. B. X.5.3.1-5 et 12).

Après s’être dispersé puis avoir été reconstruit par les prêtres, Prajā­pati, ayant atteint son but et se trouvant parachevé et parfaitement organisé, dispose tout ici-bas ; il est le dhātr —, l’ordonnateur (S. B. IX.5.1. 35). Le sacrifiant, de même, étant reconstitué à son image, dispose tout ici-bas. Cette fonction d’ordonnateur appartient ainsi en propre à Prajā­pati, au brahman et au sacrifiant ; elle confirme l’explication avancée au sujet de la concentration de Prajāpati, du brahman et du consacré, source même de l’ordonnance cosmique.

CONCLUSION

L’année est une puissance ambiguë : formée des jours et des nuits « ces flots qui s’emparent de tout » (K. B. II.9) ; elle est un océan qui engloutit ceux qui, sans bateau, essaient de la traverser. Mais « ceux qui pénètrent dans le sacrifice de l’année (ceux qui en connaissent les rites et se servent du plavasāman) traversent cet océan et atteignent le monde du ciel » (P. B. V.8.5).

Le sacrifiant désire échapper à cette année faite de la ronde sans fin des jours évanescents « non attelés » et « que le délivré regarde des hau­teurs célestes, comme un homme debout à l’arrière d’un char voit de



1. P. B. VII. 6.1.3 ; T. B. 2.2.9.10.

2. S.B. X. 5.3.2.

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tout près les deux roues tourner sous soi, ainsi voit-il de l’au-delà tourner sous soi le jour et la nuit » (S. B. II.3.3.6 et 12). Par contre l’année para­chevée par les rites est identifiée, en de nombreux passages des Brahmana, à l’intemporel, au monde de l’au-delà, de telle sorte qu’achever le sacrifice et atteindre l’année implique une mort prématurée. Le rite de l’année comporte donc, pour remédier à ce désagrément, certains rites qui ont pour but « de dégonfler l’année », de lui retirer une part de sa plénitude afin que le sacrifiant ne meure pas avant son temps (P. B. V.10).

La coexistence des deux exigences du sacrifiant : la durée (āyus) ici-bas et l’immortalité dans l’au-delà, complique le cérémonial. Les prêtres se posent des questions à ce sujet et y trouvent des solutions : pour sym­boliser la double personnalité mortelle et immortelle du sacrifiant, on pose une brique nommée dviyajus et auprès d’elle l’homme d’or, ces deux derniers devant être réunis par le souffle. On se demande alors : si la (brique) est ce même sacrifiant qui est cet homme d’or, quelle est alors sa forme (réelle) ? Et on répond : Cet (homme d’or) est son corps divin et cette (brique) son corps humain ; le premier est sa forme immor­telle et divine, car l’or est immortel. Quant à la brique faite d’argile, elle est sa forme humaine. Si seul l’homme d’or était posé et que la brique ne le fût pas, le sacrifiant, sans aucun doute, disparaîtrait bientôt de ce monde ; si on laisse cette brique c’est pour permettre au sacrifiant d’at­teindre avec son corps sa pleine (mesure) de vie… (S. B. VII.4.2.17-8).

Par son ambiguïté l’année participe au double caractère de Prajāpati procréateur et reconstruit : le temps tel qu’il nous est donné, tel que Prajāpati l’a engendré spontanément, correspond à un acte de désir qui est projection et prolifération indéfinie. Ce temps est épars, discontinu, indéterminé, impermanent, voué. par essence à l’épuisement. De plein, intégral, qu’il était à l’origine il aboutit à la vacuité ; et vide (sunya), confusion (alobha) 1 et dispersion sont les trois fléaux les plus redoutés des Brahmana.

Au contraire le temps construit selon certaines normes implique tota­lité, ordonnance, mesure, perfection, plénitude, car ce temps dépend d’une activité (samskr —) qui construit des ensembles articulés et circons­crits, les solidifie et les harmonise. Cette activité, prise au niveau de ses composants, les actes, est discontinue ; mais contrairement à l’activité procréatrice de Prajāpati, elle est libre de reprendre car elle obéit à la pensée. Quant aux règles de fabrication dont elle dépend, elles sont éter­nelles et son acte n’atteindra son but que si la norme est satya, exacte ou facteur de réalité.

La norme principale est la structure annuelle, le temps sacrificiel absolu et abstrait et non la période d’une année ; l’année ne possède pas la continuité d’une durée mais la continuité d’un agencement total. Si elle est, à l’occasion, comprise comme une perpétuité en raison de sa nature cyclique, elle est avant tout une édification qui échappe au temps. Son rythme n’a rien d’une durée : il peut indifféremment, nous l’avons vu, se concentrer sur douze jours ou s’adapter aux douze mois de l’année ; la durée qu’il renferme étant, ici et là, la même au regard des prêtres ;



1. A. B. II.37.1. Par son silence le brahman ne rend pas vide le sacrifice (asunyam karoti (K. B. VI.13), mais il assure par sa concentration la plénitude désirée.

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car ce qui fait de lui une année, l’unité même du temps, c’est dans les deux cas, l’articulation intérieure de ses douze parties constituantes ; qu’elles soient des jours, des mois ou encore des victimes ou des poteaux, ces parties agencées auront la même efficience, celle de l’année intemporelle et, en dernière analyse, celle d’actes convenablement rythmés.

Bien que tout sacrifice possède des périodes déterminées de cinq, six, trente jours, chaque jour ayant ses rites appropriés, néanmoins la lon­gueur de durée des actes n’est jamais mentionnée ; ne compte vraiment que l’activité concertée, l’accord parfait (samvidāna) des officiants. Il s’ensuit que la durée des actes peut être allongée ou abrégée sans que l’ordre interne du sacrifice en soit le moins du monde affecté. Cela se comprend aisément puisque le projet qui a fixé par avance la trame tempo­relle ne porte que sur les rtu, les actes et moments opportuns, et non sur leur durée.

N’existent donc que des périodes bien rythmées comme le jour et la nuit, et nullement des durées continues qui enjamberaient les périodes : c’est ainsi qu’il a été montré que pour faire un tout continu des actes du jour précédent et de ceux du jour suivant, il est indispensable qu’un acte spécial les noue, la continuité n’allant nullement de soi.

Si le sacrifice ne dure pas au cours de son élaboration, doit-on supposer que, par contre, il dure lorsqu’il est achevé ? Non. Nos textes sont for­mels : il meurt tout entier à la fin de la cérémonie. Donc du sacrifice, ce qui ne périt pas c’est, non pas l’ensemble des actes, mais la loi de leur connexion (nidāna), la structure mentale éternelle, inséparable il est vrai de la réalisation achevée (samsthā) et qui échappe en tant que forme spirituelle aux contingences temporelles et spatiales.

La conformité des actes rituels à leur archétype fait du sacrifice un ensemble intemporel : la moindre faute rituelle ramène donc automati­quement le sacrifice au temporel, au discontinu et brise la réalisation idéale. On s’explique ainsi que la tâche de la pensée (manas) qui fait à nouveau du sacrifice une forme intemporelle soit considérée comme pri­mordiale, d’où toute l’importance accordée à la surveillance du brahman et à sa connaissance des expiations. On comprend également que tant que la structure n’est pas achevée le sacrifice demeure en constant péril de rupture, car c’est la norme réalisée qui fait du sacrifice un ensemble impérissable, le brahman.

Lorsque le sacrifiant a assumé et intériorisé ce brahman en s’identi­fiant progressivement à lui, il possède un ātman suprême et intime, une personne achevée dont on ne saurait dire qu’elle périt ou qu’elle dure car elle est une structure immortelle.

Dans un texte l’ātman fait déjà figure de principe d’universelle homo­généité en tant que parfaite adéquation de structures : A sa consécration le roi s’écrie : « Je me tiens très fermement dans les cieux, sur la terre, dans l’air exhalé et inhalé, sur le jour et la nuit, sur la nourriture et sur la boisson, sur la caste sacerdotale et sur la caste des nobles, et sur les trois mondes ». Cette énumération quelque peu confuse englobe néan­moins les divers plans de la réalité cosmique, sociale, individuelle, phy­siologique, temporelle. Le texte ajoute ensuite : « Finalement (le roi) se tient fermement à travers l’âme universelle [sarvātman qui unit les plans

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mentionnés] et il acquiert, par cela même, un ferme support dans l’uni­vers ; il obtient une prospérité continue… » (A. B. VIII.9.4-5).

Stabilité spatiale et temporelle ainsi que la continuité qui en résulte sont assurées par l’universalité de la personne, l’ātman, que la consécra­tion a conférée au roi. Si on rapproche ce passage d’un autre déjà cité 1 où la personne apparaît comme un tout qui est plus que la somme de ses parties, plus même que la pensée (manas), on est amené à se demander si l’ātman n’est pas le surplus qui, s’ajoutant à un ensemble de données, le fait passer en le parachevant d’un plan inférieur à un plan supérieur ; ainsi l’ātman est le tronc par rapport aux membres, la personne entière (corps et esprit) par rapport au corps, la personne divine par rapport à la personne humaine. L’ātman assure de ce fait une continuité totale à cet ensemble de plans emboîtés les uns dans les autres et qu’il transcende l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il devienne le sarvātman, la personne immanente à tout.

On pourrait prouver, de même, que le brahman, le principe neutre, est la forme achevée du sacrifice : il comprend le nirukta et l’anirukta, ce qui a structure et ce qui la domine ; le différencié et l’indifférencié ne formant plus qu’une unité indivise sous l’aspect d’une forme spirituelle qui parachève un ensemble, ce qui se passe sur le plan du sacrifice répon­dant à ce qui se passe simultanément et sur le plan de la personne et sur celui du temps 2 ; l’année cyclique, durée totale qui transcende l’année discontinue, ne trouve son achèvement que dans l’année intemporelle.

La partie la plus obscure des Brahmana est celle qui concerne les rap­ports entre longue vie, durée cyclique des pères, immortalité et intem­poralité. Amrta, non-mort ainsi que les autres termes, tous négatifs, qui les désignent ne comportant pas de distinction assez précise à cet égard.

Pour l’ensemble des textes des Brāhmana et en leur partie la plus ancienne, nous savons avec certitude ce que l’immortalité n’est pas, d’une part, — à savoir un écoulement sans fin — et d’autre part ce en quoi elle consiste : un ensemble d’actes bien structurés susceptibles de reprendre indéfiniment.

Un autre caractère important qui doit nous guider dans l’enquête qui porte sur des passages apparemment plus tardifs, c’est que temps et immortalité ont même caractère que l’acte qui les engendre, étant donné que l’acte est premier et que le temps n’en est qu’un aspect subordonné. Prajāpati, plutôt que l’année, est une façon de construire l’année.

Indra dans les Veda a créé le temps en divisant en douze parties la roue indivise et massive du père 3 ; quand les prêtres des Brahmana auront reconstitué le temps, le cycle sera refermé, l’année accomplie et le père régnera à nouveau sur la roue indivise et immobile.

C’est le symbole de cette roue qui nous permettra de mieux compren­dre les étapes, ainsi que leurs subtiles correspondances, qui mènent de la longue durée de vie à l’intemporel propre à l’acte concentré.



1. A. B. I.7, ci-dessus, p. 75.

2. Déjà dans les Veda l’atman est identifié à l’année : « On ne va pas au-delà de cent ātman car la volonté des dieux est souveraine. » (R. V. X.33.9.)

3. Voir ci-dessus, p. 15-16.

Le sacrifice confère simultanément immortalité et longue vie, cette vie étant elle aussi identique à l’année (S. B. IV.1.4.10) de sorte que la vie de cent ans est à ce monde-ci ce que l’immortalité est à l’au-delà. Cela se comprend puisque la vie (āyus) complète dépend de l’achèvement (samsthā) de certains rites et de la connaissance qu’on a de la puissance de cet achèvement (S. B. X1.2.7.28), et cet achèvement est le même qu’il s’agisse de la durée de vie ou de l’immortalité.

Un rapport fixe est établi entre les sacrifices que l’homme accomplit, sa durée de vie ici-bas et sa mort répétée ou sa non-mort dans les mondes de l’au-delà : ceux qui meurent au-dessous de vingt ans sont désignés pour les jours et les nuits… ceux qui meurent au-dessus de quatre-vingts et au-dessous de cent ans, pour l’année ; cent ans et plus ils atteignent l’immortalité (S. B. X.2.6.8).

Dans ce texte — et on pourrait ajouter encore quelques rares autres passages (S. B. X.2.6.4) — l’immortel n’est plus sur le plan de l’année, il est au delà.

Ce déplacement est significatif : temporel et intemporel vont se trouver nettement scindés, alors qu’auparavant l’année les renfermait de façon indivise. En effet, grâce à son caractère cyclique l’année englobait l’infi­nité du temps et l’immortalité : le temps est clos, l’acte parachevé et la totalité atteinte peut être embrassée intégralement par la pensée. On pouvait passer sans heurt de l’année cyclique, couronnement du lent ajustage des actes rituels, à l’intemporel sous forme d’acte indivis et concentré.

À la fin de l’époque des Brahmana une nouvelle façon de voir les choses se fait jour et elle est importante car elle allait s’imposer à l’Inde entière : c’est une durée faite de répétitions successives, la durée des Pères ou mânes, et qui dépend de sacrifices offerts à leur intention.

Par contraste avec l’année facteur d’immortalité qui permet d’échap­per définitivement à la mort, cette durée prolongée est le punarmrtyu, la mort répétée qu’on peut relier aux rtu, ces points d’appui d’un devenir toujours nouveau, exclu de l’année intemporelle. Le Satapatha Brāhmana (XII.9.3.12) nous montre comment on peut échapper à la mort qui tue et tue sans répit : par certains rites le sacrifice place les pères dans la matrice immortelle et les fait renaître, eux mortels, hors de la matrice immortelle : « Celui qui sait cela, conclut ce passage, évite la mort répé­tée des pères ».

Morts et renaissances renouvelées (punahsambhúti, J.U.B. III.27.14) constituent l’année cyclique qui tourne sans trève, le temps profane pris au niveau des rtu, ces actes qui propagent l’agencement des époques et impliquent un certain inachèvement (asamsthita) qui contraste avec l’achèvement propre à l’année 1.

Il semble qu’à une date relativement récente de leur évolution les Brahmana aient hésité entre deux conceptions de l’éternité : l’intempo­ralité, d’une part, vers laquelle les orientait leur conception des struc­tures sacrificielles et, de l’autre, la durée circulaire illimitée. L’une et l’autre conception tiraient leur origine de la roue de l’agencement (rta)



1. Voir ci-dessus, p. 44.

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védique ; cette roue du Temps exprimait en effet par son moyeu mysté­rieux et immobile le centre de l’année qui servira de voie d’évasion, tandis que par sa jante tournoyante elle symbolisera une durée sans fin bien que perpétuellement recommencée. Si l’intemporel a fini par l’em­porter, c’est en raison de deux nouveaux facteurs que met particulière­ment bien en relief la construction de l’autel du feu : d’un côté, des spé­culations toujours plus approfondies au sujet de l’ātman, du brahman et du jour central, associés à la recherche de moyens d’évasion hors du flux des jours ; d’un autre côté, une durée cyclique assimilée, non plus à une durée illimitée dans le monde céleste, mais à une mort indéfiniment répétée et à laquelle on comprend aisément que les Brahmanes veuillent échapper.

Il est donc nécessaire de distinguer à la fin de l’époque des Brāhmana trois sortes de temps ou d’année :

1. Les jours et les nuits, symboles de l’existence humaine ; c’est Pra­japati dispersé dans sa création, le représentant d’un temps éphémère, inefficace, le temps profane des humains, celui qui est éparpillé en jours et en nuits que ne relie aucune connexion. Considérés en leur disconti­nuité naturelle, jours et nuits constituent la vie évanescente, menacée à tout moment par la mort. Bien agencés par le sacrifice, ils forment la vie renouvelée (paramparam āyus), la longévité de cent ans que désire le sacrifiant.

2. Les saisons (rtu), symbole de l’existence des pères et constituant un temps articulateur (rtu) 1 déjà plus concentré. Ces saisons sont conti­nues, ininterrompues, toutes premières, toutes intermédiaires et toutes finales (S. B. XII.8.2.35). C’est l’année tournoyante, la durée proprement dite qui est renaissance indéfinie. Pour conduire à cette vie éternelle­ment renouvelée s’offre la voie des Pères que prennent les hommes après leur mort.

3. L’année, symbole de la vie divine, l’immortalité même. C’est, nous l’avons vu, une structure formelle et, de ce fait, intemporelle. Par oppo­sition à la voie des Pères, elle est la voie des Dieux, celle que suivent ceux qui ne reviennent plus ici-bas.

Un texte assez tardif, le Jaiminiya Upanisad Brāhmana (III.20-24), nous décrit les pérégrinations du sacrifiant après sa mort. Les étapes temporelles qu’il lui faut parcourir mettent bien en lumière les trois formes de la continuité que je viens de dégager : après avoir pénétré dans les régions, le sacrifiant va dans le royaume du jour et de la nuit qui lui restituent sa nature impérissable (aksiti) (22-8). Ceux-ci le transpor­tent vers les demi-mois et ces derniers à leur tour vers les mois, et les mois vers les saisons (rtu). Ces trois dernières phases temporelles remet­tent en place et articulent (punah pratisamdadhāti) respectivement ses articulations : les fines, les grossières et les principales (parvāni) (23-24). Les saisons le transportent à l’année qui lui restitue sa personne (atman) (24-28).

Si, quittant ce que je nommerai la vie réelle, discontinuité des jours et durée des Pères (cette dernière ne faisant l’objet que de remarques



1. Voir ici, p. 34.

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passagères), on réintègre le plan sacrificiel, le seul qui attire et retienne l’attention des prêtres, on ne trouvera qu’un temps factice, fait de cor­respondances bien réglées : les actes s’y succèdent, denses, et à un rythme soutenu, sans qu’aucun ne dure. Ces actes forment des ensembles, des cadres temporels déterminés préalablement par des normes et qui ne sont pas plongés dans un temps continu qui leur serait sous-jacent.

Tout ce qui existe est discontinu : ce qui est donné aussi bien que l’acte qui crée ; seule la pensée concentrée, l’activité mentale organisatrice détermine solidité, stabilité et une certaine continuité qui, je l’ai montré, n’est que celle d’un bon agencement. Cette continuité culmine en trois notions équivalentes : ātman, brahman et samvatsara, la personne, le sacri­fice, l’année intemporelle 1, trois aspects divers et suprêmes d’un seul et même Prajāpati.

On peut se demander pourtant si le désir ne se trouve pas à la source de cette activité et ne devient pas, de ce fait, l’instigateur de la construc­tion du continu et de la durée. En réalité le désir qui est à peine men­tionné n’a qu’un rôle restreint ; il n’engendre durée et immortalité que par l’intermédiaire de l’organisation des structures, organisation qui est spécifiquement liturgique et mentale.

Ce désir se rattache à l’intention de sacrifier, intention qui est le pro­pre de l’esprit (manas) ; « la résolution mentale (samkalpa) étant de la part du sacrifiant le premier acte dans l’accomplissement d’un sacri­fice » 2 : « A l’intention (ākūti) 3 et à l’incitation (prayuja), Salut ! car par son propre soi (ātman) il forme le projet de sacrifier et c’est par son ātman qu’il incite (le sacrifice) quand il l’accomplit. En son ātman il médite (ādhite) sur ces deux divinités, but et incitation. À la sagesse (medhā), à la pensée (manas), salut ! Par ces deux il conçoit qu’il peut sacrifier » (S. B. 111.1.4.12-13).

Les diverses puissances qui ont accompli à l’origine le rite sacré (kar­man) et qu’on invoque et attelle en vue du rite actuel sont énumérées dans un autre passage du Satapatha Brāhmana : Agni, l’intention (ākuti), l’incitation (prayuja), l’esprit (manas), la sagesse (medhā), la pensée (citta), la connaissance discriminatrice (vijñāta), la distinction de la parole (vārovidhrti), Prajāpati, Manu, Agni Vaisvānara (le feu uni­versel) qui est l’année et enfin l’année elle-même, l’archétype qui ancien­nement accomplit ce rite (VI.6.1.15 à 20).

Nous constatons que ces entités sont presque toutes des puissances mentales : Agni est le dieu prévoyant ; Manu doit sa place dans l’énumé­ration au fait « qu’il a conçu (man-) tout cela » ; si la part de la pensée et dé l’intention n’y est pas restreinte, le désir par contre n’est pas repré­senté : prayuja est un attellement, un agencement (yuj —) avant d’être une incitation (préverbe pra —).



1. Parivatsara dans le Rg Veda signifie-t-il l’année achevée ? (X.62.2). « Les Angiras ont fait sortir la richesse composée de vaches et fendu la caverne selon l’agencement (Ha) lorsque l’année fut achevée ».

2. S. B. XII. V, p. 206 note 2 du traducteur J. Eggeling. Vol. XLIV. Partie V.

3. Dans l’Atharva Veda (XIX. 4.2) « la divine ākuti, mère de la pensée », apparaît comme l’inspiration poétique, l’intention maîtresse exprimée par un hymne.

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L’activité normative est efficace car elle exprime un rapport total qui s’étend à l’univers, à l’homme, à la société et au sacrifice. L’acte parachevé fonde la totalité et de ce fait l’infinité, l’éternité, l’unanimité.

Il n’y a en réalité, de ce point de vue, qu’un seul acte car Prajāpati est l’eka, l’unique, l’indivis. C’est l’acte spirituel de Prajāpati qui con­temple en lui-même 1 l’ensemble des structures qu’il transcende.

L’acte mental du prêtre brahman n’est que la réplique de l’acte de Prajāpati ; le brahman concentre et resserre en un acte terminal la tota­lité spatiale et temporelle au centre de toute efficacité réalisée : le jour de l’année, le milieu de l’autel, le soi intérieur de la personne (antarātman), cette triple concentration n’étant que la forme manifeste de la concen­tration spirituelle du prêtre dont elle dépend étroitement.

On se demande alors : cet acte unique, concentré, extra-temporel et absolu, dans lequel tous les autres trouvent leur fondement, est-il un dynamisme structurant, sorte d’équation universelle, le cadre qui sert aux transpositions les plus variées, ou bien cet acte échappe-t-il à toute mesure ? Il serait en ce dernier cas l’incommensurable, le manas qui transcende toute forme et est à même de les poser.

Un passage du Kausitaki Brāhmana (X.1) 2 oscille entre ces deux manières de voir : après avoir proposé différentes mesures appropriées à la confection du poteau sacrificiel, d’après la structure des mondes, (3) des saisons (6) ou celles des mètres, on ajoute : « Ils disent pourtant : qu’on ne mesure pas le poteau, qu’il soit sans mesure… car au moyen de ce qui est sans mesure, on se procure ce qui n’a pas de mesure (aparimita). “Que pour le poteau et l’autel (le sacrificateur) choisisse la dimension qu’il considère adéquate en sa pensée (manas)” avait coutume de dire Kausitaki car la pensée est Prajāpati. Prajāpati est le sacrifice, le sacri­fice lui-même se réjouit dans le sacrifice comme la pensée dans la pensée ».

Deux possibilités s’offrent donc à l’officiant : une mesure dépendant d’un choix de la pensée ou l’absence de toute mesure. Mais, dans les deux cas, la pensée étant incommensurable par nature dépasse nom et forme (nāmarūpa) dont elle est la source.

Comme la plus grande partie de nos textes nous invitent à le faire, il est nécessaire de conserver les deux manières d’envisager l’acte unique : aspect eka, unicité, et aspect sarva, totalité achevée et structurée, parce que le tout et les parties n’ont d’existence que grâce à l’unicité de l’acte de contemplation qui enveloppe les parties pour en faire un tout unifié.



1. P. B. X.3.1 : « Prajāpati à l’origine perçut en lui-même le rtva, de là il engendra les rtvij. ceux qui possèdent la science des rtu ». Il y a ici jeu de mot sur rtu « temps propice » et’ arti­culation temporelle ».

2. De même S. B. III.6.4.18-26. Un autre passage du K. B. XI.7, après avoir proposé une série de structures correspondantes afin d’obtenir l’année, aboutit à l’incommensurable : « Qu’il récite 100 vers pour obtenir l’année car l’homme a 100 années de vie ; ou 120 car les jours d’une saison (rtu) sont au nombre de 120, il obtient ainsi la saison et, par la saison, l’an­née… Qu’il récite 360 vers, les jours de l’année sont au nombre de 360, il obtient l’année ; qu’il récite 720 vers, car 720 sont les jours et les nuits de l’année et il obtient les jours et les nuits de l’année. Qu’il en récite 1 000, car 1.000 c’est le tout et la litanie matinale est le tout, ainsi il obtient le tout celui qui sait cela. Mais Kautitaki avait coutume de dire : la litanie matinale est Prajāpati, Prajapati est illimité (aparimita), qui doit le mesurer ? Telle est la règle. »

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L’activité propre au prêtre brahman tend vers l’unité indivise de Prajā­pati. La condition première et indispensable du retour à l’unité perdue se trouve dans la pensée concentrée du brahman lequel à partir du tout dispersé a reformé, avec l’aide des sacrificateurs, le tout unifié, le sacrifice (karman) qui mène au seuil de Prajāpati l’intemporel.

La lente construction a retenu presque exclusivement l’attention des prêtres mais, sous la minutie des rites, il y a un élan sensible vers l’inté­riorisation progressive du sacrifice. Le prêtre brahman, tout comme celui qui est consacré, en retenant sa parole, — sa parole étant le sacrifice — intériorise le sacrifice, l’assume en lui-même, il s’identifie à l’acte sacré intemporel et devient immortel et absolu.

La découverte du centre du Soi 1 qui coïncide avec le brahman et qui correspond au centre de l’espace et au centre du temps, ces deux centres qui permettent au sacrifiant d’échapper à l’espace et au temps, est la grande découverte des Brāhmana, celle qui mène à l’orée des Upanisad.



1. Sur le point de se consacrer (les officiants) rassemblent les feux et placent ainsi puis­sance et force en un seul endroit, en eux-mêmes (atman dadhate, K.B. XIX.1). Ce faisant ils rassemblent le sacrifice, le « recueillent »… et surmontent l’année.

CHAPITRE III LES UPANISAD

Les Brāhmana, à la suite des Veda, ne faisaient aucune place à la subs­tance : n’existent pour eux que des actes et ces actes, pris en eux-mêmes, sont évanescents, mais s’ils sont agencés de façon à former un tout conti­nu — le sacrifice — alors, en raison de leur structuration, ces actes pour­ront engendrer une durée qui est longue vie pour les hommes, durée consistant en morts réitérées pour les pères, immortalité pour les dieux, cette immortalité se confondant à date relativement récente avec l’in­temporel.

Cet intemporel se rattache à l’aspect absolu de Prajàpati, acte spiri­tuel, sacré et unique dans lequel culmine l’autre aspect de Prajāpati, le tout reconstitué, l’enchaînement des actes sacrés. Mais le problème que posent les rapports entre les deux aspects de Prajāpati — transcen­dance et immanence — n’a pas attiré l’attention des auteurs des Brāhmana, l’essentiel demeurant à leurs yeux le tout fortement agencé.

Au contraire, les Upanisad s’attachent à cet aspect de la philosophie brahmanique : les plus anciennes se prononceront pour le tout (sarva) tandis que, par la suite, une tendance toujours plus accusée se dessinera vers la transcendance de l’un (eka), tendance qui aboutira à un véritable dualisme où l’un se trouvera scindé du devenir cosmique.

Dans les Brāhmana le cosmos et l’individu sont décomposés en actes et en fonctions qui s’équivalent : le brahman, l’ensemble des rites agencés en un tout parfait (sarva-krtsna), est identique au Soi, l’atman ou, plus précisément, au Soi supérieur (adhyātman) ou au Soi intérieur (antar­ātman), (cette personne que le sacrifiant s’est constituée par l’accom­plissement du brahman) et, ce faisant, il a atteint l’immortalité qui est l’apanage de ce qui est bien fait (sukrta), le sacrifice.

Si le brahman et l’ātman sont identiques c’est qu’ils sont l’aboutisse­ment d’une seule et même activité, laquelle, bien qu’elle se serve de maté­riaux différents (briques d’un côté, parties de la personne de l’autre), édifie néanmoins des touts identiques en raison des équivalences mensura­trices qui en forment l’essence.

Brahman et adhyātman apparaissent comme le parachèvement du tout ; le brahman, principe sacré, qui tend à prendre la place de Prajā­pati reconstitué, appartient au prêtre brahman, celui qui contemple la totalité achevée du sacrifice et qui jouit de la plus grande portion du

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brahman. Grâce au brahman et à l’adhyātman la totalité (sarvatva) cul­mine en unité : les parties et actes constituants perdent leur individualité et les diverses structures se concentrent dans l’équation fondamentale, l’upanisad.

Si l’identité du brahman et de l’ātman est le point d’aboutissement des grands sacrifices brahmaniques, là où se greffe l’immortalité du Soi, elle n’est pourtant jamais consciemment mise en relief : la tâche des Upa­nisad consistera précisément à dégager cette identité.

Pour cette raison, les Upanisad furent amenées, à la suite des Āranyaka, à se poser le problème du rapport du sujet et de l’objet. Les Upanisad envisagent les choses d’un tout autre point de vue que les Brāhmana : ceux-ci, en édifiant le sacrifice, avaient fait porter tous leurs efforts sur la gigantesque fabrication de la totalité. Les Upanisad s’emparent de cette totalité, brahman et ātman, c’est-à-dire Prajāpati sous son double aspect, désormais unifié, de sacrifice et de sacrifiant, un Prajāpati res­tauré et immortel. Mais assoiffées de stabilité et d’unité, elles repoussent l’activité constructrice, que les actes soient agencés ou non, parce que tout acte est évanescent et inefficace. Enfin, aux multiples connexions qui, dans les Brāhmana, unissaient les diverses parties de la personne à celles du cosmos par l’intermédiaire des rites, elles substituent l’upa­nisad, la connexion unique qui perd peu à peu son sens de connexion pour ne plus signifier que l’intuition de l’identité entre le brahman et l’ātman, le Soi.

Cette intuition intemporelle et mystique est de même nature que l’acte spirituel et concentré de Prajāpati, l’eka, l’Un recueilli en sa pen­sée. Mais, dans l’Upanisad, cette intuition réalise la fusion du sujet et de l’objet lesquels, ayant perdu toute limite, se sont identifiés l’un à l’autre. Il semble que les Upanisad aient appris des Brāhmana que des touts (les Brāhmana diraient des ensembles achevés) s’équivalent pour la simple raison qu’ils sont des touts.

Les Upanisad ne font que continuer la voie tracée par les Brāhmana, mais elles y introduisent un complet changement de perspective sur deux points importants :

D’une part l’ātman, ! a personne, passe au premier plan des spécula­tions tandis que les actes sont condamnés parce qu’ils sont imperma­nents et limités ou, plus simplement, pour le simple fait qu’ils sont des actes.

D’autre part, le brahman, bien qu’il demeure la totalité cosmique, est considéré comme un être et non plus comme la construction parachevée qu’il était pour les Brāhmana. Cette manière upanisadique de concevoir les choses entraînera une nouvelle interprétation de la continuité, toute de concordances et de corrélations, une continuité d’acheminement vers l’unité qui obéit à une intuition d’homogénéité globale.

I. LES UPANISAD ET LE SACRIFICE

Reprenant ce qu’elle nomme à juste titre le sacrifice du brahman, c’est-à-dire « l’édification des feux des anciens » (l’agnicayana), la Maitry Upanisad ajoute de nouvelles précisions : « Qu’après avoir édifié ces

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feux le sacrifiant médite sur l’ātman, le sacrifice sera alors complet et parfait en toutes ses parties » (I.1) 1.

Il apparaît d’après ce texte que la méditation sur le Soi, l’ātman, para­chève le sacrifice tandis que, dans les Brāhmana, le sacrifice parachevé était en même temps le brahman et l’ātman. La plénitude et la perfection ne résident plus désormais dans l’ensemble des actes sacrificiels, mais dans le Soi conçu comme la source et le parachèvement de toute activité.

Le souffle vital el cosmique, principe de continuité

L’ancien sacrifice de l’agnihotra reçoit également une interprétation toute nouvelle : à la continuité dynamique du rite est substituée une continuité organique et statique non exempte de fluidité. La Kausitaki Upanisad fait de l’agnihotra, le rite du feu védique, « le sacrifice du souffle dans la parole et le sacrifice de la parole dans le souffle » et donne pour explication que tant qu’une personne parle elle ne peut respirer et, tant qu’elle respire, elle ne peut parler. « Telles sont les deux oblations immor­telles et sans fin (ananta) ; qu’on soit endormi ou qu’on soit éveillé, on sacrifie continuement et sans interruption (santatamavyacchinnam). Toutes les autres oblations sont limitées (antavat) car elles consistent en actes (karman) » (II.5).

Cette même Upanisad associe le souffle et la vie, prāna et āyus, à ce qui est indestructible (II1.2), obéissant ainsi à une même et unique ten­dance que nous retrouvons dans toutes les Upanisad.

Dans le Satapatha Brāhmana (VI.7.1.17, VIII.7.3.10) le soleil relie les mondes à lui-même par le fil du souffle spirituel ; il est le point d’atta­che (āsañjana) auquel les mondes sont liés au moyen des six directions. C’est cette image que reprend une Upanisad :

« Connais-tu le fil par lequel sont reliés et ce monde et l’autre monde et tous les êtres ?... » Et Yājñavalkya répond que ce fil (sūtra), c’est l’air (vāyu), c’est l’ātman, l’agent interne (antaryāmin) 2 et plus loin : « Par le souffle (prāna) tous les êtres sont unis, dans le souffle tous les êtres conver­gent » 3.

L’ātman hérite de l’ubiquité du vent, principe continu qui forme le double rythme de l’univers : souffle cosmique et souffle de l’homme sous l’aspect de prāna : « C’est du souffle que (le soleil) se lève et dans le souffle qu’il se couche. Les dieux ont fait du (souffle) la structure (dharman). Tel il est aujourd’hui, tel il sera demain ». C’est ce même prāna qui forme le rythme de la respiration : « Il faut inspirer et expirer en vue d’éviter l’emprise de mrtyu, la mort, le mal » 4.

Sous son double aspect de souffle cosmique et de souffle intérieur, le prāna va constituer la structure et la continuité désormais requises par les Upanisad.



1. Tasmād yajamánascitvaitān agninātmānam abhidhyayet sa purnah khalu vā addhāuikalah sampadyate yajñah.

2. B.A.U. III.7.1.

3. B.A.U. V.13.2-3.

4. B.A.U. I.5.23.

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Dans un passage remarquable de la Brhadāranyaka Upanisad (I.6.1-3) le souffle qui, nous venons de le voir est devenu le dharman, la structure, fait nettement contraste avec les structures des Brāhmana : l’ātman identifié à l’univers est triple : « il est nom, forme et acte (nāma, rūpa, karman) ; quoique triple cette triade est une, c’est l’ātman et, quoique un, l’ātman est cette triade », et le texte ajoute ces étranges paroles : « C’est l’immortel voilé par le réel 1. En vérité, le souffle (prāna) est immortali­té ; le nom et la forme sont exactitude (satya) et par ces deux le souffle est voilé ».

Noms et formes dans les Brāhmana composaient les structures qui, en tant qu’exactitude rituelle, s’identifiaient à la réalité même. Le souffle vital, le prāna non structuré et continu, s’ajoutait à ces structures afin de parachever le sacrifice. Dans les Upanisad ces structures voilent la conti­nuité organique d’un souffle qui est élevé au rang de l’immortel.

Les Brāhmana faisaient converger des actes rythmés vers un but défini. Le souffle trouve sa place marquée dans cette vaste synthèse mais il n’y apparaît que comme une continuité fluidique, ininterrompue ; il est mis au rang des anirukta, ce qui est sans structure définie 2.

C’est que les Brāhmana, à l’encontre des Upanisad, ne s’étaient pas intéressés aux yogin appliqués au contrôle de la respiration. L’irruption de la technique du yoga dans les Āranyaka et les Upanisad est ce qui détermine probablement cette conception nouvelle du grand rythme vital : les auteurs des Upanisad se sont avisés que l’univers est tout de correspondances, que la conscience installée au cœur de l’homme est com­posée d’une universelle harmonie ; mais ils se dirigent aussitôt vers ce qui pour eux est à la source de toute harmonie, vers l’intimité homo­logue, le prāna. De simple principe organique le prāna est devenu le rythme de la respiration contrôlé par l’ascèse.

L’attitude du sage de l’Upanisad n’est pas sans rapport avec l’atti­tude concentrée du prêtre brahman des anciens textes ritualistes, mais la concentration ne porte plus sur la structure des actes ; elle va reposer sur la continuité d’un rythme physiologique. Le yogin immobile et silen­cieux cherche à briser par le contrôle de la respiration les limites de son être, à mettre un terme à la restriction de ses fonctions dont le souffle est la fonction primordiale, celle qui commande les autres. Dans ce but il va dépolariser ses forces, augmenter leur souplesse et entrer à l’unisson de la vie universelle. Mais pour devenir une pure réceptivité infinie il lui faut, à l’encontre de ce qu’enseignaient les Brāhmana, se dépouiller de l’acte intentionnel ; c’est ce que l’Upanisad nommera devenir « akratu », exempt d’intérêt limité et personnel.

Après avoir brisé les rythmes mal faits et contraints, le yogin n’obéit plus qu’au rythme premier, le souffle (prāna). Dès qu’il est parfaitement maître de ce rythme, qu’il est apaisé, détendu, les autres rythmes vont nécessairement lui être soumis



1. Tad etad amrtam satyenacchannám.

2. Sur la continuité du souffle voir ci-dessus, p. 82-3 et A. B. II.21, K. B. VIII.3 et S. B. IV. 2.3.1 et 3. « Le souffle indéfini est identique à l’atman (le tout de la personne) qui est l’énergie vitale… et c’est par cette énergie que le corps est solidement rassemblé et soutenu et que les articulations sont étroitement associées ». Voir aussi A.A. II.3.6 : « Si le phonème “a” est murmuré, c’est le souffle ; s’il est prononcé à haute voix, c’est le corps ».

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Le prāna n’est pas seulement le rythme par excellence en raison de sa continuité 1, à laquelle ne pouvaient qu’aspirer les Upanisad, il est aussi une concentration dans laquelle s’unifient étroitement (samhita) d’autres principes ou fonctions. Il aura alors pour réplique cosmique non plus vāyu, le vent, mais ākāsa, l’espace.

C’est dans l’Āranyaka de l’Aitareya Brāhmana que l’ākāsa commence à jouer un rôle important et inusité 2, au cours d’une série de correspon­dances où l’union concentrée (samhita) des deux moitiés d’ordre subjec­tif, parole et pensée, est nommée souffle (prāna) et où parallèlement l’union concentrée des deux moitiés d’ordre objectif, terre et ciel, se nomme vāyu, vent. Mais — et c’est ici que l’apport nouveau de l’Āra­nyaka est sensible — d’après l’opinion de Māksavya qu’on oppose à celle précitée de Māndūka, cette union n’est pas vāyu mais ākāsa 3. On com­prend, en effet, que ce dernier était susceptible de comporter une concen­tration plus grande que l’air ou le vent (vāyu). C’est ce que précise ce même texte lorsqu’il dit que dans l’ākāsa le souffle est fixé tout comme l’air y est fixé. L’ākāsa devenait ainsi, en outre, le milieu commun à l’air extérieur et au souffle de l’homme, milieu dynamique qui en comman­dait le rythme.

Evanescence des actes sacrificiels

Les auteurs des Upanisad ont pris conscience que l’acte sacrificiel et les mondes célestes qu’il a édifiés sont au plus haut degré évanescents : « De même que s’épuisent ici-bas les avantages obtenus par les actes (karmajita), ainsi s’épuisent dans l’autre monde les avantages mérités par les bonnes œuvres » (Ch.U. VIII.1.6).

Et une Upanisad plus tardive renchérit encore : « En vérité, ce sont de frêles esquifs que ces dix-huit formes du sacrifice en lesquelles est for­mulée l’œuvre inférieure. Les fous qui le saluent comme étant le meilleur entrent à nouveau dans la vieillesse et dans la mort… (7) Engagés qu’ils sont dans les actes, ce qu’ils ne connaissent pas, par l’effet de leur pas­sion, les accable. Les mondes s’épuisent pour eux… (10) En vérité, ceux qui dans la forêt vivent dans l’ascèse et la foi, apaisés, savants… ils vont par la porte du soleil là où est, immortel, l’être, l’ātman inaltérable. (11) Le brahman qui considère les mondes construits par l’acte devrait se désespérer : du créé ne peut sortir l’incréé ». (12) (M. U. I.2.7-12). Ces derniers mots expriment de façon adéquate la nouvelle orientation des Upanisad : avec ce qui est fabriqué on ne peut obtenir l’être qui est éternel.

Nous trouvons un même écho désenchanté dans la Kathaka Upanisad (II. 10-11) : « Je sais que ce qu’on nomme trésor n’est pas éternel, car avec les choses instables on n’atteint pas ce qui est stable. Ai-je donc ampilé (les briques du feu) Nāciketa pensant avoir atteint l’éternel avec



1. Ce rythme ne mérite le qualicatif de continu que par rapport aux rythmes discontinus des actes des Brāhmana.

2. Dans le S. B. X.6.3.2 l’expression ākāsātman est déjà attestée.

3. Sur les spéculations relatives au rapport de vāyu et d’ākāsa, voir cette « upanisad » assez obscure III.1.1-2.

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des choses non éternelles ? Et la mort répond à Naciketas : “Tu as ferme­ment rejeté, en sage, ô Naciketas, que l’obtention du désir fût la base du monde, que l’infinitude du sacrifice (kratu) fût l’autre rive de la sécu­rité, ayant reconnu pour base (le brahman) haut de louange, qui marche au loin”. (11) “Quand le sage a réalisé que le grand, le vaste ātman est dans le corps sans avoir de corps, qu’il est repos dans les (êtres) sans repos, il n’a plus de souffrance”. (22) Et ce thème revient sans cesse dans la même Upanisad : « Les sots suivent les désirs extérieurs : ils vont dans le lacet de la mort grande ouverte. Mais les sages qui ont reconnu l’immortalité ne requièrent pas le stable dans les choses insta­bles ici-bas » 1.

À la suite de Naciketas, l’Upanisad recherche ce qui est autre que le mérite et le démérite, autre que ce qui est fait et non fait, autre que ce qui fut et ce qui sera, en un mot l’impérissable, le brahman sous la forme de l’aksara, la syllabe suprême (II. 14-16). C’est encore l’ātman “qui ne naît, ni ne meurt, ne vient de nulle part et ne devient personne. Non né, permanent, constant, primordial, il n’est pas détruit quand le corps est détruit (18). Ne voit la grandeur de cet ātman que celui qui est sans kratu, activité intentionnelle (201 ».

II. UPANISAD ET INTUITION

La transition entre la connexion (upanisad) entendue au sens des Aranyaka et celle comprise par les Upanisad proprement dites est sensi­ble dans la Kena Upanisad (II.1) : le maître cherche à enseigner à son disciple ‘la forme du brahman, ce qui d’elle est toi (ton ātman), ce qui d’elle est chez les dieux’. Après avoir fait ainsi allusion au double plan subjectif (adhyātma) et objectif (adhidevatā), tremplin habituel des concor­dances, le maître commence à mettre son élève en garde contre la con­naissance discriminatrice, le vijñāna qui discerne le moi du non-moi : ‘Ceci (le brahman) n’est pas discriminé par ceux qui discriminent’ mais il est connu par une intuition (pratibodhavidita). Dans cette intui­tion la correspondance, l’upanisad du brahman, va se réduire à une iden­tité. Certains dieux, nous dit-on, ‘sont en quelque sorte au-delà des autres dieux parce qu’ils ont touché (pasprsus) ce (brahman) de plus près’ (IV. 2).

Voici comment les strophes suivantes nous décrivent cette intuition mystique : ‘Ce (cri) Ah ! (qu’on pousse) quand il a éclairé des éclairs ! Ah ! quand les yeux ont cligné !’ (4).

À l’instantanéité de l’éclair et du clignement de l’œil propre à l’ordre objectif correspond, dans l’ordre subjectif, « une pensée qui pour ainsi dire se meut et par laquelle on se rappelle une chose instantanément » 2.

A ce moment de l’exposé le disciple, attendant du maître la série des connexions habituelles entre les deux plans objectif et subjectif, lui de­mande : « Dis-nous l’upanisad ». Mais le maître réplique : ‘l’upanisad



1. K. U. IV.2, traduction de L. Renou.

2. Upasmaraty abhiksnam samkalpah. Smr — à date ancienne, lorsqu’il n’est pas précédé du préfixe anu, ne désigne pas la mémoire ; sati dans le Bouddhisme est une application de l’esprit au cours de l’instant présent. Ici, de méme, il n’est fait allusion qu’à une idée qui traverse l’esprit de façon instantanée.

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t’a été dite. C’est l’upanisad du brahman que nous t’avons dite’. L’upa­nisad se réduit à l’intuition du brahman, la correspondance des deux plans ne servant plus qu’à illustrer, de façon toute métaphorique, la rapi­dité de cette intuition.

PLÉNITUDE

J’ai montré comment les Brāhmana ne sont qu’un réseau de connexions et d’équivalences, comment les Áranyaka et les premières Upanisad s’emparèrent de ces équivalences pour en faire un moyen d’approche vers l’absolu, le brahman, et comment enfin, dans leur désir d’unité stati­que, elles perdirent tout sentiment du dynamisme et du multiple et eurent tendance à fondre les équivalences en une seule, l’ātman ou le brahman. Par une intuition mystique, nommée précisément l’upanisad, elles franchirent toute limite et atteignirent la plénitude dont elles ne se lassent de s’émerveiller car en cette plénitude richesse, profondeur, inté­riorité, intimité et continuité convergent et se perdent.

Akāsá, espace cosmique et intime

Plusieurs termes servent à désigner cette parfaite immanence du prin­cipe absolu : à côté du brahman, du Soi (atman), de l’impérissable (aksara) on peut placer l’ākāsa, l’espace qui sans être un principe absolu acquiert d’emblée dans les Upanisad une place de premier plan. De la racine kās ­« briller », ākāsa signifie brillant de tous côtés en irradiant, d’où son sens de diffusion spatiale infinie. Dans nombre de passages, il revêt la valeur d’un principe cosmique : C’est de l’ākāsa que procède le monde, car tous les êtres sortent de l’ākāsa, ils retournent à l’ākāsa. L’ākāsa est leur aîné, l’akāsa est leur asile » (Ch.U. I. 9.1).

Cette importance que prend soudainement l’ākāsa à la fin de l’époque des Bràhmana répond à des préoccupations nouvelles : nous avons vu que les Brāhmana au cosmos dynamique ne s’intéressaient pas à une éternité figurée dans l’espace ; c’est le temps qu’ils avaient pris comme fondement de leur spéculation. L’acte créateur de Prajàpati-l’année en se fragmentant forme le temps, et ce qu’il a d’inachevé, de virtuel, d’illimité ne trouvera son remède qu’en de vastes constructions sacrifi­cielles élevées par des actes complètement achevés et convenablement agencés.

Les Upanisad recherchent l’immutabilité et l’éternité de l’être et c’est dans l’espace qu’elles trouveront la meilleure approximation de cette immutabilité 1.

Déjà l’Atharva Veda avait tenté de multiples rapprochements entre le brahman, conçu comme un principe universel, et l’ensemble des direc —



1. Les régions de l’espace (dis) sont sans limite (ananta) ; elles manifestent l’infinitude ; dans quelque direction qu’on chemine on n’en atteint pas la limite (B.A.U. IV.1.5). L’isā Upanisad de même manifeste un souci spatial marqué sous l’aspect de contenant et de conte­nu : « 4. L’un, sans bouger, est plus rapide que la pensée… 5. Il se meut, il ne se meut pas, il est au loin et il est près. Il est au dedans de tout ce qui est, et de tout ce qui est il est au dehors. 6. Mais celui qui considère toutes les essences comme étant simplement dans le Soi et le Soi dans toutes les essences, il ne veut plus distraire de là sa pensée. » (Traduction L. Renou).

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tions spatiales, dis, pradis, āsā 1, mais un terme manquait pour désigner le lieu de toutes les directions simultanées. Les Upanisad, aspirant à un univers spirituel entièrement soustrait au devenir, mettront en relief le terme et la notion d’ākāsa, espace infini lequel ne sera pas seulement le véritable milieu des correspondances entre les actes de l’homme et les actes divins ou cosmiques, mais l’expression statique de ce qui est éter­nellement donné. L’ātman, qui est infini, se perdra à la mort dans l’espace infini (ākāsa) 2, son digne réceptacle.

Tout comme l’ātman le brahman est infini dans toutes les directions : ‘En vérité, le brahman au commencement était tout. Il existait infini à l’est, au sud, à l’ouest, etc..., infini au-dessus et au-dessous. Cette âme (ātman) suprême est sans limite, non née, impérissable, indicible, son Soi est l’espace (ākāsātman). Lorsque tout est détruit, seule elle veille. A partir de l’espace elle éveille le (cosmos) qui est pure pensée ; ce (cos­mos) est pensé par elle et en elle il disparaît 3’ (M. U. VI.17).

Le brahman n’a pas seulement l’espace pour Soi, il est aussi identifié, et avec quelle insistance notons-le, à l’espace intérieur et extérieur : ‘Ce qu’on appelle le brahman c’est cet espace (ākāsa) qui est extérieur à l’homme ; mais cet espace qui est extérieur à l’homme est le même qui est à l’intérieur de l’homme ; et cet espace qui est à l’intérieur de l’homme est celui-là même qui est au dedans du cœur. C’est le plein (purna), ce qui ne se déploie pas (apravartin)’ (Ch. U. III.12.7-9).

L’ātman qui est au dedans du cœur est plus petit qu’un grain de mil… et est aussi plus grand que la terre, que l’atmosphère, que le ciel, que tous les mondes et a, comme le brahman, l’espace pour essence (ātman) (Ch.U. III.14.3 et 2).

Si dans l’espace toutes les choses convergent et s’unifient, à partir de lui aussi se disperse la multiplicité : « En vérité, c’est l’ākāsa qui rend sensibles le nom et la forme, ce en quoi ils se trouvent, est le brahman, est l’immortalité, est l’ātman » (Ch.U. VIII.14.1).

La préférence accordée à l’immutabilité et à l’éternité apparaît tout particulièrement dans le symbolisme solaire : Le soleil, dans lequel l’hom­me pénètre après la mort, est ce qui crée les directions spatiales en sor­tant et en entrant ses innombrables rayons. (Prasna U. IV.2). Les rayons du soleil couchant s’unifient dans cet orbe de splendeur et surgissent à nouveau encore et encore quand il se lève. Ainsi de même tout s’unifie dans l’esprit. « Et voici maintenant la doctrine secrète qui vient de Brahma même et qui fut par lui transmise à Prajàpati » : Après avoir décrit les divers rayons du soleil qui sont dirigés vers les différentes directions de l’espace comparé à une ruche, le refrain chante : « Autant le soleil se lèvera au nord, et se couchera au sud… deux fois autant il se lèvera au Zénith et se couchera au nadir », les directions variant selon chaque sec —



1. A.V. IX.10.19 : Par le brahman à trois pieds vivent les quatre régions ou directions. Aux IV. 40.1-8 et XV.14.12 les divers dieux et principes sacrificiels sont associés à une direc­tion déterminée de l’espace tandis que le brahman est lié à toutes les directions simultanément.

2. Ch.U. VII.25.2. L’ātman est infini dans toutes les directions. Sur les relations très étroi­tes à l’origine entre l’ātman et l’ākāsa voir ci-dessous, p. 112-114 et Maitri. U. II.6 : Prajapati a la lumière pour forme, l’ākāsa pour ātman.

3. dhyayati ; résorption propre à la méditation. Selon Ch.U. III.18.1, l’ātman est la pensée (manas) du point de vue subjectif et l’espace (ākāsa) du point de vue objectif.

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tion, puis le texte s’achève par ces mots : « Mais après s’être levé au zénith, il ne se lèvera ni ne se couchera plus. Il se tiendra seul au centre. D’où ce vers : Jamais là il ne s’est couché, jamais il ne s’est levé. Aussi vrai ô dieux, puissé-je ne jamais être séparé du brahman. Il ne se lève, ni ne se couche, une fois pour toutes il est dans le ciel pour celui qui connaît la doctrine du brahman » (Ch.U. III.11.1-3. Trad. E. Senart).

À côté de ākāsa, kha sert à désigner un espace fortement valorisé et de ce fait identifié au brahman même 1. Mais il faut y voir l’espace concen­tré comme celui qui se trouve à l’intérieur du moyeu de la roue auquel il emprunte son nom. Il est alors l’équivalent de l’ākāsa infiniment subtil et ténu, enfermé dans le cœur, le symbole de la plus grande concentra­tion, celle où des Upanisad moins anciennes accrochèrent la transcen­dance de la personne absolue.

Les Brāhmana faisaient du temps pris en sa concentration ou en sa dispersion l’objet essentiel de leurs spéculations. Les Upanisad prennent pour thème de méditation la polarité spatiale : l’espace infini et l’espace concentré à l’intérieur du cœur (Ch.U. VIII.1.3). Et de même que les Brāhmana accédaient à l’extra-temporel grâce au centre du temps, le visuvat, le jour en excès, les Upanisad échappent à l’infinie dispersion spatiale en réduisant l’ātman à un point imperceptible qui ne présente plus aucun rapport avec l’espace : « Cette (essence) difficile à percevoir, intégrée dans le mystère, cachée, sise dans la caverne, primordiale… Plus fin que le fin, plus grand que le grand est l’ātman déposé dans le secret de la créature » (K. U. 11.12 et 20). Cet ātman infiniment petit est plus grand que tous les mondes : embrassant tout ce qui est… muette, indifférente, est cette âme qui est au dedans de mon cœur, c’est brahman même (Ch.U. I1I.14.4).

Par un paradoxe bien védique l’intériorité de l’ātman est en propor­tion directe de son immensité et de sa transcendance : Il est « celui qui est entré dans le secret, au bord le plus lointain de l’au-delà » (K. U. III.1).

La cachette ou caverne, gūha, rappelle le domaine caché et mystérieux du Rg Veda, le pada qui est précisément qualifié de gūha et se trouve être la retraite et la source de toute richesse. Cette caverne apparaît comme une des images centrales des anciennes Upanisad, l’image la plus saisissante de l’intériorité à laquelle elles aspirent. C’est aux adeptes des Upanisad que fait allusion un des plus anciens textes bouddhiques, le Suttanipāta (772), afin de les condamner : « Qui vit adhérent à la caver­ne (gūha), plongé dans l’illusion, est loin du détachement (viveka) ».

La tendance spatialisante des plus anciennes Upanisad se traduira à date plus tardive par des emboîtements qui assureront une continuité toujours plus grande à mesure qu’on accède à la personne la plus intime, la plus subtile, la plus spirituelle et qui rappelle les zones d’une concen­tration toujours plus accentuée à mesure qu’on approche de la vedi, l’au­tel, dans le sacrifice brāhmanique.

La Taittiriya Upanisad (II.1-4) décrit les diverses personnes emboîtées les unes dans les autres en allant de l’extérieur à l’intérieur et en passant



1. B.A.U. V.1.1 et Isá U. 17 : « Le brahman c’est l’espace (kha), l’espace est primitif (puni — na) » et d’après le contexte kha est la plénitude extérieure, infinie, identique à la plénitude intérieure concentrée : « le plein sort du plein ».

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du plus grossier au plus subtil. Ce sont : le soi fait de nourriture, le soi fait de souffle, le soi fait d’organe mental (manas), le soi fait d’intelli­gence (vijnāna), enfin le soi fait de félicité (ānanda) : la plus intime remplis­sant la plus grossière et se distinguant d’elle. C’est selon la progression de ces cinq personnes qu’on apprend que l’ātman est identique au brahman, « la substance universelle et ce dont tous les êtres sont nés, ce dans quoi étant nés ils vivent, ce en quoi à leur mort ils entrent (III.1) » et ce brahman est, nous le savons, la substance réelle (satya), spirituelle, infi­nie, établie au secret (du cœur) (II.1).

Les Upanisad sont à la recherche d’une continuité de proche en proche, d’ordre spatial, celle du fil où sont tissés tous les êtres et qui s’achemine de l’infini à l’infime (anu) dans lequel se concentre toute l’infinité.

Elles aboutissent donc à l’essence de l’essence, au fil du fil, à l’infime de l’infime 1, au caché, au mystère, en un mot à « l’ātman plus précieux que tout et plus intime » et qui demeure inaccessible en son immanence.

L’ātman ainsi atteint est le lieu de tous les désirs : « C’est pour lui la condition bienheureuse où tout désir est comblé, où il n’est de désir que de l’ātman, où il n’y a plus de désir » (B.A.U. IV.3.21).

Voici à titre d’exemple, une de ces nombreuses progressions auxquelles se complaisent les Upanisad : « De tous les êtres la terre est l’essence (rasa, le suc) ; de la terre les eaux sont l’essence ; des eaux les plantes sont l’essence ; des plantes l’homme est l’essence ; de l’homme la parole est l’essence ; de la parole l’hymne est l’essence ; de l’hymne le chant est l’essence ; du chant l’udgitha, la syllabe sacrée om est l’essence. De toutes ces essences la plus essentielle, la plus haute, la plus sublime c’est l’udgi­tha » (Ch. U. I. 1.2-3).

Les Brāhmana, préoccupés qu’ils étaient d’actes et de rites, ne s’inté­ressaient vraiment qu’à une continuité temporelle ; la sécurité à laquelle ils aspirent est une longue vie ou l’immortalité. Les Upanisad, par contre, ne se soucient que d’une continuité spatiale ; les actes leur apparaissent, en raison de leur succession même, comme précaires. À la continuité rythmée, parfaitement organisée des Brāhmana elles substituent une continuité éternellement donnée que ni les actes, ni les formes, ni les noms ne pourront scinder. La sécurité à laquelle elles apirent n’est plus désormais que celle de « fermes assises » dans un lieu universel, « dans le monde infini du ciel » (Kena U. IV.9).

Le sage ne cherche plus à édifier par des actes une construction immortelle, le sacrifice, il veut retourner à son lieu naturel et c’est pourquoi le cours qu’il lui faudra suivre sera d’ordre spatial et le but qu’il attein­dra deviendra « le lieu définitif d’où il n’est plus de retour ».

Ce pada ākāsique, cette voie tracée dans l’espace, est bien connue du Buddha qui la condamne : « Dans l’espace (ākāsa), dit-il, il n’est pas de chemin (pada) ; le religieux ne se trouve pas à l’extérieur » (DmP. 254).

Reprenant un thème du Satapatha Brāhmana, la Chāndogya Upanisad (V.10.1-2) décrit les deux voies qui s’ouvrent devant les hommes après leur mort : par l’une, celle des pères, les hommes vont de la fumée à la nuit, de la nuit à la quinzaine sombre, de celle-ci dans les six mois où le

1. Sutrasyasutra, (Sv.U. III.20) anor aniyan. K. U. II. 20.

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soleil descend au sud. Ceux-là n’atteignent pas l’année. Des mois ils vont au monde des mânes, de ce dernier à l’espace (ākāsa), de l’espace à la lune puis, après une suite de pérégrinations, reviennent sur terre. Ceux qui savent suivent la voie des dieux ; ils vont dans la flamme, de là dans le jour, puis dans la quinzaine claire et de là dans les six mois pendant lesquels le soleil monte vers le nord. De ces mois ils pénètrent dans l’an­née, de l’année dans le soleil… et après d’autres séjours ils accèdent enfin au brahman d’où ils ne reviennent plus au tourbillon humain. Dans ce passage l’année demeure encore ce qui confère l’immortalité : ne pas pénétrer dans l’année c’est être condamné aux récurrences et à la trans­migration ; mais l’année se trouve engagée dans un cycle spatial. La Brhadāranyaka Upanisad (VI.2.15-16), reprenant ce même passage, est plus instructive à cet égard car elle ne mentionne pas l’année, elle la remplace par les mondes célestes, obéissant ainsi à un souci plus encore marqué de spatialité.

Le lieu véritable de tous les êtres est, nous le savons, l’ātman, le Soi : « Celui qui considère que l’ātfnan est sa vraie place, de celui-là le mérite ne s’épuise pas. Quelque chose qu’il désire, il le tire de cet ātman. Celui qui quitte le monde sans avoir considéré son lieu véritable, celui-là, faute de savoir, n’en jouit pas » (B.A.U. I.4.15-16) et la même Upanisad reprend plus loin (IV.4.22) : « C’est vers lui (le Soi), que tendent ceux qui recherchent leur véritable lieu (loka) après une vie errante. C’est en effet parce qu’ils savaient cela que les sages d’autrefois ne recherchaient pas de postérité : “Que ferions-nous d’une postérité, nous qui, avec l’ātman, avons le lieu véritable ? “

A la recherche de la continuité temporelle qui se manifestait par le désir d’une descendance s’est substituée la quête de la Patrie d’origine.

***

Nombreux sont les termes qui désignent la plénitude et l’infinité : bhūma, abondance et infinitude est ainsi définie : « Ce par quoi on ne voit pas l’autre (anya), on ne l’entend pas, on ne discrimine pas l’autre (vijñā —) c’est bhūman, (l’intuition mystique portant sur l’indifférencié plénier). Ce par quoi on voit, entend et discerne l’autre, c’est le fini (alpa). Ce qui est infinitude est immortel ; ce qui est fini est mortel. Il n’y a de joie que dans la plénitude, il n’y a pas de joie dans le fini » (Ch.U. VII. 24.1. et 23 1). Nous avons ici la dialectique de l’immense et du petit, ce que ces termes désignent en propre.

« Pūrna » est le plein auquel on identifie le brahman ou l’ātman : « Plein là-haut, plein ici, le plein est puisé du plein. Quand on a pris le plein du plein, le plein demeure ». ‘Le brahman est l’espace intérieur (kha), l’espace est primitif’ 1. En outre le grand Soi réside dans l’espace qui est à l’intérieur du cœur : « Il ne se grandit pas par de bonnes actions ni ne se diminue par de mauvaises » (B.A.U. IV.4.22). On peut constater ici une opposition marquée entre le lieu définitif et l’activité karmique.



1. B.A.U. V.1.1 et Isa U. 17. Déjà les sages de l’Atharva Veda se posaient des questions sur la plénitude : « Du plein il puise le plein ; le plein se verse par le plein. Nous voudrions savoir à présent d’où se déverse tout cela ». (VIII.29.)

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Je voudrais maintenant, en prenant quelques exemples dans les pre­mières Upanisad, marquer les étapes d’une progression qui s’achemine vers une continuité toujours plus profonde, plus intime et plus univer­selle :

Le Soi (ātman) apparaît d’abord comme l’unité de tous les actes senso­riels et « c’est lui qu’il faut en toutes choses suivre à la trace ». Ayant pénétré dans la création, l’ātman ne se manifeste que partiellement, souffle quand il respire, voix quand il parle, œil quand il voit, oreille quand il entend, esprit quand il pense. Ce sont seulement les noms de ses actes (karman). Celui qui les considère isolément (akrtsna) ne le con­naît pas car il ne se manifeste que partiellement par l’un ou par l’autre. Il faut reconnaître l’ātman car en lui est l’unité de tous (sarva ekam bha­vanti, B.A.U. I.4.7).

En tant qu’unité des actes l’ātman est l’agent interne : cet ātman qui est en tout est le voyant de la vue qu’on ne peut voir, le connaisseur de la connaissance qu’on ne peut connaître etc. (B.A.U. III.4.2).

Nous avons là le thème favori des Upanisad que toutes reprennent sans se lasser : Ce n’est pas la parole, l’acte, l’esprit qu’il faut désirer comprendre mais celui qui parle, l’agent, le penseur (Kaus. U. III.8). Et la Kena : « Mue, promue par qui la pensée vole-t-elle ?... » C’est grâce à l’ātman, l’agent interne qui est le principe incompréhensible « autre que le connu, autre aussi que le non connu », « ce par quoi la pensée a été pensée » (1,3 et 5).

L’agent interne (antaryāmin) est le sutra, le fil qui assure la continuité en reliant et ce monde et l’autre monde et tous les mondes : « Celui qui résidant dans tous les êtres, est différent de tous les êtres, que les êtres ne connaissent pas, dont les êtres sont le corps, qui de l’intérieur actionne tous les êtres, celui-là est ton ātman, l’agent interne, immortel » 1.

Mais, de préférence à l’agent universel, l’ātman est considéré comme un témoin conscient bien qu’inagissant et détaché : Un passage de la Chándogya Upanisad met tout particulièrement en relief ce heurt entre l’ātman actif et l’ātman passif : « Totalité des actes, des désirs, des odeurs, des goûts, embrassant tout ce qui est, — muette, indifférente est cette âme qui est au dedans de mon cœur. C’est le brahman même » 2.

L’ātman, le Soi, n’est plus un agent permanent 3 qui serait susceptible de modifications passagères ; les actes ne le souillent plus : « Ni crainte pour le mal qu’il a commis, ni espoir pour le bien qu’il a fait ; ni l’un ni l’autre ne le dominent ; c’est lui qui les domine l’un et l’autre. Aucun acte, aucune omission ne lui prépare de souffrance… Telle est la gran­deur du brahman : les actes ne peuvent ni l’augmenter ni la diminuer » 4.



1. B.A.U. III.7.15, 1 et 23.

2. III.14.4. Sarvakarmá sarvakámah sarvayandhah sarvarasah sarvam idam abhyātto'vaky anádarah. Avant moi Maryla FALK, op. cit., p. 209.

3. Ch.U. VIII.12.4-5. ‘… Celui qui se dit « je vais parler » la parole est là pour pourvoir à l’expression. ...Celui qui se dit je veux penser, c’est I'ātman ; l’esprit lui est sa vue divine’. Le Soi apparaît bien ici comme l’agent permanent.

4. B.A.U. IV.4.22-23. Trad. E. Senart. Cf. isá U. 2 et K. U. III.8 : Il ne devient pas plus grand par l’action bonne ni moindre par l’action mauvaise .. Sous ce jour les Upanisad appa­raissent comme des doctrines de I'akriyāvada, l’inefficience de l’acte contre lesquelles s’élèvent Jaïna et Bouddhistes. Voir p. 160-163.

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Le Soi et le temps

L’ātman est immuable, il est le maître du passé et de l’avenir : « Celui à la suite duquel l’année déroule en jours le temps » 1. Il est, en un mot, la vie immortelle (amrta), indestructible (avināsin, anucchitti IV.5.14). Il est éternel (nitya), impérissable (aksara) et plénier (sāsvata).

Ces trois derniers termes qui servent à désigner son éternité ne sont pas toujours synonymes : sasvat qui dans les Veda connotait une répé­tition constante prend désormais le sens de plein, complet et éternel au sens Indo-Iranien de su = √Ku — gonfler, remplir ; comme jarant vieillard, usé, sasvant selon E. Benveniste est un participe passé et non un participe présent.

C’est bien en effet plénitude et éternité que les Bouddhistes se repré­sentaient sous ce terme et non une série de répétitions qui engendre­raient à la longue l’impression de la durée car ils n’auraient pas, en ce cas, réfuté les sāsvatavādin, ces partisans d’un système si conforme au leur. D’autre part les Upanisad elles-mêmes croyaient en un Soi absolu, intégral, dont la permanence n’était pas faite d’une durée perpétuelle­ment renouvelée 2.

Nitya et aksara. Nitya formé du préfixe « ni » situé dans et du suffixe tya”, propre à, inné, est de résonance spatiale et confine à l’extra-tem­porel. Il est employé parallèlement avec un terme moins statique, d’impli­cation nettement temporelle, l’aksara de a et ksar —, ce qui ne s’écoule pas. Ce terme qui date du Rg Veda exprime dans l’hymne I.164.39 la réalité suprême sous son aspect de parole absolue : ‘L’essence inépui­sable (du vers) dans le suprême firmament sur laquelle reposent tous les dieux’. Par un paradoxe cher aux rsi, dès que l’aksara qui, selon son étymologie « ne s’écoule pas », s’écoule, l’univers tout entier se met à vivre (42) 3. C’est que, essence inépuisable tout autant que principe indivis, l’aksara est innombrable, il possède mille syllabes (41).

Sous la forme de om, le son primordial continu et indivis, le murmure inaudible 4, l’aksara passe, au même titre que l’ātman, au rang de principe cosmique immanent et désigne très précisément ce qui demeure permanent au milieu du changement : « Cet impérissable est le monde entier, passé, présent, avenir et tout ce qui transcende le triple temps. Ceci aussi est le phonème om car en vérité tout ceci est le brahman, cet ātman est le brahman » (Mānd. U.I, 2).

L’aksara, l’impérissable est la matrice de tout ce qui existe, omni­pénétrant et infiniment subtil… c’est de lui que les choses surgissent, en lui qu’elles retournent à la fin (Mund.U. I. 6-7).

L’aksara apparaît plus souvent sous son aspect dynamique d’unifi­cateur et de facteur de continuité que sous celui, plus passif, d’impérissa —



1. B.A.U. IV.4.16.

2. L’ātman fabriqué par les actes qui sera étudié dans les pages qui viennent n’est qu’un ātman de transition.

3. tatah ksarati aksarum tad visvam upajivati.

4. Voir anirukta, ci-dessus p. 81-86.

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ble transcendant. Il rappelle le fil 1, la trame et l’étai des Veda, ces prin­cipes de continuité dont il reprend la fonction : Il est ce qui sépare et étaie les mondes en les empêchant de se confondre (vi-dhr), le principe d’organisation sans lequel le cosmos sombrerait dans le chaos et la confu­sion.

L’aksara forme encore la trame ultime sur laquelle tout est tissé et en dernière analyse l’espace infini (ākāsa) lui-même qui, à son tour, irra­die le temps et l’espace ordinaires : « Ce qui est au-dessus du ciel, ce qui est au-dessous de la terre, ce qui est entre le ciel et la terre, ce qu’on nomme passé, présent et avenir, sur quelle trame tout cela est-il tissé ? » demande Gārgi, et à la réponse de Yājñavalkya : ‘Sur la trame de l’espace (ākāsá) tout cela est tissé’, Gargi reprend à nouveau : « Sur quelle trame l’espace est-il tissé ? » et Yājñavalkya donne alors une réponse définitive : c’est sur l’impérissable que tout est tissé. Puis viennent les définitions en partie négatives de l’aksara : il n’est pas l’espace, il échappe à toute mesure, il est sans intérieur ni extérieur etc. C’est sous son auto­rité que ciel et terre, soleil et lune sont étayés et séparés ; que secondes, heures, jours et nuits, quinzaines, mois, saisons, années sont également séparés et étayés (B.A.U. I1I.8.3-10). Puis l’aksara est décrit dans les mêmes termes que l’ātman, le Soi, il n’en diffère donc pas en tant que principe suprême. L’ātman est, lui aussi, défini comme la digue qui sépare les mondes en les empêchant de se confondre. (B.A.U. IV.4.22) 2.

Ce passage implique une double continuité, celle du tissage d’une trame et celle de l’étai qui sépare et soutient le monde mais l’étai aksara diffère de l’étai des Veda en ce qu’il n’est pas l’œuvre d’un Dieu, il n’est pas même un acte, car aksara-le-brahman est “autre que ce qui est fait et non-fait (krta, akrta)” (K. U. II.14-16), il est une essence, un être. Concluons que l’aksara est le principe neutre qui demeure permanent dans le devenir ; il est l’inépuisable essence dont tout procède et où tout se résorbe. En un mot il est la totalité.

Brahman, ātman et aksara désignent indifféremment l’unique réalité, le réel du réel, la plénitude sans fissure saisie en une intuition mystique (prajñānaghāna ou jñāna) qui est au-delà de la dualité du sujet et de l’objet (B.A.U. IV.5.13).

Le Soi est continu, riche, plein, éternel, calme 3 et profond. Il est immanent à tout (sarvāntara). Comblant tous les désirs, il échappe à la faim, à l’erreur, à la mort (B.A.U. III.5.1).

Il y a, d’autre part, identité parfaite entre le tout (sarva) et l’un (eka) Il n’y a pas de transcendance de l’un par rapport au tout.

Noms, formes, actes (nāma-rūpa-karman) engendrent la multiplicité, mais la continuité immédiate et profonde n’est brisée qu’en surface par l’aspect extérieur et le langage. Les discontinuités sont illusoires :



1. L’aksara, la parole impérissable om qui est l’essence des mondes couvés par Prajāpati est le fil universel : « Comme s’agglomèrent toutes les feuilles enfilées sur une tige qui les tra­verse, de même toute parole se fond dans le son om ». Ch.U. II.23.3-4.

2. A plusieurs reprises l’aksara apparaît comme l’étai cosmique sur lequel reposent les mondes : Mund. U. II.2.2, Prasna U. IV.9.11 et 10. Le Buddha n’ignore pas l’arbre cosmique, l’arbre de l’illumination qui étaie le monde et qui explique ses structures (pratityasamutpāda) mais il lui préfère le schème de la roue qui exprime le cycle sans fin du devenir.

3. samprasāda, Ch.U. VIII.3.4.

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par la ferveur (tapas) et la connaissance intuitive on retrouve la conti­nuité essentielle, le Tout unique et indifférencié, le havre même du salut. « Dès qu’on connaît le tout on devient le tout » (P.U. IV.9,11). « La plura­lité n’est pas. Il court de mort en mort qui croit voir la pluralité dans l’univers. Il faut voir (le Soi) dans l’unité (ekadhā), Lui ce stable infini » (B.A.U. IV. 4,19).

À la triade des noms, formes et actes s’oppose une autre triade dans laquelle l’homme affranchi de la soif prend son refuge à l’heure de la mort : « Tu es l’impérissable, tu es l’inébranlable, tu es la plénitude de la vie » 1. L’enseignement de Ghora Angirasa condense de façon parfaite la Révélation des Upanisad anciennes.

UPANISAD PLUS TARDIVES

Les Brāhmana avaient laissé planer un certain doute sur les rapports de l’Un et du tout. Prajāpati-eka et Prajāpati-sarva sont-ils identiques ou bien doit-on franchir un abîme entre le tout restauré et l’unité des origines ? Les textes ne semblent pas le préciser.

Dans les premières Upanisad qui viennent d’être examinées, l’unique avait tendance à se fondre dans le tout ; c’est à peine si la transcendance de l’Un se dégage de la parfaite immanence. L’ātman, le tout parachevé de la personne, culmine en l’unicité de la concentration.

Par la suite les Upanisad auront tendance à dégager l’Un du tout, l’eka du sarva. L’ātman immanent au tout sera considéré comme un devenir et ce devenir, plus ou moins illusoire selon les diverses Upanisad, deviendra dans les dernières une véritable substance, pradhāna, dont s’isolera le principe unique et absolu.

C’est cette marche à la transcendance et au dualisme qui formera la ligne principale souvent brisée mais toujours renouée de cette évolution qui, partant des Brāhmana et des deux anciennes Upanisad, passe par les Upanisad plus récentes comme la Maitri et la Svetāsvatara et finit par aboutir aux systèmes Sāmkhya et Yoga.

Bien que selon les textes et les auteurs, ātman et purusa soient à tour de rôle conçus comme des principes tantôt transcendants et tantôt imma­nents ; bien qu’il y ait chevauchement au cours d’une sinueuse évolution, on peut tracer dans l’ensemble, les grandes lignes d’une progression qui s’achemine du permanent impérissable (aksara) vers l’inaltérable et l’extra­temporel (nitya). Partant ainsi du principe immanent on aboutira à la conception d’un Dieu unique et transcendant.

Si l’atman, fidèle à ses origines, tend à porter les valeurs de l’imma­nence, le purusa assumera, lui, celles de la transcendance au point que son caractère absolu et son parfait isolement (kaivalya) seront décrits en termes d’anātma et de nairātmya, absence d’ātman ; autrement dit, il ne sera plus réalisé par l’exaltation et l’union des diverses fonctions physiques et mentales mais par leur abolition. Le purusa revêt déjà dans les Upanisad les traits caractéristiques de l’esprit éternel du Sāmkhya



1. aksitam asyacyutam asi pranasamcitam asiti, littéralement 1'extrême du souffle. Ch.U. III.17.6 et note 3, p. 43 de la traduction E. Senart.

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spectateur impassible qui, à l’écart de la nature, repose en sa propre grandeur.

Karman, purusa et devenir

Un nouveau facteur est venu briser une plénitude à peine troublée jusque-là par la multiplicité des noms et des formes, multiplicité que surmontait aisément l’intuition mystique précédée par un effort ascé­tique. Le karman a fait son apparition, non plus l’acte sacré des Brāh­mana, mais l’acte qui s’alimente au désir et qui engendre un perpétuel devenir : celui des morts et des naissances répétées.

Dans les premières Upanisad l’acte au sens nouveau du terme avait brusquement surgi aux côtés des noms et des formes mais d’une façon mystérieuse, au cours d’un dialogue dont le contenu fut soigneusement tenu secret 1.

Dans les Upanisad qui succédèrent à celles-ci l’acte (karman) forge un devenir et une durée qui sous le nom de samsāra ne désignera plus la continuité d’un cycle cosmique faite à l’image de celle des Brāhmana, dans laquelle, à partir de Prajāpati-l’Unique, on voyait émaner la multi­plicité de l’univers, puis celle-ci, après avoir été soumise à un rassem­blement structuré, reformer le Prajāpati unifié des origines. Les anciennes Upanisad respectaient la continuité entre l’émanation et la réabsorp­tion : les êtres procédaient de l’impérissable (aksara) pour s’y perdre à nouveau. Plus tard, à ce cycle continu se substitue un véritable devenir psychique et cosmique dans lequel se trouve plongée l’âme immuable et suprême ; il n’y a plus de continuité entre le samsāra et l’absolu 2 ; la scission entre l’âme permanente et le devenir périssable est accompli.

À ce changement de perspective correspond un changement dans la conception des moyens qui serviront au salut. Pour les anciennes Upa­nisad la Révélation est d’ordre mystique : elle consiste en une intuition qui concerne l’identité du Soi (ātman) et du principe absolu, le tout, le brahman. La révélation des Upanisad plus tardives est de l’ordre de l’ascèse, yoga. L’abîme qui s’est creusé entre le devenir et l’un s’avère infranchissable ; il est nécessaire d’abolir par des pratiques ascétiques l’ātman immanent pour obtenir le purusa unique entré dans la cachette du cœur.

En outre, à mesure que le dualisme entre le purusa et le devenir s’ac­croît, une révélation nouvelle devient indispensable ; cette révélation sera faite par un dieu qui confère sa grâce, illumine l’âme et l’aide à accomplir l’effort qui, brisant les obstacles, la mènera au salut.

L’intuition ne suffit plus ; cette intuition étant éminemment cosmi­que et synthétique se plaisait aux correspondances et aux identités. La connaissance qui assure désormais la délivrance est de nature très diffé­rente ; elle consiste en une discrimination qui dépouille l’âme de tout ce qui ne lui appartient pas par essence. Elle est encore une activité et un



1. Voir ci-dessous p. 121 la traduction de ce passage de la B.A.U. III.2.13.

2. On lira avec profit à ce sujet Il mito psichologico nell' India antica, Rome, 1939 de M. FALK, p. 76 et suivantes.

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effort ; c’est ce que connote l’expression nouvelle « yoga-sāmkhya », sagesse et dénombrement (Sv.U. V I.13).

Les anciennes Upanisad considéraient le tout tel que le leur avaient légué les Brāhmana comme un sarva : une totalité reconstituée et unifiée qui culminait en concentration spirituelle (samādhi, samāhita). Au con­traire les Upanisad plus récentes semblent concevoir le tout sous son aspect de visva, c’est-à-dire le tout disséminé, la confusion mouvante propre à la réalité proliférante 1, celle qui comme on l’a vu, est engendrée par le désir de Prajāpati et, qu’à ce titre, elles condamnent : Le devenir (samsāra) a maintenant sa cause dans la projection du désir.

Les tendances qu’on trouve dans les Upanisad récentes et qui font l’objet de révélations nouvelles : transcendance d’un principe unique par rapport à un devenir difficile à surmonter ; double aspect de l’humaine activité : l’une multiple, le désir (kāma), l’autre concentrée, l’ascèse (yoga), demeurent originairement étrangères à l’immanence de l’atman ou du brahman, principes neutres parfaitement continus. Ces tendances se rattachent à une conception plus ancienne, au purusa du Rg Veda (hymne X.90), personnalité mythique bien caractérisée, immanente au tout par un quart de sa personne et le transcendant par les trois autres quarts. Le Prajāpati-Purusa des Brāhmana qui hérite des fonctions créatrices du Purusa védique est également l’eka, l’unique qui engendre les êtres grâce au désir (kāma) et à l’énergie de la ferveur (tapas), forme ancienne du yoga. Mais, tandis que le tapas des Brāhmana est lié au désir et à la dispersion cosmique prise en sa source, le yoga des Upanisad est unification et retour à l’unité indivise des origines.

C’est probablement l’intrusion de cette nouvelle conception du yoga sous l’influence des cercles ascétiques sramanes 2 qui devait, en réno­vant l’ancien mythe de Purusa-Prajāpati, permettre au purusa de l’em­porter sur l’ātman immanent conçu comme une totalité cosmique. Le purusa s’adaptait mieux, en effet, aux nouvelles exigences de l’apport yoga, mieux également à un devenir où se trouvait préfiguré le samsāra, l’écoulement phénoménal. Lié d’une part au désir il est immanent au devenir, mais, d’autre part, il le transcende aussi, car c’est lui seul qui met un terme au fonctionnement mental et, partant, au devenir.

Kratu

Le purusa, l’homme plongé dans le devenir, a pour essence « kratu “, l’acte intentionnel qui a conservé son sens védique. Il désigne le projet fondamental qui oriente la personne dans l’une ou l’autre des deux direc­tions divergentes selon qu’il est désir de devenir ou ascèse qui délivre du devenir. Kratu, intention forte, est synonyme de karman et le rem­place effectivement dans les anciennes Upanisad où il acquiert un aspect moral marqué. Cette intention, conditionnée par le désir, conditionne à son tour les actes et le fruit des actes : « L’homme de désir va par la vertu de l’acte (karman) au but où son esprit s’est attaché. Quand il a



1. Le pradhāna et la prakrti, la nature évoluante de la Sv U. et de la Maitry Up.

2. Sur les sramanes, voir ci-dessous p. 135-136.

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épuisé les effets de son karman, quels que ceux-ci aient pu être, du monde où il l’avait conduit, il revient ici-bas à ce monde de l’action » 1.

Un autre passage met bien en évidence la projection qu’implique ce projet, anticipant le Bouddhisme qui fera du karman l’acte projecteur (āksepaka) de la destinée de chaque homme 2 : “L’être humain est projet (kratu) « il est en sortant de la vie selon qu’il en a dans ce monde conçu le projet : qu’il forme un projet » 3.

Ces lignes expliquent un célèbre passage d’une autre Upanisad (B.A.U. III.2.13) : ‘Quand de l’homme à la mort, la voix entre dans le feu (et les autres fonctions dans leur élément originaire) où est alors l’homme (puru­sa) ? demande-t-on à Yājñavalkya et celui-ci répond : ‘Prends ma main mon ami,… nous devons seuls connaître des choses… alors se retirant à l’écart, ils causèrent. Et parlant, c’était de l’action (karman) qu’ils par­laient et louant, c’était l’action qu’ils louaient : on devient bon par l’ac­tion bonne, mauvais par l’action mauvaise’.

Si je tiens à insister sur le rôle à date ancienne de l’intention, kratu et karman, c’est en raison de l’importance qu’elle aura dans le Bouddhis­me en tant que source même de la durée. Déjà, dès les plus anciennes Upanisad, l’intention morale qui est choix et décision engendre la durée et tout le devenir phénoménal mais, comme nous le voyons dans le pas­sage cité, c’est en grand mystère que cette révélation est communiquée dans les Upanisad car elle devait y introduire de sérieuses difficultés par la suite, parce qu’elle ne cadre pas avec la révélation primitive d’un ātman immanent et continu. Elle mènera directement à l’anātman, à la discontinuité entre le devenir et le principe suprême et, dans le système sāmkhya, elle aboutira à l’isolement absolu (kaivalya) du purusa.

Si dans ces divers passages kratu apparaît comme un facteur de durée c’est parce qu’il est non seulement l’intention qui précède l’acte, mais encore ce qui sert d’intermédiaire entre l’acte accompli et la destinée future qui procède de l’acte. Ainsi, de même, le kratu d’Agni, le feu sacri­ficiel, conférait longévité et immortalité par sa nature d’intention ordon­natrice. Ce qui dure ne peut donc être une volonté permanente, c’est un projet qui marque une destinée. A l’intention morale du mourant, et qui seule survit après la mort, il est dit : ‘O kratu souviens-toi, souviens-toi de ce qui a été fait (l’acte)’ 4. L’activité spirituelle mène l’être ; elle fait échec à la durée tout comme elle engendre le devenir (samsāra).

Très tôt dans les Upanisad le terme kratu a été remplacé par citta, manas et vijñāna, la pensée empirique, parce que projet et orientation constituaient l’essence de la pensée connotée par ces mots.

Un très ancien texte Bouddhique commence ainsi : ‘Tous les éléments (dhamma) sont le résultat de la pensée, ont pour essence la pensée, sont fait de pensée (manomaya). Si quelqu’un parle ou agit avec une pensée corrompue, alors la douleur le suit comme la roue suit le pied de la bête



1. B.A.U. IV.4.6, trad. E. Senart. L’A. U. au cours d’une énumération situe kratu entre l’impulsion réalisatrice (samkalpa) et la vie (asu) (III.1.2).

2. Voir la doctrine des Sarvāstivādin, ci-dessous p. 311-312.

3. Atha khalu kratumagah purusah yathākratur asmimlloke puruso bhavati tathetah pretya bhavati sa kratum kurvita. Ch.U. III.14.1.

4. Krato smara krtam smara. B.A.U. V.15.1.

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attelée’ (DmP. I.1.1). L’Upanisad dit de même : ‘Il faut purifier avec zèle cette pensée (citta) qui forme le cycle des renaissances (samsāra) ; ce qu’on pense, on le devient. Tel est l’éternel mystère’ 1.

Yoga

La pensée peut être apaisée en sa source (svayoni) 1 lorsqu’ont été détruites les impulsions qui caractérisent le moi affolé par les objets sensibles.

À un stade avancé de la spéculation upanisadique le yoga prend un sens tout nouveau, très proche de celui qu’il a pour les sramanes, Boud­dhistes, Jaïna et autres et qui se développe parallèlement à la tendance qui détrône l’ātman au profit d’un purusa transcendant.

Le yoga, tel qu’il apparaît dans les Upanisad anciennes aux côtés du tapas, est compris selon le sens de sa racine yuj — atteler, unir, comme un jeu d’harmonie, une activité synthétique qui ajuste les choses partie à partie, articulation à articulation, de sorte qu’elles perdent, à la limite, leur propre individualité dans une adaptation parfaitement indifféren­ciée qui trouve son point culminant en l’ātman.

L’activité concentrée du yoga aboutit donc au sarva, au tout para­chevé, à la plénitude indifférenciée et unifiée : ‘“Les voyants… l’ātman accompli, les passions calmées, les sens apaisés, ayant atteint partout celui qui va partout, sages, l’âme « ajustée » (yuj —) pénètrent. le Tout” 2. Cette activité comble toujours, elle unifie et n’élimine pas. Il n’en sera pas de même du yoga des Upanisad plus tardives qui s’efforcera d’isoler le purusa, de le soustraire au devenir. La révélation faite par la mort à Naciketas et qui concerne “cette science et intégrale prescription du yoga” s’achève par ces mots : ‘De la dimension du pouce, le purusa, âme intérieure (antarātman), est entré de façon permanente dans le cœur des hommes. Il faut l’arracher de son corps avec fermeté comme la hampe du roseau. Il faut le reconnaître comme le pur, l’immortel’ (K. U. VI.17­18).

L’homme, après s’être unifié par le yoga et avoir acquis grâce à lui souveraineté sur ses sens et ses souffles, ayant complètement dominé son ātman, devient maître du monde. Cet acheminement vers l’unité et la transcendance aboutira au Dieu unique et souverain, 1' Īsvara qui dirige l’univers 3.

À l’immanence d’un principe continu doué de plénitude, tel l’impéris­sable (aksara) sur lequel était tissé l’espace et le temps et qui servait de support au purusa lui-même, succède dans les Upanisad de cette époque une tendance de plus en plus marquée à placer le Soi absolu, purusa ou Dieu, au-delà de l’ātman, du brahman ou de l’aksara.

Ces deux tendances qui se partagent les Upanisad : l’une partant d’un donné légué par les Brāhmana, le tout cosmique, ātman ou brahman



1. Maitry Up. V I.34 yaccittas tanmayo bhavati guhyam etat sanātanam / I. Cf. Prasna Up. III.10 : “Le Soi conduit l’homme au monde que la pensée lui a façonné.”

2. Krtātmāno vītarāgāh prasantāh/te sarvagam sarvatah prāpya dhirā yuktātmānah sarvamevāvisanti / Mund. U. III.2.5. Sur yuj — voir ci-dessus p. 101.

3. SvU. et isá Up. sont nettement théistes.

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appréhendé en une intuition mystique, l’autre, partant d’une activité à double pôle, désir et ascèse, ne se fondent jamais complètement et se trouvent souvent superposées dans une même Upanisad. Chaque Upa­nisad nous fournirait aisément de ces contrastes qui opposent deux révé­lations différentes en de vifs raccourcis :

Dans la Kausitaki Upanisad (IV.1-6) une première ébauche de cette opposition nous est donnée mais elle ne porte que sur la plénitude du brahman, le principe absolu, et l’unification du yoga au sens nouveau du terme. L’enseignement des anciennes Upanisad est condensé en un Brahman renommé par sa science védique, le célèbre Gārgya Bālaki ; en vue de révéler le brahman, principe ultime, au roi Ajātasatru, il lui dévoile une série d’upanisad, de connexions, dont l’ultime concerne le purusa dans l’espace (ākāsa) 1. Mais le roi lui répond : ‘Ne me fais pas parler à son sujet ; je ne le vénère que sous l’aspect du brahman plein (purna) et inactif (apravartin)’ (6). Aspect rejeté au même titre que les autres. Pourtant cette plénitude et cette inactivité n’étaient-elles pas, dans les Upanisad antérieures, les approximations les plus satisfaisantes du brahman, l’absolu ? C’est alors que le roi qui appartient à la caste des Ksatriya révèle à son tour au Brahman la vérité sur le brahman. Bien qu’il ne prononce pas le mot yoga il fait allusion à une doctrine de la concentration et de l’unité (ekadhā) des fonctions dans l’ātman : L’ātman ou le purusa n’est plus ce qui, perdant toute limite, se résorbe dans l’es­pace (ākāsa), il est le principe dans lequel toutes les fonctions (prārta) se recueillent et à partir duquel elles se dispersent. La connaissance de ce Soi ainsi compris donne suprématie, autonomie souveraine et maîtrise absolue.

La Mundaka Upanisad (II.1) juxtapose deux strophes dont la pre­mière résume l’enseignement de la Brhadāranyaka Upanisad 2 et la seconde exprime la doctrine même de la Mundaka et des Upanisad qui suivront : ‘Voilà la vérité : De même que d’un feu bien flambant, jail­lissent par milliers des étincelles de nature identique, de même, mon cher, de l’Impérissable (aksara) surgissent des êtres variés et c’est en lui égale­ment qu’ils retournent (1). Divin, en vérité et incorporel est le purusa. Il renferme tout ce qui est externe et interne. Il n’est pas né ; il est sans souffle, sans esprit, pur. Il est au-delà de l’Impérissable qui est au-delà (de tout)’ (2).

La Mundaka fait ainsi du purusa la source même du brahman : ‘Lors­que le sage voit le créateur… le purusa, matrice du brahman (brahmayoni), alors en sa sagesse, secouant le mérite et le démérite, sans tache, il accède à l’identité suprême (I II.1.3)’. La Maitri, qui est plus tardive, termine le vers que je viens de citer et qu’elle reprend à son compte par des mots significatifs : “Il réalise l’unité du tout dans le suprême Inaltérable” 3. Cette réduction à l’unité ne laisse aucun doute sur le rôle du yoga.

La Katha Upanisad décrit de son côté une progression yoga qui va des sens jusqu’au purusa lequel transcende l’ātman : ‘Au-delà des sens, il y a les objets, au-delà des objets la pensée ; au-delà de la pensée la raison ;



1. Cf. B.A.U. II.1.5 et 17-20.

2. B.A.U. II.3.5 et III.8.8.

3. parevyaye sarvam ekikaroti, V I.18.

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au-delà, le grand Soi (ātman). Au-delà du grand (Soi) le non-manifesté ; au-delà du non-manifesté l’Esprit (purusa), au-delà de l’Esprit il n’y a rien : Il est le terme, il est la voie la plus haute’ 1. Et plus loin : ‘Ce qui est sans voix…, invariable (avyava), éternel (nitya)… qui n’a ni fin ni commencement est au-delà du grand (Soi), stable, — quand on l’a réalisé on est libéré de la gueule de la mort’. Et l’Upanisad ajoute une précieuse remarque : en opposition à ceux qui s’imaginent que “l’infi­nitude du sacrifice est l’autre rive de la sécurité” (II.11), ‘celui qui récite ce très haut mystère… se qualifie pour l’infinitude (anantya)’ 2.

Ce mystère suprême que la mort révèle à Naciketas rappelle un autre mystère également donné comme suprême (para rahasya) par la Maitry Upanisad (VI.20) et qui consiste en une transcendance, par le yoga, d’un certain ātman (nirātman). Dans la Katha Upanisad, de même, le purusa principe inaltérable et éternel, transcende le cosmos et l’individu.

Ce qui formait auparavant le Tout, l’impérissable ātman, est scindé en trois principes par les Upanisad plus récentes :

1. Le périssable que la Svetāsvatara 3 nomme ksara ; c’est la nature (pradhāna), ce qui est manifesté (vyakta) et l’ignorance (avidyā), cause du devenir.

2. L’aksara, l’impérissable, ou l’inévolué (avyakta), est I'âme imma­nente au devenir. Est également impérissable l’âme transmigrante qui participe au devenir.

3. Le Purusa ou Isvara, l’âme délivrée ou le Dieu unique (eka), trans­cende périssable et impérissable, être et non-être : Il les porte tous deux associés en lui-même et dirige l’âme et la nature. Il est non seulement l’unique (eka) mais, tendance nouvelle qu’exprime un terme entièrement nouveau, il est kevala, isolé.

Dans ces Upanisad tardives le purusa revêt l’aspect de l’Un et de l’éternel en contraste avec le Tout et le permanent (ātman et aksara), ce qui dure éternellement sans changement et emplit la totalité du temps.

C’est ainsi que le terme nitya, au sens nouveau d’éternel, tend, en cer­tains passages décisifs, à prendre la place du terme plus ancien d’aksara ; il était mieux qualifié qu’aksara dont la valeur temporelle est marquée, à désigner une stabilité plus spatiale que temporelle, lui qui exprimait l’éternel sous la forme de “ce qui réside dans l’essence” (ni-tya) 4.

Dans les premières Upanisad, l’ātman s’était trop dissous dans le tout ; un noyau solide, éternel et stable faisait défaut ; Sākalya le cher­chait dans le cœur 5. De son côté Yājñavalkya, qui était en grande partie responsable de la Révélation d’un ātman identique au Tout, indiscer­nable et indivisible, se demandait ce que pouvait être le “purusa upa-



1. III.10 et 11, trad. L. Renou. Même transcendance du purusa au VI.7-8.

2. III.15 et 17. Comparer Mund. Up. III.2.7 et 8. ‘Le purusa est au-delà de ce qui est au — delà’.

3. S.V.U. I.8 à l0.

4. Voir ci-dessus p. 116.

5. B.A.U. IV.1.7. Yājtñavalkya en parle aussi mais ne s’y arrête pas :. Le cœur, dit-il, manifeste la stabilité (sthiti), il est le siège (āyatana) de tous les êtres, le pivot (pratisihā) de tous les êtres. C’est en prenant leur point d’appui sur le cœur que subsistent tous les êtres ; le cœur est le suprême brahman”.

(125) nisadique’ 1 mais il finissait par l’identifier à l’ātman. Pourtant il trem­blait à l’idée d’être délogé par le roi Janaka de Videha (à l’esprit si curieux) de ce qu’il nommait ses « anta », les limites de sa doctrine 2 et il pou­vait trembler car se posait pour lui le problème de l’acte, du désir, de la concentration propre au sommeil profond et indirectement au yoga ; c’est à quoi tendaient les questions du roi, concernant non pas l’insaisis­sable ātman mais le purusa, l’homme tel qu’il existe dans le devenir.

L’ātman était appréhendé en une intuition mystique qui n’était pas accessible à tous ; par contre le purusa se rattachait à l’homme qui se purifie, se concentre, s’unifie grâce à une ascèse qui semblait à la portée de tous. De façon réitérée Yājñavalkya est prié de fournir des précisions sur cet ātman indéfinissable. On lui propose une série d’approximations afin de découvrir « le purusa upanisadique qui n’est que l’expression ultime de tout ātman ». Yājñavalkya écarte les formes grossières et subtiles qu’on lui présente au sujet du purusa et retombe dans son « anta : neti, neti ; cet ātman ne s’exprime que par des négations… il ne peut être appréhendé » (B.A.U. III.9.10 à 26).

Pourtant les successeurs de Yājñavalkya continuèrent à spéculer dans le sens de Sāndilya et de Sākalya et ils crurent découvrir le purusa suprême dans l’infiniment petit qui, se trouvant à l’intérieur du grand atman, fera l’objet de la Révélation des Upanisad qui succédèrent aux deux plus anciennes.

Le purusa est considéré désormais comme l’âme intérieure (antarātman) et cette essence unique qui échappe à toute diversité est concentration et unité des sens (K. U. IV.11-12). Par l’ascèse (yoga, tapas) on cherche le Soi caché dans le soi et c’est cela le brahman, l’objet suprême de l’Upa­nisad 3.

La Révélation entièrement nouvelle de ces Upanisad exprime une double tendance : l’une consiste en un approfondissement de l’ātman dont le centre purifié devient le purusa 4 intime, impassible, pur témoin isolé du devenir. L’autre dégage ce même ātman du cosmos où il s’était perdu et en fait un principe transcendant, un Dieu unique. Antarātman et ekadeva, âme intérieure et dieu unique, deviennent les expressions qui désigneront un purusa dont la Katha Upanisad nous donne une belle définition (IV.12) : « De la dimension du pouce, le purusa se tient au milieu de l’ātman, souverain de ce qui fut et de ce qui sera : on ne se laisse pas détourner de lui ».

CONCLUSION

Tout autant que les Brāhmana, les anciennes Upanisad aspirèrent à la continuité et à la plénitude mais elles n’adoptèrent pas leur procédé méthodique de remplissage en partant comme eux d’une vacuité et



1. B.A.U. III.9.26.

2. B.A.U. IV.3.33.

3. S.V.U. I.15. Cf. VI.11.

4. Au temps du Buddha et de Mahsvira les « partisans du purusa » qui se trouvent fré­quemment mentionnés et réfutés (cl-dessous p. 129) sont probablement les adeptes des Upanisad tardives. Ils semblent être déjà nettement distincts des partisans de l’ātman.

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d’une discontinuité totale pour atteindre, au fur et à mesure de la céré­monie, à une continuité construite, à une plénitude acquise. D’emblée les Upanisad se placent dans la plénitude et, en toute chose ne veulent et ne savent discerner que la plénitude.

Noms et formes, tout ce qui constitue l’ensemble des structures brah­maniques, ne sert en rien à la reconstitution d’une continuité appa­remment brisée ; cet ensemble forme, au contraire, et au même titre que les actes structurés et parce que discontinu comme eux, l’obstacle primordial à cette plénitude dont la compréhension n’est atteinte que dans une intuition globale d’ordre mystique. Par cette intuition les choses sont perçues en leur unicité foncière et en leur intemporalité et, par elle, on parvient à l’immortalité car « ce qu’on sait on le devient ».

En posant l’identité du brahman, principe sacré, et de l’ātman, le Soi suprême, Yājñavalkya demeure au niveau même des spéculations des Brāhmana tout en les portant à leur sommet. Par contre Sāndilya et les divers Ksatriya qui mirent en avant l’homme (purusa) fait de désir, introduisirent par cette hardiesse une rupture de continuité irréparable entre l’âme unique et le devenir multiple. L’éclairage n’est plus brahma­nique, il devient sramanique.

La plénitude, que ne voilaient jusque-là que les noms et les formes passagères lesquels ne mordaient pas au cœur de l’être, se trouve scin­dée en deux parties désormais irréconciliables. Avec la discontinuité s’in­troduit du même coup une vie contingente que n’illumine plus aucune intuition mystique. Multiplicité, substantialité et durée ont fait leur apparition ; la durée est celle d’une nature ou d’un devenir qui est à la fois matériel et psychique, perpétuellement évanescent en ses modes bien qu’impérissable en son déroulement même. L’âme (purusa) est enveloppée par ce devenir concret, réel, aux qualités substantielles (tattva, guna, bhāva) dont il lui faut se purifier par l’ascèse si elle veut parvenir à l’état d’« isolé », de délivré.

Ce devenir (samsāra), le coin qui enfoncé dans l’édifice des premières Upanisad va l’ébranler puis le détruire, est une activité karmique qui procède d’un acte intentionnel, un kratu, dont va dépendre la durée de chacun. Dans les premières Upanisad la durée ne jouait aucun rôle ; la continuité souhaitée n’était que celle d’un ātman immanent : l’acte (karman) n’était pas encore apparu redoutable en toutes ses implica­tions. Dans les Upanisad suivantes, la durée devint l’œuvre des actes de désir et c’est en s’exerçant à des actes de non désir (akratu) que l’homme, par un autre type d’activité, l’ascèse (yoga), va faire échec à l’acte de désir et mettre en terme à sa durée.

Le kratu, l’activité qui visait un but et organisait les moyens (actes et formes) en vue de l’obtenir, était dans les Veda et les Brāhmana ce qui créait une durée et un espace jugés utiles aux fins humaines et divines. Ce kratu qui n’avait pas été rejeté par les premières Upanisad sera éner­giquement condamné par les suivantes au moment précis où l’on s’avise que l’intentionnalité a sa source dans le désir et qu’elle engendre un devenir phénoménal insurmontable.





CHAPITRE IV SĀSVATAVADĀ ET UCCHEDAVÁDA

Eternalisme et destructionnisme

Le Bouddhisme, dans toute la durée de son existence est demeuré, selon le désir de son fondateur, un chemin moyen entre les deux vues extrêmes (anta) de l’éternité et de l’annihilation.

Si ces deux spéculations qui sont opposées en tous points ont été néan­moins mises sur un même plan et écartées en raison de leur nocivité c’est qu’elles partagent une même conviction : le karman, l’acte moral et les conséquences qu’il entraîne ne jouent aucun rôle.

Examinons d’abord les thèses des éternalistes et des semi-éterna­listes tels qu’ils sont décrits dans les anciens textes bouddhiques et jaïna. Passons ensuite aux thèses des nihilistes, partisans d’une destruction totale de I'âme et des actes après la mort. Parmi ces derniers les uns sont des matérialistes et les autres des mystiques, adeptes d’extases qui mè­nent à la vacuité de la pensée et des sensations. Mais tous ces Uccheda­vādin repoussent de la même façon le karman, la doctrine de l’acte.

Outre ces deux vues extrêmes on sera amené à considérer d’autres voies du milieu qui, si elles ne se donnent pas pour telles, n’en constituent pas moins un moyen terme entre l’éternité et l’annihilation : ce sont les théories du devenir, de la nature (svabhāva) et de la nécessité (niyati) de Gosāla et des évolutionnistes (parināmavādin). On peut ajouter encore la doctrine d’un temps absolu (kāla) qui porte à la fois en lui-même éter­nité et destruction.

La description des contemporains du Buddha ne serait pas complète si l’on ne décrivait pas le milieu où évoluèrent le Buddha et ses disciples : Ce courant ascétique et mystique de moines (samana) et de yogin braqués sur le problème du salut et dont faisaient partie des Upanisad sectaires comme la Svetāsvatara et la Maitri, contemporaines probables du Bud­dha, et où les problèmes de la durée et du devenir se posaient avec une acuité douloureuse.

Au carrefour de toutes ces influences nous placerons le Buddha et essaierons enfin de dégager les rapports qu’il a pu entretenir avec les adeptes des Upanisad, les matérialistes, les Samana, les Kālavādin, les Ajivika, les Jaïna et les Brāhmana.

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SASVATAVÁDA, ETERNALISME

Les éternalistes sont mentionnés dans le Dighanikāya : « Il y a, ô moines, des religieux et des brahmanes qui sont des éternalistes et qui soutiennent que l’âme et le monde sont éternels. Au moyen de l’ascèse, de l’effort, de l’application soutenue… ils se souviennent de leurs diverses résidences dans le temps jadis et se disent : “L’âme est éternelle et le monde qui n’engendre rien de nouveau est stable comme un pic de mon­tagne (kutattha), comme un pilier fermement fixé et, bien que les créatures transmigrent, disparaissent et passent d’une condition dans une autre, elles existent à jamais… Puisque grâce à l’ascèse je puis me souvenir de tout mon passé… c’est que l’âme est éternelle” 1.

Ce même recueil (Ch. II. p. 19-20 § 9) mentionne encore des semi­éternalistes : les uns croient en l’éternité du dieu Brahman mais non en celle des âmes individuelles ; les autres estiment que “s’il est vrai que le moi qui est associé aux organes des sens est impermanent, instable, périssable, sujet au changement (viparināma), le moi qui, au contraire, est nommé esprit, conscience, pensée… est un moi permanent, stable, impérissable, soustrait au changement et pour l’éternité il demeurera le même” 2.

Au premier rang des éternalistes figure Pakuddha Kaccayana, contem­porain du Buddha, et qui soutient l’existence de catégories (kāya) incréées, indestructibles, éternelles, aussi immuables que le pic d’une montagne. Elles ne se meuvent ni n’évoluent. Ces sept catégories sont : terre, eau, feu, air, plaisir, douleur et âme. « Il n’y a ni meurtrier, ni instigateur de meurtre… ni bien, ni mal fait à quelque être que ce soit. Quand un hom­me fend de son glaive la tête d’un autre, il n’y a pas là un être qui en prive un autre de la vie, c’est seulement dans l’intervalle de ces sept catégo­ries que le glaive s’est ouvert un passage » (D.N. I. p. 36. Ch. II. § 26).

L’ātmasasthavāda “la doctrine de l’âme comme sixième (substance)” est à mettre également au rang des systèmes éternalistes. Le Sūtrakrtanga y fait allusion en ces termes : “Quelques-uns disent qu’il y a cinq grands éléments et que l’âme (āyā ou atma) est une sixième substance ; mais ils soutiennent que l’âme et le monde sont éternels (sāsae). Ces six (subs­tances) ne périssent pas (na vinassanti) ; le non-existant ne vient pas à l’existence, mais toutes les choses sont éternelles de par leur nature même, niyatabhāvam āgayā” 3.

Cette doctrine semble directement opposée au Bouddhisme selon lequel toutes les choses sont en destruction perpétuelle.

Le terme « sāsvatavadin » désigne, principalement dans le canon pāli, celui qui s’imagine que le soi (atman) continue à exister éternellement et sans changement : “Le Soi est l’agent qui parle, qui sent, qui jouit des



1. I. § 31, p. 14 : sassato atta ca loko ca vañjho kutattho...

2. D.N. I.2, § 13, p. 21. ...anicco addhuvo asassato viparinama dhammo ...cittantiva mano... viññanan...atta...nicco...dhuvo. On peut comparer ce passage à la Maitry Up. II.3.4 qui oppose au Soi (atman) pur, apaisé et éternel un corps évanescent.

3. I.1.1.15-16, p. 23. Ce même texte cite au I.1.4.6 l’opinion d’un philosophe selon lequel “le monde est illimité et éternel, existe de toute éternité et ne périt pas”. .Silánka précise que l’ordre naturel est fixé de façon immuable.

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fruits des actes ; il est permanent (nicca), fixe (dhuva), éternel (sassata), immuable (aviparināmadhamma) ; il est stable comme les soi-disants objets éternels : le soleil, la lune, l’océan, la terre, la montagne” (M.N. I.8).

Ce passage est précieux car il décrit l’ātman tel que nous le trouvons dans la Brhadāranyaka Upanisad et rares sont les textes bouddhiques qui font allusion aux doctrines brahmaniques.

Le Sūtrakrtanga mentionne un ekadandin qui croit en une « âme indi­visible, grande, éternelle, impérissable, indestructible qui surpasse les êtres comme la lune surpasse les étoiles » 1. Cette thèse paraît appartenir aux Upanisad de même que celle qui décrit l’apparition de l’unique prin­cipe pensant (vinnú) sous les formes multiples que revêt l’univers (I.1.1.9).

A côté du matérialiste, de l’atomiste et du déterministe, le Sūtrakrtānga nomme un hérétique, l’isarakāraniya qui fait du Soi, du Seigneur (Îsvara) ou du purusa la cause universelle : « Toutes les choses ont purusa comme cause première et ultime : elles sont produites par le Soi, manifestées par le Soi, intimement unies au Soi, liées dans le Soi… Comme un lotus surgit de la terre, pousse dans la terre, n’est pas séparé de la terre… comme une bulle d’eau est produite de l’eau… de même toutes les choses ont le Soi pour cause » 2.

Telles sont, éparses dans les plus anciens textes canoniques jaïna et bouddhiques, quelques-unes des données relatives aux thèses de la perma­nence d’une âme, des éléments ou de l’univers. Elles suffisent à nous prouver que les anciens Bouddhistes ont connu au moins en partie les doctrines des Upanisad que leurs successeurs auront à combattre sous la forme systématisée qu’elles présenteront dans les sutra brahmaniques : Mimāmsa, Nyāya, Vaisesika, Samkhya et Yoga.

UCCHEDAVADA, NIHILISME

À la vision mystique des éternalistes s’oppose une conception empi­rique et naturaliste, celle des matérialistes dont un contemporain du Buddha, Ajita Kesakambali, est le plus ancien représentant connu. Il est au premier rang des ucchedavādin, ces partisans de la destruction totale après la mort, destruction qui englobait l’âme et les conséquences des actes.

Comme les Bouddhistes, et probablement avant eux, Ajita se dresse contre la religion védique, ses sacrifices, ses prescriptions et ses livres sacrés : comme eux encore il s’oppose à la doctrine de l’âme immortelle et unique objet de la spéculation des anciennes Upanisad. Il nie un Soi compris comme une entité transcendante qui serait susceptible de sur­vivre à la disparition du corps. Le Soi n’est pour Ajita qu’un ensemble d’activités physiques et de fonctions mentales qui dérivent de la combi­naison des grands éléments matériels. Ceux-ci s’unissent de façon variée en vertu d’une force qui leur est immanente (svabhava).



1. Avvattaruvam purisam mahamtam / sanütanam akkhayam avvayam ca // savvesu bhütesu visavvatose / camdo vatárahim samattaruve. // II.6.47.

2. II.1.25-27. Cf. Mund, U. II.1.9 ; B.A.U. 11.1.20 ; III.7.3-23. D’après Silanka l’átman est ici conçu comme le fondement de l’universel devenir (visvaparinatirūpa).

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Si Ajita mérite aux yeux des Bouddhistes l’épithète de matérialiste et de nihiliste ce n’est que parce qu’il s’attaque au dogme fondamental de la philosophie indienne, la doctrine de l’acte, le karman, et que, ce faisant, il sape la notion de la transmigration qui à cette époque commen­çait à s’infiltrer dans le Brahmanisme.

N’admettant d’autre source de connaissance que la perception, Ajita ne croyait qu’en l’existence du visible et du tangible.

Il semble qu’il ait poussé à l’extrême la tendance à disséquer les choses, tendance qu’on trouve à un moindre degré dans le Bouddhisme et dans le Sāmkhya. Prenant le contre-pied des Brāhmana et des Upanisad, Ajita ne fait place dans son système qu’à des éléments (mahābhūta) ou à des agrégats d’éléments et se refuse à accepter un tout, qu’il soit donné ou qu’il soit l’œuvre de l’homme :

« Il n’y a, disait Ajita, ni aumône, ni sacrifice, ni offrande ; il n’y a pas de fruit, ni de maturation de bonnes ou de mauvaises actions. Ce monde-ci n’existe pas, le monde futur n’existe pas davantage… Quand l’homme, ce composé des grands éléments au nombre de quatre, a fait son temps, la terre retourne à la terre, l’eau à l’eau, le feu au feu, le vent au vent tandis que les organes des sens se dissolvent dans l’espace » 1. Et le Sāmaññaphalasutta conclut ainsi : “Ajita Kesakambali, interrogé sur le fruit visible de la vie d’un samana (religieux), exposa la doctrine de la destruction (uccheda) (I. p. 34)”.

Un autre passage du Dighanikāya précise (I. p. 34) : “Il y a des reclus et des Brāhmanes qui sont des nihilistes (ucchedavādin) et qui de sept façons soutiennent rupture, destruction, anéantissement 2 d’un être vivant ; certains disent ainsi : puisque cette âme a une forme, est faite des quatre éléments et est engendrée par le père et la mère, elle est anéan­tie, détruite à la dissolution du corps (kāyassabhedā ucchijjati) et elle ne survit pas après la mort. Ainsi cette âme est complètement anéantie (sammāsamucchinno hotiti)”.

Six autres écoles d’Ucchedavādin, des nihilistes à tendances mysti­ques, adeptes d’extases de plus en plus élevées, soutiennent également que l’âme est anéantie après la mort du corps. Quelles que soient leurs conceptions de l’âme, qu’ils en fassent l’essence même du corps, l’esprit, une chose céleste ou qu’ils l’identifient à l’espace infini, à la conscience infinie (anantavijñāna), qu’ils la considèrent comme immatérielle dans des extases qui transcendent toute notion, tous ces nihilistes estiment que, même en ce sommet ultime où l’âme trouve son apaisement total, elle ne survit pas après la mort qui entraîne la disparition de toutes ces exta­ses (D.N. I. p. 34-35).

Mais ne nous y trompons pas : si ces mystiques sont mis au rang des Ucchedavādin par les Bouddhistes, c’est parce qu’ils nient l’acte et sa rétribution ; ils font partie de ceux que les Jaïna nomment des akriyā­vādin et auxquels le Sūtrakrtāñga fait dire : “Tout homme, sage ou fou, a une âme individuelle (jiva) ; ces âmes existent (tant que dure le corps)



1. D. N. 1, p. 55, § 23-25, ch. II.

2. Uechedam vinasam vibhavam.

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mais après la mort, elles n’existent plus, il n’y a pas d’âme qui renaisse à nouveau” 1.

D’autres matérialistes s’expriment ainsi : “Il y a cinq éléments grâce auxquels nous expliquons comment une action est bonne ou mauvaise… Qu’on connaisse le mélange intime (samavāya) des éléments en les énu­mérant : terre, eau, feu, vent et air. Ces cinq éléments ne sont pas créés de façon directe ou indirecte, ni fabriqués ; ce ne sont pas des effets ni des produits ; ils n’ont ni commencement, ni fin ; ils produisent toujours des effets ; ils ne dépendent pas d’une cause dirigeante ou d’une autre chose, ils sont éternels” (S. K. II.1.21-22).

Un autre texte jaïna, le Sthānānga mentionne un système spécial, le Samucchedavāda. Abhayadeva, en commentant ce texte, précise que ces Samucchedavādin qui sont des partisans de la doctrine de l’instan­tanéité croient que la réalité n’est que pure efficience (kriyā kāritva) et qu’elle est composée de moments discontinus que ne relie aucune subs­tance, car une substance active leur apparaîtrait comme une contradic­tion. Ils remplacent la causalité par la notion d’une disparition sans cause et instantanée 2.

Certains akriyāvādin sont aussi à mettre au rang des Samucchedavā­din ; ils font également l’objet des critiques des Jaïna (S. K. I.1.12.4) « parce qu’ils se refusent à admettre que l’action de l’âme puisse être transmise aux moments futurs ». En conséquence de cette négation, ils sont amenés, aux dires des Jaïna, à nier l’existence de l’acte moral (kar­man) et celle d’une âme conçue comme un principe permanent, le jiva des Jaïna.

On peut se demander si ces Samucchedavādin sont des Bouddhistes, des matérialistes ou encore des Jaïna car nous verrons 3 qu’il existait parmi les Jaïna une école schismatique, celle des samuccheiya qui, sous prétexte que tout était soumis à la destruction, faisait fi de la doctrine du karman. Le commentaire que fit Abhayadeva au Sthānāñga semble faire allusion aux Bouddhistes bien qu’il ne les nomme pas ; mais ce fait ne prouve nullement que le Sthānāriga, qui est bien plus ancien que le commentaire, ne référait pas à un système matérialiste. Si à l’époque d’Abhayadeva la doctrine de l’universelle discontinuité des Bouddhistes était bien connue on peut se demander si elle l’était également aux temps plus reculés de l’élaboration du canon jaïna.

Le problème concernant l’existence, avant le Buddha, d’une doctrine de l’anéantissement qui reposât sur le caractère évanescent et discontinu de toute chose demeure sans réponse. S’il est très probable que certaines écoles matérialistes aient soutenu cette thèse conforme à leurs dogmes généraux, le court passage du Sthānāruga qui mentionne les Samucche­davādin peut ne pas concerner le matérialiste pour la raison que ce dernier est décrit séparément au paragraphe 8 et que lui sont attribuées deux thèses qui appartiennent, sans doute possible, à des matérialistes, à savoir : la thèse du « nasanti paralokavāda », la négation d’un monde



1. I.1.1.11. Cf. II.1.15, 17-19.

2. O. SCHRADER, Liber den Stand der Indishen Philosophie zur Zeit Mahāviras und Buddhas, Leipzig, 1902, p. 56, § 6 et note 3.

3. Voir ci-dessous p. 160.

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suprême et la thèse qui nie la renaissance et la délivrance : « doctrine de ceux qui font de la conscience un attribut de la matière (bhuta dharma) » 1.

Il n’en demeure pas moins que ces écoles nihilistes partagent une même tendance à scinder les choses en leurs éléments constituants : l’homme n’est que la combinaison fortuite d’éléments matériels ou mentaux qui n’apparaissent jamais comme des actes ou des résultats d’actes. Le tout n’est rien de plus que la somme de ses parties ; il n’y a donc pas de personne immortelle (ātman), d’agent responsable ; la dou­leur n’a pas pour cause les actions mauvaises car aucune activité n’engen­dre de conséquences morales agréables ou désagréables ; le passé est à jamais aboli, il ne revient pas, non plus que les morts.

Bien qu’aucun texte ne nous renseigne sur la façon dont les ucchedavā­din envisageaient les problèmes du temps et de la discontinuité, il ressort de la confrontation de leurs thèses avec celles des éternalistes ou des déterministes, qui vont être maintenant examinées, que l’individu n’est à leurs yeux qu’un être impermanent, composé, mortel, dont rien ne subsiste lorsque les éléments dont il est fait se sont désagrégés et sont retournés à leurs éléments naturels. Il en résulte que si le Buddha a été le premier à mettre en évidence, de façon systématique, le caractère éva­nescent de toute existence, les matérialistes, s’ils ne le précédèrent pas dans cette voie, lui frayèrent tout au moins le chemin.

THEORIES EVOLUTIONNISTES. SVABHAVAVADA

La doctrine de la nature inhérente aux choses semble avoir été com­mune aux matérialistes et aux Ajivika. Ces derniers sont des ascètes dont Makkhali Gosāla, un très célèbre contemporain de Mahāvira et du Bud­dha, était le chef spirituel.

Les Ajivika croyaient en l’existence d’âmes individuelles qui éprou­vaient plaisir et douleur et qui, au cours des siècles, obtenaient la déli­vrance ; mais plaisir et douleur, béatitude temporelle ou finale ne sont pas déterminés par les âmes elles-mêmes ni par d’autres âmes, ils sont le lot assigné à chaque âme par la destinée (samgai) (S. K. I.1.2.1-3).

Voici ce que leur font dire les Bouddhistes : « On ne peut découvrir ni cause ni raison à l’impureté et à la pureté des créatures… Tous les êtres vivants… tous sont dépourvus de pouvoir, de force, d’énergie, de volonté ; ils évoluent selon l’ordre de la nécessité et des circonstances environnantes (niyati samgali bhāva parinatā) et c’est seulement en vertu de leur naissance dans ces diverses circonstances qu’ils éprouvent plaisir ou douleur » 2.

Il n’y a donc pas d’effort humain susceptible de changer le cours d’une destinée dont l’évolution et la durée sont à jamais fixées sans prolonga­tion ni abréviation possibles (M.N. I.407).



1. SCHRADER, op. cit., p. 57.

2. M.N. 1 407 et 516 ; D. N. I.53 § 20-22. Uvāsagadasào VI, § 166 et Sumañgalavilāsini com. au D. N. I1.20.

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Gosāla enseignait une doctrine de l’universelle stabilité : si la nature n’était pas gouvernée par une loi inéluctable nommée niyati, aucun ordre n’y régnerait. Mais cet ordre prédéterminé a pour corollaire un change­ment non moins universel car la nature où tout a sa place assignée ne demeure pas immuable : elle subit une évolution qui consiste en une suc­cession de réanimations successives à travers des cycles incessants et c’est de façon inéluctable qu’elle progresse vers un but inéluctable, la perfection finale de tous les êtres.

C’est du jeu de niyati, suabhāva et des circonstances environnantes que dépend la diversité des êtres et leurs conditions heureuses et malheu­reuses. Autrement dit, le sort de chacun n’est nullement déterminé par ses actes vertueux et coupables et la transmigration n’obéit en aucune manière aux lois du karman. C’est pour cette raison que les Bouddhistes désignent les doctrines de la nature propre (svabhāva) par les termes de ahetuvāda, « production sans cause » ou adhiccasamuppāda « apparition accidentelle ». En réalité ce n’est pas une causalité que repoussent les svabhāvavādin et niyativādin mais une finalité karmique, cette chaîne d’actes humains qui formait déjà ou allait bientôt former la production conditionnée, le pratityasamutpāda bouddhique qui sera étudié longue­ment dans la suite de cet exposé.

Pour les Svabhāvavàdin les choses surgissent à l’existence sans qu’in­tervienne une cause finale interne ou externe tels les actes antérieure­ment accomplis de chacun ou la volonté divine. Les choses évoluent de façon mécanique, de par leur nature propre : si les épines auxquelles je me suis heurté sont ainsi acérées et si elles se trouvent sur mon passage c’est que leur nature est de piquer ; ce n’est nullement par décret divin, ni en raison de fautes que j’aurais pu commettre 1.

Il ne faudrait pas concevoir ce développement spontané, ainsi que la nécessité qui en forme un autre aspect, comme des principes cosmiques ou des entités séparées, car ces termes ne désignent que la nature même des choses, leur devenir intrinsèque.

Sur l’évolution de la nature, les textes sont brefs. Le Digha Nikāya attribue aux partisans de la production accidentelle (adhiccasamuppan­nika) les paroles suivantes : « Fortuite est l’apparition de l’âme et du monde parce qu’auparavant je n’existais pas et qu’aujourd’hui j’existe ; n’étant pas, je suis devenu ». 2 Les mots d’évolution (parināma et pari­nati) reviennent fréquemment dans les rares passages qui concernent ces doctrines du Svabhāva ; Silànka fait du développement « la capacité des choses tendant à leur propre essence, vastunah svata eva tathā parināti bhāvah » 3.

Gosāla n’était pas seulement un partisan convaincu de l’évolution, il était aussi un vitaliste. D’après un récit que rapporte la Bhagavati 4



1. Cet exemple est fréquemment cité dans les sutra Brahmaniques et Bouddhiques. Yoga sutra, com. IV.10, IV.1.22, 11I.1.23. Buddhacaritā, IX.58-62. Jātaka, V.171.237.16-18.

2. Ahutvā... parinatoti D.N. L, p. 29. Sur l’évolution de la nature, voir Johnston JRAS., 1931, vol. III, p. 567. L’Acāratikā de Silānka, 1.1.3 applique cette théorie non pas à l’adhic­casamuppanna mais au Svabhāvavāda. Voir O. SCHRADER, op. cit., p. 30.

3. Acāratikā, I.1.3.

4. Texte jaina, ed. Dr. Lanmann. Appendix I à Rockhill's life of Buddha, A. E. Rudolf HOERNLE, Calcutta, 1885, XV.1.

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et dont la simplicité semble garante d’authenticité, Gosāla se montre particulièrement préoccupé par les problèmes de la vie. Peut-être faut-il même voir dans cette expérience qui nous est relatée non sans quelque ironie l’illumination qui devait faire de Gosāla un des plus grands chefs d’école du temps du Buddha. Un jour donc qu’il se promenait avec le fondateur du système jaïna, Mahāvira, à la vue d’un arbuste en fleurs Gosāla lui posa deux questions : l’arbuste, après avoir été arraché, péri­rait-il et, en ce cas, où réapparaîtraient les sept parties vivantes de la fleur après leur destruction ? Ne pouvant croire à la véracité de la réponse de Mahāvira qui lui affirmait que l’arbuste périrait et que les sept parties de la fleur réapparaîtraient toutes dans le péricarpe même, Gosāla arra­cha l’arbuste. Puis, repassant à cet endroit peu de temps après, il fut étonné de constater que la prédiction de Mahāvira s’était réalisée.

Il acquit alors la conviction que non seulement les plantes mais tous les êtres vivants sont susceptibles du « changement de la réanimation ». Une même âme sera soumise à diverses sortes de réanimations successi­ves avant d’atteindre la délivrance. Le samsāra 1 n’est plus dès lors que cette série de morts et de renaissances imaginées comme des réanima­tions.

Tout l’univers progresse sur le chemin de l’évolution au cours de laquelle l’humanité entière, le fou tout comme le sage, en obéissant à la loi prédéterminée de la nature, atteindra la perfection d’une façon sponta­née sans fournir d’effort, grâce à une transformation graduelle.

Cette transformation se nomme « samsāra suddhi » ; elle consiste essen­tiellement en une purification au moyen de la transmigration. Ce pro­cessus automatique qui est soumis, nous l’avons vu, à un ordre fixe n’est pas un processus karmique, au sens bouddhique d’un acte non-subs­tantiel, et il ne dépend nullement de la pensée 2. Le karman a pour Mak­khali Gosāla une toute autre signification que pour les Brahmana et pour le Buddha : il est une force d’imprégnation matérielle qui souille en les colorant de façons diverses les âmes qui sont originairement pures et blanches. Les êtres se divisent ainsi en cinq classes selon l’élément matériel qui les particularise : noirs, bleus, rouges, jaunes, blancs et suprêmement blancs. La première classe comprend les forgeurs d’ini­quité, les bouchers, les assassins et la dernière Gosāla et ses principaux disciples.

Cette force d’imprégnation colorante est ce qui crée l’espace et le temps propres à ces diverses classes d’êtres : leur échelonnement sur les gradins de l’existence tout comme la durée de leur pérégrination. Les âmes noires se trouvent dans les abîmes des états infernaux et les autres, selon leur couleur, font l’ascension des échelons mondains, célestes etc. Leurs expériences douloureuses ou agréables dépendant nécessairement de la classe (abhijāti) à laquelle ils appartiennent.

Etant donné cet universel déterminisme, on comprend que Gosāla se complaise à d’innombrables classifications numériques. Il n’est rien qu’il



1. C’est à Gosála que j’attribuerais volontiers la notion et le terme « samsara ». Ce flux est mieux adapté à l’évolutionnisme de ce système qu’à la doctrine de Mahāvira, lequel a certai­nement plus appris de Gosāla qu’il ne veut l’avouer.

2. D. N. I, p. 54.

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ne dénombre : les soixante-deux chemins de la délivrance, les soixante-deux périodes cosmiques, les diverses sortes de naissance ou d’espèces, les états infernaux, célestes ou mondains etc...

« Selon ma doctrine, dit-il à Mahāvira, tous ceux qui ont évolué, évo­luent ou évolueront vers la perfection doivent accomplir quatre-vingt-quatre centaines de milliers de périodes cosmiques (mahākalpa) durant lesquelles ils renaîtront successivement et nécessairement sept fois comme Dieux, sept fois comme sanjuha, sept fois comme être conscient. Ils sont réanimés en sept différents corps afin de se purifier » 1.

L’évolution telle que l’entend Gosāla trouve ainsi le ressort de son dynamisme dans une force colorante (le karman) qui pénètre au plus profond de l’âme. La purification consistera en une décoloration qui anéantira les substances imprégnantes et assombrissantes. Cette purifi­cation se fera par le feu de l’ascèse qui consumera les impuretés du kar­man. La coloration n’est pas indélébile mais elle exige une durée infi­niment longue pour disparaître, durée qui est déterminée d’une façon nécessaire.

L’évolution de la vie telle que l’imagine Makkhali Gosāla a pour cadre des cycles d’existence ainsi qu’un temps infini qui se présente comme une durée donnée ne dépendant pas d’une activité et sur laquelle les efforts humains n’ont, par conséquent, aucune prise.

Cette conception du devenir et de la durée (samsāra) qui succède à la conception savante des Brāhmana fut vraisemblablement empruntée par Gosāla aux traditions vitalistes populaires.

Des précisions sur la doctrine des Ájivika nous font malheureusement défaut. Les opinions de Makkhali Gosāla ne sont accessibles que par l’intermédiaire de ses adversaires les plus acharnés et ces documents ne sont pas seulement partiaux, ils sont en outre extrêmement laconiques. Il apparaît néanmoins que, considérant l’évolution comme une voie qui mène automatiquement à la délivrance, Gosāla prenait un chemin du milieu entre les matérialistes qui faisaient fi de la délivrance et les adeptes du salut, Jaïna et Bouddhistes, qui accordaient à l’acte (karman) un rôle prépondérant.

Par sa théorie de l’évolution Gosāla repousse également continuité et discontinuité causales : une chose n’est pas causée par soi ni par autre chose, ni sans cause, elle se développe et évolue spontanément (parinā­mata).

SRAMANES

Avant l’apparition des communautés religieuses jaïna et bouddhiques, à la fin de l’époque des Brāhmana et au temps des Āranyaka, vivaient dans la forêt, en marge du Brahmanisme, des ascètes et religieux nommés yogis, et samana ou sramanes. Ils ne font que renouer une tradition ascétique et mystique qui remonte à l’Atharva Veda et même au-delà et plonge ses racines dans l’Inde non aryenne. Ces ascètes trahissent une même attitude : ils ignorent les cérémonies sacrificielles, rejettent le sys —



1. Bhagavati, p. 1237, édition de Calcutta.

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tème brahmanique des castes et préconisent une compassion universelle (ahimsā). La littérature samana (1) qui ne sera codifiée que plus tard, dans les anciens textes jaïna et bouddhiques et dont nous trouvons des traces dans la Maitry Upanisad et, plus tardivement, dans les Pūrana et le Mahābhārata, ne chante pas les Dieux ni les rsi des Veda, elle ne prend pas pour thèmes les mythes et les légendes brahmaniques mais elle s’ins­pire du fond populaire de contes, de ballades et de paraboles ; ses héros sont des rois, des marchands, et même des Sūdra 1. La prolixité de son style, ses perpétuelles répétitions contrastent avec l’extrême concision des Brāhmana et des Sūtra brahmaniques.

Au nombre de ces ascètes et de ces religieux se trouvent des Jaïna, des Bouddhistes, des Ajivika, des sophistes, des nihilistes, des logiciens, des raisonneurs (tarkin, vimāmsin) et des sectateurs variés tels les Tondus ou Mundaka, les Svetāsvatara, partisans des Upanisad de ce nom ; les Valakhilya que décrit la Maitry Upanisad et enfin les Sivaites avec les­quels ces deux derniers types d’ascètes présentent de grandes affinités. Notons que dans le Mahābhārata où cette tradition Samana sectaire trouvera son plein développement, c’est Pañcasikha qui illustre particu­lièrement bien les croyances sramaniques.

Ce sont des Ksatriya, (de la caste guerrière) qui, se trouvant en rapport avec les yogin et religieux, divulguèrent les croyances et pratiques srama­niques aux prêtres de la caste des Brahmanes sous forme d’une révéla­tion qui devait paraître révolutionnaire à ces Brahmanes et qui se tra­duisit en Upanisad. Sāndilya et, jusqu’à un certain point, Yājñavalkya furent les premiers messagers de ces nouvelles tendances.

Ascètes indépendants et sectes communautaires comprenaient indis­tinctement des dogmatiques et des sceptiques, des sophistes, des nihi­listes et des mystiques. A l’exception des dogmatiques comme les sec­tateurs du Sivaisme et de la Svetāsvatara Upanisad qui s’orientaient vers le théisme et qui aboutirent au Sāmkya-Yoga tel qu’il existe dans sa forme la plus populaire, répandue dans le Mahābhārata et les Pūrana, les autres ascètes manifestent une méfiance marquée vis-à-vis de toute spéculation qu’ils considèrent comme inutile sinon nuisible au salut. Méditation, concentration et ascèse purificatrice (dhyāna et yoga) ne peuvent être qu’entravées par des discussions philosophiques concer­nant des problèmes insolubles.

Le représentant le plus célèbre du mouvement sophistique est Sam­jaya Bellaittiputta. Il repousse toute opinion dogmatique afin de ne pas tomber sous l’emprise de ses sentiments, de ses désirs ou de ses res­sentiments, en un mot de tout ce qui serait susceptible de faire obstacle au progrès spirituel. Samjaya suspend donc son jugement en ce qui concerne le problème de l’au-delà, du fruit de l’acte (karman) et de la survie de celui qui est parvenu à la vérité.

Il avoue son scepticisme quant à la possibilité de connaître le com­mencement et la fin ultime des choses. Est-ce sous l’influence de cet agnostique et parce que toute spéculation ne fait que retarder le moment du salut que le Buddha refuse de répondre à certains dilemmes qu’on lui



1. Voir M. WINTERNITZ, La littérature Samana, Indian Culture, I.2, p. 145.

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soumet et parmi lesquels figurent les spéculations extrêmes (anta) sur l’éternité et l’anéantissement ? Ces dilemmes sont ceux-là mêmes préci­sément que Samjaya classait déjà au nombre des questions réservées. Nous verrons plus tard ce qu’il faut penser de ces spéculations et pour quels motifs le Buddha les rejette.

En dépit de la diversité de leurs tendances philosophiques les Samana ont un but en commun, la délivrance, et un moyen de l’effectuer, l’ascèse (yoga). L’homme aussi bien que le cosmos leur apparaissent en un per­pétuel devenir. Tout est entraîné dans ce flot invincible et destructeur : temps absolu pour les uns, nature évoluante pour les autres, sarnsāra pour la plupart. Ce samsāra est une perpétuation de naissances et de morts qui ont l’acte pour origine ; la succession des actes forme un dyna­misme psychique auquel on cherche à mettre un terme grâce à un autre dynamisme de nature spirituelle, le yoga.

Les fonctions négatrices de l’esprit jouent un rôle de premier plan ; elles extirpent le désir au moyen de l’ascèse, du renoncement et de la concentration.

À ces pratiques s’allie un type de connaissance qui n’apparaît guère dans les Brāhmana : elle consiste en un dénombrement ou une analyse des qualités constitutives de la réalité psychique, physiologique ou physique nommées selon les disciplines : dhātu, dharma, rupa, guna etc.

Le but des Samana est d’amenuiser l’esprit, de le vider de tout dyna­misme vital : sensation, émotions, sentiments, notions et jusqu’à la conscience même, car les extases inconscientes semblent avoir été fort appréciées dans les milieux Samana. Elles constituaient au temps du Buddha l’accès le plus fréquent au nirvāna, l’apaisement. Ces extases sont celles de l’espace infini, de la conscience infinie, du vide et enfin l’extase qui n’est ni pensée, ni absence de pensée.

Une conséquence paradoxale résulte de ces tendances nouvelles : ce dynamisme vital, ce devenir du sarnsāra qu’on veut éliminer en met­tant en œuvre toutes les ressources de la personne prend, en raison de ces efforts mêmes, une importance qu’il n’avait pas auparavant.

KALAVADA

L’évolution de la nature dans le temps telle que nous la trouvons dans les Upanisad tardives rappelle les doctrines du svabhāva et du parinā­mavāda de Makkhali Gosāla et de certains matérialistes. En raison du rôle qu’y joue le temps, on peut la rapprocher également d’une autre doctrine contemporaine de ces dernières : le kālavāda dans laquelle le temps (kāla) apparaît comme l’artisan d’un devenir fatal.

Parmi les rares documents que nous possédions relativement à cet ancien système qui remonte à l’Atharva Veda, les uns, deux hymnes de ce Veda, sont bien anciens pour nous permettre de reconstituer le Kāla­vāda du temps du Buddha ; les autres, par contre, qui se réduisent à des passages du Mahābhārata ou à des stances tirées de textes bouddhi­ques sont trop tardifs. Néanmoins, comme ce sont les seules sources qui soient à notre disposition je tiens à les citer presque in extenso.

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Le temps absolu qui devait régner sans conteste dans le Sivaisme — Siva apparaît comme le Temps suprême (mahākāla) envisagé de pré­férence sous son aspect destructeur — est aux yeux des Kālavādin une durée objective, une propriété du monde extérieur : il avance à la manière d’un destin, inexorablement :

Déjà l’Atharva Veda en faisait une puissance qui embrasse tout ce qui existe :

1. « Le Temps, tel un cheval tire (le char cosmique). Le Temps aux sept rênes, à mille yeux, inaltérable, à la semence abondante. Les poètes inspirés le montent. Ses roues sont tous les êtres.

2. “Ce Temps tire sept roues ; sept sont ses moyeux ; l’immortalité en vérité est (son) essieu. Lui, le Temps manifeste 1 tous les êtres ; il se meut, le premier né des Dieux.

3. ‘Un vase plein est posé sur le Temps ; nous le voyons où qu’il soit. Il fait face à tous les êtres. On le nomme kāla au plus haut du ciel.

4. “Il a rassemblé 2 et environné tous les êtres. Etant le père il est devenu leur fils ; il n’y a pas d’autre lumière au-delà de lui.

5. “Le Temps a engendré le ciel qui est là-haut, le Temps a engendré les terres qui sont ici. Dans le Temps se distribuent le passé et l’avenir (comme des choses) mises en mouvement par (Lui).

6. ‘Le Temps a émis la terre. C’est dans le Temps que le soleil brille. C’est dans le Temps que sont tous les êtres. C’est dans le temps que l’œil discerne.

7. “C’est dans le Temps que l’esprit, que le souffle, que le nom se composent. C’est par le Temps qui vient que toutes les créatures se réjouissent.

8. “Dans le Temps se trouve la chaleur ascétique (tapas) ; dans le Temps ce qui est l’aîné ; dans le Temps le brahman (principe absolu) est concentré 3. Le Temps est le Seigneur de toute chose, lui qui fut le père de Prajāpati.

9. ‘Ce qui est né et ce qui est mis en branle par Lui a ses assises en Lui. Le Temps, après avoir porté le brahman, porte le Seigneur suprême (Paramesthin).

10. ‘Le Temps a émis les créatures, le Temps (aussi), au commence­ment, Prajāpati. Kasyapa qui existe par lui-même (svayambhú) est né du Temps. La chaleur ascétique est née du Temps.’

À cet hymne (XIX.53) succède dans le même livre un hymne à kāla similaire par le contenu et la forme :

1. ‘Du Temps surgirent les eaux, du Temps le brahman, la chaleur ascétique, les orients. Par le Temps le soleil se lève, dans le Temps il se couche à nouveau.

2. “Par le Temps le vent souffle. Par le Temps la terre, la grande (est fixée et) sur le Temps le grand ciel est établi.

3. ‘Le Temps a engendré autrefois, lui qui est fils, le passé et l’avenir. Du Temps sont issues les strophes ; la formule rituelle est née du Temps.



1. En corrigeant arvān on a “il est en deçà de tous les mondes ».

2. Si on lit” san’ on aura « quoiqu’il soit seul, il a parcouru et embrassé tous les êtres » (à la manière du soleil, en allant d’un bout à l’autre. L. Renou.)

3. Ou composé, samāhita.

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4. ‘Le Temps a mis en branle le sacrifice, la part inépuisable pour les Dieux. Dans le Temps ont leurs assises les Gandharva et les Apsaras et les mondes, dans le Temps (également).

5-6. ‘Dans le Temps sont situés l’Angiras et le divin Atharvan. Le Temps ayant conquis par le brahman ces deux mondes, ce monde-ci et le monde suprême et les mondes purs et les intervalles purs 1, (bref) tous ces mondes, il se met en marche, lui, la divinité suprême.’

Par ces hymnes nous voyons que le Temps est le principe moteur qui entraîne en son mouvement tous les êtres. Immanent aux êtres qui sont les roues de son char, il les transcende également et, en les rassemblant, il leur confère l’unité.

Ces hymnes en faveur du Temps ne sont pas sans parodier quelque peu l’activité sacrificielle, car ce sont des symboles appartenant au sacri­fice qu’ils reprennent : le cheval tirant le char à sept rênes, sept roues, sept moyeux et dont l’essieu est l’immortalité se retrouve dans l’hymne plus ancien du Rg Veda, le I.164, et désigne le char sacrificiel qui est en même temps l’année cyclique, donc un temps spécifiquement rituel engendré par le rite.

Si dans ces hymnes de l’Atharva Veda le char est monté par les poètes, ceci ne signifie pas tant qu’il est dirigé par eux mais bien qu’il les emporte.

Ce n’est pas, comme dans les Brāhmana, l’esprit, la structure (nāman), Prajāpati et la ferveur du désir (tapas) qui engendrent ou ordonnent le Temps, c’est au contraire le Temps lui-même qui compose l’esprit tout comme il engendre le tapas, façonne le brahman, le sacrifice, ses formules rituelles et devient le père de Prajāpati. Ce temps n’est pas l’année struc­turée mais un être absolu qui évolue de façon nécessaire en mettant en branle tout ce qui existe. Mieux encore, il organise les directions de l’es­pace comme il distribue les époques passées et à venir, Il apparaît en outre comme le principe permanent et continu dans lequel se couche et se lève sans cesse le soleil.

Les strophes 2 et 3 de l’hymne 53 décrivent successivement les deux aspects du Temps : d’une part le Temps subtil et absolu à sept roues, sept moyeux etc. Ce temps est bien, en effet, au-delà de tous les êtres et « en deçà », car il participe au domaine caché auquel le nombre sept fait allusion. D’autre part, le temps manifesté sous l’aspect du soleil, ce vase plein qui fait face à tous les êtres.

Sous son aspect absolu le Temps est le Père, il engendre alors le brahman, Prajāpati etc. Manifesté, il est le Fils, celui qui se meut, le premier-né des dieux, le soleil qui rassemble et embrasse tout ce qui existe. Si le père engendre, l’impulsion, par contre, vient du fils, lequel préside à la distri­bution du passé et de l’avenir.

Le Père-Temps est un substrat et une substance, un contenant uni­versel et un principe de concentration (samāhita du 7) pour la pensée, le souffle, le nom, le brahman.

Par rapport au Rg Veda et aux Brāhmana nous avons là un complet changement de valeur. Le temps n’est plus l’œuvre d’un ordonnateur, il est une durée vivante, indestructible, pleine et continue, un élan sans arrêt qui emporte l’univers et que symbolise un char.

1. vidhrta, frontières séparant les mondes.

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Le Kālavāda fait lui aussi du temps la source de l’élan vital et met particulièrement bien en relief sa nature de cause universelle et construc­trice. Il en fait la substance autonome qui évolue perpétuellement et à laquelle aucun être ne peut échapper : « Le temps marche et les êtres sont poussés. Le temps peut comprendre les hommes, c’est pourquoi le temps est cause. L’univers est comme la roue d’un char. Le Temps évo­lue comme la roue qui tourne ; l’homme aussi est comme la roue du char, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous ». Ces strophes extraites des Kālasūtra, à ce que rapportent les Bouddhistes 1, ne font que reproduire la célèbre strophe du Kālavāda fréquemment citée :

‘Le Temps mûrit les êtres ; le Temps embrasse les créatures…

« Le Temps veille pour ceux qui dorment. Le Temps, en vérité,

[est difficile à surmonter’ 2.

Bien que ce Temps divinisé soit doué d’une puissance créatrice et conservatrice, il semble néanmoins que c’est son aspect destructeur qui ait été volontiers mis en relief : le devenir apparaît au Kālavādin comme une destruction perpétuelle qui a sa cause dans le temps tout-puissant.

Il n’est pas impossible qu’il y ait eu deux conceptions d’un Temps absolu car les textes épars que citent les écoles brahmaniques, bouddhi­ques et jaïna ne concordent pas entièrement. L’une, relevant de la tra­dition atharvanique, fait du temps une substance créatrice, cause unique et universellement incitatrice ; l’autre fait du temps la substance même des choses et se plaît à sa puissance destructrice. Elle n’est pas tout à fait sans rapport avec la nature innée (svabhāva) de Makkhali Gosāla ; pourtant cette dernière apparaît comme une loi selon laquelle les événe­ments se déterminent les uns les autres. Au contraire, le temps des Kāla­vādin est la cause universelle qui assigne à tout événement ainsi qu’à ses conséquences une place déterminée, cet événement étant lié à la desti­née, non comme un conditionné à un conditionnant, mais comme un effet à une cause dont il diffère absolument et qui le transcende.

Dans ces systèmes du Temps la part de l’activité est réduite à néant ; l’homme est à la merci d’un destin qui le dépasse. Tous ses efforts pour échapper à cette durée qui le pousse d’une façon inexorable et parvenir au salut seront donc inutiles et vains.

Kāla dans le Mahābhārata

Bali et Vyāsa sont, dans le Mahābhārata, des représentants plus tar­difs du système du Temps absolu. Le Mahābhārata auquel on ne peut assigner une date certaine est postérieur à la Maitry Upanisad et au Bouddhisme ancien ; il apparaît donc comme probable que Bali et Vyāsa, tout en puisant leur enseignement auprès des Kālavādin, aient subi également l’influence des Bouddhistes.

Vyāsa ne se lasse pas, en effet, d’insister sur l’universelle instabilité : ‘Ce qui existe, dit-il, n’est autre que l’inexistant. Tout est transitoire



1. Traité de la grande vertu de sagesse. Traduction E. LAMOTTE, tome I, p. 76, Louvain 1944.

2. Kālah pacati bhuttāni kālah sagiharate prajāh. / kālah suptesu jāgarti kalo hi duratikramah //.

Extrait du M. Vrtti, p. 386.1.6. Cl. M.H.B. XII.231.25.

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et impermanent. Il est difficile de prendre pleinement conscience d’une telle vérité’ 1. ‘Comme des bulles dans l’eau, (les êtres) surgissent et disparaissent ; toutes ces choses sont sûres de s’émietter ; tout ce qui s’élève doit retomber. L’union s’achève par la dissolution et la vie par la mort 2. Hélas ! personne ne comprend que le monde sombre dans l’océan du Temps qui est tellement profond et infesté par les énormes crocodiles nommés décrépitude et mort (XII.27.44).

Cette instabilité s’étend aux dieux mêmes. Indra comme tout le reste succombera aux assauts du Temps ; les paroles suivantes lui sont attri­buées : ‘… Je sais que cet univers n’est pas éternel et qu’il a été jeté dans la conflagration du Temps, conflagration effroyable qui, bien qu’in­visible, consume continuellement et demeure impérissable (aksara)’ XII. 234.91.

La suite rappelle la Maitry Upanisad, le Temps est ce qui cuit et mûrit les êtres : ‘Il cuit perpétuellement toutes les choses à l’intérieur de lui-même. Tous ceux qui ont pénétré dans le domaine du Temps au progrès im­pitoyable ne peuvent lui échapper. Tous les êtres doués d’un corps peu­vent être inattentifs au Temps, mais le Temps attentif et bien éveillé est à leurs trousses. Personne n’a jamais pu se délivrer du Temps. Ancien, éternel, permanent, le Temps est le même envers toutes les créatures vivantes. Le Temps ne peut être évité et son cours ne connaît pas de régression ; comme un usurier amoncelle ses intérêts, le Temps accumule ses portions subtiles qui sont lava, kāsthā, les instants (ksana), les mois, les jours et les nuits’ (XII.234.92-97).

Le Temps est le seul agent effectif qui distribue le bonheur et le mal­heur et contre lequel les actes vertueux et coupables des hommes s’avè­rent impuissants : ‘C’est grâce au Temps que les vents soufflent violem­ment ; par le Temps les nuages se chargent de pluie ; par le Temps les pièces d’eau s’ornent de lotus… (XII.25.8). Le cours irrésistible du Temps affecte tous les mortels. Toutes les choses terrestres mûries par le Temps sont soumises à la destruction (14)’ 3.

Bali ne s’exprime pas autrement que Vyāsa : ‘Considérant que tout est transitoire (anitya) et dû au cours du temps (paryāya) o Sakra ! je ne m’abandonne nas au chagrin. Ces choses ont une fin ; ces corps que possè­dent les créatures sont tous évanescents. C’est pourquoi je ne me tour­mente pas (7-8). Par sa propre énergie le Temps, qui est trop profond pour être sondé, rassemble tout ce qui est. (21) Le Temps est comme un océan. Il ne contient pas d’îles. Où se trouve en vérité son autre rive ? Ses limites (āvāra) sont invisibles. (23). Même en y réfléchissant profon­dément je ne conçois pas de borne à ce (flux), ordre divin et céleste. C’est le Temps qui donne tout, et à nouveau reprend tout. (27) C’est le Temps qui ordonne toute chose. Ce que tu es maintenant ne dépend



1.… Bhāvo'bhāvah sa eva ca/anityam adhruvam sarvam vyavasāyo hi duskarah. MHB XII.234.100, ed. T. R. Krsnacharya et T. R. Vyasacharya, Bombay 1907.

2. XII.27.27-29.

3. Une yogini est, dans le MHB. XII.325.121-122, l’adepte de l’instantanéité : ‘Les élé­ments constituants du corps, dit-elle, subissent un changement à chaque instant (ksane ksane), mais ces changements sont si subtils qu’on ne peut les percevoir’.

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pas de ton acte (krta) (37) Le Temps mûrit toutes les choses et les mène à leur consommation définitive.’ (XII.231.7 à 41).

Dans ces extraits du Mahábhárata le Temps apparaît comme un prin­cipe dynamique nettement destructeur et qui implique permanence et changement. La loi éternelle qui le guide est la loi du changement (paryā­yadharma). Sous cet aspect, le temps est assimilé à la nature même des choses (svabhāva). « Le Temps qui revêt toutes les formes et qui les sou­tient n’a ni commencement ni fin. Le Temps est la source de toutes les créatures. Le Temps est ce qui les fait croître, le Temps est ce qui les détruit et enfin c’est le Temps qui les dirige. Sujettes au couple des oppo­sés, les créatures infiniment variées reposent sur le Temps selon leur nature propre » (XII.244.19-20).

Si ces divers passages sont en quelque sorte obscurs, c’est parce qu’ils juxtaposent deux aspects du Temps : l’un absolu, l’autre contingent : « Le Temps me dirige dans le temps 1 » dit un personnage du Mahá­bhárata.

Il semble que kāla en tant que temps absolu soit une conception d’ori­gine grecque et babylonienne qui se serait infiltrée dans l’Inde dès l’épo­que de l’Atharva Veda car l’Inde, nous l’avons vu, ne fait guère de place à un temps en soi. D’après Og. Von Wesendonk 2, l’idée de destinée ne régna en Perse que lorsque les idées babyloniennes de Bel Marduk, seigneur de la Destinée, s’unirent aux spéculations des Grecs sur le Temps. Zervanite et kālavāda acceptent en commun un Temps principe suprême lié à l’idée de Destin. L’Inde, se demande-t-il, a-t-elle découvert seule la notion du temps absolu ou lui est-elle venue de Grèce à travers l’Iran ? Il laisse la question en suspens.

IMPERMANENCE ET DEVENIR DANS LES UPANISAD TARDIVES ET SECTAIRES

Nous constatons, dans les Upanisad qui succèdent aux plus anciennes, une insistance toute nouvelle sur l’aspect douloureux et impermanent du devenir. On peut en déceler l’origine dans le milieu Sramane. Déjà la Brhadáranyaka Upanisad posait la question suivante : « Tout ce qui existe étant atteint par la mort, tout étant soumis à la mort, par quoi le sacrifiant échappe-t-il à la mort ? » 3

Mais cette constatation reste dans le cadre des Brahmana et là solu­tion qui nous est offerte en continue la tradition. Elle consiste en une conquête progressive de la mort, des jours et des nuits, des quinzaines et enfin du monde céleste, grâce aux différents officiants, aux principes cosmiques et aux fonctions vitales qui leur correspondent. La délivrance (mukti et atimukti) transcende progressivement la cause de l’évanescent, à savoir la mort ; puis, visant une stabilité de plus en plus parfaite elle conquiert enfin par l’esprit, qui est infini, les mondes infinis.



1. MHB. XII.227.29. Kalah hale nayati mām, cité par SCHRADDER, op. cit.

2. Kálavada and the Zervanite system. JRAS. Janvier 1931, p. 85, 108-109.

3. III.1.3. à 9. Ct. III.2.10. « Tout est pâture de la mort ».

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Avec la Maitry Upanisad l’atmosphère se transforme, l’opposition profondément ressentie entre l’éternel et le devenir passe au premier plan des préoccupations 1. L’intuition mystique d’un ātman identique au cosmos et qui formait l’objet de l’antique révélation « appartient au passé ». La question qui se pose au sujet de la véritable nature de l’ātman est maintenant « difficile à résoudre » (I.1-2). On devine aisément pour­quoi : c’est que la vie apparaît aux auteurs plus récents, contemporains probables du Buddha, comme un devenir insurmontable. À la réalité de l’ātman s’est substituée la réalité de l’acte (karman) et le sentiment primitif de joie et d’exaltation s’est transformé en un pessimisme dou­loureux.

L’abîme entre l’être absolu et le devenir va se creusant toujours davan­tage jusqu’à paraître infranchissable. Il y aura, d’un côté, le Dieu, l’être transcendant et éternel, de l’autre, une nature impérissable se déployant indéfiniment dans le temps et une âme (bhūtātman) plongée et empri­sonnée dans cette nature et, comme elle, sujette au devenir. Entre les deux progresse l’âme qui se purifie.

Quant au temps qui se développe parallèlement au devenir il pénètre jusque dans l’ātman « lequel a pour forme temporelle le présent, le passé et l’avenir » (M.U.VI.5).

La Maitry Upanisad (I.2-4) débute par le chant du roi Brhadratha qui, envahi du sentiment aigu de l’universelle impermanence, sachant que le corps est périssable (asāsvala) est parti pour la forêt, après avoir renoncé au désir :

“Dans ce corps dépourvu de substance (nihsāra)… masse d’os, de moelle, de chair, de larmes etc. exposé à la faim, la soif, la vieillesse, la mort, la maladie.., à quoi bon la satisfaction des désirs ? Nous voyons que tout est périssable (sarvam ksayisnu) comme les taons, les mouches et autres insectes, ou comme les brins d’herbe et les arbres de la forêt qui surgissent et disparaissent… Mais que sont ces (choses) ! Il en est d’autres plus importantes encore : guerriers, rois… dieux, Asura, nous en voyons la destruction. Mieux encore : L’assèchement des grands océans, la chute des montagnes, la déviation de l’étoile polaire… dans un tel flot perpétuel, à quoi bon l’assouvissement des désirs si après qu’on a été rassasié on doit revenir maintes et maintes fois ici-bas ? Veuille me délivrer : je suis dans ce flot perpétuel comme une grenouille dans un puits sans eau.”

Rien ne peut faire obstacle au flot du sarnsara, ce devenir dans lequel l’âme contingente est entraînée : “Comme les vagues dans les grands fleuves, ce que (l’homme) a fait antérieurement (purākrta) ne peut être refoulé ; semblable à la marée montante de l’océan est son avance vers la mort. L’âme est ligotée comme un infirme par les liens des conséquences bonnes et mauvaises (de ses actes)… Ivre de l’ivresse de l’égarement… elle erre çà et là… aveuglée par la passion comme par les ténèbres… en proie, comme un rêve, aux illusions ; inconsistante comme la moelle d’un bananier…” (IV.2).

Ce flot est la nature aux trois qualités (guna) qui, au cours de son évolution (parināma), forme l’universelle différenciation. C’est cette

1. Voir M. F.v.K, op. cit., p. 209-229.

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puissance évolutive de différenciation nommée nature (pradhāna) qui enchaîne l’âme par la détermination. Mais la pensée de cette âme faite de désirs possède le libre choix et la décision dont dépendent le lien et la libération. Les diverses qualités sont mues par la pensée comme la roue par le potier : “En vérité c’est par la pensée qu’on voit ; par la pensée seule qu’on entend. Désir, décision, doute, foi,… permanence, imper­manence, crainte… tout cela n’est autre que la pensée (VI.30). Incité par le flot des qualités, contaminé (par elles), instable (asthira), mobile (cañcala), distrait, affolé, en proie au désir, il est enclin à l’égotisme et imaginant “je”, “il”, “ceci est à moi”, il se lie lui-même par lui-même comme l’oiseau avec des lacs, mais l’homme qui n’est pas fait de désirs demeure affranchi de décision, d’égotisme et de présomption. Telle est la caractéristique du délivré” (IV.30 et I1I.2).

L’âme errante en ce flux est l’agent (kartr) qui naît et renaît et dont le mouvement est affecté par les couples (des contraires dvandva). Cet agent est une masse d’êtres (bhūtagana), autrement dit un composé qui évolue de multiples manières (III.3-2).

À côté de cette âme il existe une autre âme qui « inévoluée » (avyakta) n’est pas un agent et que n’affecte pas le fruit des actes. « Elle est pure, stable (sthira, arala), sans agitation ni désir. Fixée en elle-même comme un témoin, jouissant des fruits des œuvres et, s’étant dissimulée elle-même à l’aide d’un voile fait de qualités, elle se tient ferme » (II.7). Un autre passage précise qu’elle est vide « (sūnya), sans soi (nirátma), infinie (ananta), indestructible (aksaya), permanente, éternelle, non-née, indé­pendante (svatantra), elle se tient dans sa propre grandeur… Qui l’a ainsi vue regarde la ronde des existences (samsāra) comme une roue tour­noyante » (VI.28).

Le purusa contemple de haut un devenir dont il s’est dégagé. Le deve­nir avait pénétré dans la nature et dans l’âme (atman) elle-même deve­nue un bhūtātman. Par le yoga on vide et épure (sunya) l’homme (purusa) de toute l’immanence de l’ātman considéré désormais comme un égotisme et on aboutit à un purusa et à un Dieu transcendants. L’introduction du terme nirātma est significative ; cet absence de soi correspond au rôle nouveau que joue le purusa dans un devenir pour lequel on a créé égale­ment un terme « pradhāna » 1. L’atman, ainsi qu’il a été relevé plus haut, n’était pas originairement lié au devenir, il est au contraire la totalité cosmique indifférenciée en un moi et un non-moi.

Plus tard multiplicité et devenir font irruption dans les Upanisad comme dans les autres sytèmes de l’Inde, Jaïnisme et Bouddhisme, et la conception d’un purusa qui aura pour but d’échapper à ce devenir entraînera le rejet de l’ancienne conception d’un Soi (átman) assimilé à une totalité cosmique. C’est pour cette raison que la voie de l’ascèse sera une absence de Soi (nirātmatva) et dans cette vacuité d’ātman il faut voir autre chose que la simple suppression de l’égotisme et de la multi­plicité. Le purusa sera bien encore nommé de temps à autre l’ātman suprême, mais ce n’est plus l’ātman des premières Upanisad lequel ne satisfaisait plus les auteurs des Upanisad récentes. Les problèmes qui se

1. Prakrti aussi apparaît aux côtés de pradhana dans la Svetàsvatara Upanisad. On pour­rait peut-être ajouter encore samsara si la Maitri est antérieure à Gosála.

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posaient à eux n’étaient plus en effet les mêmes ; c’est ce que, dès ses pre­mières lignes, la Maitri a tenu à préciser : réaction contre le sacrifice des Bràhmana qu’elle adapte néanmoins à ses nouvelles conceptions, réaction ensuite, mais plus subtile, contre la révélation antique de l’ātman qu’elle s’efforce également d’adapter à sa philosophie.

Le nirátman n’est pas un incident dans l’Upanisad, il apparaît chaque fois qu’est défini l’état de l’âme délivrée (purusa ou yogin) (II.4, VII.4, VI.20). Décrivant le processus du yoga, un passage spécifie : Les sens étant unifiés, « il y a disparition du Soi (nirātmakatva), l’ātman n’étant plus, on en vient à ne plus éprouver ni joie ni peine et l’isolement absolu (kevalatva) est acquis » (V1.21).

Il en résulte que le suprême secret (rahasya) qui n’est autre que celui de la délivrance, porte sur la révélation de l’absence d’atman (niratman) et est identique à la révélation de l’ātman transcendant, c’est-à-dire le purusa infiniment subtil : « Lorsque par l’intermédiaire de l’átman, grâce à l’annihilation de la pensée (manas), il voit l’ātman resplendissant, plus ténu que la ténuité même, alors il “est dépourvu de soi et parce qu’il est tel il doit être conçu comme illimité et sans origine » (VI.20).

Que le nirātman ne réfère qu’au soi immanent au devenir et non au purusátma, c’est-à-dire à une négation totale du Soi, se trouve confirmé par la violence avec laquelle la Maitry Upanisad s’élève contre les néga­teurs du soi, les nairātmyavādin : « Par les jongleries d’un enseignement négateur de l’ātman, par des faux raisonnements et exemples, le monde ignore la différence qui existe entre la science et l’ignorance » (VII.8). Ces nairātmyavádin sont-ils des matérialistes ou, comme je serais portée à le croire, des Bouddhistes ? Il est malheureusement difficile de tran­cher la question étant donné l’ignorance où nous nous trouvons concer­nant l’époque de l’apparition du Bouddhisme par rapport aux Upanisad.

I. a Taittiriya Upanisad (11,7) mentionne aussi l’absence de soi (anátmya) dans un passage qui mérite d’être cité : « À l’origine, l’être fut pro­duit à partir du non-être (asat). Il se fabriqua un soi (atman) et fut nommé en conséquence “sukrta” bien fait. Le bien fait est l’essence (rasa) de (l’existence) ; acquérir cette essence, c’est acquérir la félicité. Quand on découvre une fondation dans ce qui est invisible, indéfini, sans base, sans soi (anātmya), on parvient alors à l’absence de crainte ».

La Svetàsvatara Upanisad, bien qu’elle n’emploie pas le terme niràtma, affirme néanmoins, et cela dès ses premières strophes, que l’átman, prin­cipe et cause suprême qui consiste en la combinaison des principes 1 que des systèmes hérétiques de l’époque donnaient chacun séparément comme un principe ultime, n’est pas même « maître de la cause du plaisir et de la douleur ». (I.2-3). Il est transcendé par un Dieu personnel et unique (eka). Ce Dieu qui est matrice de l’ātman et le gouverne est atteint par la méditation et le yoga. Cette référence au yoga, l’ascèse, est caractéris­tique de la tendance précédemment notée.

1. Ces principes sont le temps (kâla), la nature propre (svabháva), la nécessité (nigati), le hasard, les éléments (bhuta), la matrice (yoni) et le Mâle cosmique (purusa).

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Le Dieu et le Temps

A mesure que le devenir, de simple fonction divine ou humaine qu’il était à l’origine, devenait une réalité substantielle et semblait en consé­quence plus difficile à surmonter, le Dieu prenait une importance crois­sante. Le devenir est considéré comme l’œuvre du Dieu et susceptible comme tel d’être créé ou détruit à volonté par lui : « Alors que son œuvre (karman) est anéantie, Il demeure, Lui qui est essentiellement autre qu’elle » (Sv. U. VI.4).

Dans d’autres passages, le devenir forme la nature divine. En ce Dieu, en effet, et sans que cela porte atteinte à l’immutabilité de son essence, est contenue la double nature à la fois salvatrice et asservissante : Grâce et Illusion (māyā). Par sa grâce le Dieu aide l’âme à se libérer du flot d’un devenir désormais si puissant que, abandonnée à ses propres moyens que sont méditation et yoga, l’âme serait incapable de le surmonter.

A mesure que le devenir se leste de réalité, le temps (kāla) conçu com­me une véritable durée prend une ampleur consiuérable et c’est au Dieu qui apparaît sous les traits de Siva que revient la tâche de diriger le Temps qu’il transcende : « (Siva), l’être unique… en qui le monde entier est dissous à la fin et (créé) au commencement… est le protecteur du monde dans le temps » (Sv, U. IV.1 et 15). « Matrice de l’univers c’est lui qui fait mûrir sa propre nature et transforme tout ce qui peut être mûri » (V.5). « Enveloppant éternellement le monde, Il est le connaisseur et le créateur du temps ; régie par Lui l’œuvre se déploie (karma vivartate) (VI.2 et 16). Il est enfin au-delà des trois temps, présent, passé et ave­nir… Il est tout ce qui fut et tout ce qui sera, le maître de l’immortalité (V1.5-6).

Ces différents extraits de la Svetāsvatara Upanisad expriment, quand on les replace dans leur contexte, le souci que témoigne leur auteur de faire échec à la doctrine d’un temps absolu, le Kālavāda, qui jouissait à cette époque d’une faveur marquée.

Dans la Maitry Upanisad, de même, le temps fait une intrusion pro­fonde tout en restant subordonné au brahman : En tant que “cours (gati) de l’âme externe (le soleil), et de l’âme interne (le souffle vital)”, il est le rythme alterné qui scande ces deux réalités. Ce temps a pour cause le soleil et pour forme l’année. Le cours du soleil forme la seule preuve de l’existence du temps qui, en sa totalité, est trop subtil pour être appré­hendé (VI.14). Le temps devient, parallèlement à l’intemporel (akāla), une forme du brahman, le principe absolu (VI.15).

La Maitry Upanisad cite une strophe remarquable qui semble emprun­tée au Kālavāda : « C’est du Temps que les êtres procèdent, en raison du Temps ils croissent et c’est dans le Temps qu’ils disparaissent. Le Temps a une forme et il est exempt de forme ». La strophe suivante exprime la réaction proprement upanisadique : “Le Temps fait cuire tous les êtres dans la grande Ame (mahātman), mais celui qui connaît ce dans quoi le Temps lui-même cuit, celui-là connaît le Veda” (VI.14-15). Ce Temps qui est « l’océan des êtres » (VI.16), celui qui sous l’aspect de l’incitateur Savitr suscite étoiles, planètes et saisons, n’est pas un principe ultime :

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s’il cuit ou mûrit 1 les êtres, il mûrit à son tour dans le brahman qui est, lui, au-delà du temps.

En dépit de ces restrictions le temps et la durée n’en ont pas moins fait leur apparition dans les Upanisad parallèlement à une durée évo­luante.



LE BUDDHA DANS SES RELATIONS AVEC SES PRÉDÉCESSEURS ET SES CONTEMPORAINS

Le Buddha et les Upanisad

Doit-on faire du Buddha avec C. Rhys Davids 2 l’héritier d’une ten­dance profonde propre à l’élite des Brahmane des Upanisad, ces adep­tes du progrès spirituel qui enseignaient un devenir du Soi (ātman) ? Porté sur le plan de l’expérience de l’âme qui s’efforce vers la perfection, l’axio­me des anciennes Upanisad « tu es cela » aurait pris la forme : « tu deviens cela ».

Plus tard cet idéal upanisadique du Bouddhisme primitif se serait terni et rétréci sous l’influence du pessimisme toujours croissant des moines de la communauté, lesquels seraient responsables de théories telles que l’impermanence, la douleur universelle et l’absence d’un soi (anatman), infidèles en cela à la prédication du Buddha qui enseignait le moyen de « faire devenir » 3 le Soi.

Il n’est pas invraisemblable que le Buddha ait été à une certaine pé­riode de sa vie un partisan des Upanisad. Il est également possible que ses maîtres en extase, Atara Kālāma et Uddaka Rāmaputta, aient relevé de la tradition mystique de Yājñavalkya. N’est-il pas plus plausible d’ima­giner néanmoins, comme les textes nous invitent à le faire, que le Buddha avant son illumination se soit intéressé à toutes les disciplines de son temps et qu’il ait subi profondément leur influence bien qu’il ne se soit arrêté à aucune ? Quoiqu’il en soit de cette hypothèse il demeure hors de doute que le Buddha s’est trouvé en contact avec les adeptes du sacri­fice brahmanique aussi bien qu’avec ceux des Upanisad. Les anciennes œuvres bouddhiques, Suttanipāta, Dhammapada, sont pleines d’allu­sions aux doctrines upanisadiques.

Est-ce à dire que le Buddha ait été à l’origine un partisan de l’Atman ? En un certain sens du terme, il ne l’a pas été. Comme on le montrera dans le chapitre suivant la découverte propre au Buddha porte sur la nature contingente, destructible, évanescente de tout ce qui existe. La réalité n’a pas d’en soi, autrement dit elle est sans ātman. Mais objecte­ra-t-on n’avons-nous pas là le nairātmya, l’absence de Soi qui apparaît déjà dans les Upanisad tardives ?

Lorsque ces Upanisad se servent de cette expression c’est précisément pour soutenir une thèse opposée : l’être absolu, transcendant, est ce qui est sans atman, sans contingence. Mais alors une autre question se pose



1. Pacati a ces deux sens. Les Kálavadin se servent volontiers de ce terme.

2. Introduction de C. Rhys DAVIDS au Dhammapada. SBB. London, 1931, p. xi et suivantes.

3. Bhavanā et bhavita possèdent leur pleine valeur de causatif.

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aussitôt : si le devenir est vacuité du Soi pour le Buddleia, le nirvana qui est la négation de ce devenir ne sera-t-il pas, par contre-coup, l’ātman lui-même ? De prime abord on répondra affirmativement, à condition que l’ātman-nirvāna ne désigne que l’apaisement du désir, désir qui est à la source de la contingence. Mais si on fait du nirvana une réalité positive, un ātman au sens où les premiers partisans des Upanisad l’entendaient, cette conception serait certainement une erreur aux yeux du Buddha.

L’ātman, tel que le concevaient les Upanisad, est ce que repousse le Buddha : Comment alors pourrait-on renoncer à un principe éternel, immanent à tout, infiniment désirable, à ce précieux ātman qui possède des biens (attaniya) et qui est lui-même le bien suprême ? : « La croyance qui vient à dire : ceci est le monde, ceci est le moi, voilà ce que je devien­drai après la mort, ferme, constant, éternel, immuable, cette croyance n’est que vaine folie » (M.N.I. p. 138).

Par contre le Buddha ne se refuse pas à admettre un certain ātman contingent qui dépend des causes et conditions et qui est fait d’actes à la fois concentrés et impermanents ; c’est l’adhyātman des plus anciens textes pāli, l’ātman intérieur qui sert à dompter et à unifier les tendances divergentes par nature, en vue de la délivrance. Cet ātman est susceptible de devenir (bhāvita) : il est donc juste de dire avec C. Rhys Davids que le Buddha est un adepte du devenir de l’ātman, à condition bien entendu de comprendre ce devenir comme un devenir d’actes ; ou, plutôt qu’un devenir, ce terme prêtant facilement à équivoque, il faudrait dire un « faire être » (bhāv —) au sens d’un perfectionnement perpétuel. Pourtant, ne l’oublions pas, cette ascèse aboutit à l’extinction de l’ātman car elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin laquelle n’est jamais l’acquisition d’un moi permanent : « Qu’on apprenne sa propre extinction » 1 a dit le Buddha.

A côté de l’enchaînement d’actes spirituels de l’âme qui se perfec­tionne il existe la concaténation des actes de désir de l’homme qui néglige son salut ; mais, dans un cas comme dans l’autre, ces actes sont condi­tionnés et conditionnants ; ils ne durent ni n’évoluent ; ils n’appartien­nent pas à un agent.

Ce qui est foncier et premier dans le Bouddhisme qui remonte au Buddha c’est le rejet de l’ātman conçu comme un tout immanent au cosmos. Au même titre que ce tout (sarva), le Buddha écarte l’unique (eka), la personne absolue (purusa), le Dieu (Isvara), l’être en soi et même l’être tout court ainsi que l’agent doué de permanence et de stabilité.

Upanisad et Bouddhisme ont hérité des spéculations brahmaniques encore vivantes en ce temps-là et selon lesquelles l’atman était constitué par l’ensemble des actes du sacrifiant. Les Upanisad furent particuliè­rement sensibles, ainsi qu’on l’a noté, à l’aspect de totalité achevée, à la correspondance et à l’unification des actes formant l’adhyātma, l’inté­riorité du Soi.

Le Buddha, par contre, ayant prêté toute son attention, non plus au résultat passif mais à l’activité fabricatrice, n’a retenu dans cette somme d’actes qui constitue l’ātman des Bràhmana que son aspect d’actes dis­continus et c’est parce que, à lui aussi, le soi apparaissait comme un

1. nibbanam attano. Sn. 1061.

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ensemble, qu’il ne pouvait être un agent permanent et, moins encore, un tout parachevé, indéfinissable et absolu en son essence même ; il n’est qu’un agrégat, une succession d’actes de décision 1.

La différence qui sépare Upanisad et Bouddhisme ancien repose donc sur une façon opposée de concevoir le « tout » : pour l’une, il est achève­ment et unification ; pour l’autre, il n’est que l’amas d’une multiplicité.

Dans les Upanisad elles-mêmes on peut déceler un certain nombre de traces de l’antique conception d’un brahman ou d’un ātman fabriqués par des actes :

“Le brahman (le sacrifice considéré comme un Tout) est édifié (cīyate) par l’ascèse (tapas), de là provient la nourriture ; de la nourriture le souffle, la pensée, le réel, les mondes, et ce qu’il y a d’immortel dans les actes” (Mund. U. I. 1.8). On trouve un accent similaire dans une autre Upanisad : Le brahman mortel (le sacrifice) a produit les immortels (amrta), c’est ce qui est nommé “une surcréation (atisrsti), puisqu’il a produit des dieux supérieurs à lui” (B.A.U. I.4.6).

Ces assertions sont contraires aux refrains upanisadiques selon les­quels « on ne crée pas l’infini, l’immortel avec ce qui est fini et mortel » ou encore « ce qui ne résulte pas de l’acte ne peut être obtenu par l’acte 2 », refrains qui marquent une profonde réaction contre le plus ancien ensei­gnement des Brāhmana.

La Brhadānyaka Upanisad nous donne la raison de ce changement de perspective (I.6.3) : L’ātman apparaît comme égal à tous les actes (kar­man) ; c’est par lui que tous les actes se produisent ; il est leur brahman car il porte tous les actes. L’ātman n’est plus la résultante unifiée des actes et ce qui est porté par le brahman, la totalité des rites, il est au contraire leur source permanente et durable.

Ces textes, et nous pourrions en citer d’autres, évoquent l’atmosphère des Brāhmana où l’acte de fabrication, étant sacré et immortel, produi­sait un effet semblable à lui-même. Dans les Upanisad, par contre, l’acte sacrificiel apparaît comme limité et périssable d’où ce paradoxe qu’un brahman mortel, le sacrifice, puisse produire l’immortel.

Comme dans les Bràhmana l’ātman est susceptible d’être construit et détruit : L’Īsā Upanisad (3) mentionne « des mondes démoniaques cou­verts d’aveugles ténèbres où vont à leur mort tous ceux qui ont détruit leur Soi (ātmahano janāh) ».

Un texte bouddhique, le Dhammapada, décrit le fou qui méprise la règle des saints et qui, en prenant appui sur des fausses doctrines, comme le fruit d’un roseau épineux, engendre la destruction du soi (attaghañña) 3.



1. Le Buddha ne nie pas en un sens l’agent : A un brahman qui soutient qu’il n’y a pas d’agent, le Buddha objecte : « Je n’ai jamais rien entendu de semblable. Quand vous remuez un bras, une jambe, n’employez-vous pas de l’initiative ? Comment alors pouvez-vous dire que ce n’est pas vous, le moi qui prend l’initiative ». (A. N. III, p. 337). Cette initiative est précisé­ment ce qui forme, ainsi que nous le verrons par la suite, la réalité de l’agent, agent fait d’actes et qui n’a rien d’un ātman éternel incapable d’actes successifs.

2. Nāsty akrtah krtena. Mund.U. I. 2.12. Cf. K. U. 11.10 : « Avec les choses instables on n’atteint pas ce qui est stable ».

3. 164. Voir aussi le 247 : « L’homme adonné à la boisson, même ici-bas, il creuse à la racine de son moi atta » et Udànavarga, XIV.2 : Il commence par détruire son ātman et il entraîne les autres dans sa ruine. Cf. II.16. et DmP 355 : hanti.. , attanam.

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Plus fréquemment l’ātman apparaît dans les Upanisad comme le résultat d’une activité :

« Secouant le péché comme un cheval secoue ses poils, secouant le corps,… j’entre m’étant fait un ātman dans le monde “non-fait” du brahman » 1.

On trouve des échos de cette conception non exempte de paradoxe 2 dans le Dhammapada : « Celui dont l’immoralité est sans borne… se fabrique un Soi qui n’est pas autre que son ennemi souhaiterait qu’il soit » (162). Et dans ce même ouvrage encore : « O Brahmane ! lorsque tu as appris la destruction des complexes (sankhāra), tu deviens un adepte du non-fait (akataññu) » (383).

Le Bouddhiste précise ici que l’adepte du non-fait (akata) est celui qui a détruit ses samskāra, c’est-à-dire toute l’activité fabricatrice d’un soi et d’un devenir. Cet adepte, pour l’auteur de l’Upanisad, est celui qui, au contraire, a complètement réalisé et accompli son Soi. Si le moyen pour atteindre le but est entièrement opposé, ici et là, le terme est iden­tique : à savoir les désirs n’existent plus, qu’ils soient extirpés pour le Bouddhiste ou qu’ils soient comblés pour l’Upanisad. Ce qui ne dépend pas d’une activité est pareillement atteint dès que, pour le premier, toute activité est apaisée, du fait que déracinée est sa cause et que, pour la seconde, cette activité est parfaitement achevée. Le « sankhārānam khayam ñatvā akataññu » du Bouddhiste exprime une absolue disconti­nuité entre le contingent et l’absolu tandis que le « akrtam krtātinā brah­malokam abhisambhavārni » de l’Upanisad permet d’entrevoir une réelle continuité entre ces deux plans.

La Mundaka Upanisad fait de l’édification du soi (krtātman) le but des efforts de l’ascète : « Celui qui dans sa pensée désire des désirs, par ses désirs il renaît çà et là, mais pour celui dont les désirs sont comblés et le Soi accompli (krtātma), tous les désirs ici-bas disparaissent ». Et plus loin : « Les voyants, L’ayant atteint pleinement (le séjour du brahman), satisfaits de cette connaissance, l’ātman façonné, les passions calmées, les sens apaisés, ayant atteint partout celui qui va partout, sages, l’esprit ajusté, pénètrent le Tout » 3.

Mieux encore la Kausitaki Upanisad (II.6) nous fait assister à la construction de l’atman : « Ainsi le prêtre adhvaryu façonne (samskaroti) cet atman qui est en relation avec le sacrifice formé d’actes. Sur lui, il tisse ce qui consiste en yajus ; sur ce qui consiste en yajus, le prêtre hotr tisse ce qui consiste en rk ; sur ce qui consiste en rk le prêtre udgātr tisse ce qui consiste en saman. Telle est l’âme de toute cette triple connais­sance et celui qui sait cela devient l’âme d’Indra ». Ce passage est pré­cieux parce qu’il forme le chaînon qui relie les Brāhmana au Bouddhisme par l’intermédiaire de l’Upanisad, et c’est le même terme samskr — qui



1. Akrtam krtātma brahmalokam abhisambhavami. Ch. U. VIII.13.1.

2. Ce passage trahit deux stades différents de la pensée upanisadique ; le brahman est déjà le principe universel qui échappe à l’acte tandis que 1'ātman demeure encore tout emprisonné dans l’activité constructrice laquelle se place désormais sur le plan du yoga, l’ascèse, et non plus sur celui de l’acte sacrificiel.

3. III.2.2 et 5 trad. J. Maury. Cf. à l’ātmasamstha, ce qui est éternellement achevé dans le Soi, de la SvU. I.12.

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désigne dans les trois systèmes l’activité fabricatrice de la personnalité (ātman ou vijñāna).

L’expression sukrta connote également l’ātman « bien fait » : « Au commencement ceci (le cosmos) était inexistant (asat). De cet inexistant, en vérité, l’être (sat) fut produit. Ce (principe neutre) se fit à soi-même (svayam akuruta) un ātman c’est pourquoi il est nommé le bien fait (sukrta) » 1.

Si ces textes d’allure archaïque présentent l’ātman comme une réalité construite et, par cela même, susceptible d’être détruite, il en est d’autres, la majorité, qui répondent à la grande découverte des Upanisad : ils font de l’ātman la totalité cosmique, l’être éternel, indestructible et dénué de tout rapport avec l’acte de quelque nature qu’on se plaise à l’imaginer. Mais après cette brillante apothéose, nous avons vu comment l’ātman a connu la déchéance en raison même de sa trop parfaite immanence au devenir, déchéance qui a coïncidé avec le moment où le devenir, ayant cessé de désigner émanation et résorption, a été identifié au principe de l’individualité et que le salut a été considéré comme une transcendance par rapport à ce devenir. Le yoga qui s’efforcera d’isoler l’âme pour la soustraire au cycle des renaissances aboutira au nairātmya ou anitma, l’absence d’un Soi immanent au devenir. Le Buddha s’avancera dans cette même direction, la direction initiale de la pensée brahmanique, et qui n’a été qu’accidentellement brisée par la révélation sensationnelle d’un ātman immanent et absolu.

Le devenir d’un soi conçu comme une multiplicité d’actes imperma­nents n’était pas en contradiction avec la doctrine du Buddha où nous voyons, comme dans les Upanisad, les actes purs façonner une person­nalité pure et les actes impurs une personnalité impure 2. Mais ce devenir des actes n’a rien du devenir des anciennes Upanisad où le multiple pro­venait de l’impérissable pour s’y résorber ensuite, ni du devenir des Upa­nisad plus récentes qui décrivent l’évolution d’une nature (pradhāna ou prakrti) constituée par des qualités réelles (guna). Le Buddha s’insurge contre ce devenir tout autant que contre l’éternité et l’unicité de l’être absolu qui le transcende, Seigneur ou Purusa, et pour la même raison : c’est que nous avons de l’être et non pas du faire ou du résultat du faire.

Dans les Upanisad l’acte (karman) n’a jamais pénétré aussi profon­dément que dans le Bouddhisme ; il ne fait pas partie intégrante de l’es­sence de l’ātman ; il ne joue qu’un rôle accidentel. L’axiome « l’acte ne colle pas à l’homme » 3 exprime une vérité upanisadique profonde.

Peut-on, dans ces conditions, considérer le devenir (bhava) comme un chemin du milieu entre les deux extrêmes de l’anéantissement et de l’éternité ? Oui et non, cela dépend du sens attribué au terme devenir (bhava). Pour les Ājivika le devenir, ainsi que je l’ai montré, n’est pas un devenir psychique, il a un caractère objectif et demeure indépendant de l’effort humain ; il s’épuise spontanément à la longue selon un déve­loppement naturel et inexorable sur lequel l’homme n’a aucun pouvoir.



1. T. U. II.7. Voir aussi A.A.U. I.2.3.

2. B.A.U. IV.4.5. « On devient ce que l’on est suivant ses actes : qui fait le bien devient bon, qui fait le mal mauvais ».

3. Na karma lipyate nare. I. U. 2.

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Pour une secte jaïna, les Nigantha, le devenir a pour source unique les actes impurs appartenant à une âme substantielle. Ces actes sont eux-mêmes une substance (āsava) qui colle à l’âme et entrave sa spon­tanéité naturelle. Le Buddha repousse cette façon de concevoir l’acte souillé et la substance spirituelle qu’il alourdit et asservit. Il n’existe à ses yeux qu’un devenir psychique, un flux intérieur (asava) formé des seuls actes de l’homme et qui, dépendant entièrement de lui, peut être, par lui encore, surmonté.

Ce devenir d’actes est un des membres de l’enchaînement des condi­tions, le bhava qui est équivalent à l’acte associé à l’intention morale (cetanā et patthanā) (A. N. I.224 § 77,3). Le devenir substantiel des Āji­vika et des Upanisad constitue au regard du Buddha une des obsessions (prapañca) ou des vues extrêmes (anta) à laquelle s’oppose le non deve­nir (vibhava). « Tout reclus ou brahman est attaché à l’une ou à l’autre de ces deux spéculations opposées (devenir et non devenir, bhava et vibhava) ; ils ne connaissent pas la nature exacte de la naissance et de la disparition de ces spéculations… Pleins de passion, d’illusion, de désir et d’attachement… ils se plaisent à ces obsessions (papañca)… et ne sont pas délivrés de la douleur » (M.N. I. p. 65).

Entre ces deux extrêmes, et les excluant, le devenir dynamique, au sens où l’entend le Buddha, formera la voie moyenne de l’enchaînement des conditions.

Est-on autorisé à rapprocher ce chemin du milieu entre devenir et non-devenir de la voie médiane que décrit l’isā Upanisad ? : « Ils entrent dans d’aveugles ténèbres ceux qui croient en le non-devenir (asambhūti) ; dans plus de ténèbres encore ceux qui se plaisent dans le devenir (sam­bhūti). Le (Soi ou le Dieu) est autre, dit-on, que le devenir (sambhava) autre, dit-on, que le non-devenir (asambhava)… Devenir et disparition (sambhūti, vināsa), celui qui les connaît tous deux ensemble, après avoir franchi la mort par la disparition, il atteint la non-mort par le devenir 1 ».

L’auteur de 1'Upanisad pensait-il aux Nihilistes et aux partisans du devenir quand il composait ces strophes et tout particulièrement à ces nihilistes adeptes d’extases inconscientes 2 et, toujours sur le même plan d’accès à l’absolu, aux partisans adverses qui préconisent une évolu­tion spirituelle, allusion probable aux yogin et sramane parmi lesquels allaient se recruter les Bouddhistes et qui, n’admettant qu’acte et arrêt d’activité, repoussaient les vues extrêmes de l’être et du non-être ?

Si l’Isā Upanisad écarte devenir et non-devenir à l’instar des Boud­dhistes, et avant eux, ce n’est pas pour la même raison, à savoir, parce que ce sont de pures spéculations statiques ne concernant nullement le réel qui est acte et efficience mais, au contraire parce que devenir et non devenir ne sont relatifs qu’à des actes et que ceux-ci seraient suscep­tibles d’être détruits et produits alors que l’Upanisad ne recherche que l’identité à l’être au moyen d’une intuition mystique.

Pour cette raison, devenir et destruction de l’activité mentale ne doi­vent être utilisés que comme de simples moyens ; ils rivent aux ténèbres



1. Isá U. 9 à 11, traduction L. Renou.

2. Voir ci-dessus p. 130.

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de la transmigration dès qu’ils sont pris pour des fins en soi 1. Ces deux moyens doivent être, de ce fait, dépassés par l’intuition du Dieu unique et éternel, l’être absolu qui surmonte toute dualité : connaissance et ignorance, devenir et non-devenir, ces couples corrélatifs que condamne également une autre Upanisad, la Maitri. Celui qui perçoit simultané­ment en une intuition et non par la connaissance (vidyà) ces deux entités, là où il n’est plus de différenciation, domine la mort par la suspension de tout fonctionnement mental et atteint la non-mort, par l’évolution spirituelle ; mais pour qui a eu l’intuition de l’unicité (ekatva), il n’y a ni évolution, ni retour au principe ultime qui est plénitude. Celui par contre qui prend chacun des termes séparément en les considérant comme le but qu’il faut atteindre, il n’atteint pas la délivrance 2.

On peut conclure que si ce cheminement entre devenir et non-devenir répond dans le Bouddhisme et dans l’Upanisad au souci commun d’échap­per à deux écueils redoutables quand on les prend pour fin, ce chemine­ment est radicalement opposé quant au plan où s’effectue le rejet de ces extrêmes ainsi que pour les raisons qui motivent ce rejet.

Plénitude et vacuité

La philosophie des anciennes Upanisad s’oppose à celle du Bouddhisme comme une philosophie de la plénitude à une philosophie du vide. Ce parallélisme peut être conduit du triple point de vue de l’origine, du moyen et de la fin. Le Bouddhisme part du vide (suññatā) et atteint le vide grâce à l’épuisement de toute élaboration phénoménale. Les pre­mières Upanisad partent du plein et, grâce au plein, aboutissent au plein (pūrna), à savoir le brahman ou plénitude bhūman « qui est le commence­ment et la fin de tout ce qui est ».

Pour l’Upanisad, la continuité est essentielle, l’homogénéité foncière ; l’être ne présente ni lacune, ni vide, ni détermination. Morcellement, noms, formes et actes ne sont que superficiels et verbaux. Dès qu’on retourne à la réalité même, l’ātman, le Soi universel, grâce à une intuition d’ordre mystique, on accède à l’unité du sujet et de l’objet. Après avoir établi les continuités (samdhi) spatiales et temporelles entre les royau­mes subjectifs et objectifs (adhyātman et devatā) on atteint la continuité parfaite et unique, la plénitude du Soi qui se confond avec la plénitude du brahman, le principe absolu.

Les Brāhmana, à l’inverse des Upanisad, partaient d’un certain vide qui prenait l’aspect redoutable d’un épuisement progressif, l’état même de dispersion tel qu’il se manifeste dans la succession des jours qui ron­gent la vie et ils aboutissaient à la plénitude, à l’achèvement du brahman, l’ensemble des rites achevés, ou à l’ātman, la personne accomplie. Ce lent remplissage s’effectuait au moyen d’actes sacrés réalisateurs d’une norme.

À la suite des Brāhmana le Bouddhisme part du vide et du discontinu : l’anātma concerne l’absence « d’en soi » dans le moi et hors de lui ; la négation de la substance permanente s’étend à tout. L’ātman contre



1. Voir à ce sujet l’étude remarquable de M. FALK, op. cit., p. 438.

2. Isa U. 7, M. FALK, op. cit., p. 438.

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lequel se dresse le Buddha avait bien, en effet, le sens d’âme sous-jacente à l’univers, l’antarātman qui en assure la continuité.

Aux yeux des Bouddhistes toutes les choses telles qu’elles nous sont données sont transitoires, dépourvues de Soi, de permanence, il n’y a de continuités que celles que construit notre pensée et parmi ces conti­nuités factices la plus nocive est la permanence du moi, celle à laquelle l’homme s’attache le plus âprement.

Tout l’effort de l’ascèse vise à mettre un terme à cette conception erronée, à vider la pensée de ses activités structurantes (samskāra), fac­teurs de continuité et de durée.

Cette ascèse (yoga) qui tend à la parfaite vacuité du désir, de l’atta­chement etc., est le contre-pied de l’ascèse (tapas-yoga) des anciennes Upanisad qui n’aspiraient qu’à la plénitude par le moyen de l’exaltation unifiée des fonctions sensorielles. Le parachèvement de la personne était atteint, pour elles, lorsque « les désirs pour ce qui n’est pas le tout » avaient disparu en même temps que l’individualité mensongère. Le moi, ayant recouvré sa nature cosmique et perdu tout ce qui le différenciait des autres moi, ne percevait plus la multiplicité et se fondait dans l’uni­verselle plénitude.

Dans le Bouddhisme, l’activité destructrice qui désorganise les habi­tudes invétérées (samskāra) de la pensée se ramène à une contemplation de la vacuité : « Pour échapper au roi de la mort (maccu) qu’on considère le monde comme vide (suññata), en demeurant perpétuellement vigi­lant (sata). Lorsqu’on a détruit la croyance erronée au moi (attānuditthim) on peut surmonter la mort » (Sn 1119). La méditation de la vacuité abou­tit à une intuition (prajrid), celle des choses telles qu’elles sont (yathā bhūta), c’est-à-dire momentanées, séparées ; et il n’est d’autre joie que celle que confère la vacuité car elle est synonyme d’apaisement : « Le moine ayant accédé au vide (suñña), l’esprit apaisé (santaritta), obtient une joie non-humaine (amānusi rati) quand il a discerné le dharma 1 parfait. » (DmP. 373).

« Les disciples bien éveillés de Gautama sont ceux dont l’esprit (manas) se réjouit jour et nuit de la vacuité (sūnyatā), de l’absence de projets (ani­mitta) 2, de la concentration progressive (bhāvanā), de la délivrance (nirvāna) 3 ».

Un autre terme que suñna désigne le vide, c’est ākincañña, qui com­prend le vide de passion, le vide de l’existence, le vide des liens du plaisir et de ce vide, est-il précisé, les choses ne prennent pas naissance (Sn. 407-408).

Le Buddha décrit dans le Majjhima Nikāya (III.104-9) une progression dans la vacuité qui mène de ce qui est extérieur vers ce qui est plus intime, plus subtil et, de cette difficile technique du vide, il fait la voie de la délivrance : « Le moine commençant par faire abstraction de l’idée de village, d’habitants etc., envisage la solitude (ekatta) sous l’aspect de l’idée de forêt ; il s’y arrête y trouvant satisfaction ; l’agitation qui accom­pagne l’idée concernant le village disparaît. Il atteint le vide par rapport

1. Le dhamma est la doctrine. A ce sujet voir ci-dessous p. 171 sq.

2. L’objet qui est une projection (mit) de l’esprit. Il répond à un dessein. 3. U.V. SK. XV.22-26.

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à ces idées et il ne possède plus le non-vide (asuññata) que par rapport à la solitude relative à l’idée de forêt ». Il a le sentiment d’une vacuité pure, immuable (avipallatthā), lorsqu’il prend conscience du dynamisme qui le fait progresser de notions en notions toujours plus générales, tou­jours plus vides, et lui fait éprouver un apaisement (santi) toujours plus profond. S’exerçant ensuite de la même manière aux idées de forêt, il perçoit la solitude de l’idée de terre qu’il a précédemment purifiée de toutes les notions d’accident de terrain, vallées etc. et, ainsi, par élimi­nations successives, son esprit s’élève à la notion d’infini spatial, infini de la conscience, vacuité et suppression de la conscience aussi bien que de l’inconscience. La vacuité parfaite n’en est pas pour autant atteinte ; écartant à tour de rôle toutes ces notions le moine envisage la solitude du point de vue de la concentration de la pensée au-delà de tout objet 1 mais il s’aperçoit, comme précédemment, que cette concentration exempte d’objet n’est qu’un produit mental, le résultat d’un effort voulu (abhi­samkhata, abhisañcetayita) et par conséquent impermanent (anicca) et passible d’une fin. Quand il a acquis cette connaissance, sa pensée est délivrée du flux du désir, de l’existence et de l’ignorance et il obtient la certitude d’avoir atteint la délivrance. Telle est la pure et ultime va­cuité qu’il faut s’astreindre à développer 2.

Le chapitre suivant (III, p. 122) s’étend longuement sur la solitude intérieure (ajjhatta) qui succède au rejet de tout objet (nimitta). Pour obtenir la solitude intérieure le moine doit stabiliser (santhapeti) l’esprit, l’apaiser (sannisādeti), l’unifier, le concentrer et cela grâce aux quatre extases de la vacuité.

Après s’être exercé à la difficile contemplation du vide et avoir enrichi et affiné son concept du vide, il atteint la vacuité totale qui est le nirvana : vacuité de toute activité phénoménale (nisamkhiti), de tout désir, de toute entreprise (ārambha) grâce à laquelle il voit partout l’apaisement (khema) (Sn.953).

N’oublions pas que cette vacuité n’est pas un anéantissement, une chose toute faite, elle est une technique progressive et patiente qui aspire à un vide toujours plus parfait, à un niveau toujours plus intérieur et à des profondeurs toujours plus apaisées.

Les deux soucis majeurs qui opposent anciennes Upanisad et Boud­dhisme primitif, plénitude et vacuité, apparaîtront en toute clarté si on confronte les séries de conditions qui forment l’armature de ces deux systèmes : l’Upanisad après avoir enchaîné huit termes qui sont : science (satya), discernement (vijñāna), pensée (mati), foi, parachèvement de l’acte (nisthā), activité sacrificielle (krti), contentement (sukha) poursuit : « Il n’y a de contentement que dans l’infinitude ou plénitude (bhūman) ; il n’y a pas de contentement dans le fini (alpa) (23). Ce hors de quoi on ne voit pas l’autre, ni n’entend l’autre, ni ne conçoit l’autre, c’est la pléni­tude ; ce qui est la plénitude est immortel, ce qui est fini est mortel (24)… la plénitude ne repose sur rien, elle est ultime, elle est tout ce qui existe » et tout ce qui s’applique à la plénitude s’applique à l’atman également : « Celui qui aime l’atman, qui se joue avec l’ātman, qui s’unit à l’ātman,

1. animittam celosamādhim p. 107.

2. Parisuddham paramānuttaram suññatam, p. 109.

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qui fait sa félicité de l’ātman, celui-là est le maître souverain... Mais ceux qui pensent autrement, ils sont dépendants et voués aux mondes péris­sables (ksayya) » 1.

Après avoir montré que tout procède du Soi qui est la plénitude, à savoir, vie, espace (ākāsa), éléments, facultés mentales, apparition et disparition, une stance conclut : « Celui qui voit ne voit pas la mort, ni la maladie, ni la souffrance (duhkhatā) ; celui qui voit voit le Tout et partout il atteint le Tout (sarva) » (26-2).

Des huit membres de cette série on peut rapprocher quelques-uns des membres de la série des conditions du Buddha qui, nous le verrons, ont varié dans leur nombre et ordonnance. Si l’on intervertit vijñāna et samskāra de la série bouddhique on aura une mise en parallèle globale qui, du point de vue des tendances profondes des deux disciplines, ne sera pas sans exactitude : Pour l’Upanisad nous aurons :

satya, vijñāna, mati, sraddhā, nisthā, krti, sukha, bhûman = ātman

et

avidyā, vijñāna samskāra duhkha, marana = anātma

pour le Bouddhiste, c’est-à-dire, ignorance, discernement erroné, notions et activité, naissance, mort, toute la finitude et l’évanescence.

Ces deux séries sont à lire en sens inverse. Les termes ont en outre une valeur exactement opposée : ce qui est vérité et bonheur pour le Brahmanisme se traduit en termes d’ignorance et de douleur pour le Bouddhisme ; pensée, foi, achèvement, grâce à une intention réalisée, ainsi que l’activité, forment en leur réunion le contenu même de la notion de samskāra qui est à la fois l’intention de la pensée qui parachève l’acte et la croyance (erronée ici) qui est à la source de ces notions et activités.

Des deux côtés la compréhension de la série est ce qui mène à la déli­vrance et sert de remède à la douleur : On parcourt également la série, ici et là dans les deux sens et au moyen d’une intuition qui se réalise en un enchaînement d’étapes ; on remonte de membre en membre, cha­cun supposant l’existence du précédent et sans qu’intervienne une causa­lité réelle qui souderait les termes entre eux. « Ceci étant, cela est » est une formule qui exprime non moins la pensée upanisadique que celle du Buddha 2.

La place de la douleur et de l’impermanence universelle dans la série bouddhique correspond bien à celle de la plénitude et de la joie de l’ātman dans la série upanisadique qui, tendant à la plénitude et à l’illi­mité, aboutit au moi absolu : 1’atman immanent à tout qui permet de réaliser tous les désirs. Ignorer l’ātman, voir la diversité, la finitude là où elle n’est pas, c’est être voué au périssable.

Par contraste, la série du Buddha qu’on pourrait croire construite, par réaction, sur cette série, condamne tout ce que l’Upanisad exalte :



1. Ch.U. VII.16 à 26. Déjà E. SENART dans son Introduction à cette Upanisad, p. xxviii rapproche cette série de celle des douze nidāna bouddhiques.

2. « C’est seulement quand on pense qu’on discerne ; .., c’est seulement quand on a la foi qu’on pense… c’est seulement quand on parachève une œuvre qu’on a la foi.. , c’est seulement quand on agit qu’on parachève l’œuvre… c’est seulement quand on jouit du contentement qu’on agit etc.. , VII.16-22. Pour comparer cet enchaînement à la série bouddhique, voir M.N.I., p. 49. Sn., 727 et suivantes et ci-dessous, p. 197 et suiv.

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ignorance, douleur, vide et mort en forment le contenu et elle aboutit à l’absence de tout moi absolu, voire même permanent, car ce moi serait incompatible avec le monde phénoménal tel qu’il est dépeint.

Ne pas voir mort, douleur, maladie, le discontinu en bref, grâce à la vision de la plénitude et du total, c’est ce à quoi aspire le sage de l’Upa­nisad. Le sage bouddhique cherche à prendre conscience de l’universelle douleur, de la mort, de la maladie, de l’évanescence, il ne veut pas réali­ser ses désirs mais les supprimer. Chérir l’ātman est à ses yeux le mal suprême qui conduit à la renaissance et à la mort, ce cycle que l’Upa­nisad condamne précisément parce qu’il est le symbole du périssable.

Les deux séries s’acheminent à une continuité de plus en plus parfaite dont le nœud se trouve dans l’activité toute spéciale de la pensée, sams­kāra ou mati-krti. Cette continuité sans limite de l’atman immortel est ardemment désirée par le Brahmane tandis qu’elle est rejetée par le Bouddhiste parce qu’elle est notre œuvre, qu’elle ne correspond pas à la réalité qui est discontinue et impermanente et qu’elle ne fait qu’aboutir à une naissance répétée, le samsāra.

Rapports du Buddha, des matérialistes et des Samana

« Tout est composé, la destruction est constante », ces deux assertions fondamentales ont été probablement empruntées par le Buddha aux matérialistes. Car pour le Buddha comme pour les matérialistes l’âme aussi bien que le corps, est formée d’éléments séparés qui, en s’agrégeant, constituent les touts apparents que sont ces individus qui se dissolvent après la mort. L’âme n’est pas une substance impérissable qui transmigre de vie en vie sous des formes diverses.

Le Buddha est d’accord avec les matérialistes quand il proclame, en de nombreux passages, l’impermanence du corps et de la conscience. Il ne commence à se séparer d’eux que lorsqu’il soutient l’existence du karman, les actes moraux qui forment en quelque sorte la personnalité.

Si la croyance au Soi est l’obstacle principal à la délivrance, les maté­rialistes qui repoussent si énergiquement l’existence d’un agent unique et durable ne seront-ils pas automatiquement délivrés à leur mort ? Le Buddha le nie : « Ceux qui soutiennent qu’après la mort la personne est détruite, annihilée, le Tathāgata sait que, en dépit de leur crainte et aver­sion envers la personnalité, ces mêmes êtres qui croient en sa destruction continuent néanmoins à tourner autour d’elle comme un chien attaché à un pilier tourne en rond autour de ce pilier » (M.N. II. p. 235-234). Il ne suffit donc pas de nier l’existence de l’ātman, il faut encore briser effec­tivement tout attachement envers lui.

Il se peut encore que le Buddha ait emprunté directement la doctrine de l’universelle impermanence aux Samana si tant est qu’il l’ait jamais empruntée. Les Samana étant eux-mêmes en contact avec les matéria­listes ont pu servir d’intermédiaire. Pour les matérialistes l’impermanence des agrégats est déduite de la nature composée de tout ce qui existe. Elle ne semble pas particulièrement mise en valeur par eux. Les Samana considéraient l’impermanence sous un biais pragmatique et non plus théorique ; il n’est pas impossible qu’ils aient médité sur l’impermanence

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et que cette méditation ait été mise au rang des moyens qui mènent au salut. Cette conjecture n’est plausible que si la Maitry Upanisad, qui mentionne l’impermanence, précède dans le temps l’apparition du Boud­dhisme, ce qui n’est nullement prouvé.

Rapport du Buddha, des Kālavādin et de Makkhali Gosāla

Etant donné que le système du Temps absolu (kālavāda) jouissait d’un prestige et d’une renommée indubitables à l’époque du Buddhal, on peut se demander si ce n’est pas du côté de ce système qu’il faudrait se tourner pour trouver l’origine de la doctrine de l’impermanence.

Déjà les Bràhmana se plaisaient à imaginer Prajāpati-l’Année comme un temps dévorant. Ils ne faisaient en cela que reprendre les plus anciennes conceptions du Rg Veda, concernant le non-être dynamique (asat) et les entités désarticulatrices (nirrti) qui ne sont pas sans rapport avec l’énigmatique domaine de l’inagencé. Mais ce temps, tel qu’il était livré en son inorganisation première, pouvait être surmonté par l’acte rituel ordonnateur.

Pour le Kālavāda, au contraire, le temps est un pouvoir destructeur et fatal, une poussée vitale que rien ne peut entraver. Le Buddha a peut-être subi l’influence de cette doctrine mais il n’a retenu du temps que son aspect destructeur 2, à savoir l’évanescence perpétuelle, douloureuse et sans remède, pour repousser catégoriquement la substance temporelle elle-même.

Bien que le Buddha réserve ses plus vives critiques à son prédécesseur et contemporain, Makkhali Gosāla, et qu’il condamne sa théorie de l’évo­lution (parināma) d’une nature spontanée qui demeure permanente sous le changement, on peut soutenir, non sans quelque apparence de raison, qu’il en a conservé la loi (niyati) de développement. Son effort consistera justement à préciser ce qu’est ce principe de continuité et à quelle causa­lité il obéit : d’accord avec les partisans de l’évolution il admettra qu’une chose ne naît ni d’elle-même, (éternaliste), ni qu’elle naît d’autre chose (matérialiste) ; mais, à l’encontre des parināmavādin, il se refusera à accepter évolution spontanée car cette production, au même titre que les deux précédentes, est à rejeter pour la double raison qu’elle est subs­tantielle et qu’elle ne fait aucune place aux actes humains (doctrine du karman).

De l’avis des Bouddhistes cette nature qui n’est que la résultante des actes n’obéit qu’à la loi inexorable du karman et non à une destinée fatale et extérieure à l’homme comme le veulent les partisans du Kàlavāda et du Svabhāvavāda. De même la durée du devenir (samsāra) n’est pas irrévocablement fixée ; elle dépend des actes de chacun et peut être pro­longée indéfiniment ou brisée sur-le-champ. D’accord avec le Nigantha Nāthaputta, le Buddha admet l’usure ou l’amortissement (nijjarā) des conséquences de l’acte ancien comme “un processus intuitif évident



1. Le Temps n’a jamais cessé de jouer un rôle dans les philosophies et religions de l’Inde, mais en marge du Brahmanisme, du Jainisme et du Bouddhisme. Il étend sa sphère depuis l’Atharva Veda jusqu’au Sivaisme moderne où il est devenu Mahákala, Siva, le Temps absolu.

2. Voir ci-dessous p. 341 sq. la destruction instantanée chez les Sautrantika.

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(phussa phussa)” mais, contre lui, il remarque aussitôt, et la chose est d’importance, que ce processus d’usure n’est pas temporel “(akālikā)” 1 n’étant pas tributaire d’une durée, il s’effectue de façon immédiate dès que les conditions requises sont réunies.

Un autre passage, tiré du Majjhima Nikāya (II.32), précise l’attitude du Buddha à l’égard du temps : après avoir rappelé comment on se remé­more ses existences passées par un acte spirituel non négligeable, puis­qu’il fait partie des pouvoirs surnaturels d’un Buddha (les abhijñā), le Buddha ajoute brusquement : “Mais laissons là le passé et l’avenir, je vais te prêcher la loi (dhamma)” et cette loi est celle du pratityasamutpāda, l’enchaînement des causes selon la formule : « si cela est, ceci devient ». Par cette attitude le Buddha semble bien marquer que les questions rela­tives aux phénomènes passés et futurs ne l’intéressent guère, à l’encontre de la loi de dépendance causale qui conditionne l’apparition et la dispa­rition de ces phénomènes.

Le Buddha et les Jaïna

Dans les systèmes jaïna dont l’origine est probablement antérieure à l’apparition du Bouddhisme, le devenir (samsāra) est imaginé comme un flot illimité qui dure indéfiniment en raison des naissances répétées. Les âmes individuelles douées de substantialité et de permanence sont entraînées dans ce flot mais n’en demeurent pas moins, par essence, de libres agents.

Nous verrons que le Bouddhisme d’une part ne fait pas de différence, en ce qui touche l’essence, entre l’âme entraînée dans le flux et le flux lui-même, car le devenir submerge jusqu’à l’âme elle-même, et que, d’autre part, les âmes ne sont ni des substances, ni des agents, mais de simples agglomérats d’actes.

Tandis que pour le Jaïna est seul qualifié pour enseigner les dogmes jaïna celui qui est apte à discerner ce qui est éternel de ce qui est périssa­ble, pour le Bouddhiste la science du moine porte essentiellement sur ce qui est impermanent sans qu’il faille faire une distinction entre une âme éternelle et un samsāra transitoire.

La seconde qualification du prédicateur jaïna consiste en la connaissance de l’influx des impuretés (āsava) et du moyen d’y mettre un terme (samvara). Le Bouddhiste reprend cette conception des impuretés mais ne considère pas ce flux comme une substance quasi-matérielle dont l’âme se purifie par la seule ascèse. Le Majjhima Nikāya 2 nous relate que pour le Nigantha toute impression agréable ou désagréable qu’éprouve un individu résulte de ses actes passés ; le mal disparaît grâce aux expiations et purifications. Le Buddha condamne ensuite cette doctrine : “Par l’effort et la lutte les Jaïna 3 ne détruisent pas leur karman, ils ne l’empê­chent pas de fructifier et la violence de leur effort ascétique ne peut que leur causer des tourments. Leur effort est donc stérile. Au contraire l’effort du Bouddhiste est fructueux… il apprend comment, en luttant



1. A. N. I.221, § 2.

2. II, p. 214 à 228.

3. le texte a Nigantha.

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contre les tendances (samkhāra) qui sont les facteurs (nidāna) de la dou­leur, il obtient le détachement (virāga) et, ce faisant, la disparition de la souffrance et des impuretés (āsava). Il comprend comme il convient la douleur, son origine, sa cessation ; il se délivre des āsava et ne transmigre plus”.

Si les Bouddhistes partagent avec les Jaïna et avec la plupart des Samana la croyance au karman et aux impuretés qui lient l’âme au deve­nir, le Buddha prétend, lui, posséder la connaissance de la cause des impu­retés, c’est-à-dire du samsāra ; cette cause est l’attachement au moi et le désir qui explique cet attachement. Une ascèse qui ne serait pas asso­ciée à cette connaissance ne pourrait mener à la délivrance 1.

De leur côté les Jaïna reprochent aux Bouddhistes d’être des akriyāvā­din, de ne pas croire en l’acte et en son fruit, parce que, leur objectent-ils, si tout est momentané comme vous le soutenez, l’acte ne durera pas assez longtemps pour porter un fruit 2. Si, d’autre part, il n’y a pas d’âme, qui alors jouira du fruit ?

Nous verrons que les schismes les plus notables du Bouddhisme primi­tif furent causés par des divergences de vue concernant la question du discontinu ainsi que l’existence des époques passées et futures. De même la plupart des schismes de l’école jaïna, dont certains remontent à l’épo­que de son fondateur ou à peu de temps après sa mort, eurent pour point de départ des controverses sur le temps ou plus précisément sur l’acti­vité humaine dans ses rapports avec le temps. Il est donc intéressant de noter que, à date ancienne, les problèmes qui se posaient relativement à la discontinuité temporelle préoccupaient tellement les moines des an­ciennes communautés jaïna et bouddhiques qu’ils purent être à l’ori­gine de véritables scissions.

Le premier schisme jaïna, celui qui eut lieu à Sāvatthi, oppose à Mahā­vira son neveu Jamāli qui fonda par la suite l’école des Kevalin ou Bahu­raya. Jamāli soutenait que l’accomplissement d’un acte requiert plus d’une unité de temps, à l’encontre de l’enseignement du fondateur selon lequel « une chose est faite quand elle est en train d’être faite » 3.

Le quatrième schisme qui se produisit à Mithilā est celui d’Assamitta dont les disciples se nommaient « adeptes de la discontinuité (samuc­cheiya) » : « Si toute chose, disaient-ils, est dès sa naissance sujette à la destruction, on ne peut jouir des conséquences des actes bons et mau­vais ».

Il semble que le cinquième schisme fasse également allusion aux pro­blèmes du discontinu car les Dokiriya, dont le maître est Gariga, refu­saient d’admettre qu’un seul sentiment puisse être éprouvé à la fois par l’esprit. Ceci évoque les controverses qui mirent aux prises les sectes bouddhiques et qui seront examinées par la suite.



1. M.N. II, p. 183-4. Autre différence notable entre Jaïna et Bouddhiste : le premier sou­tient qu’il suffit de ne plus faire d’acte (karman) pour que les conséquences n’aient pas lieu. Le second prétend que, pour cesser de faire l’acte, il faut en tarir la source, le désir.

2. Les akiriyavadin nient le karman, n’admettant pas que l’action (de l’âme) soit transmise aux moments futurs. S.Kr. 1.1.12.4.

3. Bhagavati. 9.33.383 et 387. Sur les schismes Jaïna, voir A. SEN, Schools and sects in Jaina Literature, Calcutta, 1931.

Le Buddha et les Brāhmana

L’influence que les Brāhmana ont exercé sur le Bouddhisme naissant semble plus considérable que toute autre, mais elle est difficile à déceler car elle est indirecte, elle ne porte pas sur des points précis de détails qui la ferait apparaître clairement, elle est d’orientation profonde. À qui a longtemps médité sur ces deux systèmes, les continuités qui mènent de l’un à l’autre apparaissent de façon saisissante.

Le Buddha fut en contact avec des prêtres de la caste des Brahman ; il connaît leurs rites, il en convertit un grand nombre. Huit parmi ses disciples sont des Brahman, et bien que le Buddha jette le discrédit sur les rites ainsi que sur les croyances védiques, il témoigne néanmoins d’une remarquable partialité envers les partisans du rite. Cette attitude s’explique aisément : Si le Buddha déborde de sarcasmes vis-à-vis des adeptes de Makkhali Gosāla, s’il estime qu’aucun d’eux n’a jamais atteint la délivrance en dépit de tout leur ascétisme, c’est parce qu’ils ne croient pas à l’acte ni au fruit de l’acte. Tout au contraire les Brahman adonnés aux pratiques sacrificielles croient, comme le Buddha, que l’âme n’est que la totalité des actes et que le karman mène le monde. C’est pour cette raison que les Jatila, et eux seuls, ces Brahman émaciés (kisa) attachés au rite du feu (agnihotra) sont admis dans la communauté boud­dhique sans être astreints, comme les autres, à quatre mois de noviciat (Vināya. I. p. 71) 2.

Les directives essentielles de la pensée bouddhique sont identiques à celles du Brahmanisme mais elles sont recouvertes par un vêtement qui les rend méconnaissables. Ce sont les préoccupations divergentes de ces deux disciplines qui voilent la similitude de leurs tendances. La conti­nuité entre Brāhmana et Bouddhisme est plus profonde, bien que moins apparente, que celle qui existe entre Brāhmana et Upanisad 3.

Dans le Bouddhisme qui ne fait sur ce point que continuer la tradi­tion des adeptes du sacrifice, le karman, l’acte a envahi toutes les formes de la vie et l’homme n’est plus qu’actes ou résultat d’actes. Ces actes dis­continus par nature sont rassemblés et s’organisent (samskr —) pour for­mer une personnalité qui n’a d’existence que par leur concours.

Cette personnalité ainsi façonnée n’est pas un substrat réel et continu puisqu’elle varie sans cesse selon ses constituants, les actes. Ceux-ci par leur dispersion ou par leur concentration orientent diversement la person­nalité et déterminent sa destinée.



1. Comme le note H. OLDENBERG dans son Bouddha (trad. p. 170) le Buddha se plaît à reprendre les idées et les règles du rituel brahmanique pour les approfondir et les interpréter dans un sens plus idéaliste : « Le plus haut sacrifice que l’homme puisse offrir… c’est lorsqu’il parvient à la délivrance ; c’est là le suprême achèvement du sacrifice ». (D. N. I, p. 147 § 27.) Sur l’influence des Brahmana sur le Bouddhisme, voir P. Mus, Barabudur, Introduction, p. 162 et suivantes.

2. Voir le M.V. I.15-21 sur la conversion des trois Kassapa accompagnés de mille brahman Jalila et le grand sermon que leur fit le Buddha sur le feu du désir.

3. Voir le brillant exposé qu’a tracé P. Mus, op. cit. Introduction, p. 171 et sq.

(162)

L’agencement des actes qui forme l’armature même de ces systèmes se nomme nidāna 1 ; ici et là il y a dépendance entre les actes sans qu’il y ait influence réelle d’une chose sur une autre ; cette connexion ainsi entendue exclut l’action causale de la substance.

Dans les Brāhmana les connexions constituent un réseau de correspon­dances qui ont leur source dans des actes qui s’équivalent grâce à la science des normes qui les pose.

Chez le Bouddhiste il faut distinguer la science de l’agencement qui ap­partient au Buddha, de l’agencement même lequel ne provient pas d’un mensurateur mais de tendances subconscientes qui s’enracinent dans l’ignorance.

L’acte, dans les deux systèmes, détermine la destinée de chacun. On possède la personnalité qu’on s’est façonnée par les actes et d’elle dépen­dent les mondes matériels ou célestes où on renaîtra, ainsi que la durée de vie dont on jouira.

Mais il existe une différence radicale entre Brahmanisme et Boud­dhisme : Le karman n’est plus pour ce dernier un acte sacrificiel, il est un acte moral à l’image de l’acte des Jaïna et ceci entraîne un complet renversement de valeur. L’acte sacré inspiré par le désir de la durée et du continu est condamné par le Buddha ; n’oublions pas néanmoins que cet acte sacré visait aussi à l’immortel et à l’intemporel. Le Buddha « qui bat le tambour de l’immortel, amrta », lui aussi, aspire à cet intem­porel qu’il nomme le nirvāna, et sur ce point Bouddhisme naissant et Brāhmana finissant se rencontrent car l’immortalité sera, de part et d’autre, considérée comme une absence de naissance répétée (punarmrtyu ou punah sambhuti).

Il est vrai qu’à date ancienne les Veda et Brāhmana estimaient que l’immortalité dans l’au-delà est dans le prolongement de la longue durée ici-bas 2 : c’est un même acte sacrificiel qui crée l’une et l’autre, tandis que pour le Buddha il y a discontinuité totale entre la durée engendrée par l’acte de désir et la non-durée que confèrent les actes concentrés et purs.

Une autre différence à signaler c’est que l’acte brahmanique est tou­jours constructeur, son unique fonction est d’agencer. L’acte bouddhique qui mène à l’immortel est un acte destructeur qui a pour fin la désor­ganisation des connexions.

En dépit des divergences profondes qui les séparent, Brāhmana et Bouddhisme partagent une conviction identique : les actes discontinus par nature forment la seule réalité qui nous soit donnée et ces mêmes actes, agencés conformément à certaines lois, engendrent continuité et durée.



1. Le Buddha a une prédilection marquée pour le terme nidana bien qu’il emploie aussi « upanisā ». Les Brahmana s’en tiennent de préférence à brāhmana, bandhutá et upanisad. A ce sujet, voir ci-dessus p. 62-64.

2. Une trace des conceptions brahmaniques peut être décelée dans une conception boud­dhique selon laquelle un acte extatique et relativement pur confère une durée indéfinie dans le ciel de Brahman, mais cette durée n’en a pas moins un terme et l’être inconscient, après des éons, retombe dans le monde de la forme ou du désir où il recommence ses pérégrinations. Voir ci-dessous p. 321, et aussi p. 187 n° 4.

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CONCLUSION

Si le Buddha échappe aux deux conceptions extrêmes de l’éternité et de l’anéantissement (sāvata et ucchedavāda) dans lesquelles se résument à ses yeux les tendances philosophiques erronées de son temps, c’est parce que ces obsessions comme il les nomme, ne sont valables ni sur le plan de l’inconditionné qui est inaccessible aux spéculations, ni sur le plan du relatif lequel est acte et résultat d’acte. L’âme n’est pas éternelle comme le serait une substance permanente ; elle n’est pas complètement détruite après la mort parce que les actes qui la constituent sont agencés en une chaîne de causes, la précédente conditionnant la suivante.

En professant la théorie du karman qui sert de voie moyenne entre les deux vues extrêmes, le Buddha se dressait contre la presque totalité des systèmes de son temps, qu’ils soient éternalistes ou nihilistes, car ils aboutissaient à une conclusion identique : l’homme n’est pas un agent responsable, l’acte ne fait pas partie de son essence.

Un éternel refrain frappait, en les irritant, les oreilles du Buddha : « Il n’y a ni meurtrier, ni instigateur de meurtre : quand un homme fend de son glaive la tête d’un autre, il n’y a pas là un être qui prive un autre de la vie ; c’est seulement dans l’intervalle de sept catégories que le glaive s’est ouvert un passage » (D. N. II 26 p. 56). À l’éternaliste Pakud­dha Kaccāyana fait écho le Nihiliste : « Un homme tue ou fait tuer… Sache que même alors il ne fait pas le mal » (S. K. II.1.24).

La Katha Upanisad proclame de même : « Si le tueur croit qu’il tue, si le tué croit qu’il est tué, ni l’un ni l’autre n’ont la vraie connaissance : celui-ci n’est pas tué, l’autre ne tue pas. Celui qui est sans dessein (akra­tu).., voit la grandeur de cet ātman » (TI.20 et 19). Cette strophe est d’au­tant plus intéressante qu’elle fait suite à une strophe qui s’oppose à la doctrine matérialiste : « L’inspiré (ātman) ne naît ni ne meurt. Il ne vient de nulle part et ne devient personne. Non-né, éternel, permanent (sas-vata), primordial, il n’est pas détruit quand le corps est détruit » (18).

Bali enfin, le partisan d’un temps absolu, ne parle pas autrement : « Celui qui tue se borne à tuer une victime déjà tuée (47) ; je ne suis pas l’agent, tu n’es pas l’agent, personne d’autre n’est l’agent ; c’est le Temps, ô Sakra, qui protège ou détruit tout ce qui existe » (M.H.B. XII.231, 22 et 47).

Vyāsa de même : Les uns pensent que les hommes tuent : les autres pensent que les hommes ne tuent pas. La vérité est que la naissance et la destruction de tous les êtres arrivent nécessairement en vertu de leur nature propre (svabhāva) (M.H.B. N11.25.16).

Même refrain chez les Ajīvika : « De deux hommes l’un admet l’action, l’autre la nie, mais ces deux sont identiques, leur cas est le même parce qu’ils sont soumis à la même force, le destin. L’ignorant s’imagine qu’il

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est la cause de ce qu’il éprouve… Le sage pense : quand je souffre je n’en suis pas la cause… la destinée en est la cause ; c’est elle qui assigne douleur et joie. C’est ainsi que par nécessité les êtres mobiles et immo­biles ont un corps et subissent les vicissitudes de la vie… » 1



1. Sut.S. II.1.30-33.

CHAPITRE V BOUDDHISME PRÉCANONIQUE ET L’INTUITION DU BUDDHA

Nous sommes peu renseignés sur les croyances du Buddha et de ses premiers disciples avant la rédaction définitive des textes canoniques, mais nous avons la conviction que là, comme partout dans l’Inde, la tradition orale nous a pieusement et fidèlement conservé l’essentiel de la parole du Buddha.

On s’est pourtant demandé si la doctrine fondamentale du Bouddhisme, celle qui considère les éléments des sens et de la pensée comme des choses momentanées, absolument séparées dans le temps et dans l’espace (prthag dharma) et reliés par les seules lois de l’interdépendance (pratityasamut­pāda) n’a pas été précédée d’une forme archaïque, précanonique qui, émergeant avec peine des upanisad, demeurerait toute imprégnée de la croyan­ce en un principe spirituel permanent, ātman/1 ou vijñāna.

Il faudrait examiner l’ensemble des indices subtils qu’on a cru déceler dans les textes les plus anciens et qui, forçant à poser permanence, subs­tantialité et devenir de l’âme ou de ses composants spirituels (dhar­madhātu), ne permettrait pas de conclure à la haute antiquité des dogmes des éléments séparés et de la non-substantialité, ces dogmes n’étant plus, en ce cas, que des conceptions tardives propres à des moines qui rédigèrent les sutra en obéissant à un rationnalisme étroit à tendance pessi­miste et négative.

St. Schayer en un très intéressant article s’efforce de reconstruire les spéculations précanoniques d’où évoluèrent graduellement les systèmes de la scolastique Bouddhique. Il rassemble dans ce but les textes cano­niques dont le contenu lui paraît être en contradiction, non seulement avec les théories de l’irréductibilité et de l’individualité de tous les élé­ments, chacun portant sa propre essence (svabhāvadhārana), mais encore avec le dogme de l’impermanence (sarvamaniccam). »Si, dit-il, en dépit de leur caractère non-canonique, ces textes ne furent pas supprimés par les compilateurs du canon, c’est qu’ils étaient considérés comme des reliques d’une très ancienne et respectable tradition ». St. Schayer cher­che également à retracer les vestiges du Bouddhisme primitif dans les



1. L’atman a déjà fait l’objet d’un exposé, ci-dessus p. 74-76 et 113.

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textes du Māhāyana qui, sous plus d’un rapport, dit-il, a conservé plus fidèlement que le Petit Véhicule les anciennes traditions/1.

Une des survivances de l’ancien Bouddhisme est la doctrine contenue dans le « sūtra aux six éléments » (saddhātu) selon laquelle la personnalité consiste en six éléments qui sont : terre, eau, air, feu, éther (ākāsa) et connaissance (vijñāna). Cette série qui va des éléments les plus gros­siers aux plus subtils selon un principe d’homogénéité et d’affinité des éléments est incompatible, soutient St. Schayer, avec la doctrine boud­dhique de la séparation absolue de tous les éléments. On peut par contre la comparer à la théorie de certains matérialistes, les Bhūtavādin, qui font de l’âme un sixième élément permanent qui s’ajoute à la série des cinq autres éléments matériels/2. Ces Bhūtavādin croient, d’autre part, en l’existence d’une conscience invisible et en la responsabilité morale.

A côté de ces écoles matérialistes qui considèrent l’âme ou la connais­sance comme le produit le plus subtil des cinq éléments matériels, cer­tains passages des anciennes Upanisad font de la connaissance (vijñāna) la source d’où dérivent les autres éléments selon une série de gradation où chacun d’eux est moins subtil que celui qui le précède dans la hiérar­chie ; la série exprime alors la simple évolution (parināma) d’un élément unique et, en l’occurence, cet élément est le vijñāna.

Avec le monisme spiritualiste des Upanisad, St. Schayer met en paral­lèle le Vijñānavāda des Bouddhistes ; citant des textes à l’appui de sa thèse, il montre que dans l’ancien Bouddhisme « la conscience était consi­dérée comme un élément éternel et indestructible », le vijnāna, élément relativement stable, transmigrait et, comme un homme saute par-dessus un fossé au moyen d’une corde suspendue à un arbre, il sautait d’une existence à l’autre. Cet exemple rappelle, dit-il, une métaphore de la Brhadāranyaka Upanisad dans laquelle l’âme douée de vijñāna et à laquelle s’attache science, œuvre et expérience antérieure (pūrvaprajñā), transmigre de façon toute spirituelle ; elle se contracte dès qu’elle a secoué le corps « comme une chenille arrivée au bout d’un brin d’herbe se contracte pour une nouvelle avance » (IV.4.2-3).

D’autre part un passage du Canon pâli/3 décrit le nirvāna comme une absorption des quatre éléments sensoriels ainsi que toutes leurs dis­tinctions dans la conscience infinie lumineuse de tous les côtés (pabhas­saram... cittam).

L’ancienne secte des Mahāsāmghika, poursuit St. Schayer, soutient que la pensée est pure dès l’origine et qu’elle se souille ensuite de passions et de poussières adventices.

Le dharmadhatu précanonique équivaudrait donc au vijnānadhātu, lui-même semblable au prabhāsvara citta, la pure pensée des Mahāsām­ghika.

Voulant prouver, d’autre part, qu’une théorie des éléments (dharma) où le terme dharma désignerait tous les éléments, qu’ils soient physiques



1. Precanonical Buddhism, “Archiv Orientalni” vol. VII, 1-2, 1935, pp. 121-132. Voir aussi du même auteur New contributions to the problem of Prehinayanistic Buddhism, Polski builetyn orientalistyczny. Vol. II, 1937, p. 8.

2. Voir ci-dessus p. 128 et S.Kr. 1I.1.22-23.

3. À. N. I.10, voir aussi D. N. I, p. 223 ; M.N. I, p. 329.

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ou mentaux, n’appartenait pas au Bouddhisme primitif, St. Schayer avance plusieurs arguments :

Les anciens Mahāyānistes distinguaient un double corps de Buddha : le rūpakāya, le corps phénoménal et le dharmakāya, le corps véritable iden­tique à la totalité de tous les dharma ; deux notions qui s’excluaient mutuellement se trouvent ainsi juxtaposées : c’est donc qu’à l’origine l’univers se trouvait divisé en ce qui est dharma et en ce qui ne l’est pas, à savoir le rūpa, le sensible, alors que dans le Bouddhisme orthodoxe les dharma englobent tous les éléments de l’existence y compris le sensible, les éléments mondains et supra-mondains, la réalité matérielle et spiri­tuelle.

On trouve une survivance de cette antique conception du dharma dans l’Abhidharma Kosa (1,30) où parmi les douze āyatana et les seize dhātu, le dharma āyatana et le dharma dhātu ne contiennent que des éléments qui ne sont pas des sensibles (rūpa). Rūpa et dharma forment ainsi les deux catégories opposées de l’univers ; le rūpa appartient aux deux sphères du désir (kāma) et du sensible (rùpa) tandis que le dharma a pour sphère l’ārūpya dhātu, ce qui transcende le sensible et consiste en quatre āyatana caractérisés par leur infinité et qui sont omnipénétrants et omni­présents : ce sont les quatre infinités de l’espace, de la connaissance, du vide (ākincañña) et de ce qui n’est ni notion, ni absence de notion.

De cet exposé il résulte que la thèse de l’universelle impermanence n’appartient pas au Bouddhisme primitif (p. 128) car, à l’origine, seul le sensible (rūpa) était impermanent, ce sensible comprenant les phéno­mènes psychiques et physiques par contraste avec ce qui est éternel, le dharma. C’est ce que corrobore le fait que les anciens Mahāsā mghika classent les quatre royaumes appartenant aux ārūpyadhālu ainsi que les deux arrêts (nirodha) parmi les éléments éternels et inconditionnés (asams­krta).

Il suit donc que le dharmadhātu désigne une réalité permanente, indes­tructible qui transcende les sens et que seul l’esprit appréhende. Il est aussi la vérité suprême qu’a découverte le Buddha omniscient. C’est sur cette ligne d’évolution que se trouve le dharmadhātu, l’absolu des Mahāyānistes, et d’autre part ce dharma unique offre des affinités évi­dentes avec le dharma védique tandis que le dharma désignant tous les éléments de l’existence n’est qu’une innovation artificielle et qui, comme telle, ne peut être liée au dharma, suprême réalité spirituelle.

Arguments et exemples ne sont nullement convaincants. Pour répon­dre à St. Schayer c’est la totalité des textes de l’ancien Bouddhisme qu’il faudrait dresser contre lui, mais comme cette totalité serait susceptible d’être rejetée sous prétexte qu’elle appartient à une rédaction canonique tardive je préfère m’attacher à montrer l’unité qui se dégage de l’enseignement vivant du Buddha et qui ne peut s’expliquer sans faire appel à une intuition très riche et très simple à laquelle se réduisent les divers aspects de sa doctrine, à savoir : inexistence d’un principe spirituel permanent et un (anatman), éléments séparés et par cela même inter­dépendants (dharma et dharmatā), croyance en un devenir psychique entièrement forgé par nos actes et tendances (samskāra) et qu’à tort on prend pour une personne durable (atman). Ces idées qui forment le contenu

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essentiel du canon pâli ont leur source dans l’intuition même du Buddha. Supprimer une seule de ces idées composantes réduirait la pensée du Buddha à l’absurde.

Comme l’intuition du Buddha porte sur le temps, son évanescence et la construction de la durée, il faut tenter de la décrire. Dans les pages qui suivent on s’efforcera de montrer que la théorie de l’impermanence remonte au Buddha lui-même et qu’elle est l’expression première de sa pensée. C’est parce que tout est notre œuvre et que cette œuvre est vouée à la destruction que tout est tourment (duhkha). L’enseignement portant sur le caractère éminemment périssable de l’acte lui venait des anciennes Upanisad et des Brāmana.

Dès avant son illumination le Buddha a pris conscience que tout ici-bas n’est que douleur et il cherche la seule chose qui puisse mettre fin à cet amas de misères, la paix de l’esprit : « Je cherchais, dit-il, la paix suprême du nirvāna » (M.N. I.163). Mais il ne peut parvenir à cette paix s’il n’a pas, au préalable, découvert la cause première de la naissance et de la mort, en un mot la cause de l’insurmontable durée. Une intuition qui fit une impression profonde sur sa sensibilité est « la triple allégorie jusque-là inconnue et qui jaillit en lui comme l’éclair » : le désir y est comparé à un bois plein de sève avec lequel il n’est pas possible d’allumer le feu (autrement dit, obtenir la délivrance) ; tandis que le bois sec sert parfaitement à cet usage (M.N. 1 241).

Ayant découvert que le désir est à l’origine du devenir, que la person­nalité n’est que désir, le but du Buddha sera désormais d’extirper ce désir ou, comme il préfère le nommer, la soif (trsnā). Après s’être exercé pen­dant des années à la mortification la plus excessive, le Buddha en a éprouvé la stérilité car, le flux du désir (āsrava) n’étant pas détruit, il n’est parvenu ni à l’apaisement, ni à la délivrance. De même, dans le passé, le Buddha était allé trouver Ālára Kālāma et Udaka Rāmaputta, maîtres en extases, mais après s’être exercé dans les extases de la vacuité, le Buddha s’aperçoit qu’il n’a pas atteint le renoncement (nibbidā), ni l’absence de passion (virāga), ni le discernement (abhiñnā), ni l’apaise­ment, ni l’illumination (sambodha) (M.N. 1 165).

Le Buddha se demande alors s’il n’existe pas un autre chemin vers l’illumination. C’est à ce moment que lui revient ce souvenir de jeunesse : « Assis à l’ombre fraîche d’un arbre,… exempt de désirs et de mauvais états d’esprit, j’entrais, dit-il, dans la première méditation (jhāna) avec toute la joie et l’aise (sukha) qu’elle comporte, un état engendré par le détachement intérieur (viveka), mais non dépourvu d’observation et de réflexion (savitakka et savicāra). Fallait-il voir là le chemin de l’illumi­nation ? En prompte réponse à ce souvenir, ma conscience me dit que tel était bien le véritable chemin de l’illumination » (M.N. I.245-246).

Ce n’est qu’après s’être appliqué à nouveau à cette première médita­tion et avoir éprouvé la joie, sans avoir eu de crainte vis-à-vis de cette joie/1, que le Buddha parcourt les trois autres méditations extatiques qui le purifient de sensations, joie, notion et, parce que son esprit est délivré



1. La joie n’est pas en effet sans danger ; n’étant pas identique à la paix suprême, elle peut devenir un obstacle à cette paix, ou bien en raison de l’attachement qu’on ressent à son égard, ou bien par l’excitation qu’elle procure.

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de tout flux du désir (āsava), l’apaisement s’accroît grâce au vide et à la concentration jusqu’à ce qu’il atteigne le nirvāna.

Quel est le contenu même de l’illumination (bodhi) ? Nulle part on ne le trouve décrit à l’occasion de cette expérience. Il semble que le Buddha ait eu de la répugnance à enfermer dans des formules l’intuition simple et riche qu’il avait eue de la réalité. Les cadres qui lui étaient offerts : upanisad, nidāna, samskāra, connexion et énergie élaboratrice de ces connexions, n’étaient guère appropriés à recevoir un contenu si différent de leur teneur habituelle. La formule des quatre nobles Vérités, le dhamma, la loi de production conditionnée seront les divers moules où il s’efforcera de couler une intuition qui déborde toute formule/1. Ce n’est que pour les besoins de l’enseignement que l’intuition indivise fut ainsi systématisée.

Par les quatre vérités « dont personne auparavant n’avait entendu parler » et qui firent de lui un éveillé (buddha), il proclame :

1. La douleur de toute existence.

2. L’origine de la douleur, à savoir la soif ou convoitise (tanhā), les désirs dont cette soif s’accompagne, l’inconstance qui fait qu’on trouve son plaisir à être tantôt ici, tantôt là.

3. La suppression de la soif dont résulte la suppression de la douleur.

4. Le chemin, enfin, qui mène à la suppression de la douleur (M.V. I.6.19-22).

Dukkha ne signifie pas la douleur comme on traduit ordinairement. Nous verrons par la suite qu’il désigne le malaise physique et mental, l’agitation, l’instabilité, l’inquiétude et s’oppose à l’aise (sukha) et à l’apaisement.

Ce tourment a pour source la soif qui est soif de passer d’une existence à une autre, soif de devenir. Si ce devenir est possible c’est parce qu’il n’y a pas de substance ; il n’est rien qui naisse de soi ou qui n’ait besoin que de soi pour exister ; il n’y a pas d’ātman, la personne n’est que désir ou appropriation (upādāna, ādāna) ; elle dépend d’autre chose pour subsister.

De la constatation de cette dépendance fondamentale le Buddha va faire une loi générale, le dharma ou pratītyasamutpāda, l’interdépendance « ceci étant, cela est, ceci n’étant pas, cela n’est pas ». Cette loi n’était à l’origine qu’une réflexion sur la seconde vérité et se bornait à une recher­che de la cause de ce tourment. Cette réflexion a conduit le Buddha à un regrès de condition en condition, la nature douloureuse et transitoire de toute chose trouvant sa raison d’être dans le caractère conditionné de tout ce qui existe.

L’acte d’appropriation, par lequel tout être se fait, fonde son exis­tence, détermine son état futur. L’avenir de chacun dépend de ses actes et non plus d’une nature propre laquelle lui fait défaut : « Ainsi je te le dis, les créatures sont les héritières de leurs propres actes » (M.N. I. 390).

La souffrance et le trouble mental dépendant entièrement de l’acte avide, il ne tient qu’à chacun d’y mettre un terme. Si par souffrance



1. Le Buddha hésite longtemps à communiquer aux hommes cette intuition tant elle est profonde, et au delà de toute spéculation. M.N. I.167.

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on n’entend que souci, agitation, liés à l’appropriation, il est naturel de considérer que l’extinction de la soif coïncide avec l’apaisement du tour­ment vital.

L’enseignement du Buddha est contenu dans un schème très simple : le Buddha part de la constatation que tout est tourment ou susceptible de le devenir et qu’il faut y mettre un terme. Il recherche la cause du tour­ment et c’est dans le désir qu’il la trouve. Comment détruire ce désir, se demande-t-il alors ? Ce n’est pas par l’ascèse ni par les méditations extatiques, mais par le détachement : un souvenir de jeunesse le lui apprend. Pour se détacher radicalement il n’existe qu’un moyen : prendre cons­cience que tout est évanescent et dépourvu de soi ou d’en soi ; qu’il n’y a ni être ni non-être mais, ainsi que l’enseignaient les Brāhmana, du faire et du défaire. Le monde n’est qu’un ensemble d’énergies ou de ten­dances constructrices (samskāra) qui, en s’associant, produisent des constructions (samskrta) périssables : mais ces constructions dépendent nécessairement de l’effort organisateur, de sorte que tout surgit et périt selon une loi, celle de l’enchaînement des conditions (pratityasamutpāda). Comme le ressort de l’enchaînement n’est autre que le désir, il suffit de renoncer au désir pour que cet enchaînement se trouve immédiate­ment brisé.

La découverte du Buddha porte sur le rôle dévolu au détachement, sur l’universelle impermanence et sur un enchaînement de conditions qui se rattache à l’énergie constructrice (samskāra) du devenir phéno­ménal (samsāra).

N’est-il pas naturel d’admettre que les dernières paroles que le Buddha adresse à ses disciples avant de mourir contiennent l’essentiel du message qu’il voulait leur transmettre ? Et ce message est étrangement bref : « En vérité, ô disciples, toutes les énergies constructrices sont impermanentes (vayadhamma), travaillez efficacement sans relâche/1 soyez d’intention bien concentrée (susamāhita samkappa). Surveillez la pensée (citta) » (D. N. II. p. 120 § 51).

Au moment où le Buddha entre dans l’apaisement définitif (nirvana), Indra, de son côté, prononce des paroles solennelles : « Impermanentes en vérité sont les énergies constructrices (samskāra) soumises à l’appa­rition et à la disparition. Comme elles ont pris naissance, ainsi elles pren­nent fin ; leur apaisement est bonheur »/2.

Voici maintenant de quelle manière se forgent les fausses notions de l’existence et de la permanence du moi : la pensée, telle qu’elle se trouve dans le samsara, n’est qu’un ensemble d’actes dispersés, en perpétuelle oscillation/3 parce qu’ils sont alimentés par la soif et l’ignorance. Ces actes, au lieu de se concentrer, tendent vers autre chose et forment ainsi le flux de la pensée (āsava) qui s’écoule vers l’extérieur, le non-moi, puis vers l’intérieur, le moi ; ou encore vers le passé ou vers l’avenir, engen —



1. appamadena sampādetha. Voir le sens de sampad — dans les Brahmana, ci-dessus p. 61-62

2. aniccāvata samkharā uppādavaya dhammino / uppajjitvā nirujjhanti tesam vūpasamo sukhtoti. D. N. II, p. 157, § 10.

3. Est condamné au premier chef, à travers tout le canon páli, la négligence et la distrac­tion (pramāda) en tant que source de tous les tourments car elles favorisent la soif et les concep­tions erronées en s’opposant à la concentration (samādhi) et à l’attention vigilante (sati) « alerte de jour et de nuit ». (DmP. 296).

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drant ainsi une fluctuation source de malaise (dukkha) et lourde de redou­tables conséquences.

Ces actes en se ployant/1 vers l’autre, en le discriminant (vijñāna) du moi, forgent les notions de moi et de non-moi dans ce qui n’était qu’une masse d’actes qui seraient restés tels, c’est-à-dire indifférenciés en moi et en non-moi, s’ils étaient demeurés concentrés.

Face au non-moi, le moi cherche à l’approprier afin de devenir encore et encore, d’où résulte l’élan sans fin vers un avenir que ponctuent morts et renaissances et sans que cette incessante projection hors de soi entre jamais dans le repos.

Ce schème contenait les principaux membres de la production condi­tionnée (pratityasamutpāda) : soif (tanhā), ignorance (avidyā), tendances (samkhāra), conscience discriminatrice (viññāna), appropriation (upādāna), devenir (bhava), naissance et mort (iāti-marana).

Dès qu’il a eu compris à quel enchaînement appartenait l’agencement des conditions, le Buddha a vu comment on pouvait y mettre un terme. Cette durée du devenir n’est pas insurmontable car elle est l’œuvre, nous le verrons, d’une intention qui dirige et reprend une impulsion. Et intention et impulsion peuvent être plus facilement brisées qu’une chose ou un devenir réel lorsqu’on connaît leur cause, à savoir désir et igno­rance, et qu’on a, d’autre part, le moyen d’extirper ces derniers.

Dharma

Après ce bref exposé il me faut examiner un terme crucial du Boud­dhisme, le dharma auquel, faute de le comprendre, St. Schayer a cru pouvoir rattacher la permanence.

Si ce terme est, avec samskāra, le mot le plus malaisé à traduire du canon bouddhique ce n’est pas pour une raison identique ; ce dernier n’est pas ambigu comme le premier et son champ demeure nettement déterminé ; au contraire le dhamma est le terme générique qui désigne tout ce qui existe : « l’expérience authentique du Buddha (le dhamma) aussi bien que les expériences sur lesquelles elle porte (les dhamma), et qui, nous le verrons bientôt, peuvent être isolées ou enchaînées. Consi­dérés dans leur enchaînement les dhamma ne diffèrent pas essentielle­ment de samskrta, l’activité organisatrice et son résultat ; mais en tant que discontinus et purs les dharma échappent entièrement à l’activité de la pensée.

Le dhamma tel que l’entend le Buddha apparaît avant tout comme une expérience authentique, une vision particulièrement intense de la réalité, celle qui fera de Gotama un éveillé. Cette vision est une intuition, une réalisation (kāya) exempte de tout sophisme, de toute dialectique/2. Ce



1. Abhuj — . Même valeur du préfixe « á », que dans āsava, āniñja, ces termes impliquant une agitation condamnable qui se traduit par un écoulement vers le dehors.

2. Le Buddha s’enquiert avec insistance auprès de Musila, afin de savoir si sa connaissance intuitive est bien personnelle (paccattam), à part des croyances, inclinations, arguments, connais­sances par oui-dire, réflexions, opinions (S.N. II.115). Le Dhammapada précise : On ne mesure pas le dhamma à l’abondance de la parole, ni à la science traditionnelle mais à la réalisation (259). Textuellement : le dhamma qu’on voit avec son kāya, tout son être, le sens intime ou le cœur.

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n’est pas une connaissance par ouï-dire. Après avoir décrit les religieux et les Brahmanes connaisseurs des trois Veda qui cherchent à obtenir le but et le fondement de la vie supérieure grâce à la tradition dont ils dépendent, le Buddha mentionne d’autres religieux et brahmanes, logi­ciens et raisonneurs (takkin et vimansin) ; puis, supérieurs à ces derniers, des religieux et des brahmanes qui, “en des expériences (dhamma) encore inconnues/1 ont, sans aide aucune, discerné le dhamma, la doctrine, et ont ainsi obtenu le but et atteint la perfection en reconnaissant le fonde­ment sur lequel repose la vie supérieure. À ces derniers j’appartiens” conclut le Buddha (M.N. II.211).

Au temps du Buddha le terme dhamma devait désigner une intuition d’ordre cosmique, illumination soudaine de l’esprit, vision universelle et libératrice. Ce n’est que par la suite qu’il a été appliqué à une doctrine spéculative.

Le dhamma du Buddha possède au plus haut degré ce caractère anti­spéculatif : “J’ai, dit le Buddha, bien proclamé et rendu manifeste les dhamma dépouillés de tous leurs emmaillottements (chinnapilotika)”, ces hardes ou vêtements tout faits que sont les faux dogmes, les systèmes et, de façon générale, toutes les notions (ditthi, papañca, etc.) (S.N. I1.28).

Les dhamma tels qu’ils sont appréhendés dans l’expérience du Buddha sont des réalités irréductibles, dépouillées de toute organisation forgée par l’entendement ; ce sont des existences, ce ne sont pas des essences ; ainsi il n’y a pas d’agent, d’ignité, etc..., mais des actes, du feu. Il ne faut surtout pas se forger la notion d’une sapience (paññā) et moins encore se laisser aller à l’illusion d’un nirvānatva, l’entité nirvâna (M.N.I.I.)

Si le Buddha éprouve une telle méfiance vis-à-vis de toute spécula­tion ce n’est pas seulement parce que les spéculations se montrent inca­pables de fournir une solution aux problèmes métaphysiques et de mener à la délivrance, mais surtout parce qu’elles sont une des entraves les plus sérieuses à l’intuition de la réalité même.

L’erreur fondamentale de St. Schayer porte sur l’interprétation qu’il donne au terme dharma ; il est hors de doute que le dharma tel qu’il l’entend : « la monade qui porte sa propre essence » est une innovation artificielle appartenant à l’école tardive et quelque peu hérétique des Sarvāstivādin et n’offrant aucun rapport avec les dhamma du Buddha.

A l’origine dharma est le terme générique qui englobe toute expérience : se nomment dharma aussi bien les expériences multiples, impermanentes et contingentes que celles qui mènent à la délivrance (dharmadhātu ou ārūpyadhātu) et que le dharma unique et transcendant, le nirvāna.

Le dharma éternel n’est que la vision du Buddha ; il n’a rien d’une réalité substantielle. Les autres dharma sont tous impermanents qu’ils soient sensibles (rupa), psychiques et même extatiques car tout, hormis le nirvāna est fabriqué (samskria), c’est-à-dire impermanent.

La multiplicité des dharma du Buddha n’est pas incompatible avec celle des dharma védiques ; nous ne sommes pas autorisés à opposer les dharma évanescents du premier au dharman immuable des Veda. Celui -

1. Ananussuta, échappant à toute tradition, non encore ouïes.

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ci n’est ni unique, ni immuable, les dharmāni étant habituellement au pluriel.

Précisons d’abord ce que les dharma ne sont pas et dans le Védisme et dans le Bouddhisme : ils n’ont jamais été conçus comme des éléments ou des matériaux sur lesquels s’exercerait une activité. Ils diffèrent du substrat unique et stable que les Veda désignent par les termes dharúna, skambha, svaru etc., support, étai, pilier. Ils ne sont pas non plus des fondements immuables ni des supports substantiels ; la permanence du dharman n’appartient pas à l’essence du dharman lui-même ; dans nom­bre de textes les dharman ont besoin d’être maintenus : « Par ses trois pas Visnu affermit les dharmāni » (R. V. I.22.18). Il existe des « mainteneurs de dharman » (A.V. I.25.1). On précise encore que “la lumière véridique (satya) est adaptée au dharman solide du ciel (R. V. X.170.2)” le dhárman a ici besoin de l’épithète dharúna, solide.

Le dharman désigne le résultat de l’acte d’étayer (dhr —) 1, étaiement qui se réalise d’après une ordonnance propre à l’acte structurant. Nous avons vu que dans les Veda l’étaiement dépend de l’acte quotidiennement répété d’Indra, de Savitr etc. et n’est pas établi une fois pour toutes : cet étaiement a donc besoin d’être perpétuellement renouvelé. D’autre part le dharman, la structure, n’est pas considéré comme indépendant de l’acte de soutien.

En quel sens le dharma mérite-t-il alors d’être nommé « structure de la réalité » dans le Védisme comme dans le Brahmanisme ? C’est parce que l’ordonnance qui sert de norme à l’acte qui fonde les structures est ce qui leur confère solidité et permanence.

C’est pour cette raison que les détenteurs de cet acte sont nommés des « satyadharman », véritable expression de la stabilité cosmique et qui prouve que le dharman a pour condition une connaissance exacte, authen­tique. Parmi les étayeurs et organisateurs (vidhartr), Mitra et Varuna, les gardiens de l’agencement, sont des satyadharman : norme exacte et réalisation effective de cette norme 2. Ces dieux comme Agni et les sacri­ficateurs connaissent la loi de l’organisation, celle dont dépend l’étaie­ment cosmique ; de la connaissance de cette loi des résultats immédiats procèdent à savoir, le dharman, ordonnance réalisée.

Comme dans les Veda, les dhamma du Buddha revêtent un triple aspect : ils sont le résultat d’actes structurants et on peut les traduire alors par choses ou expériences. Ils se présentent également comme une organisation dépendant d’une norme, ils sont alors la dhammatā, la loi qui préside à l’organisation des expériences multiples ; mais il ne faut pas voir ici une organisation qui s’exercerait sur des éléments passifs ; non, les actions sont la réalisation de la norme. Ils sont enfin la vision intuitive de cette organisation, la dhammatā dont le Buddha fut le pre­mier à prendre conscience.



1. E. Benveniste, valeur du suffixe « -man ».

2. R. V. V.63.1. Cf. A.V. I.10.3. Savitr également : R. V. X.34.8 ; 139.3 et A.V. VII.24.1, sur satyadharman.

Le Dhammapada 217 rapproche également dhamma de satya : “Celui qui a acquis congrument (sarppad) la vision et la bonne conduite se tient sur le dhamma, il est un saccauñdin, “qui dit la parole exacte”, celle qui est efficace au salut.”

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Il s’ensuit que la continuité et la stabilité des dhamma n’est que celle d’un agencement et qu’elle est construite ; c’est ce que le terme « dharma » exprime parfaitement en tant que « structure qui résulte d’un acte ».

Ce qui apparaît comme éternel aux yeux du Buddha comme à ceux des rsi, ce n’est pas les dharman mêmes mais la connaissance de leur loi qui est celle de leur agencement et qui permet de les engendrer ou non à volonté. C’est ainsi qu’on franchira l’abîme qui sépare les dharma éva­nescents du Bouddhisme des dharman immuables des Veda sans avoir à chercher dans le dharmadhātu ou nirvana le dharman immuable, répli­que exacte du dharman védique.

Le dhamma en tant que structure universelle continue fidèlement la tradition védique.

Si l’on prend le dhamma comme synonyme de doctrine et de disci­pline morale fondée sur une vision authentique on pourra dire que le dhamma est l’ordonnance sur laquelle repose la vie supérieure, la moralité bouddhique, de même que le sacrifice védique reposait sur l’ordonnance des dharman. Ce sens de norme et de discipline se trouve déjà dans l’Atharva Veda (XI.7.17) et c’est en tant que résultat méritoire de l’acte que le dharman apparaît comme la norme sacrifi­cielle qui étaie ciel et terre (R. V. X.16.3 et V.15.21).

Le. dhamma ou l’abhidhamma, la vision intuititive des choses telles qu’elles sont, yathābhūta, ne porte pas seulement sur les éléments d’expé­rience en tant qu’isolés, discontinus, mais encore sur leur enchaînement et organisation dont le Buddha a découvert la loi.

L’ambiguïté du terme dhamma vient précisément du fait qu’il désigne des choses discontinues ainsi que la loi de leur interdépendance/1, mais cette ambiguïté disparaît dès qu’on se reporte au problème tel qu’il se posait à l’époque du Buddha : si les choses peuvent être en connexion, au sens nouveau que le Buddha donnera au terme nidāna, ce n’est que parce qu’elles sont naturellement séparées : discontinuité et relation ne sont qu’un même aspect d’une seule intuition ; il n’y a pas de con­nexion possible si les expériences ne sont pas originairement isolées les unes des autres, car la connexion n’a rien d’une relation qui unirait subs­tance et attribut. Les maillons de la chaîne, les nidāna, ne sont pas sou­dés les uns aux autres par une causalité substantielle, ils ne sont pas dans le rapport de support à supporté comme les pratisthā des Upanisad. « Cela étant, ceci est » : telle est leur loi. Cette vision d’interdépendance s’oppose à la vue fausse de l’ālaya/2 dans laquelle les dhamma apparaissent aux ignorants comme des substances réelles, agglutinées les unes aux autres. C’est pourquoi, nous est-il dit, ceux qui sont attachés à l’ālaya ne peu­vent comprendre cette loi d’interdépendance.

Après avoir perçu la douleur de ce qui est sujet à la naissance et avoir obtenu l’incomparable certitude d’un nirvana exempt de renaissance, le Buddha pensa : « Cette vérité que j’ai découverte est profonde, cachée,



1. Nous avons les équivalents : dhamma = dhammatā = idappaccayatá = paticcasamup­pāda.

2. Alaya de a-li —, “sombrer en s’agrippant”, parait être ce qui, en agglutinant, fait sombrer dans l’inconscience du désir. Ce terme très ancien, mais rarement employé dans les Nikáya, passera au premier plan dans la philosophie des Vijnánavádin : la pensée deviendra l’alayavijñá­na et désignera la subconscience, la masse interdépendante des imprégnations (vasana).

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difficile à comprendre, apaisante, subtile, au delà de la dialectique, abstruse, que les sages seuls peuvent saisir. Les gens, par contre, sont adonnés à l’ālaya (l’attachement), ils s’attachent à l’ālaya, se réjouissent dans l’ālaya ; il leur est donc difficile d’embrasser par la pensée la pro­duction en dépendance (paticcasamuppāda), la loi de corrélation (idap­paccayatā), ainsi que l’apaisement de toutes les énergies causales (sam­khārasamatha), le renoncement à tout substrat (upadhi) de l’existence, la suppression des passions (virāga), l’arrêt (nirodha), la délivrance (nib­bāna)/1. »

Si l’on se place maintenant au seul point de vue de la production et de l’agencement phénoménal des dharma, le pratityasamutpāda, une différence importante sépare Bouddhistes et Brahmanes, mais celle-ci ne touche pas au fond du problème car elle n’est que divergence d’orien­tation : Les Brahmanes n’ont qu’un désir : produire, grâce à une connaissance exacte, des structures bien agencées et qui soient permanentes au sens de constamment renouvelées à leur gré. Le Buddha, au contraire, n’a qu’une ambition : briser l’agencement des structures, ces synthèses mal faites (samskāra), et échapper à la durée qui résulte de cette articu­lation structurante/2. C’est grâce à son illumination qu’il a pris conscience que les dhamma peuvent être désorganisés, isolés les uns des autres, parce qu’ils sont par nature impermanents et instables, bien qu’ils apparais­sent toujours sous l’aspect d’un enchaînement. Lorsque ces dhamma périssables sont façonnés par la pensée et organisés ou composés (sams­krta), ils engendrent l’illusion d’un monde durable de « moi » qui trans­migrent. Le Buddha a vu comment, grâce à la connaissance des causes de la concaténation, on peut, en faisant échec à ces causes, mettre un terme définitif à cette concaténation. C’est le désir de chacun qui oriente les dhamma et forge un ensemble de configurations dont le Buddha trouvait un exemple typique dans le cosmos sacrificiel des Brahmana, ces struc­tures (samsthā) où l’enchaînement nécessaire des actes a pour ressort le désir qu’a le sacrifiant d’obtenir une personnalité durable et immortelle, un ātman et des biens appropriés/3. Le monde que forge de même chacun de nous apparaît au Buddha comme une trame de concepts qui voile la réalité dernière, à savoir des expériences caduques et séparées.

Cet aspect de la doctrine du Bouddhisme qui n’a pas été mis en valeur jusqu’ici apparaît comme si fondamental que je n’hésite pas à citer quelques-uns des innombrables textes qui traitent de l’élaboration falla­cieuse et factice remontant à la pensée dynamique.

Le Buddha après s’être loué de tout connaître dans le monde, à savoir tout ce qui est vu, entendu, discerné, atteint, appréhendé par la pensée (manas) et avoir spécifié : « Tout cela je l’ai pleinement compris et je n’y suis pas soumis », ajoute quelque peu paradoxalement : « Mais si je disais : je connais tout ce qu’on voit, entend, comprend, etc., dans le monde, ce serait faux et si je disais : je ne connais pas tout ce qu’on voit dans le monde, ce serait encore faux ». C’est alors qu’il nous révèle de



1. M.V. I.5.2. Cf. M.N. I.167-169.

2. Pratisamdhi vijñāna, » la connaissance qui s’articule’ apparaîtra de bonne heure dans le Bouddhisme.

3. Voir ci-dessus p. 101 le rôle du désir qui ne vaut que pour le seul sacrifiant.

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quelle manière il connaît : « Ainsi, moines, un Tathāgata voit ce qui doit être vu, mais il ne forge pas de conceptions (maññati) au sujet de ce qui est vu, ni au sujet de ce qui n’a pas été vu, ni au sujet de ce qui doit être vu, ni au sujet du voyant » et ainsi de suite quant aux dhamma enten­dus, discernés et connus… et il conclut : « Celui qui parmi (les mondains) possède la conviction : je ne suis pas comme eux, qui ne se réclame pas de ce qu’ils disent — que ce soit faux ou juste — est ultime »/1, c’est-à-dire qu’il accède à la vérité dernière, au yathā bhuta « ce qui est ainsi “, et qui transcende toute conception erronée par essence, qu’elle soit adap­tée ou non à la vérité empirique.

Selon un autre exemple l’homme ordinaire en percevant les éléments de la réalité : eau, dieux, espace… sensations… notions et nirvâna, conçoit les idées d’eau, mon eau, et s’en délecte. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas la connaissance exacte. L’arhat, par contre, perçoit les mêmes éléments mais il ne forge pas des idées à leur occasion ; il ne les réfère pas à soi, il ne les approprie pas, il ne s’en délecte pas. En un mot, il ne conçoit plus (na maññati) parce qu’il a compris en toute plénitude. (pariññāta). Il a vu que le plaisir (nandi) est la racine de la douleur ; il voit comment l’existence continuée a pour conséquence les renaissances et que tout ce qui est existence continuée est voué au déclin et à la mort. C’est donc par l’élimination des soifs, en ne les désirant pas et en y renonçant, que le Tathâgata est devenu parfaitement illuminé (M.N.I. p. 1 et suivantes).

À l’occasion d’une sensation produite par un contact l’arhat perçoit la sensation, il sait qu’il n’y a ni moi, ni vision, ni objet mais seulement une coopération de trois phénomènes coordonnés bien que séparés et qui, par leur apparition simultanée, donnent lieu à la connaissance : ce sont les aspects sensibles (rupa), l’œil et la conscience (vijñāna). Chez le sage la sensation n’engendre ni désir ni attachement. L’homme ordinaire, par contre, au moment où se produit la sensation fait un jugement erroné : il imagine un moi face à un objet qu’il désire ou repousse. Ce jugement le livre au désir, lequel l’enfonce plus encore dans l’erreur.

Le Buddha, en admettant l’existence de dharma qui sont discontinus par essence, ne rompait pas avec la plus ancienne tradition védique et brahmanique : ce n’est en effet qu’à la fin de l’époque des Brâhmana qu’on s’est plu à ériger systématiquement en principes universels ce qui, à l’origine, n’était qu’entité sacrificielle : ātman, brahman, etc... et cette tendance n’a pas été sans rencontrer d’ardents adversaires. La Katha Upanisad mentionne pour les condamner “les adeptes des dharma séparés (dharmānprthak)” :… « Celui qui voit les dharma diversifiés se perd en courant après eux »/2.



1. A.N.II.25.

2. Evam dharmanprthak pasyamstanevánu vidhavati, IV.14. Et au IV.11. « Celui qui croit voir ici-bas de la diversité va de mort en mort ». En courant après la diversité il forge sa durée future. Le Buddha dira de même qu’il ne faut pas s’attacher à la diversité parce qu’elle est impermanente et dépourvue de tout fondement mais cette diversité et multiplicité n’en est pas moins pour lui la juste vision indispensable à la délivrance, tandis que cette vision est erreur supréme pour l’Upanisad aux tendances monistes.

La Maitry Upanisad fait allusion également au (son) prthaglaksana qu’il est nécessaire de surmonter car le dharma sous le biais de la multiplicité et de l’individualité est erroné et nocif (VI.22).

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Faut-il considérer ces adeptes comme des Bouddhistes ? Bien qu’on puisse admettre comme plausible que le Buddha ait été le contemporain d’Upanisad aussi anciennes que la Katha, néanmoins cette hypothèse n’est pas absolument nécessaire pour expliquer les faits car il existait en ce temps-là des Brahmanes partisans des dharma séparés, matéria­listes et autres philosophes qui formaient probablement la masse des penseurs indépendants de cette époque et qui croyaient à la pluralité et à la distinction des choses.

Quant au Buddha, s’il a posé la séparation des dharma comme le fon­dement de sa doctrine, c’est contre les partisans de Makkhali Gosâla et contre ceux des Upanisad. Ces dhamma sont de brève apparition, ils ne sont nullement aux yeux du Buddha les points-instants de la réalité qu’ils deviendront plus tard pour les disciples du Maître. Ils ne sont encore que des données sensorielles et mentales, de nature évanescente et qui ne forment une vie individuelle que parce qu’elles sont conditionnées les unes par les autres.

Impermanence

« Tout ce qui est sujet à la naissance, tout cela est sujet à la dispari­tion ». En prenant pleinement conscience de cette vérité qui résume la doctrine salvatrice du Buddha, Kondañña, le premier des convertis du Buddha, obtint la délivrance (M.V. i.6.29).

C’est parce que la vie n’est qu’un flux instable où rien ne dure qu’elle est tourment incessant. La mort sous la forme d’une perpétuelle destruc­tion pénètre la vie même et ce flux est incompatible avec un être perma­nent, indépendant, une essence personnelle, un Soi (ātman).

Si l’universelle caducité mine sans relâche tout ce qui est sujet à la naissance, elle est aussi, par contre, ce qui permet d’échapper au devenir douloureux, car, dans ce monde où tout a une origine, tout y a également une fin, le tourment non moins que le reste.

L’évanescence de tout ce qui est dépendant et conditionné va devenir l’universelle panacée, car c’est elle et elle seule qui, acceptée avec courage, va permettre d’échapper à l’illusion d’une durée objective et réelle.

L’attitude du Buddha n’est pas sans grandeur : prenant pour unique point de départ la constatation de l’instabilité douloureuse, il ne fera pas appel, comme les autres fondateurs de systèmes, à quelque principe transcendant, stable, éternel, indépendant tel un Dieu, une substance, etc. Tout au contraire, il s’efforce de toucher le fond de l’instabilité, de la vacuité, de la dépendance, de la douleur et, de l’échec décisif, pleine­ment accepté et reconnu, il va faire le tremplin de ses réflexions. Cette intuition (bodhi), où il a pris la mesure exacte de l’évanescence et de la vacuité, deviendra le foyer inépuisable d’un courage efficace et sans répit qui fera surgir de la houle agitée et douloureuse « l’île paisible », le nirvāna (Sn. 1093-4).

L’intuition du Buddha condensait les thèmes qui forment le leit-motiv de sa prédication : absence de soi, instabilité douloureuse, dépendance, impermanence, composition. Mais si cette intuition peut être éprouvée

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en toute son unicité, par contre elle ne peut être analysée sans perdre cette unicité. C’est par de longues explications que le Buddha réussit à faire comprendre le lien qui rattache l’impermanence aux autres thèmes, samskāra, duhkha et pratityasamutpāda. Voici quelques exemples : “Le corps, la sensation, les notions, les énergies constructrices, la conscience ne sont pas le Soi (ātman). S’ils étaient le Soi ils ne seraient pas sujets à l’évanescence et l’on devrait pouvoir dire : que mon corps soit ainsi et ainsi. Ce corps, ces sensations, etc., sont périssables et ce qui est périssa­ble engendre le tourment et on ne peut dire de ce qui est périssable, source de tourment, sujet au changement : “cela est mien, je suis cela, cela est mon ātman”” (M.V. I.6.38-46).

Voici quelques textes relatifs à l’impermanence choisis de préférence dans les anciens recueils :

À Ánanda qui se lamente en pensant à la mort imminente de son maître, le Buddha déclare : “Ne vous ai-je pas dit qu’il est de la nature des choses que nous devons nous séparer de ce qui nous est proche et précieux… Comment alors serait-il possible que ne se dissolve pas tout ce qui est né (jāta), devenu (bhūta), composé (samkhata) et possède en soi — même la nécessité inhérente de la dissolution (palokadhamma)” (D. N. II. p. 118 § 48).

“Contemple ce reflet (bimba) fait de pensée, masse de douleurs, aux nombreuses constructions (samkappa), où rien ne dure, rien ne persiste” (DmP. 147).

Il en est de même pour le corps : “Bientôt, hélas ! ce corps sera gisant à terre, vide, sans conscience (vijnana) comme une bûche de bois délais­sée”/1. “À quoi bon ce corps qui s’écoule (sravat), sans cesse en corrup­tion, toujours accablé par la maladie, sans défense devant la vieillesse et la mort !” (U.V. 1.35-36).

“Jour et nuit la vie de l’homme en marche, comme de l’homme immo­bile, tel le courant des fleuves, va sans s’arrêter (na nivaritate)… Les hom­mes qui, la nuit et le jour passés, voient leur vie diminuée, sont comme des poissons dans une eau peu profonde ; quel plaisir peuvent-ils y trou­ver ?”/2.

« Toutes les accumulations aboutissent à la ruine… La vie aboutit à la mort. Ni dans le royaume des airs, ni dans le milieu de la mer, ni dans les crevasses des montagnes, tu ne trouves de lieu ici-bas où le pouvoir de la mort ne te saisisse »/3.

L’évanescence apparaît comme une loi inéluctable :

“Il y a cinq choses que ne peut arriver à faire aucun reclus ni aucun brahman, ni un dieu, ni le tentateur, ni Brahman ni aucun être dans le monde. Quelles sont ces cinq choses ? Que ce qui est sujet à la vieillesse ne vieillisse pas, que ce qui est sujet à la maladie ne soit pas malade ;



1. DmP. 41. Cf. 148. Therag. II.553.

2. U.V. I.32-33. Le texte pâli I.5.15 : « Comme un fleuve les jours de la vie humaine s’en vont et ne reviennent plus ».

3. Net. 146. DmP. 128. Ciel et enfer n’échappent pas “à la loi inéluctable” selon laquelle ce qui est né doit périr. Les dieux mêmes ne sont pas immortels.

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que ce qui est sujet à la mort ne meure pas, que ce qui est sujet à la ruine ne tombe pas en ruine, que ce qui est sujet à passer ne passe pas…”/1

Une page saisissante du Majjhima Nikaya décrit le flux et le change­ment perpétuel. Elle commence par ces mots : « Brève en vérité est cette vie. Qu’elle est fugitive ! Sa loi c’est l’instabilité » (II.73-4).

Un beau texte condense l’enseignement du Buddha sur l’impermanence, la douleur et le vide :

“Toutes les énergies constructrices sont impermanentes/2 et tout ce qui est impermanent s’achève dans le tourment (duhkha)/3. Tout tour­ment est exempt de Soi (atman) et ce qui est exempt de Soi est vide (sūnyam)”/4.

L’impermanence s’attache à la nature même des choses (dhamma), au fait qu’elles ne sont pas des choses en soi mais dépendent des condi­tions : « Quels sont les dhamma qui surgissent en connexion ? Demande­t-on. » Après avoir cité les membres de la concaténation le texte pour­suit : ces dhamma sont impermanents, fabriqués (samkhata), surgissant en dépendance (paticcasamuppanna), et par essence ce sont des dhamma qui disparaissent, sont destructibles, s’évanouissent, ont une fin (khaya, vaya, virāga, nirodha) » (S.N. II.25-6).

Plus fréquents encore que ces quatre termes synonymes et employés aux côtés de aniccatā, impermanence, on a viparināma et anñathatta :

Viparināma (auquel est presque toujours accolé d’une manière signi­ficative dhamma, « par essence ») de « parinam- » ployer complètement et « vi » indiquant la destruction des éléments du processus, peut-être traduit par succession hétérogène, mutation.

Aññathatta « le fait d’être autre », l’hétérogénéité est un synonyme de viparināma qu’il accompagne dans cette succession habituelle de quatre termes. Toute permanence apparente (thiti) est toujours caractérisée par l’hétérogénéité 5.

Impermanence de la pensée (citta et vijñána)

L’impermanence des choses extérieures qui est englobée dans la cons­tatation de l’universelle impermanence ne semble guère préoccuper le Buddha. D’après un passage/6 il semble même prêt à admettre volon­tiers la durée de choses comme la montagne, le corps, car ces choses tant qu’elles ne sont pas assumées sont dépourvues de toute nocivité, mais



1. A. N. III, p. 60. Cf. M.N. II.68 le monde est sans permanence (addhuva), il est dépendant [upaniyati, « amené à »]. Et Sn. “Tous les hommes, sages ou fous, tous tombent sous le pou­voir de la mort. II n’est aucun moyen grâce auquel ceux qui sont nés peuvent éviter la mort. Après avoir atteint la vieillesse, il y a la mort : telle est la loi (dhamma) des vivants”. 578, 575.

2. anityā sarve samskārā. Sūnyam se trouve en partie effacé à la fin d’une ligne du manus­crit.

3. Dukkha qui est à la fois souffrance, instabilité, besoin, est particulièrement difficile à traduire dans ce passage dont il est une charnière importante.

4. U.V. XII.5.8.

5. L’Anguttara Nikaya, I.152, § 47 décrit les marques du conditionné : “Sa naissance est apparente, sa disparition est apparente, l’hétérogénéité de sa durée est apparente (thitassa aññathattam)

6. S.N. II.94-95.

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c’est pour refuser énergiquement aussitôt toute durée à la pensée car si on s’imagine à tort que la pensée est susceptible de durer on s’attachera à elle, on s’imaginera en être le possesseur, on la voudra permanente :

‘Les générations passent, les Buddha se succèdent, la montagne ne fait que changer de nom. On voit le corps durer un an, cent ans, davan­tage, mais ce qui porte le nom de pensée (citta), d’esprit (manas), de cons­cience (viññāna), de nuit, de jour, naît autre, périt autre… Comme un torrent de montagne il n’y a pas d’instant (khana), de laya, de muhutta/1, où la pensée se repose’ (S.N. II.94 et A.N.IV.137.).

« O moines, je ne connais rien de révolution aussi brève/2 que la pensée. Il n’est pas aisé d’illustrer avec quelle rapidité elle change » (A. N. I.10). Le Samyutta Nikáya donne de très nombreux exemples de la rapidité de la pensée et de la brièveté de l’instant (II.265).

Cette vibration de la pensée apparaît bien comme l’instabilité fonda­mentale, celle que l’homme perçoit d’abord en se tournant vers lui-même ; instabilité douloureuse, faite d’inquiétude, d’agitation, de dis­persion ; et cette instabilité est vraiment la seule qui intéresse le Buddha car elle est la seule à laquelle on puisse, en un sens, porter remède.

Par nature la pensée est difficile à discipliner car elle ne connaît pas de repos. Elle va de-ci de-là sans trêve ; elle est instable (anavatthita) et en perpétuelle fluctuation (DmP. 38,33).

Calita, iñjita, capala, phandana ainsi que le verbe kampati servent à exprimer la vibration incessante de la pensée ou, pour être plus exact, la vibration qui procède d’une succession ininterrompue de pensées ou états de conscience.

Alors qu’à l’égard des choses extérieures le renoncement est le seul moyen d’échapper au tourment que leur impermanence engendre, à l’égard de la pensée, le renoncement s’accompagne d’une discipline men­tale : ‘La pensée étant vibrante, fluctuante, oscillante, difficile à contrô­ler, qu’on la redresse par l’application comme le fléchier redresse (la flèche) grâce au feu’/3. L’esprit du saint est celui qui, touché par une expérience mondaine, ne vibre pas (na kampati), qui est sans chagrin, sans attachement/4.

Le Buddha reprend les deux métaphores védiques du flux et du feu, ces anciens symboles de l’universelle discontinuité. Les jours et les nuits formaient dans les Brahmana le flot engloutissant qu’il fallait savoir traverser pour atteindre l’autre rive de l’immortalité. Ce flot est devenu pour le Buddha le flux mouvant du désir et de l’erreur qui engloutit toute permanence ; mais comme ce n’est pas un écoulement continu il n’est pas insurmontable.

Le feu dont les flammes ne cessent d’apparaître et de disparaître à chaque instant et qui, bien que toujours nouvelles demeurent appa­remment semblables à elles-mêmes, exprime mieux encore cette perpé­tuelle production et destruction : Ce feu dévore le monde entier, la des —



1. Divisions indiennes de la durée ; muhutta correspond à 48 minutes.

2. tahu parivatta.

3. U.V. 33 Spandanam capalam cittam duraksam durnivāranam rjum karoti medhāvi itsukāra iva tejanam.

4. phutthassa lokadhammehi cittam,yassa na kampati. Khuddaka patha, V.11. BOUDDHISME

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truction n’a pas de fin parce que le combustible, les aliments (āhāra), sont toujours nouveaux, les flammes toujours autres, et pourtant on dit que le feu demeure. Il en est de même de la personne dont les aliments, sensations, sentiments sont différents, dont la flamme est la soif, etc... (M.V. I.21.1-4. Sermon sur le feu).

Si l’on envisage maintenant le dogme de l’évanescence sous un biais pragmatique, en tant que méthode salutaire pour atteindre le détache­ment, ce dogme se limitera alors à la constatation douloureuse que tout, à chaque instant, est susceptible de périr/1 : ‘Comme des fruits mûrs sont bientôt en danger de tomber, ainsi les mortels lorsqu’ils sont nés sont toujours en danger de périr (niccam maranato bhayam). Sans but et inconnue est la vie des mortels ici-bas, troublée et brève, associée à la douleur’/2.

D’autre part, la contemplation attentive et soutenue qui a pour objet l’impermanence, le vide et l’absence d’en soi de tout ce qui existe est le moyen le plus radical qui soit de détruire désir, attachement et d’apaiser l’angoisse. Il faut voir (les choses) naissant et périssant (udaya vyaya), recommande le Buddha, les voir ainsi est la suprême vision (dhamma)/3.

Dès que le sage a pris conscience ‘qu’il n’y a ni moi durable, ni mien (mamāyitva), ni nom, ni forme, il ne se tourmente pas à l’égard de ce qui n’existe pas (asat)/4. ‘Il est alors concentré, seul, doué de vie intérieure (ajjhatta), assouvi (santusita)’ (DmP. 362).

Le Majjhima Nikáya (I.185 et suivantes) décrit la méditation qui porte sur l’universelle évanescence et a pour but de délivrer des ten­dances à l’appropriation (upādāna). En voici le résumé : Le sage com­mence par méditer sur les éléments (dhātu) externes (terre, eau, etc...) ou internes, ceux qui constituent son corps, en s’efforçant de les imaginer comme n’étant pas son moi, comme n’appartenant pas à son moi : ‘À un moment donné de sa méditation l’élément, aussi ancien soit-il, révèle combien sa nature est transitoire et combien elle est sujette à la disso­lution (khaya), à la destruction (vaya), à l’impermanence (aniccatā), à la mutation (viparināma)’. À plus juste titre encore le corps, lui qui est né du désir et dont la vie est si courte, révèle son impermanence. Le moine prend conscience qu’il n’y a là ni moi, ni mien. Lorsqu’il est insulté il sait bien que c’est au moyen de l’ouïe qu’il a éprouvé des sentiments désagréables, et que la cause de ses sentiments n’est qu’un contact de nature transitoire…

Quand le moine a discerné la nature évanescente de ce qui existe, surgit alors en lui un sentiment de satisfaction : il possède la pleine com 



1. Voir à ce sujet la remarque pénétrante de L. ne LA VALLÉE-POUSSIN, Morale Bouddhi­que, p. 8.

2. animittam anaññātam macānam idha jivitam kasirañca parittañca tañca dukkhena saññutam. Sn 576-574. Animitta, sans but, signifie que la vie des hommes ne fait pas partie du des­sein d’un dieu, elle n’obéit pas à un plan supérieur. C’est pour cette raison encore qu’elle est évanescente et inconnue.

3. DmP. 113, 115 Cf. 374. M.N. I.501 « Tout ce qui a un commencement a nécessaire­ment une fin ».

4. Asat représente ici le moi, le mien, le nom et la forme, l’ensemble des méprises. DmP. 367.

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préhension des choses telles qu’elles sont/1, de leur instabilité, destructi­bilité aussi bien passée que présente. Cette impermanence lui apparaît comme la loi du devenir, loi dont un autre aspect est la nature forgée (samkhala) et conditionnée (paticcasamuppanna) de ce qui est. Et, parce que ces choses sont ainsi forgées, elles peuvent cesser de l’être, c’est en cela que consiste la satisfaction (somanassa) de la renonciation à laquelle on vient de faire allusion.

Dès qu’on a compris que sensations, sentiments, impressions, états de conscience ne sont que des agrégats impermanents et douloureux on ne s’y attache plus, on ne les considère plus comme un moi, on recher­che la délivrance et on l’obtient (M.N. III.271-3).

L’apaisement définitif (le nirvana) ne dépend en dernière analyse que de la connaissance que tout est composé, forgé et impermanent/2, car seule cette connaissance est à même de mettre sur la voie d’un renonce­ment parfait dont va dépendre l’illumination. Par contre la pratique des extases, qui va être maintenant examinée, ne peut procurer qu’un apai­sement momentané : elle a pour condition préalable détachement et renonciation lesquels ne sauraient être acquis sans l’aide de la connais­sance que tout est évanescent et composé/3. C’est parce qu’ils ignoraient que tout est fabriqué (samkhata), y compris les extases elles-mêmes, que les maîtres en extase du Buddha n’ont pu obtenir la délivrance en dépit du sommet élevé qu’ils avaient atteint. Envisagées sous cet aspect, les extases peuvent devenir un obstacle au nirvāna.

Afin de prémunir ses disciples contre une paix toute relative, le Buddha cite l’exemple d’un révérend moine dépourvu de toute spéculation concer­nant le passé et l’avenir qui est entré successivement dans la joie de la solitude… dans l’état qui transcende douleur et joie et qui est parvenu à la paix : Il a compris que le nirvāna n’est qu’un chemin salutaire… et bien qu’il ait découvert la paix, bien qu’il soit mort au monde et soit dépourvu d’attachement, pourtant l’attachement demeure encore en lui ; (pour anéantir cet attachement, il lui faut prendre conscience) que tout est composé et que tous les composés peuvent être détruits. Le Tathāgata discerne alors une évasion loin des composés et y renonce (p. 237). ‘C’est dans la voie parfaite du repos complet (santivara) que le Tathāgata a obtenu la pleine illumination, la délivrance sans appro­priation (upādāna)’ (M.N. II résumé des pp. 230-258).

Après avoir examiné les problèmes concernant les expériences isolées (dhamma), la façon dont elles s’organisent, les causes de cette organisation et l’universelle impermanence sous-jacente à toute expérience, il est temps d’aborder le problème de la conscience qui perd ses limites et de montrer que ce vijñāna n’a rien d’un principe continu.



1. Yathábhútam sammappañña.

2. M.N. I.500 et III.217.

3. Cl. S.N. IV.211. Pour se détacher de tout penchant envers son corps, ses sensations de plaisir, etc..., le moine s’adonne à la contemplation de l’impermanence, de la caducité, de l’évanescence, du détachement, de la cessation…

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La conscience et ses limites

Un des plus beaux spécimens des anciennes spéculations précanoni­ques qui ait été préservé par les édificateurs du canon des Theravādin est, selon St. Schayer, le passage du Majjhima Nikāya qui fait allusion à une conscience invisible, sans limite et resplendissante. À cela on objec­tera que ce passage est mis précisément dans la bouche de Baka, le Brah­man et qu’il représente une théorie qui n’est pas sans affinité avec celle des Upanisad. Baka, qui est le grand Dieu Brahman, le créateur omnis­cient, éternel, père de tous les êtres/1, soutient qu’il existe un monde, le sien, dans lequel il n’est ni naissance, ni mort, ni renaissance,… et qu’il n’est pas d’autre salut que l’obtention de ce monde. Il suffit de reconnaître terre, eau, feu, air, créatures, dieux, Prajāpati et Brahman, pour devenir sien et obtenir le salut :

“Baka, le Brahman affirme que ce monde est éternel (nicca), perma­nent (dhuva), durable (sassata), complet en soi (kevala)”. Et le texte insiste de manière caractéristique : « Le permanent est permanent, l’éternel est éternel etc... » Le Buddha essaie de prouver à Brahman qu’il est dans l’er­reur et, à sa façon habituelle, il reprend le thème brahmanique mais en l’interprétant à sa manière : « J’ai reconnu, ô Brahman 1, dit-il, le feu et autres éléments comme feu etc., et j’ai reconnu ce quelque chose d’au­tre qui n’est d’aucune façon atteint par l’ignéité du feu… et je ne rends pas hommage au feu car je ne forge aucune notion de feu, dans le feu, à partir du feu, mon feu ». Le texte poursuit de même pour tous les élé­ments, les dieux et jusqu’au tout (sabba), le cosmos.

Baka répond alors : “Si ce quelque chose d’autre (que vous prétendez avoir découvert) n’est d’aucune manière intuitivement atteint (anubhava) par la totalité du Tout (sabba), prenez garde à ce que ce quelque chose ne soit pas vain et vide. Ainsi par exemple, la conscience (viññāna) qui est invisible, sans limite et resplendissante n’est pas intuitivement atteinte par l’ignéité du feu, la liquidité de l’eau ou tout autre chose de votre liste” (I.326).

Ce texte énigmatique ne porte aucune précision. Pour essayer de le comprendre il est nécessaire de le confronter avec un passage de la Chán­dogya Upanisad (VI.4.1) :

“L’aspect rouge du feu est l’aspect (rūpa) du tejas (calorifique) ; l’as­pect blanc (du feu) est l’aspect de l’eau ; l’aspect noir est l’aspect de la nourriture. Le feu disparaît en tant qu’ignéité (agnitva) ; ce n’est qu’une création du langage, une modification (vikāra), un nom (nāma). Seuls, les trois aspects (rūpa) sont réalité (satya)”. Et comme du feu il en va du soleil, de la lune, de l’éclair.

N’y a-t-il pas dans ces textes upanisadiques et bouddhiques un effort pour comprendre les choses pour ce qu’elles sont, à savoir des aspects (rūpa) pour le Brahmanisme/2 et des expériences (dhamma) pour le Bouddhisme ? Les qualités rouge, noir etc. qui sont des réalités se trou­vent nettement distinctes des entités comme l’ignéité qui ne sont que métaphores, affaire de langage.



1. D’après les dires de Mara, le tentateur.

2. Ces rûpa sont comparables aux guna de la Maitry Upanigad et du Samkhya.

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Est-ce cette connaissance de la réalité des choses qui fait de Baka, le Brahman, un Dieu tout puissant et assure à ses disciples la délivrance ? Il n’y aurait rien d’étonnant à cela : la science des rūpa est jugée comme fondamentale dans le passage de la Chāndogya Upanisad qui conclut “Seuls ces trois aspects sont réalité. C’est quand ils surent cela que, jadis, les grands maîtres de maison et grands théologiens dirent : « Personne ne nous saurait maintenant rien dire qui nous soit nouveau, que nous n’ayons pensé, que nous n’ayons pénétré ». Par ces (rūpa) ils savaient”/1.

Ces théologiens avaient décomposé des entités comme le soleil, le feu en leurs éléments essentiels qui seuls étaient réels et efficients : les rūpa, non plus des structures mais des qualités qui affectent la sensi­bilité. Néanmoins ils demeurent fidèles aux correspondances upanisa­diques et établissent immédiatement trois règnes de la réalité. En outre ils font procéder ces trois qualités ou aspects de l’être unique, du sat, la substance universelle.

Entre la réalité unique, la substance argile et les distinctions nominales, les modifications qui ne sont qu’affaire de langage, se trouve le stade intermédiaire des aspects (rūpa) qui occupe une place privilégiée par rapport aux nāma, noms et notions, l’ignéité.

Les rūpa privés de leur support, l’être, et pris comme des existences (satya) correspondent aux dhamma du Buddha. Si ce dernier rejette comme les théologiens ce qui est notion, il ne fait lui, aucune distinc­tion de règne et étend l’aspect rūpa à toute existence : éléments, indi­vidus etc.

L’entité n’étant que notion fictive il est recommandé aux disciples de ne considérer les choses qu’en leur réalité immédiate et de ne plus forger des notions qui, nous le verrons, entraînent appropriation et atta­chement.

Le tout, le cosmos même, n’échappe pas à cette universelle décompo­sition. Le Buddha comme Brahman prend pour terre ce qui est terre et ne l’approprie pas, et il exclut en outre toute conception fausse à ce sujet/2 ; mais, à la différence de Brahman, il répudie la totalité du tout car elle ne pourrait être qu’une notion et est, à ce titre, écartée.

Si Baka de son côté se refuse à forger des touts individuels, c’est parce qu’il connaît la totalité du tout, c’est-à-dire, vraisemblablement, le brahman. Par l’intuition de la totalité du Tout il atteint la conscience invi­sible et sans limite qui consiste en la fusion du. sujet et de l’objet, ātman et brahman. Au contraire, pour le Buddha, le nirvāna n’est pas plus atteint par la totalité du tout que, par la totalité du feu (l’ignéité), le feu n’est atteint. L’intuition du tout comme celle de la totalité n’existe pas, car ce tout n’est que notion forgée par nous. Je montrerai que le salut dépend d’une intuition bien différente et qui porte sur la manière dont des actes édifient la réalité phénoménale ; la conscience elle-même en tant que vijñāna, discrimination, doit disparaître/3 au même titre que les actes qui la conditionnent.



1. VI.4.5-6.

2. Le Majjhima Nikáya s’ouvre sur une explication longue et minutieuse relative à ce sujet et qui apparaît comme un aspect important de l’enseignement du Buddha.

3. Sn 953 et 1037 « noms et formes ont une fin lorsque cesse le viññāna ».

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Si le Buddha ne répond pas à Baka, le Brahman c’est parce que la thèse de ce dernier lui paraît absurde. Il se contente de prouver la véracité et la puissance de ses dires — c’est tout un à l’époque — en s’élevant et en disparaissant dans les airs ; exploit que Baka est incapable d’accom­plir en dépit de sa science et de sa toute-puissance divines.

Les rares passages du canon bouddhique qui mentionnent la cons­cience sans limite font directement allusion à la doctrine brahmanique/1. Il est hors de doute que nous ayons là une doctrine d’origine upanisa­dique que le Buddha interprète jusqu’à un certain point à sa manière mais qu’il estime à sa juste valeur. Les stades auxquels appartient la pensée sans limite sont nommés significativement des brahmavihāra et ces stades de la voie de la délivrance doivent être nécessairement dépas­sés/2.

La pensée ou conscience sans mesure est encore mentionnée dans un passage qui traite de la conversion d’un jeune brahman, Subha, par le Buddha : « Quelle est, lui demande Subha, la voie de l’union à Brahman ? » et le Buddha lui répondra, ne l’oublions pas, sur le ton même de la ques­tion : « Je connais bien Brahman, son ciel et la voie qui y mène » ; puis il donne la description de l’union à Brahman : « Un moine qui répand autour de lui une pensée d’amour irradiante, inépuisable, au-delà de toute mesure, sans être contaminée de haine ou de nuisance… c’est avec un tel amour infini et avec un cœur ainsi affranchi qu’il transcende le fini » (M.N. II.207). Mais si le Buddha a connu et pratiqué ces vihāra cela ne signifie nullement qu’il les ait jugé suffisants pour atteindre le salut. Ce même texte précise en effet : « Ce moine prend conscience que la délivrance se trouve au-delà de cette sphère de la conscience » (I.38).

Après avoir éliminé les divers passages relatifs à une conscience sans limite et qui semblent destinés à convertir des Brahman, il reste à examiner un dernier texte, le seul à ma connaissance où il soit fait men­tion d’une conscience illimitée sans que le conseil habituel de dépasser ce stade accompagne sa description. C’est le Digha Nikàya (I. p. 220-3) que l’on rapprochera du sutta des six dhātu.

Au temps du Buddha et avant lui, on se demandait fréquemment où, après la mort, retournaient les constituants de la personne : Les Uccheda­vàdin prétendaient que « lorsque l’homme, ce composé des quatre élé­ments a fait son temps, l’eau retourne à l’eau etc... les organes des sens se dissolvent dans l’espace (ākāsa)… Fous et sages, quand le corps est dissous, sont anéantis et détruits ; ils n’existent pas au-delà de la mort » (D.N. I. p. 55).

Les éternalistes, à leur tour, soutenaient qu’à la mort l’œil retourne au soleil… L’atman dans l’espace (ākāsa) ; quant aux actes, il n’en est parlé que dans le plus grand mystère (B.A.U. III.2.13).

Les Bouddhistes s’élèvent contre les matérialistes : « Ce n’est pas dans les éléments extérieurs, dans l’eau, dans la terre, etc. que les actions



1. M.N. II.229. Cf. 206-7 et I.38. Sur aparimita, voir S.N. II. 149 : Un manas sans limite envers tous les êtres, c’est la bonté universelle. A. N. I.265. Le moine sans mesure est celui qui a détruit les ásava. Et 249 : À l’homme dont l’âme est mesquine s’oppose celui qui, doué de sa­pience, se cultive, dont l’âme est grande (mahattá) et la vie sans mesure (appamána viharī).

2. D. N. I, p. 239, 9 10-15. Le Buddha condamne les brahman qui enseignent la voie de l’union à brahman qu’ils n’ont jamais vu. Il les compare à une chaîne d’aveugles.

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fructifient »/1. Ils s’élèvent aussi contre les éternalistes qui ne posent pas la question comme il convient. C’est probablement à eux que le Buddha fait allusion quand il dit : « Il ne faut pas se demander en quoi les éléments matériels (eau, terre etc.) et les éléments de la personne disparaissent sans laisser de trace, mais “où terre, eau, feu, air et ce qui est long et court, subtil et grossier, pur et impur, ne trouvent plus de substrat ; où le nom et la forme (nāmarūpa) disparaissent en ne laissant plus de trace”. Et voici la réponse : “C’est la conscience (viññāna) de l’arhat, invisible, sans limite et irradiante, dans laquelle terre etc. ne trouvent pas point d’ap­pui ; dans laquelle meurent nom et forme… sans laisser de trace/2. Quand la conscience disparaît, tout cela disparaît aussi” (D.N. I. p. 223).

Le Buddha ne met pas sur le même plan les éléments (dhātu) et le nom et la forme (nāmarūpa) lesquels constituent l’individualité forgée. Les éléments qui, dans l’Upanisad, retournent à leur lieu d’origine sont négli­geables aux yeux du Buddha ; ils n’ont pas à disparaître mais à ne plus prendre appui dans la conscience ; autrement dit, à ne plus être appropriés ni assumés par elle. Il ne faut plus dire « ma terre » etc. Ce qui par contre doit disparaître complètement dans le viññāna sans limite c’est le nom et la forme, la personne physique et mentale en tant qu’appro­priation des éléments (dhamma ou dhātu). L’arhat, exempt de nāmarūpa, ne forge plus de conceptions et n’oppose plus moi et non-moi ; son individualité a disparu sans laisser de trace tandis que les éléments consti­tutifs de sa personne physique et mentale peuvent demeurer parce qu’ils sont dépourvus de toute nocivité.

Que représente cette conscience sans mesure ? Faut-il y voir une cons­cience omnisciente ? ou une intuition mystique comparable à celle que mentionnent certaines Upanisad ? Doit-on d’autre part l’identifier au plan infini de la conscience, le vijñānānantyāyatana qui est au-delà du plan de l’espace infini (ākāsānanta) et qui ne doit pas être confondu avec le nirvana même ? Ou bien cette conscience est-elle, au contraire, un vijñāna transcendant, indifférencié qui ne serait autre que l’apaisement définitif (nirvana) ?

L’ancien Bouddhisme n’est pas un Vijñānavāda ; la conscience n’a rien d’un principe pur qui, originairement non scindé en un sujet et en un objet, se dégraderait par la suite et formerait la conscience limitée et contingente. La doctrine de la conscience originairement immaculée n’est pas fondée à se réclamer de l’ancien Bouddhisme.

La pensée sans mesure (appamāna) comme la conscience infinie (ananta) et irradiante n’est pas identique au nirvana, étant donné qu’elles font partie des pratiques du brahmavihāra et des ārūpyadhātu, c’est-à-dire d’un processus de purification qui mène à la délivrance mais demeure un stade qu’il est nécessaire de dépasser parce qu’il est conditionné (samskrta). Le Majjhima Nikāya donne une succession complète des quatre brahmavihāra, puis des quatre dhyāna et enfin des quatre ara —



1. Divyávadána 54.4. Texte cité par L. de LA VALLÉE-POUSSIN, J. A. 1902, p. 262.

2. Cf. U.V. I.1. “Là où terre, eau etc. ne trouvent pas point d’appui, il n’y a pas de nuits brillantes… quand l’arhat les a vus en sa sagesse, il est délivré de la forme et du sans forme.. On peut rapprocher ces passages d’un texte de la Mundaka Upanisad, III.2.8.... « Le sage, délivré du nom et de la forme, accède à l’Etre suprême et céleste. »

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pyadhātu en précisant, en un harcelant refrain, que chacun de ces stades n’est qu’un produit de la pensée (samkhata) 1.

La conscience sans limite n’est pas omnisciente, universelle, éternelle, indestructible, indifférenciée, comparable en un mot à l’esprit suprême, ātman ou brahman des Upanisad, ou encore au nirvana dhātu des Boud­dhistes/2. Elle n’est pas comparable à l’intuition mystique de Yājñavalkya qui comporte fusion du sujet et de l’objet, où il n’est plus de conscience et où toute limite se trouve abolie/3.

N’est-ce pas là le point de vue des éternalistes que le Buddha « connaît bien » et qu’il a condamné ? ‘Certains religieux et brahman soutiennent que le Soi conscient (átman) a une forme visible ou n’en a pas… que sa conception (saññā) est unifiée ou dispersée (ekatta, nānalta), limitée ou sans limite (paritta, appamāña). Ou bien ils affirment qu’il existe une pensée sans limite et inébranlable (appamānam ānañjam... viññānam) qui transcende de beaucoup tout cela’. Puis le Buddha conclut : ‘Le Tathāgata connaît bien ces théories ainsi que ce qu’ils disent concernant la pure et suprême forme de la conception (saññanam parisuddhā paramā aggā), c’est-à-dire le royaume du rien sans limite et inébranlable ; réali­sant que tout ceci est composé (samkhata) et que les composants peuvent être apaisés (samkhārānam nirodha), le Tathāgata ayant perçu une issue hors des composés les laisse derrière lui’ (M.N. II.229-230).

Ces extases avec ou sans conscience sont un stade qui ne mène le moine à l’apaisement définitif que s’il a au préalable anéanti tout désir et, par contre-coup, tout samkhāra et āsava qui en sont la conséquence/4.

Dans ces extases le vijñána est sans limite (ananta), parce qu’il sur­monte et abandonne tour à tour ses limites (notions forgées, samskrta) en un mouvement perpétuel de dépassement. C’est ce dynamisme sans arrêt qui constitue, à plus d’un égard, l’infinité (ananta ou appamāna) désirée, et ce n’est pas l’arrêt même de ce mouvement (le nirvāna) qui n’appartient plus à un vijñāna.

Concluons que le vijñāna n’est un principe ni éternel ni continu ; il n’est que le résultat d’une activité : troublée par le désir, cette élabora­tion devient une conscience des limites du moi et du non-moi ; épurée et lucide cette conscience tend à perdre ces limites. La perte totale de toute limite qui confine à la délivrance entraîne la disparition du vijñāna et non sa fusion en une pensée universelle. Comme les autres membres de la chaîne des conditions : ignorance, tendances, appropriation etc. le vijñāna doit être aboli et faire place à une connaissance intuitive, Mana, exempte de toute discrimination erronée et de toute construction.



1. I.350-352. Les Brahmavihára ne mènent nullement à l’état d’arhat mais à une renaissance dans le monde céleste de Brahma.

2. Voir encore M.N. I.38 ; A. N. III.63-6 ; I.183.

3. Le vijñanaghāna, la masse de conscience ou selon une version meilleure et plus ancienne le prajnanaghana, masse indifférenciée de sapience. (B.A.U. II.4.12 et IV.5.13). Si le vijñána du Buddha a perdu ses limites ce sont celles que tracent la haine et le désir.

4. Les différentes écoles bouddhiques resteront méfiantes à l’égard des extases inconscientes qui ne donnent que la possibilité de renaître dans une sphère de dieux inconscients et retardent, par cela même, la délivrance.

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La connaissance intuitive n’a rien d’une inconscience extatique où le sujet et l’objet se fondent dans le Tout ; elle est au contraire une cons­cience intense des choses telles qu’elles sont, à savoir isolées, libérées de toute organisation mentale. C’est à quoi se ramène, en dernière analyse, la perte des limites de la conscience/1.

1. Voir ci-dessus p. 186.

CHAPITRE VI BOUDDHISME CANONIQUE

La théorie du Karman et la voie moyenne

Les savants occidentaux/1, comme les partisans des philosophies brah­maniques et jaïna, ont presque tous dénoncé le « troublant conflit du dogme du karman et du dogme du nairātmya »/2 : « Comment concilier, se demande L. de la Vallée-Poussin, la fécondité de l’acte, telle que l’en­tendent les Bouddhistes, et l’inexistence de tout moi permanent ? » Pour être plus précis encore nous nous demanderons comment se conci­lient, dans la pensée du Buddha, les trois dogmes : loi de l’acte, formule de la génération conditionnée et loi des expériences séparées (dharma).

Ces trois dogmes sont importants au même titre car c’est en vérité absolue (paramārthatas) que les expériences sont impermanentes, que l’âme (atman) n’existe pas, et que l’acte est fécond. Ces savants citent des textes qu’ils estiment contradictoires : « Je n’enseigne qu’une seule chose, ô moines ! à savoir le karman. L’acte existe, le fruit existe, mais l’agent n’existe pas qui passe d’une existence à l’autre pour jouir du fruit de l’acte »/3.

Voici de quelle manière la contradiction se trouve formulée : S’il n’y a pas de personne durable, si tout est momentané, il ne peut y avoir de relation entre l’acte et sa conséquence, car l’homme qui accomplit l’acte à un moment n’est pas le même au moment où la conséquence est éprouvée. Il en résulte qu’un acte, bien qu’accompli, est frustré de son résultat.

La doctrine de l’acte (karman) et celle de l’inexistence d’une per­sonne transmigrante ne sont pas juxtaposées dans la pensée du Buddha.



1. A l’exception de P. Mus qui donne une explication intéressante. Barabudur., p. 180 et suivantes. — M. FALK, op. cit., p. 624 et suiv.

2. C’est cette « relative incohérence des doctrines dites du Tripitaka » que met en relief L. DE LA VALLÉE-POUSSIN dans un article du Journal Asiatique, 1902, p. 238 : « La néga­tion de l’âme et la doctrine de l’acte ». H. OLDENBERG lui-même, dans son Bouddha, tra­duction p. 258 note 1, s’étonne : « Comment accorder cette doctrine qui nie l’existence d’un sujet dans le cercle des attributs physiques et intellectuels de l’homme avec la croyance à la sanction morale de nos actions ? ».

3. L, DE LA VALLÉE-POUSSIN, J. A., 1902, p. 238 et suivantes. Voir les nombreux textes cités à l’appui de cette thèse.

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Elles ne résultent pas non plus d’une élaboration savante des moines. Leur conciliation ne s’est pas faite plus tardivement grâce à un credo révélé qui s’impose à la foi (thèse de Kern) ; ni non plus, grâce à des enti­tés intermédiaires comme la personne ineffable (pudgala), la série (santana), ou un principe spirituel qui transmigrerait (vijñāna). Ces deux doctrines ne sont, comme je l’ai dit, que les deux aspects d’une même vérité. Elles se rattachent à une expérience vécue. Pas plus que l’ātman/1, le porteur du fardeau (pudgala), le gandharva, la série, le principe spiri­tuel, point d’appui de l’idée du moi, ne sont des compromis inven­tés par les Bouddhistes pour concilier les thèses prétendues contradic­toires de l’acte impérissable et d’une âme inexistante. Ils ne sont tout au plus que des termes de convention qui servent à désigner des actes for­mant une personne dépourvue de permanence et d’unité.

Il suffit d’examiner les samskāra tels qu’on les trouve dans les textes les plus anciens, pour voir combien est superflue et même absurde l’hy­pothèse d’un substrat permanent que cette élaboration des samskāra a pour but, précisément, de supprimer.

C’est parce qu’il n’y a pas contradiction que les Bouddhistes n’ont jamais été troublés par les objections qu’on a pu leur faire au cours des siècles ; ils ne pouvaient y répondre qu’en affirmant à nouveau leurs positions fondamentales. On ne peut qu’admirer, comme eux, la simpli­cité et la force de l’attitude de leur Maître.

Grâce au pratītyasamutpada, l’enchaînement des conditions, dont la condition centrale est les samskāra, on pourra, en prenant la voie du milieu, éviter les deux extrêmes de l’existence et de l’inexistence.

C’est parce que tout est samskāra et samskāra, forgeant et forgé, que tout est impermanent et conditionné et qu’il n’y a pas de moi éternel ; c’est pour cette raison encore que l’acte moral a une conséquence. Il n’y a qu’un « faire agencé ». Comme il n’existe ni production, ni destruction d’un être, il est absurde de se demander si c’est le même être ou si c’est un autre qui fait l’acte et qui jouit du fruit.

Le verbe samskr — implique à lui seul une voie du milieu : le préfixe « sam » fait échec à la conception de l’anéantissement ; tout n’étant que synthèse et organisation (sam —), il existe une certaine continuité qui est celle d’un agencement. La racine « kr — » contrecarre la conception d’une existence éternelle. Parce qu’il n’y a que du faire (kr — ) ou du fait (krta) — l’acte n’étant qu’une perpétuelle reprise — il y a discontinuité et

1. L’ātman des Brahmana, fait d’actes sacrés, a une durée limitée ou illimitée selon ces actes. Dans les Upanisad anciennes, l’ātman étant accompli, on ne transmigrait plus. Ce qui assure la continuité de la vie phénoménale c’est l’ātman doué de conscience discrimina­trice (vijñana) auquel s’attachent science, œuvre et expérience antérieure (purvaprajña) et qui transmigre de façon toute spirituelle (B.A.U. IV.4.2-3). Nous avons là le futur bhu­tatman de la Maitry Up. : ci-dessus p. 143 une personne toute en devenir. Il semble que kar­man et kratu, acte et intention, sont ce qui va de vie en vie façonnant une destinée à leur mesure, sans qu’intervienne un substrat (M. FALK, op. cit., p. 623). L’átman ne fait pas office de substance permanente ; à la mort il se perd dans son lieu originaire et, comme lui, sans limite, l’ákasa. Le Buddha reste donc fidèle à la tradition de son temps en refusant de faire de l’átman un principe transmigrant. Seuls, à l’époque, les Ajivika et les Jaïna croyaient en une âme substantielle, un jíva transmigrant, croyance qu’ils avaient puisée dans les doctrines animistes populaires.

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donc possibilité d’une rupture définitive, car on peut mettre un terme à une activité alors qu’on ne détruit pas une substance perdurante.

Nous verrons comment l’acte et la durée qu’il élabore (karman) for­ment la voie du milieu entre les deux spéculations extrêmes qu’il exclut radicalement. Si le devenir (samsāra) est éternel, personne ne pourra obtenir le nirvāna en mettant une fin à ce samsāra, et s’il n’est pas éter­nel tous obtiendront le nirvāna par anéantissement spontané et sans faire le moindre effort. En réalité le salut est accessible à celui qui a pris conscience que le samsāra n’est qu’une façon erronée de concevoir la réalité.

Ce n’est donc pas par prudence que le Buddha proclame : « Si je dis qu’il y a une âme (atman), on l’imaginera comme éternelle à jamais ; si je dis qu’il n’y a pas d’âme, on imaginera qu’à la mort on périt complè­tement » (S.N. IV.398). Son refus de se prononcer sur l’être du Soi (ātman) exprimait bien sa pensée la plus profonde.

Que les spéculations extrêmes relatives à la permanence et à la des­truction soient débattues à l’occasion de la douleur, du monde, du moi, de la condition du saint délivré après la mort, ou encore au sujet de l’unité et de la pluralité (ekatta-puthutta S.N. II.77), elles sont toutes renvoyées dos à dos pour un motif analogue : elles ne sont que des spéculations ou des notions (ditthi, papañca) qui ne présentent aucun rapport avec le dhamma, l’expérience authentique de la réalité même/1.

Etre et non-être

Ces alternatives perdent toute signification dès que, délaissant le plan de l’être où l’on s’entête à les poser, on se place sur le plan de l’acte, de son organisation et de sa désorganisation, le seul qu’admette le Buddha.

Voici quelques textes qui décrivent le chemin du milieu découvert par le Buddha :

« Le monde s’attache ordinairement à l’existence et à l’inexistence : tout existe, voici un extrême ; rien n’existe, tel est l’autre extrême. Mais celui qui a la juste vision des choses telles qu’elles sont n’affirme pas que les choses n’existent pas, puisqu’elles sont produites, ni qu’elles existent, puisqu’elles périssent. C’est ainsi que le Tathāgata, évitant les deux extrêmes, enseigne le chemin du milieu : conditionnées par l’igno­rance, les énergies constructrices surgissent… Celui qui possède la juste vision est celui qui n’est pas prisonnier des dogmes à la manière des mon­dains : celui qui ne se cramponne pas à des systèmes, ne recherche pas une spéculation dogmatique (cetaso abhinivesana) qui ne pense pas : “ceci est mon âme (attan)” mais qui se dit : “Ce qui apparaît n’est que douleur et ce qui disparaît n’est que douleur”, cet homme n’est pas la proie du doute et de l’inquiétude » (S.N. II.17).



1. Le monde et le moi sont-ils éternels, ne sont-ils pas éternels, sont-ils à la fois éternels et non-éternels, ne sont-ils ni éternels ni non-éternels ? Les mêmes alternatives se posent au sujet du saint affranchi du désir : existe-t-il après la mort ou n’existe-t-il pas, etc. ? D. N. III. p. 135, Ch. XXIX ; M.N. 1I.233.

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La douleur/1 se fait-elle elle-même, ou est-elle l’œuvre d’autrui, ou encore provient-elle à la fois de ces deux ; ou bien est-elle sans cause (adhiccasamuppanna, due au hasard) ou enfin, n’existe-t-elle pas ? À ces diverses questions que lui pose Kassapa, Gotama répond par la néga­tive : soutenir que la souffrance existe d’elle-même (sayamkala) c’est supprimer toute possibilité de s’en délivrer et c’est opter pour l’éterna­lisme : la même et unique personne agit et jouit du fruit de l’acte ; on affirme ainsi une continuité indéfinie du devenir. Dire que la douleur est causée par autrui (paramkata), c’est affirmer la thèse destruction­niste (ucchedavāda) : autre l’auteur de l’acte, autre celui qui jouit du fruit. On pose ainsi la possibilité de l’annihilation de l’acte et en consé­quence celle de son résultat. N’adoptant aucune de ces deux thèses extrê­mes, le Tathāgata enseigne le dhamma par le milieu : les énergies orga­nisatrices ont pour condition l’ignorance, etc... grâce à la destruction totale de l’ignorance etc... se produit la destruction de cette masse entière de tourment (S.N. II.18-19).

Le pratityasamutpāda est à juste titre nommé « le dhamma » par le milieu (majjhena) ; c’est la voie où le Buddha naviguera habilement en évitant les deux écueils de l’être et du non-être/2. La production en dépen­dance est synonyme de « ordre des choses » (dhammaniyāmatā et dham­matihitatā) ; c’est leur état causal (dhātu) ; leur corrélation (idappac­cayatā) ; la relation de ceci à cela, qui est telle et non autrement (S.N. II.25-6).

Le Suttanipāta (653) pose déjà l’identité du pratityasamutpāda et de la maturation de l’acte (kammavipāka). Voir l’un c’est voir l’autre ; c’est « connaître le karman tel qu’il est en réalité ».

S’il n’y a pas conflit entre l’inexistence d’un moi durable et la fécondité de l’acte, on pourra aisément reporter la difficulté au sein même de l’acte et il faudra alors expliquer comment un acte momentané peut donner un résultat à longue échéance. La question ne se posera vraiment que lorsque le Bouddhisme, dans les siècles qui suivront, étant parvenu aux conséquences extrêmes de sa doctrine du discontinu, soutiendra avec la plus grande intransigeance que rien ne se transmet d’un instant à l’autre. Là encore, et cela dès les origines, la solution se trouve en germe dans la loi du pratityasamutpāda : « Ceci étant, cela est ». C’est par ce processus cau­sal que l’acte est relié à son effet lointain ; mais cette dépendance n’a rien d’une causalité de proche en proche ; elle n’est pas l’évolution d’un devenir ; elle se réduit à la concaténation dont je vais maintenant exa­miner les maillons (nidāna).

Nidāna, la connexion

Le problème de l’agencement (rta) d’actes et de leur résultat en vue d’une fin, autrement dit le karman, était au centre des préoccupations des auteurs des Veda sous l’aspect du rta, comme il le fut ensuite pour les prêtres des Brāhmana.



1. Dukkha, comme je le montrerai dans la suite de cet exposé, est plus que la douleur ; il exprime l’instabilité, l’agitation mentale, le tourment.

2. Asat, le non-étre, n’est déjà dans les Veda qu’un non-agencement (anrta) tout comme l’étre se réduisait au rta.

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Le Buddha, lui aussi, a longuement réfléchi à ce problème au cours des années qui précédèrent son illumination. Ni l’agencement sacrificiel, ni les connexions des Upanisad ne pouvaient le satisfaire. Il cherchait anxieu­sement à quel type de connexion appartenait l’acte moral par rapport à sa cause et à ses conséquences. Et c’est la Loi de la dépendance, « la pro­duction en fonction de » qui lui fournit la solution aux problèmes qu’il se posait.

Mais cette loi par sa grande souplesse portait à l’origine sur les con­nexions les plus diverses, aussi bien sur celle qui relie l’acte moral à son effet, que sur celle qui explique l’apparition de la conscience (vijñāna) dans le phénomène de la connaissance. C’est pour cette raison que la loi « ceci étant, cela est » a reçu des appellations si diverses où il ne serait pas difficile de déceler des nuances subtiles ; pour cette raison aussi que les essais d’enchaînement sont si divers, les membres variant en nombre, en position et en nature. La production en fonction de conditions dont il allait faire une loi universelle est la seule chose qui comptât aux yeux du Buddha. Cette production, comme je le montrerai par la suite, ne s’est probablement révélée à lui qu’à l’occasion du samskāra, l’activité pro­ductrice du devenir (samsāra) dont il recherchait la cause, et qui devien­dra, par la suite, le second membre de la loi de la génération conditionnée (pratityasamutpāda).

Pour comprendre l’enchaînement des conditions il est nécessaire de le confronter avec les nidāna-upanisad/l, ces connexions qui forment la charpente des Brāhmana, tout comme la chaîne des nidāna va constituer celle du Bouddhisme.

Ces deux disciplines obéissent, en effet, à un même souci : tout étant acte et connexion il s’agit de savoir comment on peut engendrer cette connexion afin d’avoir prise sur elle, dans l’intention de la susciter à volonté pour les Brāhmana et dans l’intention de la détruire radicalement pour le Buddha. La continuité (santati, santāna) qui résulte de cette connexion est celle d’une activité (samskr —) qui est comprise, ici et là, de la même manière. Prenons par exemple le moine Bouddhique qui tend à la perfection et comparons-le au sacrifiant : l’un comme l’autre vont devenir un ensemble cohérent d’actes qu’organise une pensée en vue d’une fin (celanā ou manas). Le but visé sera de se façonner une personne exclusivement faite d’actes concentrés grâce à une connaissance exacte. Dans les Brāhmana, ces actes ne procèdent pas d’un agent, mais ils sont, en fin de cérémonie, assumés par lui. Ils ne sont pas, d’autre part, en relation de cause et d’effet, un acte n’engendre pas un acte, mais ils se correspondent, ils ont même rythme et même efficience pour la seule raison que les lois de leur mensuration ou production sont identiques.

La connexion découverte par le Buddha est, nous le verrons, de nature entièrement différente/2. Elle ne peut être rapprochée de celle des Brāhmana que par ce qu’elle n’est pas, à savoir : les actes ne s’engendrent pas, ils ne durent pas et n’appartiennent pas à des substances qui s’influence —



1. Ou encore avec bandhu, brahmana. Voir ci-dessus, p. 64.

2. Pour les Bouddhistes il n’existe qu’un seul plan, celui du devenir ; tandis que les Brahmana superposaient les plans cosmiques, sacrificiels, physiologiques… Le Buddha a rejeté l’aspect de simultanéité pour ne conserver que la succession.

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raient mutuellement ; en un mot, aucune causalité substantielle n’entre en jeu.

L’acte pour le Buddha est conditionné par certains facteurs (ignorance et désir) et il conditionne à son tour son résultat, une continuité difficile à surmonter. De même, l’acte, pour les prêtres, était conditionné par les facteurs désir et science et conditionnait un résultat, une durée indéfini­ment prolongée. Néanmoins, les termes nidāna, upanisad, ne sont pas appliqués par les Brāhmana à l’enchaînement qui vient d’être décrit, ils ne désignent qu’un réseau de connexions simultanées. Il n’en demeure pas moins que si le Buddha n’a pas trouvé exactement dans les nidāna la nature de la connexion qu’il cherchait, il allait pourtant la découvrir dans la pensée qui anime les Brāhmana. Il examine les sources et les résul­tantes d’une activité que les Brāhmana n’avaient pas soumis à une étude approfondie parce qu’ils les acceptaient comme évidentes.

La confrontation entre Bouddhisme et Brahmana peut être poussée plus loin encore : c’est dans le désir de sacrifier afin d’obtenir une personne durable que les Brāhmana, d’un point de vue strictement psychologique, vont chercher la cause ultime de l’agencement rituel/1, et c’est dans le désir également que le Buddha trouve la source de l’agencement phéno­ménal.

L’acte sacrificiel était, en fin de cérémonie, achevé et assumé (samsthā­abhisamskr —) par le sacrifiant grâce à un acte concentré : celui qui est consacré retient sa parole, laquelle est le sacrifice et, ce faisant, assume ce dernier, il en fait son ātman, sa personne, et cet acte par son parachève­ment lui assure continuité et infinité. L’esclave du samsāra, dans le Boud­dhisme, sera de même celui qui parachève et assume l’acte moral (abhi­samskr —), engageant ainsi sa responsabilité.

D’un autre point de vue on pourrait rapprocher le prêtre brahman du Buddha : le premier, parfaitement concentré en sa pensée, était en pos­session de la connaissance des normes sacrificielles et dirigeait grâce à elle l’ensemble des rites. La pensée, telle était, nous l’avons vu, la fonc­tion unique de lui exigée ; par elle il accomplissait sa tâche spécifique de surveillant de l’agencement rituel intégral. Il avait présent sous les yeux l’ensemble des connexions (nidāna). Ce brahman était exempt de désir, en ce sens que les fruits du sacrifice ne sont pas pour lui mais pour le sacrifiant. Il est donc désintéressé et impassible.

Le Buddha qui vient d’obtenir la délivrance a une attitude qui n’est pas sans rapport avec celle du brahman. II contemple d’une vision désin­téressée l’agencement des conditions (nidāna) qu’il nomme le prati­tyasamutpāda, il possède la science de l’universelle structure (dhammatā), tout comme le brahman contemplant les connexions rituelles était en possession de l’exactitude qui soutient les diverses structures de la réalité.

L’un comme l’autre perçoivent l’ensemble des structures en un acte de concentration : Le Buddha est en possession de la connaissance intuitive, l’abhidhamma, tandis que le prêtre au moment des expiations finales repasse en son esprit les diverses structures qui viennent d’être agencées afin de réparer toute erreur qui aurait pu en briser la continuité. Il est probable que son acte de concentration n’est, à ce moment, que de brève



1. Voir ci-dessus p. 101 le rôle du désir dans le sacrifice.

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durée puisque la louange silencieuse durant lequel il se produit se réduit à trois mots : bhūh, bhuvah, svah.

En un autre sens encore il est possible de rapprocher le Bouddhisme du Brahmanisme : s’il est vrai que le sacrifice a pour but de construire conti­nuité et durée, certains sacrifices tardifs et annuels comme l’agnicayana offrent la possibilité d’échapper à la durée, ou immédiatement ou après la mort. Dans le gavāmayana d’une année, le sacrifiant parvenu après un parcours de six mois au séjour céleste, le centre intemporel de l’année, le jour en excès, remet à plus tard l’acquisition définitive de cet immor­tel séjour, l’île à l’abri des flots et, suivant un parcours inverse, après avoir traversé le flot de l’année, reprend pied ici-bas pour jouir d’une durée désormais assurée/1. Il retarde volontairement le moment de sa délivrance afin de demeurer sur terre, mais il a, grâce au sacrifice, repoussé la mort répétée, la durée récurrente des pères, la ronde des moments agencés (rtu), et il est en possession d’une nature immortelle qui ne lui sera plus ravie.

Ce centre temporel correspondait au centre spatial, la matrice de l’agen­cement des Veda, nommé encore le moyeu immortel de la roue de l’agen­cement (rta).

Le Buddha est parti lui aussi à la recherche de « l’île incomparable », le nirvāna même, qui est hors de l’effroyable flot de l’existence (oghajāta­mahabbhaya, Sn. 1092-4). Si le parcours qu’il accomplit n’est plus sacri­ficiel, il n’est pas malgré tout sans présenter quelque analogie avec lui : sous l’arbre de la bodhi, l’illumination, qui rappelle l’arbre des Veda et des Upanisad qui étaie l’univers, le Buddha va découvrir la loi (dham­matā) de la réalité, celle qui rend compte de l’agencement des structures du devenir. Sous cet arbre le Buddha va faire tourner la roue de la loi (dhamma ou brahma cakra). Remontant de connexion en connexion (ni­dāna), il les parcourt dans un sens puis dans le sens opposé : par l’un il voit comment on construit le devenir, par l’autre comment, de régres­sion en régression, on peut mettre un terme à l’enchaînement. Puis, en un acte instantané, il domine l’agencement des termes en le comprenant de façon intuitive/2. Par une illumination il appréhende la loi même de tout ce mécanisme : « ceci étant, cela est ». Il sait alors qu’il ne renaîtra plus, qu’il n’est plus soumis à la durée, et il peut battre « le tambour de l’immortel » (U.V. XXI.6). Pourtant, notons-le, il demeure ici-bas comme le sacrifiant jusqu’à ce que sa vie en cours soit achevée. Ce moment d’illumination correspond donc, en quelque sorte, au parachèvement de certains sacrifices alors que tout ce qui était à accomplir est accompli, les nidāna étant agencés et l’immortalité acquise.

Le Buddha se proclame un roi incomparable qui fait tourner l’irrésis­tible roue du dhamma, cette roue qu’aucune puissance divine, sacrifi­cielle ou ascétique, roi de la mort, moine ou brahman, ne saurait faire tourner en sens inverse/3.



1. Sur le visuvat voir ci-dessus p. 72, 74, 86.

2. Par intuition il faut comprendre ici une vision dépourvue de toute notion, raison­nement.

3. Sn. 554 et cf. U.V. XXI.6.

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Dans un passage du Samyutta Nikāya (II.27) l’enseignement de la loi de corrélation est introduit par ces mots : « Le Tathàgata revendique l’emplacement du taureau (āsabham thānam). Il tourne la roue divine en disant : telle est la forme, les samskāra, etc., telle leur apparition, telle leur disparition ».

Ce rapprochement n’est pas arbitraire ; le Buddha est comparable au taureau des Veda, le Vrsabha qui étaie ciel et terre en les portant (R. V. X.31.8), lui « l’étai qui se tient dans le nid du suprême… sur de fermes assises (dharuna) » 1. L’emplacement du taureau est le séjour auquel on désire ardemment accéder (X.40.11). Son nid est la matrice même de l’agencement (rta) (IV. I. 11-12), le lieu caché et mystérieux, la matrice du père (V.47.3), « l’androgyne Prsni », au milieu du ciel, qui échappe aux structures et d’où néanmoins celles-ci procèdent. Le Buddha veut, lui, échapper aux structures conceptuelles et atteindre le dhamma véri­table, et ce n’est que lorsqu’il a pénétré jusqu’à la source de l’agence­ment/2 qu’il perçoit le moyen de mettre un terme à ce dernier.

Le taureau védique qui n’est que l’Agni sacrificiel et solaire, « le pre­mier-né de l’agencement (rta) » (X. 5.7), est celui-là même qui met en branle la roue cosmique du temps à 12 rayons (I.164), tout comme le Buddha met en branle la roue à 12 parties, lui, le premier-né du monde, le taureau.

L’emplacement exigé par le Buddha est comme l’a montré P. Mus/3 au moyeu de la roue du devenir, la nābhi, ce centre immobile et paisible qui échappe au tournoiement, l’espace que les Upanisad nommaient « kha du nom même du moyeu, et qui, dans les Veda, est le’ nombril de l’immortel », le lieu de l’autel où se trouvait placé le feu, Agni (R. V. 111.17.4).

La recherche des connexions a une place privilégiée dans la pensée de l’Inde antique : déjà les penseurs du Rg Veda sont anxieux de poser des corrélations entre le cosmos, le rite et le mystérieux domaine de l’ina­gencé (anrta) où ces deux derniers plans de l’agencement trouvent leur origine. La vision intuitive des connexions se nommera un brahman et dans l’Atharva Veda un bandhu. Le brahman sera l’hymne ou le pada impro­visé au cours d’une joute oratoire, son caractère d’improvisation ins­tantanée dépendant étroitement de la vision globale et intuitive des connexions que l’hymne aura pour but de mettre en évidence.

Lorsque l’Atharva Veda aura fait place à l’homme cosmique (purusa), la correspondance entre les plans s’établira désormais relativement au cosmos, au rite et à l’homme et fera l’objet des spéculations des Brāh­mana, lesquels ne se soucieront plus du domaine de l’inagencé. Les Ara­nyaka opposent plus nettement que ces derniers l’adhidevatā et l’adhyāima, ce qui est à l’extérieur de l’homme, le cosmos, et ce qui lui est propre. L’Upanisad, à son tour, passera de la parfaite correspondance de ces deux plans à leur identité.

Le Buddha va mettre un terme à la rêverie védique. Mais si l’agence­ment Bouddhique ne peut être rapproché de l’agencement brahmanique



1. R. V. X.5.6 ; III.48.5. Cf. IV.5.1.

2. Yonisomanasikára est la connaissance du Buddha qui va jusqu’à la source (yoni).

3. P. Mus, La notion du temps réversible dans la mythologie Bouddhique, E.H.E. 1938.

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ni par le contenu, ni par la nature de la connexion, néanmoins, et c’est le point essentiel, l’agencement de termes en connexion est ce qui, dans les deux disciplines, assure continuité et stabilité, et cet agencement est un dharma/1, une coordination dépendant d’une norme.

Explication du terme « pratityasamutpāda »

Le pratityasamutpāda, la production en dépendance, par son étymo­logie : “production (utpāda) convergente (sam) en fonction de (prati­tya)” 2, n’est pas, ici, encore, sans rappeler les Brāhmana. Le terme de même racine sarnpad — “tomber ensemble “, désignait dans ces textes la congruence des structures et actes sacrificiels ; toute efficacité, nous l’avons vu, se réduisant à cette congruence même. Le « sam-ut-pad — » des Bouddhistes implique également la congruence de plusieurs condi­tions ; un effet ne peut surgir que de la réunion de certaines conditions dont il n’est que la coïncidence à un moment particulièrement efficient (samaya). C’est ainsi que de la réunion de l’organe et de la forme jaillira la vision. Pourtant un nouvel élément qu’ignoraient les Brāhmana est introduit par le Buddha : le « ut », l’apparition de l’effet, d’où le sens de « production concertée » donné à cet enchaînement.

Par leur simple réunion les mots qui constituent le pratilyasamut­pāda vont enseigner la voie médiane : Contre l’éternalisme, le terme « en dépendance », « pratitya » met en évidence l’ensemble des conditions qui sont indispensables à l’apparition d’une chose (dharma), laquelle surgit en relation, et non pas d’elle-même, ni non plus sans condition/3. Ce même aspect d’harmonie des causes a pour but d’écarter la doctrine d’une cause unique, permanente, douée de durée, aussi bien que la doctrine inverse qui affirme l’absence de toute cause. Le terme « samutpāda » pro­duction en relation, fait échec à l’hérésie de l’annihilation et de non action en montrant que les choses se produisent en dépendance et non au hasard (adhicca)/4,

Variantes de la production en dépendance.

L’ancien Bouddhisme présente plusieurs variantes du pratityasamut­pāda/5, parallèlement à des séries d’explications qui mettent en jeu, elles aussi, la loi de coordination.

Ces ébauches archaïques sont, à bien des points de vue, plus intéres­santes que la forme duodénaire devenue classique ; elles vont au-delà de



1. « Celui qui voit la relation en dépendance voit le dharma et inversement » (M.N. I. 190-191).

2. Pratitya est le gérondif de « i » aller ; avec le préfixe prati rencontre, il signifie « allant en fonction de ».

3. Visuddhi Magga. Chapitre XVII, p. 521-522.

4. Adhicca ou adhitya, par contraste avec pratītya, aller vers, a le sens de « en allant surérogatoirement, sans cause ». Vis. M. 522.

5. La chaîne classique introduit nom et forme (námarupa), l’individualité physique et psychique ainsi que l’ensemble sensoriel et perceptif (sad áyatana) entre la conscience et la sensation (vedana), et s’achève par vieillesse, mort et douleur.

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l’ignorance qu’elles expliquent par le besoin d’appropriation et semblent exprimer la pensée même du Buddha.

Le Sutta Nipāta (727-753) pose un ensemble de couples sans établir de connexion formelle entre les onze conditions, chacune d’elles appa­raissant comme la cause de toute douleur.

Le premier de ces couples est l’upadhi dont nous ignorons le sens. L’ignorant qui fait l’upadhi retourne sans cesse à la douleur. Viennent ensuite les connexions (nidāna) traditionnelles : l’ignorance est assi­milée à une grande confusion (mahāmoha) qui explique le ‘long circuit de l’existence (samsitam ciram)’. Aux samkhāra sont accolées les concep­tions (saññā), ce qui semble bien dans la note de l’ancien Bouddhisme. Puis viennent : conscience, contact, impressions. À ces dernières on met un terme, dit-on, grâce à l’intuition (phassa) que tout est fragile, péris­sable (739). Succède alors la soif et enfin l’appropriation (upādāna) (740-743).

Si l’on compare ces couples à la chaîne classique, on s’apercevra qu’il y a ici omission de deux membres : nārnarūpa et sadāyatana, nom et forme et six organes des sens, membres qui ne font d’ailleurs qu’intro­duire des complications dans la concaténation.

La série du Sutta Nipāta/1 se poursuit par l’adoption de termes nou­veaux par rapport à la série duodénaire : ce sont ārambha, entreprise, effort tendu, intentionnel ; āhāra, les aliments ; iñjita, les agitations (744-751).

Ce même recueil nous offre un peu plus loin un enchaînement de ter­mes qui a pour but de rendre compte de la discorde et des discussions : on a d’abord le souhait lequel dépend des impressions agréables et désa­gréables, ces dernières dépendant à leur tour du contact, lequel dépend du nom et de la forme (nāmarūpa) ou encore de papañca, la diversité d’obsessions que sont les idées et les bavardages et cette diversité dépend enfin des conceptions (sanñā) (862 et suivantes).

Les termes essentiels du processus, ceux qui demeurent stables en dépit des variantes sont : l’ignorance (avidyā), les tendances (samskāra), la conscience (vijñāna), le toucher (sparsa), la sensation (vedanā), la soif (trsnā), l’attachement (upādāna) et l’existence (bhava).

Etant donné l’ignorance et les tendances qu’elle conditionne, la cons­cience de soi surgit et entre en contact avec le monde extérieur dont elle fait un non-moi qui s’oppose à son moi (sparsa). Elle ressent de ce fait des impressions agréables ou désagréables (vedanā), devient alors la proie du désir (trsnā), d’où appropriation et devenir (upādāna et bhava).

La série du Sutta Nipāta rattache l’appropriation aux efforts, mouve­ments et aliments, ces trois termes analysant le contenu du terme bhava, devenir. Les objets, devenus des aliments à l’égard de l’individualité ainsi constituée, alimentent perpétuellement le devenir, en font un cercle en servant de substrat toujours renouvelé à l’ignorance et à la soif.



1. Cf. la série des quinze membres du M.N. I.48. Asava, l’écoulement automatique pré­cède et explique l’ignorance. En fin de série, après vieillesse et mort, vient la douleur dont dépend à son tour le terme final de la série, l’aliment (āhāra).

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Quant aux termes « nom et forme, six organes des sens », ils sont habi­tuellement omis/1. Ils appartiennent probablement à la même série que naissance, vieillesse et mort qui, eux non plus, ne faisaient pas direc­tement partie de la liste la plus ancienne des nidāna dans laquelle ils étaient inclus sous la rubrique « appropriation ».

Lorsqu’on aura intégré ces termes aux autres, on sera amené à appli­quer la série ainsi constituée à un organisme humain et à toute une vie et même à trois vies successives.

Ce thème sera longuement développé par la scolastique : le vijñāna de la vie actuelle, la pensée qui s’incarne, conditionnée par les prédis­positions d’une vie antérieure prend un point d’appui dans la série maté­rielle, devient un nāma rupa, une individualité, puis se développent les organes des sens au moment de la naissance. Au cours de la vie il y aura sensation, soif, appropriation, acte, lequel engendrera à nouveau une existence que scandera indéfiniment naissance et mort.

À date ancienne le pratītyasamutpāda ne s’appliquait ni à une vie ni même à plusieurs : il n’était qu’une réflexion sur la cause de la doulou­reuse instabilité et ne voulait expliquer que le processus complet de l’activité psychique. Il est valable pour tout moment ou période de l’exis­tence et rend compte de la manière dont se forgent les notions erronées. Comme le montre P. Oltramare/2 le but du Buddha n’a pas été de donner la formule de la vie humaine ; ce qui le prouve, c’est que la douleur est placée en fin de série et non pas la mort. Le Buddha avait l’intention d’expliquer pourquoi la vie est douloureuse et quelle est l’origine de cette douleur.

Le Digha Nikāya (II.30-34) décrivant l’enchaînement des conditions qu’avait appréhendé dans le passé le Bodhisattva Vipassi, — le Buddha dans une existence antérieure — ne remonte pas au-delà de la conscience (vijñāna). On peut se demander alors si l’intuition de Gotama le buddha ne portait pas précisément sur la découverte des deux facteurs les plus obscurs du samsara : les samskāra et l’avidyā, énergies constructrices et ignorance étant ce qui rend compte de l’impression erronée du moi, l’apparition en dépendance ne trouvant son explication ultime que dans la subconscience et la confusion propres à la construction en vue d’une appropriation.

La connaissance de ces deux membres, samskāra et avidyā, met fin à une double erreur : lorsqu’on a pris conscience que les énergies cons­tructrices sont conditionnées par l’ignorance et ne sont rien sans elle, on écarte la croyance en un agent (kāraka). Puis dès qu’on a compris que la conscience est conditionnée par des énergies, on n’imagine plus ni transmigration, ni pensée qui dure. L’ignorance est comparée par Buddhaghosa/3 à un aveugle qui ne voit pas les expériences (dhamma) telles qu’elles sont ; les énergies sont les trébuchements de l’aveugle ; la cons­cience, c’est la chute.

1. Sn. 724-753 et D. N. II.62.

2. La formule bouddhique des douze causes, Genève, 1909, p. 27-36.

3. Vis. M. ch. XVII, p. 582.

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FACTEURS DE LA CONTINUITÉ : avidyā, samskāra et vijñāna

Dans la seconde connexion (nidāna) de la production en fonction d’une dépendance, on assiste à la transformation des dhamma isolés en fac­teurs ou forces coopérantes (samskāra). Après avoir dégagé les caracté­ristiques de cette activité constructrice, on étudiera sa cause, l’ignorance, puis on passera à l’examen de son effet, le vijñāna, le discernement erroné qui fonde la conscience comme un moi perdurant ; l’individu ne durant, semble-t-il, que dans la mesure où il se constitue une conscience.

Cette double connexion arrêtera longuement notre attention, car c’est de ces nœuds que vont surgir les phénomènes construits en tant que sujets et objets ; et à ces mêmes nœuds s’insèrent également la structure ainsi que la continuité qui en procède.

La grande difficulté à l’intelligence du Bouddhisme, c’est de com­prendre la juste relation qui unit entre eux les trois premiers membres du pratityasamutpāda, de voir comment l’illusion vitale conditionne le dynamisme mental qui lui-même devient facteur de la conscience du moi. Buddhaghosa le signale dans son Visuddhimagga (p. 584) : “Pro­fonde par le sens : « les samskara ne sont dus qu’à l’ignorance » : une telle apparition, le mode, l’état dans lequel l’ignorance (avidyā) est condi­tion, est difficile à comprendre”.

Samskāra

C’est autour du verbe samskr — l’activité qui modèle, coordonne, conso­lide et parachève, que se concentrèrent les réflexions du Buddha comme s’étaient auparavant concentrées celles des Brāhmana, car c’est en lui qu’on trouve la clef de ces deux systèmes qui posent un certain type d’acte à la source de la réalité.

La plupart des erreurs qui ont été commises à l’égard du Bouddhisme proviennent de ce que le verbe samskr — n’a pas été compris dans toute sa portée : on l’emploie habituellement pour désigner le polissage, la pré­paration culinaire/1, le moulage de l’argile… il n’implique pas seulement embellissement, achèvement, mais composition intelligente en vue d’une fin. Le samskāra ne fait que remplacer le kratu védique.

Samskāra a dans le Bouddhisme primitif un sens large et un sens res­treint : dans une phrase comme « évanescents, hélas, sont tous les samskà­ra » (D. N. II.157), il désigne tout ce qui existe : ce qui est forgé et for­geant, le samsāra par opposition au non-forgé (asamskrta), le nirvāna. Pris dans la chaîne des douze nidāna, il n’est plus que « forgeant » et a son sens précis de tendances constructrices — latentes ou lucides — convergeant vers un but.

Le samskāra, tout spécialement sous son aspect de décision (mano­samcetanā, cetanā ou abhisamskāra), forme l’unité d’action à laquelle les choses perçues empruntent leur unité apparente : les samskāra sont les grands moules directeurs dans lesquels se coule notre vision des choses, celle-ci ne dépendant donc, en dernière analyse, que de nos tendances profondes : « Les expériences (dhamma) sont le fruit de la pensée (manas),



1. Sn.241 mentionne la viande bien préparée (susamkhata) des animaux.

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elles ont pour essence la pensée ; elles sont faites de pensée. Si quelqu’un parle ou agit avec une pensée corrompue, alors le mal (dukkha) le suit comme la roue suit le pied de la bête attelée… »/1. Il est possible de faire remonter aux samskāra du plus ancien Bouddhisme les germes d’un idéalisme de l’activité de la pensée qui n’atteindra vraiment son apogée que dans le système Vijñānavāda.

De même que samskāra, et à plus juste titre encore, l’abhisamskāra est ce qui unifie les tendances dispersées ainsi que le note H. Oldenberg : « L’abhisamskāra est “le samskāra qui vise telle ou telle chose”/2. Quand (le Bouddha) voulait accomplir tel ou tel miracle, “il formait un samskāra visant le miracle” de façon à atteindre le résultat cherché »/3.

Le Samyutta Nikāya II.65 précise de son côté : « Si un être soumis à l’ignorance forme en lui-même un samskāra visant la pureté, sa connais­sance résultante obtiendra une existence pure ».

C’est dans la convergence inconsciente ou voulue des tendances, dans la préparation en vue d’un but plus ou moins consciemment désiré qu’on peut trouver le trait commun qui fait de notions très diverses des samskara et que chercha en vain H. Oldenberg/4.

Si la vie ordinaire est condamnable aux yeux du Buddha c’est parce que le samskāra y imprime un caractère intéressé : si nos actes étaient vraiment désintéressés, ils nous permettraient d’apercevoir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire des expériences momentanées et isolées. Malheureusement, sous l’influence du désir les actes sont devenus des samskāra, forces convergentes intentionnelles, tandis que leurs résultats formaient des samskrta, des structures agencées par ces forces. Les dham­ma sont alors en connexion, ils deviennent des nidana et forment un devenir difficile à surmonter : « Les expériences (dhamma), nous dit le Sutta Nipāta 784, sont fabriquées (samkhatā) et forgées (pakappitā) ; elles remplissent l’esprit de préjugés ».

Au même titre que samskāra et pour les mêmes raisons sont condam­nés par le Bouddhisme : nimitta, le projet qui imprime une forme aux objets, et les divers facteurs : nidāna, hetu, paccaya, c’est-à-dire tout ce qui est organisation, aussi bien que ce qui résulte de cette orga­nisation, le samkhatārammanā, forme, impression, conception, cons­cience, car nous est-il dit en manière de refrain : « C’est avec ces nimitta nidāna, paccaya, etc. que surgissent les dhamma condamnables et non sans eux ; qu’on les abandonne et ces dhamma ne surgiront plus » (A.N. I. p. 82).

Si le terme samskāra peut paraître ambigu c’est parce qu’il s’étend de l’inconscience à la décision la plus claire, celle-ci plongeant d’ailleurs ses racines dans l’inconscient, car son projet est un projet vital, un désir d’appropriation. Non sans quelque arbitraire on peut distinguer, pour les besoins de l’exposé, les tendances inconscientes des conceptions qu’el —



1. Manopubbangamà dhammā manosetthā manomayà... Premiers vers du Dhammapada.

2. Le Bouddha, p. 243. Un autre exemple intéressant cité p. 243 nous relate « comment quelqu’un qui avait l’intention de se rendre respectueusement au-devant du Buddha en­tendit sur son compte des paroles calomnieuses et alors “s’évanouit en lui le samkhāra qui visait l’acte d’aller voir le bienheureux”.

3. Le Bouddha, p. 243.

4. Le Bouddha, p. 244.

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les engendrent ; cela permettra de tracer le schéma suivant : 1. Le sams­kāra désignera en premier lieu les complexes dynamiques alimentés perpétuellement par la méprise et le vouloir vivre. Ces habitudes incons­cientes sont souvent nommées des anusaya, tendances adhérantes ou obsédantes. 2. Ensuite, par l’intermédiaire de l’imagination projectrice (pakappa), 3. on passera à la notion (saññā), aux obsessions (vitakka et papañca), aux spéculations que forgent la pensée et 4. on aboutira enfin aux volitions claires (cetanā) et au jugement erroné (ayoniso manasikāra).

Sous ce quadruple aspect, l’effort mental d’organisation (samklp-, praklp-, viklp-) qui est structuration de la réalité phénoménale, se tra­duit indifféremment par les termes volition, imagination, jugement ou conception qui ne sont que les divers aspects d’une même fonction. L’imagination n’a rien d’une fantaisie superficielle, elle désigne un réseau d’intentions, d’orientations, de configurations qui forgent un univers factice bien qu’empiriquement réel. On se dit alors : “Existais-je dans les époques passées ; qui étais-je alors ? Existerai-je dans l’avenir ? Puissé-je renaître après la mort !” Sont encore des samskāra des concep­tions fallacieuses comme : “je possède un moi, je n’en possède pas”.

Le samskara pénètre jusqu’aux formes les plus hautes de l’activité spirituelle/1, la sapience elle-même ne semble pas toujours à l’abri de ces constructions mentales : “Celui qui n’a plus d’aspiration possède la sapience, il ne forge pas sa sapience (paññākappin) ; il ne s’attache pas à l’existence ni au désir ; il est délivré” (Sn. 1091). Ceux qui forgent leur sapience sont probablement les hérétiques, ou peut-être encore les moines qui ne sont pas parvenus à la délivrance complète.

I. Anusaya, de anu-si, gésir le long de, reposer en dormant et, d’après le dictionnaire pâli, harponner une idée, obséder, couvre une partie du sens de samskāra et de ses causes : il forme les tendances latentes, persis­tantes et obsédantes. C’est parce qu’on désire et qu’on s’approprie les éléments eau, terre etc., que surgissent anusaya, obstination (adhitthāna) et préjugés ou adhérences (abhinivesa), la triade dont il faut se délivrer (M.N. 11I.31).

Il y a sept anusaya : ignorance, avidité, haine, orgueil, doute, erreur et soif de renaissance (D. N. 1II.254).

II. Klp — . Les imaginations (samkalpa) ainsi que les autres substantifs formés sur la racine klp — façonner, forger, adapter, tels que vikalpa, choix, jugement, reviennent sans cesse dans les plus anciens textes aussi bien que dans les plus récents ; prakalpa par contre est plus rare ; il signifie projection et praklp — a le sens d’organiser, de faire des plans :

“À part saññā, (la source des conceptions), il n’existe pas de nombreu­ses vérités (saccāni). Ayant forgé par les vues erronées (ditthi) le raison­nement, on profère le double dhamma : ceci est vrai, ceci est faux” (Sn. 886). Cet effort d’organisation a, comme les samskāra, sa source dans le désir.

Samkalpa, est la pensée braquée sur un but. Elle apparaît comme une disposition particulière de l’attention qui adapte l’esprit à son objet. Par son préfixe ce terme implique coordination (sam). Le but accompli



1. Voir ci-dessous p. 320.

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se nomme paripunna samkappa (M.N. I.192-200, III.275). Le corps, nous est-il dit, “est un reflet périssable fabriqué par la pensée (citta­kata) aux nombreuses intentions (samkappa) dont rien ne dure, rien ne demeure” 1 (DmP. 147). Ce samkalpa, la forme la plus ancienne de la décision (cetanā), a son fondement dans le désir (rāga) 2.

III. Ārambha, entreprise, effort, est également synonyme de samskāra dans un texte très ancien : “Dépourvu de toute activité (samskāra), s’abstenant de tout effort, l’homme sans désir voit partout l’apaisement” (khema) (Sn. 953). Ārambha, tout comme samskāra, en raison de la ten­sion qu’ils déploient pour atteindre leur but, sont ce qui s’oppose à toute détente.

IV. Manasikāra, activité d’esprit, jugement, est également un effort non apaisé. Il peut être yoniso : attention ou effort de compréhension qui procède avec ordre vers son but et remonte à la source (yoni) du devenir ; c’est une direction de la conscience qui connaît complètement par con­nexion causale. Il est encore une attention qui ne va pas jusqu’à la source (ayoniso), ne connaît pas les choses telles qu’elles sont et engendre haine, avidité, erreur. Mais qu’il soit yoniso ou ayoniso, ces deux processus de la pensée ne sont pas exempts de tension et c’est pour cette raison que le terme “yonisomanasikāra” a été déprécié pendant les siècles qui sui­virent les Nikāya. Dès le Milinda Pañha on oppose cette forme de connais­sance raisonnée à paññā, la sapience ou vision de la réalité : “par la pre­mière on saisit le blé avec une main ; par la seconde on le coupe avec la faucille”. La connaissance raisonnée, en dépit de son exactitude, ne met pas un terme à la durée parce qu’elle demeure un effort mental.

L’effort d’organisation/3 se manifeste encore dans les termes : vyūha, āyūhana et patthanā.

V. Vyūha de vi-vah, arrangement des troupes en ordre de bataille, désigne une coordination en vue d'une efficience.

VI. Āyūhana est selon Buddhaghosa (I.452) la fonction même des samskāra : a-y-ūhati, (védique ūhati de vah conduire, s’efforcer, pousser en avant, viser intensément à,) est un terme qui implique un effort et une poursuite acharnés. On l’emploie parallèlement à abhisamskr — mode­ler et plus tardivement il a pour équivalent āksip — lancer dans une desti­née nouvelle 4.

VII. Patthanā, Sk. prārthanā, aspiration, désir, comporte un effort de préparation et d’anticipation (A. N. V.212). Il forme une triade avec cetanā, décision, et panidhi résolution, viser un but défini.

Ces termes forment les composants de l’acte de décision, celui auquel se rattache la durée.

Certains textes (KVu. VIII.9) donnent des listes où ces mots sont juxtaposés ; on a habituellement : āvattanā ou āvajjana de āvrt — “se



1. Passa cittakatam bimbam... bahusankappam yassa n'atthi dhuvam thiti.

2. Sankappā raganissitā. DmP. 339.

3. Pariyesana, effort tenace et âpre, est effet de la soif et condition de la prise de possession (D. N. II.58). Le Samyutta Nikāya I.143 montre comment, à partir des conceptions diverses, procède la diversité des intentions (samkappa) ; puis il enchaîne de même : désirs, vœux ardents (parilaha), efforts tenaces (pariyesana) et, de ces derniers dépend enfin la diversité des acquisitions.

4. Voir ci-dessous p. 305, 311.

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tourner vers” et āvarj — causatif, tourner, ployer vers, effort d’attention de l’esprit à l’égard d’un objet qui pénètre dans le champ sensoriel. Àbho­ga est la tension proprement dite. Samannāhāra, application coor­donnée. Manasikāra, attention ; cetanā, décision ; patthanā, anticipa­tion ; panidhi, résolution.

Samcetanā

Les samskāra atteignent leur point culminant avec samcetanā ou manosamcetanā et, à date plus récente, cetanā, la décision, l’effort inten­tionnel qui qualifie l’acte, lui confère sa valeur morale et engage l’avenir. Samcetanā est le projet initial qui dirige et unifie les autres tendances. C’est de lui que dépend la décision qui déclenche l’acte ; il est l’acte effi­cient lui-même. On ne peut en faire une pure raison, puisque, en tant que samskāra, il s’enracine dans l’inconscience et s’alimente au désir et à l’igno­rance ; néanmoins il est une volonté prévoyante, lucide et, au plus haut degré, organisatrice.

Cetanā dérive de ceteti, causatif de cit — /1 et exprime l’efficience de la pensée. Le verbe ceteti qui est d’un usage très fréquent a le sens de “faire des plans et des projets”. Un texte ancien est formel : “Je demeurerai ici durant les pluies et là durant l’été”, ainsi projette (vicinteti) l’igno­rant. Il ne prépare pas l’illumination »/2.

Abhisamcetanā met l’accent plus fortement sur l’organisation et est employé parallèlement à abhisamskāra et au verbe abhisandahati, le premier désignant les tendances en leurs fonctions unificatrices et le second leur étroite coordination :

« C’est en raison de la cause projectrice (hetu)/3 propre à l’intention (samcetanā) (contenue dans) l’acte, la pensée ou la parole, que résultent aise et malaise (sukha, dukkha) de chacun. Cette intention consiste à faire des plans, à avoir l’intention d’accomplir des actes (samkhāram abhi­samkharoli), lesquels sont conditionnés par l’ignorance » (S.N. II.40).

Et ce même texte poursuit quelques pages plus loin (82) : « Si un igno­rant projette (abhisamkharoti) un acte de mérite ou de démérite, sa cons­cience tend vers le mérite… (puññúpaga). Le sage au contraire ne fait pas de plans, ne projette pas »/4.

Il ne faudrait pas imaginer samcetanā, qui est décision et acte voulu tendant à un but, à la manière d’une faculté permanente comme la volonté ; elle n’appartient pas à un agent puisque le Bouddhisme a rejeté tout agent, toute personnalité.

La personne, s’il est permis de la nommer ainsi, n’est que cetanā, quel­ques décisions discontinues, dispersées tout au long du cours de la vie. Outre ces actes exceptionnels, les karman qui dirigent la destinée de l’homme, la personnalité est formée d’une gerbe de tendances plus ou



1. Sur cit — voir son emploi dans le Rg Veda ci-dessus p. 29, 33.

2. DmP. 286 et voir A.N. I. p. 156-7 et 216 « Celui qui est enflammé de passion (rāga), celui qui est affolé de confusion (moha) fait des plans (ceteti) qui le troublent lui et les autres et il éprouve souffrance et dépression (dukkham domanassam)

3. Hetu de hi — lancer.

4. Anabhisagikharonto, anabhisamcetayanto.

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moins habituelles/1, les samskāra, manières de se faire. En se réunissant ces samskāra forment des complexes mouvants, une succession éphémère de synthèses que domine tour à tour un samskāra qui sera alors nommé de préférence abhisamkhāra ou samcetanā, car il vise un but et, en cette fin, il organise les autres énergies en faisant de l’individu un être responsable.

Si la décision (samcetanā) modèle la vie, c’est parce qu’elle parachève l’acte. Finalité, valorisation qui caractérisent la conduite humaine, vont jouer un rôle de premier plan dans l’élaboration de la durée car il n’est de véritable continuité que là où la responsabilité entre en jeu. En effet, si l’effort unificateur confère la valeur et engage la responsabilité, c’est parce qu’il est ancré dans un choix et une décision (samcetanā) selon lesquels la vie, en tant qu’appropriation, a été jugée bonne et digne d’être perpétuée. Cet effort est donc par essence une intention et un effort de continuation.

L’ignorance et le désir

L’ignorance (avidyā) est la grande confusion (mahāmoha) qui rend compte de la longue durée des renaissances et des morts renouvelées/2.

Cette confusion forme un tissu d’erreurs positives et solidaires dans lequel on peut démêler plusieurs méprises fatales qui se ramènent à prendre pour permanent ce qui est transitoire, pour heureux ce qui est douloureux, pour un moi ce qui est dépourvu de moi/3. Nous verrons comment, en contaminant les sources de l’activité, l’ignorance émousse l’acuité de la conscience, obnubile une vision qui serait apte à discerner avec précision des expériences isolées et les fait apparaître en un flux continu qui, fluctuant vers l’intérieur puis vers l’extérieur, engendre les impressions erronées de moi et de non-moi.

L’ignorance est encore à la racine même des illusions que sont les épo­ques temporelles : « Du chemin passé, futur et présent, la racine est l’igno­rance »/4.

Mais, gardons-nous d’attribuer un caractère métaphysique à l’avidyā : elle n’est que méprise et confusion d’ordre psychologique.

Si les tendances (samkhāra) s’organisent et convergent en vue d’une fin intéressée, ce n’est pas sous la seule influence de l’ignorance, c’est encore également sous celle du désir : désir et ignorance se conditionnent mutuellement en un cercle sans fin. Parce que le désir inassouvi, inquiet, perpétuellement oscillant trouble l’esprit de l’homme, celui-ci devient la proie de l’illusion. Mais l’homme n’est la proie du désir que parce qu’il



1. À Māra, le tentateur qui lui demande : “Par qui la personnalité est-elle créée, où est la personne qui nait ici, qui disparaît...? une religieuse bouddhique répond : “Que veux-tu dire, ô Mara ? qu’il y a une personnalité ? La doctrine est fausse. Ceci n’est qu’un faisceau de samskāra, énergies coordonnantes. Il ne se trouve pas ici de personnalité. De même qu’on emploie le mot’ char’ là où les parties du char sont rassemblées, de même là où se trou­vent les cinq agrégats, on emploie le terme’ personne ».” (S.N. I.135).

2. Sn. 729-730. Dans le Visuddhi Magga, l’ignorance (avidyā) est glosée par sammohana, la confusion. C’est bien là son essence.

3. Cf. Sn. 756.

4. Atitassa ca addhānassa anāgatassa ca addhānassa paccuppannassa ca addhānassa avijjā mulam. M.P. p. 50.1.12.

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ne voit pas les choses telles qu’elles sont. Si, concentré, apaisé, il n’était pas affolé par les doutes, les raisonnements erronés, la soif ne croîtrait pas sans cesse en lui (DmP. 349) : ‘Pris au filet du désir aveugle (ka­māndha)… les ignorants sont retenus dans les liens comme les poissons dans la nasse ; ils courent à la vieillesse et à la mort’/1.

Le désir naît de l’imagination (samkalpa)/2. Il suffit de ne plus ima­giner pour qu’il ne naisse plus/3. ‘Et le désir, à son tour, engendre le chagrin et la crainte (bhaya) : L’homme affranchi du désir n’a pas de chagrin : d’où (lui viendrait) la crainte ? Kāmato jāyati soko, kàmato jāyati bhayam, kāmalovippamuttassa n'atthi soko kuto bhayam’ (DmP. 215).

Vijñāna, conscience discriminatrice du moi et du non-moi

Conditionnée par les activités constructrices inconscientes (samskāra), confuses et erronées, la conscience est émoussée, perplexe, distraite, excitée ; elle n’a pas pour condition antécédente un acte concentré asso­cié à une connaissance exacte et elle se perçoit comme un moi permanent.

Vijñāna ne doit être confondu ni avec une pure intuition comme praj­ñā ou jnana, ni avec une connaissance constructrice (kalpanā) telles que sont samkalpa, vikalpa, samjñā (représentation définie) parce qu’elle n’est, à aucun degré, une construction. C’est parce qu’elle est déterminée par les tendances subconscientes (samskāra) qu’elle apparaît comme une connaissance empirique orientée vers une fin plus ou moins intéressée en vue d’une appropriation ultérieure, à savoir : le discernement du moi et du non-moi.

Vijñāna a pour équivalent citta, connaissance pragmatique, elle aussi, mais qui désigne l’esprit sous son double aspect de dispersion et de concen­tration, ce qui la différencie de vijñāna dont la fonction est un discer­nement. Mais dans cette opposition du moi au non-moi l’accent pèse nettement sur la partie strictement subjective de la conscience qui s’ex­prime dans l’introspection. Le facteur suivant que conditionne à son tour vijñāna, le nāma rupa, nom et forme, désigne la partie objective de cette conscience, de sorte qu’ici nous n’aurons à nous occuper que de la connaissance introspective.

Le vijñāna apparaît donc, en résumé, comme une connaissance immé­diate non-notionnelle, une intuition erronée ou confusion discriminatrice causée par l’ignorance : vi, « discriminatrice » puisqu’elle discerne moi et non-moi là où il n’y a rien de tel ; « confuse », parce que, ce faisant, elle ne perçoit pas les éléments de l’expérience en leur nature propre, discon­tinue.

Si la conscience n’était pas conditionnée par les énergies élaboratrices, elle prendrait l’aspect d’une connaissance qui illumine les choses sans les saisir ni les construire, sans que le sujet tombe sous la dépendance de



1. U.V. III.3. Cf. DmP.334. Chez l’insouciant la soif pousse comme une liane : pamatta cárinotanha vaddhatimaluvaviga.

2. De samklp — façonner. Voir ci-dessus p. 202-203,

3. U.V. II.1. Cf. S.N. I.22. « Le désir de l’homme a la couleur de l’imagination » et DmP. 339 : « Les imaginations ont le désir pour condition samkappa rāganissitá ».

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l’objet. Elle se nommerait alors jnana gnose, et non plus vijñàna, con­naissance discriminatrice. Dans la voie de la purification nous avons vu qu’au stade des ārupya dhātu, la conscience, n’étant plus conditionnée que par des énergies presque entièrement dépourvues de toute nocivité, tendait à perdre ses limites et devenait comparable à une lumière irra­diante, diffuse (vi)/1 de tous côtés.

Si le Buddha s’efforce d’expliquer avec tant de soins comment la cons­cience est conditionnée, c’est afin de montrer que le vijñāna n’est pas une âme substantielle qui serait dépourvue de cause : il jaillit au con­traire en fonction de forces momentanées coopérantes et dont la coopé­ration dépend d’une méprise.

Si l’erreur concernant la permanence d’un moi continue à s’attacher, en dépit des efforts du Buddha, à cette même conscience (vijñàna), c’est parce qu’elle désignait la conscience de l’individualité laquelle servait de support à l’idée erronée du moi. C’est également en raison de la valeur qu’on lui accorde spontanément : ‘L’homme ordinaire peut se détacher de son corps mais il lui est impossible de se détacher de son esprit (vij­ñāna) : il est à moi, pense-t-il, c’est moi, c’est mon esprit. Il serait préfé­rable que cet homme qui n’a pas reçu l’enseignement de la doctrine prenne pour le moi ce corps formé des quatre éléments plutôt que l’esprit, car le corps subsiste (titthamāno) un ou deux ans, cent ans au plus, tandis que ce qui, ô disciples, est nommé pensée, esprit ou conscience, nuit et jour, autre apparaît, autre disparaît’/2.

C’est autour de vijñāna que graviteront les erreurs de la continuité personnelle, à commencer par celle de Sāti, un des disciples du Buddha, jusqu’à celle des Bouddhologues occidentaux qui s’acharnent à découvrir une personne qui dure et transmigre dans un vijñāna que tant de textes pourtant décrivent comme conditionné et évanescent.

Ce qui rendait la question quelque peu difficile, c’est que, dans quelques rares passages, le vijñāna n’apparaît plus seulement comme une cons­cience mais comme un principe de vie qui s’incarne dans le sein maternel/3 ; plus tard il formera, sous le nom de vipākavijñāna, la maturation incons­ciente de l’acte responsable.

C’est à ce principe d’individualité mal compris qu’il faut probablement rattacher l’erreur de Sāti, cette « théorie pernicieuse » contre laquelle le Buddha s’élève avec véhémence.

Croyant exposer l’opinion de son maître, Sāti prêchait que ‘la cons­cience (viññāna) dure et transmigre de façon continue (sandhāvati sam­sarati) et qu’elle demeure identique à elle-même (anañña, textuellement : “elle ne devient pas autre”)’. Il définit cette conscience ‘ce qui parle, éprouve et expérimente (patisamvedati) la maturation des actes bons et mauvais, ici et là’.



1. Le préfix « vt » qui exprime également la dispersion a probablement contribué à favoriser ce sens secondaire de diffusion infinie, ci-dessus p. 52, 56.

2. Aññad eva uppajjati aññam nirujjhati, S.N. II.94. La pensée ne dure et ne croit que grâce au désir (raga), à la complaisance (nandi) et à la soif à l’égard des quatre aliments (ahāra) de l’individualité que sont la nourriture, le contact, la volition (manosamcetana) et la conscience (vijññana). S.N. II.11-12.

3. D. N. II.63 et S.N. I.37.

(208)

Le Buddha le traite de niais et, prenant solennellement à témoin ses autres disciples, il nie avec la plus grande énergie avoir jamais enseigné une telle doctrine : « N’ai-je pas affirmé en maintes figures, poursuit-il, que la conscience ne surgit qu’en relation avec des causes et que, sans conditions assignables, elle ne surgit pas ? »/1

À l’occasion de l’impermanence des diverses consciences sensorielles le Buddha précise :

“La conscience (viññāna), ô moines, vient à l’existence en raison d’une dualité. Quelle est cette dualité ? En raison de la vision et de l’objet visi­ble surgit la conscience visuelle ; la vision est évanescente, caduque ; sa nature est de devenir autre. (De même pour les choses visibles)… Ainsi cette dualité est à la fois mobile et évanescente… La conscience visuelle ayant surgi d’une condition, d’une relation qui est transitoire, caduque… étant devenue autre est, elle aussi, transitoire… Cette conscience ayant pour cause une condition transitoire, comment deviendrait-elle perma­nente ? /2”

La conscience, qui est à l’origine du sentiment de la permanence du moi, n’est en fait qu’un jaillissement rarement interrompu de vijñāna ; à chaque instant apparaît un vijñāna conditionné par un vijñāna précé­dent ; il y a une certaine continuité parce que les moments de conscience dépendent de leurs conditions et se succèdent sans interruption ; mais il n’y a pas continuité d’un principe qui demeurerait essentiellement le même en dépit de ses changements.

Si le vijñāna est autre perpétuellement c’est parce qu’il résulte d’une association toujours nouvelle et instable des tendances constructrices (samskāra). Si, d’autre part, il forme une figure relativement stable sous le discontinu des états (ce qu’on nommera plus tard le flux de pensées vijñānasrotas), c’est parce que les forces, alimentées par le désir et l’igno­rance, s’unissent en visant un but/3. Ce projet est ce qui donne l’unité à la vie consciente. Autrement dit, le moi paraît continu parce que les conditions s’enchaînent et cet enchaînement lui-même a sa source dans une finalité de la pensée.

S’il n’y a aucun transfert ni aucune transmission possible de force, il n’y a pas non plus absence de condition/4. Prenons le cas typique du passage d’une existence à une autre. Remarquons qu’il peut y avoir hétérogénéité absolue entre le vijñāna de cette vie et le vijñāna de la vie suivante : à une destinée heureuse peut succéder une destinée doulou­reuse, à un cosmos du désir, un cosmos de l’extase ; d’homme, l’individu est passé au stade divin. Ce n’est pas un être conscient (satta) ni une âme qui passe d’une existence à l’autre, la conscience ne vient pas d’une existence antérieure, elle ne fait que surgir de causes appartenant à l’existence passée, tout comme écho, lampe, cachet, ombre sont condi­tionnés et ne se meuvent pas d’un lieu à un autre, ainsi en va-t-il égale —



1. M.N. I, p. 256-7.

2. S.N. IV.67.

3. Tant que les tendances subconscientes ne seront pas déliées, les vijnāna continueront à jaillir. Dans son Visuddhimagga (XVII.545) Buddhaghosa décrit avec force détails les rapports des énergies constructrices et des consciences résultantes dans les trois sphères du désir, de la forme et du sans forme. Sur ces deux dernières sphères, voir ci-dessous p. 321 et suivantes.

4. nāssa tato sankanti na tato hetum vinā hoti (Vis. M. XVII.553).

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ment de la pensée. Il n’y a pas d’identité ni de différence, mais dépen­dance fonctionnelle.

Trsnā, soif et appropriation

Désir, aspiration, ardeur, passion, avidité, anxiété du désir/1 (kāma, chanda, āsā, rāga, tasinā, parilāha), sont les termes désignant les divers as­pects de cet inassouvissement qui prend l’apparence d’un flux tumul­tueux oscillant sans repos (samsara, āsava, ogha) et qui n’est pas sans rap­peler l’océan (arnava) des Veda/1.

La soif prend parfois l’aspect d’un véritable besoin : les faims (jighac­chā) sont, d’après le Dhammapada (203), les plus terribles des maladies. Ce même texte fait du désir le constructeur de la durée. Aussitôt l’éveil obtenu, le Buddha prononce ces mots : « J’errais sur le chemin sans fin des multiples renaissances, cherchant vainement l’architecte de l’édifice. C’est un grand tourment que de toujours renaître ! O architecte de l’édi­fice, je t’ai découvert ! Tu ne reconstruiras plus l’édifice ! Tes poutres sont toutes brisées ; le faîte de l’édifice est détruit ! Cette pensée (citta) a perdu ses énergies constructrices/2 et a atteint le terme des soifs (tanhā) » (DmP. 153-154).

La soif est associée à la complaisance (nandi), à l’attachement (rāga) et à l’habitude récurrente (upasevanā) (S.N. I1I.53). Cette soif est soif de plaisir, soif d’existence et même soif d’inexistence (bhava et vibhava). Est également condamnable la soif à l’égard des mondes de la forme, du sans forme (les extases), ainsi que le désir de l’arrêt (nirodha) du devenir (D. N. II. p. 216 § 16-18).

Quant à l’origine de la soif, voici l’explication qui nous en est donnée : en raison des organes sensoriels se produit un contact entre le sens et l’objet et de ce contact dépend une impression agréable ou désagréable (vedanā). Parce que ce contact est contaminé d’ignorance (avidyā sams­parsa) la sensation engendre la soif (S.N. III.96).

La soif, qui est désir de posséder afin de devenir encore et encore, s’empare de l’objet, l’assume et s’y attache. À la soif succède donc l’ap­propriation (upādāna) et, à celle-ci, le devenir (bhava) car l’appropriation est tendance à se compléter afin de se prolonger, de durer. Le devenir est perpétuellement entretenu par l’absorption d’aliments 3 que sont les plaisirs des sens, ainsi que la triple croyance en la vertu des pratiques ascétiques, en l’existence d’un moi et en la possibilité d’une délivrance grâce à un système philosophique (ditthi). Le Samyutta Nikāya (II.11) fait de l’aliment « le soutien de la durée (thiti) de ceux qui cherchent à devenir ».

La doctrine bouddhique concernant l’aliment est enseignée de la façon suivante par le Buddha à Māgandiya : Tu connaîtras, lui dit-il en subs­tance, la santé, tu verras la délivrance et, en raison de cette vision, le désir et l’attachement que tu as pour les cinq sortes d’appropriation te quitte­ront. « Tu te diras : longtemps, hélas ! j’ai été avili, trompé, égaré par



1. A.V. III.29.7. Kāma pénètre dans l’océan.

2. visamkhāra. Rhys Davids traduit : » a perdu ses plans ». 3. S.N. II.11.

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mon cœur, car je m’alimentais, absorbant la forme, la sensation, la notion, les énergies constructrices (samkhāra), la conscience. A cause de cette alimentation le devenir existe, à cause du devenir la naissance, à cause de la naissance la vieillesse, la mort, le chagrin… et ainsi naît et croît toute cette masse de douleur » (M.N. I.511-512).

Le temps

Durée et continuité ont apparu jusqu’ici comme des constructions mentales dont nous avons vu l’élaboration au cours de l’agencement conditionné des trois premiers termes de l’enchaînement causal : igno­rance, énergies structurantes et conscience.

Avant d’examiner de plus près la façon dont la conscience prend un point d’appui sur les tendances pour durer, il est nécessaire de donner un aperçu des divers termes qui expriment les notions du temps à date ancienne.

Toutes ces expressions désignent, à différents degrés, une « façon de faire », une adaptation efficiente. Les époques sont nommées des addhan, chemins et voies, au sens de perspectives temporelles que nous ouvrons.

Le Buddha considère d’abord comme entièrement illusoire la durée qui serait celle d’un moi agent, principe spirituel qui transmigrerait ou encore celle d’un Soi éternel ou durable : « C’est folie, dit-il, que de soutenir la théorie que le monde est l’attan (l’en soi) où je passerai ensuite : éternel (nicca), permanent (dhuva), durant toujours (sassata), immuable (aviparināma) comme ciel et terre » (M.N. I.135-136).

Par contre le Buddha ne répudie pas une durée qui, résultant d’un effort d’organisation, ne comporterait ni permanence, ni continuité fluide et n’aurait rien d’une durée qui relierait des instants successifs en permettant au passé de porter son énergie dans l’avenir.

Pour l’homme asservi — et c’est en cela précisément que réside l’asser­vissement — la relation entre deux instants consécutifs est une détermi­nation de l’un par l’autre, une dépendance causale selon la formule « ceci étant, cela est », dépendance dont il ne faudrait pas faire une causalité qui serait susceptible de conférer à la durée une certaine puissance. Quant à l’homme qui ne forge pas cette dépendance, il prend conscience que Ies expériences (dhamma) qui se succèdent en lui sont purement contiguës et qu’elles ne se conditionnent plus. Il est donc délivré de toute construction temporelle.

Il suffit d’énumérer les expressions qui désignent le temps ainsi que l’emploi qui en est fait, pour constater la prudence avec laquelle les Bouddhistes ont écarté tous les termes qui auraient pu donner quelque prise à une interprétation réaliste du temps :

Kāla. — Déjà kāla, ainsi qu’on l’a noté 1, n’était pas apte à désigner par son étymologie un temps doué d’une existence en soi. Mais comme l’Atharva Veda et le système du Kālavāda avaient fait de kala un temps absolu, les Bouddhistes s’efforcèrent de l’écarter de leur vocabulaire de peur qu’il ne porte à confusion. Son emploi demeure anodin ou négatif ; c’est ainsi qu’il est dit à plusieurs reprises que la doctrine (dhamma) du

1. Voir ci-dessus p. 9. et 137 sq.

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Buddha est akālika et sanditthika, intemporelle et immédiate (Sn. 567. 1137,114 1). L’action du temps (kāla kiriyā) désigne l’instant ultime, celui de la mort : « Ma vie touchera d’ici peu à sa fin… il y aura pour moi accom­plissement du temps (kāla kiriyā) » (Sn. 694).

Kappa. — Sanskrit, klp — adapter, construire, organiser, réussir, ima­giner et conjecturer, kappa est ce qui est adapté ou préparé en vue d’un objet déterminé/1. C’est en ce sens qu’il désigne le temps fixé et même des éons tout en désignant par son étymologie une œuvre de l’imagina­tion/2 et c’est comme tel qu’il est compris par les Bouddhistes : Ainsi « est d’une très pure sapience le sage qui, exempt de désir, a mis un terme aux énergies structurantes (samkhāranirodha), lui qui a surmonté le temps (kappātita) dans le passé et l’avenir (atitesu anāgalesu) (Sn. 372­-373)/3 ».

Il suffit d’arrêter le flux du désir (āsava) pour que les constructions mentales soient réduites à néant et, avec elles, le temps qui n’en est qu’un aspect. C’est en ce sens qu’il faut interpréter la strophe selon laquelle le saint délivré qui a traversé le flux a abandonné le temps (kap­pamjaham), il n’a plus d’accès au temps (Sn. 1101 et 535). Mais, gardons-nous de considérer ce temps comme une durée ; il doit naître et mourir, telle est la loi du devenir, ce devenir (samsāra, āsava) qui n’est qu’un jail­lissement de notre conscience : « Le Buddha illuminé est celui qui ayant examiné attentivement toutes les organisations (kappa), le devenir (sam­sāra) et conjointement l’apparition et la disparition (cutūpapāta), est libre d’impureté » (Sn. 517).

D’après ce passage l’examen de l’évanescence entraîne la constatation que les époques passées et à venir ne sont que des constructions de notre esprit, des kappa.

Samaya. — Sam — i — est « le fait de converger au même point », d’où coïncidence, moment déterminé, opportun, efficient et, au sens large, événement, condition, temps approprié et surtout, point du temps. Samaya signifie encore le moment final, la conclusion et, de ce fait, l’annihilation (Sn. 876).

Samaya était plus apte que toute autre expression à rendre l’efficience du moment présent, la convergence des conditions en un point du temps. C’est pour cette raison qu’il allait être choisi de préférence à tout autre par les écoles ultérieures/4.

ACTIVITÉ et temporalité

Il n’est pas possible de dégager l’apport respectif du désir d’appro­priation et de la pensée organisatrice dans l’élaboration de la structure temporelle sans avoir tracé au préalable une brève esquisse des caracté­ristiques de l’activité qui est en rapport avec le temps et de celle qui ne



1. Dictionnaire pali de Rhys Davids et Stede.

2. Samskāra et samkalpa sont facilement pris pour des synonymes (ci-dessus p. 201-­202) et kalpa le temps ne diffère guère de samkalpa. On ose à peine, dans le Bouddhisme, distinguer une adaptation adaptatrice (samkalpa) de l’adaptation effective (kalpa), le temps.

3. Cf. Aparisu du R. V.

4. Nágárjuna expose dans son » Traité de la grande sagesse’ (p. 78-79) les raisons qui ont motivé son emploi.

(212)

l’est pas. Cette esquisse a pour but d’éclairer quelque peu un exposé obscur et difficile étant donné qu’il concerne les zones subconscientes où la durée s’élabore.

Pris séparément, désir et organisation mentale ne peuvent engendrer la durée : nous avons d’un côté l’acte impulsif, appativāni (S.N. II.132), dépourvu d’intention (anabhisamkhāra) et qui, alors même qu’il com­porte désir, est à mettre au rang des sensations et des impressions, parce qu’il est comme elles bloqué sur l’instant et, par conséquent, sans effet temporel.

De l’autre côté, et à l’opposé, se trouve l’acte de l’homme délivré et, comme l’acte impulsif, il est anabhisamkhāra, mais pour des raisons dif­férentes. Son activité n’est pas intéressée. Impulsion du désir, confusion de l’ignorance, constructions mentales visant un but personnel ont totale­ment disparu en lui. S’il engendre quelque continuité grâce à sa pensée lucide et orientée, cette continuité n’est que cohérence spirituelle, elle n’engage nullement une durée dont il ne serait pas le maître/1.

Différent de ces deux sortes d’activité est l’acte intéressé et voulu, l’abhisamkhāra, qui trouve son apogée dans la décision qui engage l’ave­nir parce qu’elle tend vers lui et parce qu’elle le modèle. Cet acte qui est un karman réunit en effet les deux conditions indispensables à cette tâche : il est désir d’appropriation et dessein. D’une part il n’est pas dé­pourvu d’une certaine tension ou impulsion qui provient du désir d’ap­proprier qui l’alimente ; mais il est également, et avant tout, une reprise consciente et voulue de cette impulsion, sous la forme d’une convergence d’efforts organisés par une intention qui tend vers un but intéressé.

Un texte du Samyutta Nikāya (II. 64-67), nous donne à ce sujet les précisions suivantes :

« Ceci, dit le Buddha, n’est ni votre corps, ni le corps des autres ; il faut le considérer comme produit par l’acte passé (karman), l’acte achevé (abhisamkhata), intentionnel (abhisamcetayita), cause d’impressions affec­tives (vedanīya) (p. 64). Ce qu’on a l’intention de faire (ceteti) et ce qu’on projette (pakappeti) et ce qu’on regrette/2, c’est sur cela que la conscience (viññāna) prend point d’appui pour s’établir (thiti). Parce qu’elle a pris point d’appui la conscience subsiste et, subsistant et se développant, il y a tension (nati) et parce qu’il y a tension il y a progression vers un aller et venir (āgatigati) et, en raison de cette dernière, naissance, vieil­lesse, mort dans l’avenir et souci, lamentation, angoisse, douleur, déses­poir. Telle est l’apparition de cette masse entière de douleur » (p. 67).

Puis ce texte poursuit : « Même si l’on n’a pas l’intention (ceteti) d’agir, mais si l’on regrette (le passé) la conscience prend point d’appui pour s’établir ». De là procédera, nous l’avons vu, le sentiment du moi et l’impression de sa durée.

« Si un ignorant a l’intention de faire un acte de mérite ou de démérite sa conscience (viññāna) tend vers le mérite (punñupaga). Le sage, au contraire, n’achève pas l’acte (anabhisamceti) ; il n’approprie rien (na upādiyati). Ne s’appropriant pas, il ne se tourmente pas ; ne se tour —



1. Voir ci-dessous p. 324.

2. Anuseti. Ce verbe implique aussi préoccupation mentale en général mais nous sui­vons ici la traduction de H. Oldenberg (le Bouddha). Ce qu’on regrette ? c’est là une inci­tation à la persistance de la connaissance » p. 23.

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mentant pas il est de par lui-même, en lui-même (paccattam) tout à fait apaisé (parinibbāyati). S’il ressent une sensation agréable il sait qu’elle est passagère, il ne s’y attache pas… et il l’éprouve avec détachement (visañnutta) (II.82) ».

Thiti peut être traduit par durée ou persistance mais ce terme ne désigne en réalité qu’un ordre (niyāmatā)/1. S’établir revient à dire que la cons­cience est conditionnée (samkhata) de telle sorte par les activités menta­les (samkhāra) qu’elle se reproduit sans arrêt sous l’aspect fallacieux d’un moi permanent.

Sthiti, dans l’Abhidharmakosa (III.7. p. 23) est la résidence de la pensée, ce que la pensée prend pour objet sous l’impulsion de la soif. Sthiti est ce sur quoi, ce dans quoi on se tient. Pour le Sautrāntika/2 ce mot représente la non-interruption de la série (santatyanupaccheda), « la durée de la pensée consistant en soif », la soif aborde l’objet, s’attache à lui et fait durer la pensée.

D’après le passage qui vient d’être cité du Samyutta Nikāya la force de la coordination temporelle ou durée se trouve dans la tension vers l’avenir et consiste dans l’intention de faire un acte/3. Notre durée n’est alors que le projet d’une pensée organisatrice et prévoyante (klp —) qui dresse ses plans. Elle se trouve aussi dans la préoccupation à l’égard du passé. Car anusaya, avec la nuance affective d’anu, exprime dans le brahmanisme le regret, le sentiment d’une chose qui persiste. L’activité ne sera plus un karman à l’instar de l’activité précédemment notée mais elle n’en sera pas moins facteur de durée parce qu’elle implique souci.

C’est donc en partant du seul instant présent, la réalité temporelle effectivement donnée, qu’on se tend vers l’avenir ou vers le passé cons­truisant ainsi les samkhāra ou fausses configurations des époques passées et à venir.

Nous allons maintenant examiner séparément les deux facteurs de durée que sont l’intention projectrice et la préoccupation mentale ou regret.

Abhisamskāra, intention et organisation

Pour que l’acte ait une suite temporelle il doit être parachevé et assumé. Ce parachèvement est exprimé par le verbe abhisamskr — et n’est pas sans rapport avec le parachèvement de l’activité sacrificielle dans laquelle le sacrifiant « assumait le sacrifice en sa totalité pour en faire sa personne durable » S. B. IV.5.6.5.

Dans le Bouddhisme, de même, l’acte est assumé par l’auteur, il est imaginé comme « mien » par la conscience (viññāna) qui s’en empare/4. On dit alors que la conscience s’établit, dure (sthā —) ; mais cette durée se ramène à un ordre (thiti) ; elle n’existe que dans la mesure où la cons —



1. La dhammatthitatâ est l’équivalente de dhammanigâmatâ l’ordre ou loi de l’enchaîne­ment des conditions.

2. A. K. III. Trad. p. 23 note 3.

3. Abhisarnskr —, abhisamcit — ou cit — par lesquels l’acte est assumé. Vicit — et samcit — indi­quent le choix, la décision et l’organisation qui président à l’élaboration de la durée.

4. Finalité et appropriation que désigne un même terme (abhisamskr —) sont en étroite dépendance dans la pensée indienne.

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cience est conditionnée par les énergies inconscientes (samskāra) ; l’indi­vidu se dit alors « j’existe », et se prend pour un moi, un agent perdurant. Mais cette conscience ne dure pas de façon continue, elle n’est qu’un perpétuel jaillissement qui dépend de ses conditions, les samskāra, qu’elle renforce d’ailleurs en s’y complaisant/1. De même, ainsi que je l’ai noté, la pensée constructrice (cetanā) n’est pas une puissance continue, elle n’est qu’un acte de l’esprit (manokarma) relativement rare. Il en résulte que ce sont des actes discontinus qui donnent une unité apparente à la vie mentale qu’ils modèlent tout en lui assurant une certaine continuité.

Anusaya, préoccupation mentale, regret

Quelques textes, relevant du plus ancien Bouddhisme, nous mon­trent que la préoccupation à l’égard du passé et de l’avenir engage la durée et est au plus haut degré condamnable :

« Ne chéris pas le passé, ni ce qu’aujourd’hui t’apporte, ne pleure aucune perte, ni n’aspire à la félicité de l’au-delà. Une telle aspiration est ce que je nomme un flot tout dévorant (mahogha) » (Sn. 944-945).

« L’attachement engendre l’angoisse (dukkha) et nourrit les espoirs et les craintes vis-à-vis de l’avenir » (Sn. 864). D’où ce fréquent conseil : « Laisse aller (muñca) le passé, laisse aller le futur, laisse aller l’entre-deux, pèlerin du devenir ! »/2 Ce pèlerin est celui qui s’efforce vers la perfection, le devenir étant un devenir strictement spirituel qui n’a rien d’une durée vitale. C’est ce que le texte précise : « Avec l’esprit libre de tous les côtés, tu ne reviendras pas à nouveau à la naissance, à la vieillesse ». Muñca pure muñca pacchato majjhe muñca bhavassa pāragú sabbattha vimuttamānaso na puna jātijaramupehisi (DmP. 348).

Le Sutta Nipāta identifie l’individu qui a détruit tous ses soucis (vi­takka) et ne forge plus rien à celui qui ne regarde plus ni vers le passé ni vers l’avenir (nāccasārinapacasāri), il a franchi les obsessions (pa­pañca). Il a vu que tout est vide (vitatham) ; il est libéré de convoitise, d’aversion, de confusion (moka). Cet enseignement qui porte sur l’essen­tiel de la doctrine salvatrice est contenu en six strophes que scande le refrain lancinant « qu’il ne faut pas regarder ni vers le passé ni vers l’avenir ». Celui qui a atteint ce but n’a plus de penchant (anusaya), c’est lui le délivré (str. 7 à 14).

Un passage de l’Angutara Nikāya (I.264) nous montre comment le désir naît à l’égard des expériences (dhamma) passées et à venir ; on se soucie et on retourne dans sa pensée/3 des expériences fondées sur le désir attaché au passé, à l’avenir et au présent ; faisant ainsi, le désir naît et, en raison du désir, on est enchaîné à ces expériences.

Dans le Digha Nikāya (I p. 45) le Buddha donne une longue descrip­tion des divers brahman et reclus qui façonnent passé et avenir (pubban­tāparantakappikā). Par leurs spéculations ils avancent diverses propo­sitions relativement au passé et au futur et sont pris au piège de soixante deux sortes de spéculations comme des poissons au filet. Ceux qui cons —



1. Voir L. DE LA VALLÉE-POUSSIN. Théorie des douze causes, p. 10, Gand, 1913.

2. Cf. M.N. III.187-188 et 199.

3. Arabbha cetasa anuvicareti anuvitakketi.

(215) truisent le passé, étant parvenus à diverses extases, se souviennent de leurs vies antérieures et concluent que l’âme est éternelle et que le monde est stable comme un pic/1. Ceux qui composent le futur (p. 31) spéculent sur l’existence consciente ou inconsciente après la mort, sur l’anéantis­sement de l’âme, etc...

Le Buddha connaît le remède à ces constructions temporelles : il consiste en la compréhension de l’interdépendance fonctionnelle, la loi des dhamma, leur ordonnance (dhammatthitatā, ou niyāmatā) associée à la connaissance de l’impermanence des dhamma ainsi enchaînés. Il est impossible, dit le Buddha, que celui qui a une juste vision des éléments tels qu’ils sont, c’est-à-dire interdépendants (loi du pratityasamutpāda), se cramponne au passé/2 en se demandant : existais-je dans les temps écou­lés, n’existais-je pas, qui étais-je… ? ni qu’il s’élance vers l’avenir/2 en se demandant : existerai–je, etc. ? ni qu’il se soucie du moment présent en se demandant : suis-je, ne suis-je pas, etc ? /3

Voici de quelle manière le passé et l’avenir doivent être considérés (S.N. II.58 § 18-20) : Connaître la loi des conditionnés (pratityasamutpā­da) c’est connaître les dhamma (expériences) en leur enchaînement. « Par le dhamma (doctrine) qui est vu, discerné, appréhendé (de façon intui­tive et directe), qui est indépendant du temps (akālika)/4 on se fait une voie vers le passé et vers l’avenir » ; mais cette voie n’est plus celle que nous venons d’examiner : « On prend conscience que tous les brāhman et reclus qui, dans les temps passés et futurs, ont connu et connaîtront parfaitement la mort, son apparition, sa cessation, la connaissaient et la connaîtront comme je la connais ». Le Buddha affirme par là que la connaissance véritable de la loi du devenir : « ceci étant, cela est, ceci cessant, cela cesse », est accompagnée de la conscience que cette loi est universelle, qu’elle vaut pour tous les temps, qu’elle est en un mot intem­porelle. A l’inverse des spéculations sur les époques passées et à venir qui emprisonnent l’âme parce qu’elles les rivent à ces époques, la con­naissance de la loi libère, elle est le salut.

D’après ce texte — et on pourrait en citer d’autres encore — le Buddha apparaît comme le premier des Indiens qui ait, non pas découvert une loi du devenir, mais pris conscience de l’universalité et de l’intempora­lité de cette loi.

Comment, à partir du moment actuel, seul réel, l’homme va-t-il com­poser sa durée ? La coopération des tendances (samskāra) en vue d’une fin est ce qui lie le présent à l’avenir ou au passé/5. Le présent conta­miné de désir est sans cesse occupé à préparer l’avenir, à forger des plans ; les tendances se ploient soucieusement vers les époques passées ou à



1. P. 12-14 § 29-31. Nous avons là les thèses des éternalistes, voir ci-dessus, p. 128 et suiv.

2. Palidhávissati, dhav — s’élancer, couler, courir vers le passé et upadhāvissati, s’élancer vers l’avenir.

3. S.N. 1I.26 et M.N. I.264.5.

4. Dès qu’on a abandonné le désir, la confusion, on ne forge plus de plans, on ne fait plus de projets, on ne demeure plus dans l’inquiétude ; on voit la doctrine (dhamma) en cette vie. C’est là une chose intemporelle (akálika)… que réalisent les sages intuitivement, (paccattam, chacun pour soi) » (A. N. I.156).

5. Tous les êtres durent grâce aux aliments (psychiques) ; tous les êtres durent grâce aux tendances (samkháratthitika) ». M.N.I. p. 48, D. N. III.211.

(216)

venir. Ce sentiment de l’effort, de la tension, auquel se rattache le senti­ment fallacieux d’un moi qui a existé et qui existera, va faire mainte­nant l’objet d’un examen.

La flexion des samskāra, qui ploie vers l’appropriation et s’oppose à la détente et à l’apaisement (nirvāna), est la temporalité même. Elle est désignée par plusieurs termes qui ne sont pas sans importance et par le rôle qu’ils jouent et par la place qu’ils occupent : ce sont nati, ābhoga et nimitta.

Nati/1 de nam — ployer, courber avec effort vers, bander un arc, est le terme qu’emploie couramment le Bouddhisme post-canonique pour dire que la série mentale (santāna) est ployée par la soif. Parināma et viparināma à la même racine et que nous avons fréquemment rencon­trés, désignent une évolution ou un changement absolu, une succession hétérogène.

Viparināma, avec ses deux préfixes, décrit bien la nature évanes­cente de tout ce qui est : « nam- » ployer, tendre vers ; « pari “, complè­tement et « vi » ajoute une nuance nouvelle : celle d’une destruction. Nous avons ainsi une tension qui disparaît perpétuellement (vi) mais qui réapparaît parce qu’elle est alimentée par le désir et l’ignorance. Ce terme est absolument intraduisible en raison de toutes ces implications : Mouvement staccato à mutations brusques.

Nati se rencontre déjà à date ancienne au sens d’inflexion et de ten­sion, témoin ce passage du Majjhima Nikāya qui ne commence pas sans emphase (II1.266) : “Pensez à l’éternel enseignement du Seigneur (le Buddha), à savoir que l’agitation (calita) est la caractéristique de ce qui est dépendant (nissita). /2. Ce qui est indépendant est exempt d’agi­tation ; étant sans agitation on est détendu (passaddhi) ; étant détendu, on n’a pas de tension (nati). Là où il n’y a pas de tension, il n’existe pas d’allées et venues, donc pas de disparition ici et de réapparition là et, de ce fait, il n’y a plus de terme ultérieur en ce monde ou en un autre… et c’est ainsi seulement que le tourment (dukkha) prend fin”.

Cet enchaînement de conditions a son origine dans un texte très ancien, l’Udana Vagga (VIII.4. p. 81) : Agitation, dépendance, tension et renais­sances sans fin y sont associées de façon caractéristique. Le Sutta Nipāta (750) précise que l’agitation (iñjita) est liée à ce qui est dépendant (nissita) lequel vacille : saisissant (upādiya) alors l’expérience d’une façon puis d’une autre, (l’homme) ne surmonte pas le devenir vital samsāra (752). Que considérant ceci comme un tourment et prenant conscience de la grande angoisse (mahabbhaya) qui se trouve dans les choses dont on dépend, le moine avance indépendant, attentif, en ne s’agrippant à rien » (753).

“Un disciple mien, dit le Buddha, ne se ploie (nam —) vers rien” (Sn. 806). Et encore : “Tout ce dont un homme se soucie, tout ce en quoi il s’ab­sorbe, c’est cela qui ploie (ou moule) graduellement sa pensée 2. S’il examine longuement ses préoccupations (vitakka) de désir… il rejette des pensées de renoncement et, ce faisant, il développe une pensée de



1. Sur nati voir des textes déjà cités p. 121. S.N. II.67 et IV.59. La racine nam — foisonne : nata (Sn. 1143), namati 806, les causatifs : upanāmeti, parinameti.

2. yanñad eva... bahulam anuvitakketi anuvicareti tatha tathā nati hoti cetaso, p. 115.

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désir et il ploie (namati) sa pensée vers des préoccupations de désir” (M.N. I.115).

Àbhoga de « bhuj- » ployer avec effort, le préverbe »ā’ indiquant la courbure en direction du sujet et donc retour sur soi, est le reploiement qui forme une activité dont la nocivité est à combattre.

Àbhoga est la tension/1 qui accompagne certains efforts mais non pas tous : l’effort spirituel du saint qui est concentré (virya) est exempt de toute tension d’esprit (cetasā àbhoga) et, si cet acte ne fait pas partie des actes d’attention, c’est pour cette unique raison et non parce que la méditation porte sur l’absence de substantialité (nairātmya)/2.

Les recueillements supérieurs qui sont dépourvus d’objet de connais­sance naissent néanmoins de la tension de la pensée (cittābhisamskāraja ou cittābhogaja) (A. K. II.64. Yas. III p. 237 1,7). De tous temps ils ont été des samskrta, œuvre de l’esprit et ābhoga est le synonyme habituel d’abhisarnskhāra, l’effort d’organisation.

Le Digha Nikāya qualifie de grossier un état qui implique une ten­sion de l’esprit dirigé vers le bonheur (I. 37).

Dans les textes plus tardifs l’activité tendue (ābhoga) qui est un des plus grands obstacles à la délivrance est aussi « l’équipement de mérite » que pratique le Bodhisattva au début de sa carrière et qui l’aide à attein­dre son but ; néanmoins, ce qu’il ne pouvait atteindre au cours de mil­liers de périodes cosmiques (kalpa) par l’intermédiaire de cette activité tendue (sābhogakarma), lorsqu’il est parvenu à l’océan de la carrière des Bodhisattva, il le parcourt en un instant grâce à ce savoir sans tension qu’est l’omniscience (jñānānābhoga)/3.

La tension de l’effort (ābhoga), quel que soit le but poursuivi, ne permet pas l’évasion hors du samsāra ; tandis que l’anābhoga est l’instantanéité même.

Ce qui vaut pour la durée vaut également pour l’espace : “Le bodhisatt­va s’avance en ne regardant qu’à une coudée devant lui, avec un regard plein de confiance, avec un regard exempt de tension (anābhoga)” (Siksà­samuccaya, p. 267-268).

Le regard lorsqu’il est tendu, inquiet, prévoyant, est ce qui crée la durée quand il se dirige vers l’avenir comme il est ce qui engendre les directions de l’espace.

En un sens restreint ābhoga désigne l’acte moral intentionnel. Par la suite les Mahāsāmghika (KVu. X.5) estiment que les activités senso­rielles peuvent, elles aussi, être douées de tension (sābhogā). Cette thèse souleva les protestations des Theravādin. Les écoles Sarvāstivāda font intervenir la tension pour expliquer les phénomènes comme la mémoire, la prévoyance, le jugement/4.

Nimitta comprend à la fois projet et projection ; il est l’intention pro­jectrice même ; ni — mit —, lancer (une flèche) en visant un but, d’où le sens de cible qu’il a dans les textes ultérieurs ; c’est un dessein qui est condamné au même titre qu’ābhoga et qu’abhisamskāra et pour les mêmes



1. La contraction des jambes croisées, par exemple, se nomme ābhoga.

2. Voir l’article sur abhoga dans le Muséon 1914, vol. XV. I p. 39-48 de L. DE LA VALLÉE — POUSSIN.

3. Dasabhumika, op. cit., p. 46.

4. Voir ci-dessous p. 384-5.

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motifs : Les saints “sont ceux dont le domaine est le vide (sunñata), l’absence de dessein (animitta), la liberté (vimokha)” (DmP. 92)/1.

On traduit habituellement nimitta par objet et ce n’est pas exact ; il s’agit souvent d’un but intéressé et, plus rarement, d’un objet au sens de « configuration que la projection du désir imprime à la chose ». Ainsi quand le moine, nous dit-on, appréhende un objet par les organes senso­riels ou par l’entendement il ne s’empare pas du nimitta ou de l’anu­vyañjana (D. N. I.80). Nimitta est probablement le dessein qui façonne synthétiquement les grands traits de l’objet tandis que anuvyañjana est l’analyse détaillée qui succède.

Souci, agitation, douleur,

Des tendances en pleine activité, de leur tension et de la réalisation d’un dessein (nimitta), va résulter toute la masse de douleur, angoisse, anxiété (dukkha, bhaya, ussukka), agitation, souci, obsession (ejā, vitakka, papañca, etc...) et, de cette excitation tendue, dépendra raidissement et inaptitude.

Plaisir, joie, jubilation (ubbilla), bonheur sont les composants de la douleur (duhkha) parce qu’ils comportent tumulte intérieur (sarana), tension, aspiration, tout ce qui n’est pas le calme (arana) et l’apaisement (khema, santi, upasama), le but suprême qui n’est autre que le nirvana.

Le Majjhima Nikāya (III. p. 158-159) énumère les divers obstacles à la concentration sur le moment présent (samādhi) et qui sont les fac­teurs mêmes de la durée : Ce sont les diverses causes de fluctuation, tels les doutes, les idées multiples, l’analyse méticuleuse, la jubilation, la turbulence, l’inquiétude. Nous avons encore : l’acte erroné qui est flexion de la pensée, l’effort excessif, la peur paralysante ou la stupéfaction, les désirs enfin et tout ce qui implique raideur et élan.

Viennent en dernier lieu la torpeur et la négligence qui détendent la méditation et ne permettent pas de prendre conscience de chaque instant du temps.

Les samkhāra (l’activité mentale) qui sont les plus grandes des dou­leurs (dukkha) (DmP. 203) font échec par essence à toute détente et c’est pour cette raison que “l’homme sans désir, dépourvu de toute activité mentale (natthikācinisamkhiti), s’abstenant de toute entreprise (ārambah), voit partout l’apaisement (khema, Sn. 953)/2”.

Entre les deux pôles de la cause (samskāra) et de l’effet (dukha) s’éche­lonnent les divers degrés de l’inquiétude et de l’excitation. Comme ces notions ont un rôle à jouer dans l’élaboration de la durée, voici, choisis au hasard de leur foisonnement, quelques-unes d’entre elles :

1. Ejā, émotion, commotion, de ej — agiter, et l’adjectif injita, instable.

2. uddhacca (uddhr — tirer hors de (D.N. I. p. 71), excitation, trouble mental, déséquilibre ; parent de vicikicchā, la perplexité ou le doute, il ne porte que sur un seul objet de pensée tandis que le second porte sur divers objets.



1. Cf. U.V. XV.22-23, M.N. I.297 : Pour obtenir la délivrance de la pensée au cours de l’extase suprême il faut éloigner d’elle tout dessein (nimitta), la fixer sur l’animitta.

2. “Le sage sans désir est expert dans la gnose (nana) destructrice des samkhāra”, Sn. 372. Cf. DmP. 383.

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3. Accāraddhaviriya, l’effort excessif, est un obstacle à la concentra­tion (samādhi), non moins que la dispersion (vikkhepa).

4. uddhacca kukkucca est l’excitation tendue, le souci qui forme un des plus grands obstacles à la concentration de l’esprit. Il est favorisé à son tour par le non-apaisement de la pensée car, dans la pensée apaisée (vūpasantacitta), il ne surgit pas/1.

Anuruddha se plaint au Buddha que, bien qu’il puisse voir avec la vue divine le système du monde, bien que son énergie soit immuable, son application mentale inébranlable, son corps apaisé (passadhi) et sa pensée concentrée (samāhita, ekagga), néanmoins sa pensée n’est pas pour autant délivrée de tout flux phénoménal (āsava), elle n’est pas sans appropria­tion. Le Buddha répond à cela qu’il n’y a là qu’orgueil et arrogance et, si la pensée ne se délivre pas de l’appropriation, c’est en raison du souci. Il serait donc préférable, conseille le Buddha, “que le vénérable Anu­ruddha, ne pensant plus aux divers dhamma (qu’il vient d’énumérer), recueillît sa pensée (upasamharatu) sur l’élément immortel (amatāya dhātuyā)”/2.

Suivant le conseil du Buddha, Anuruddha atteint alors le but suprême et devient un arhat.

5. Vitakka, application de la pensée, direction de l’esprit vers, — est la préoccupation mentale qui s’oppose à l’apaisement (upasama) de la pensée (D. N. II.277). Les plus anciens textes se plaisent à accumuler les méfaits des soucis : « Les vitakka harassent l’esprit comme des garçons mènent un corbeau, ici et là… Ils naissent de l’attachement (sneha) » (Sn. 279-2). « Chez l’homme (jantu) harassé de souci (vitakka pamathita)/3, ardent de passion, contemplant la beauté, la soif augmente de plus en plus. Hélas ! il se façonne un lien solide. L’homme qui se plaît à l’apai­sement du souci (vitakkūpasama), toujours attentif, médite (bhāv —) sur la laideur (asubha) et met fin (à la soif). Il brisera le lien de Māra » (DmP. 349-350).

Vitarka diffère de manasikāra en ce que ce dernier est une attention constante tandis que vitarka est une tension variable de la pensée. Selon les Mahîsàsaka « le souci est toujours lié à la passion », il est donc impur (āsrava) et condamnable (Vasumitra. & IX. A.15). Pour les Sarvàstivādin qui ne sont pas fidèles à la plus ancienne tradition sur ce point comme sur bien d’autres, il y a un vitarka qui n’est pas associé aux passions/4.

6. Papañca est l’obsession, l’idée fixe équivalente à saññā, ditthi, con­ceptions, spéculations mais comprenant un sens plus prégnant. Par sa racine panc — il désigne un déploiement, une multiplicité et c’est le sens qu’il aura dans le Brahmanisme et dans le grand Véhicule. Le sens de dispersion ne semble pas incompatible, malgré les apparences, avec celui d’obsession. Il n’est pas en effet d’obsession sans une distraction ou oscillation tendue. Ces termes s’opposent en tous points à la concentra­tion apaisée (samādhi et prasrabdhi) ; l’obsession, en raison de sa disper —



1. KVu. XIII.3.1. Le souci est l’obstacle à l’accès sur le chemin. Voir aussi sur le souci M.N. I.294 ; II.203 ; 11I.3 et 151.

2. A.N.I. p. 282 1. 8 à 16.

3. pamathita de S K. pramanth — baratter, tourmenter, agiter violemment, rendre sou­cieux.

4. V. § V.44. Le Milinda fait de vitakka un synonyme de appanà, arpana de r — adapter, travail organisateur de la pensée p. 62.

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sion tendue, étant le plus grand obstacle à l’épointement de la pensée (ekàgratā) : la fluctuation semble la manifestation primordiale de la tension/1.

Un passage du Majjhima Nikāya marque bien la transition qui existe entre les divers degrés de tension : « C’est en raison de l’œil et de la forme que la conscience visuelle surgit ; la rencontre de ces trois forme le con­tact. Ayant pour condition le contact, la sensation apparaît. Ce qu’on éprouve, on le perçoit, ce qu’on perçoit on s’en préoccupe (vitakketi) ; ce dont on se préoccupe, on en est obsédé (papañceti) ; de là les diverses ob­sessions (papañca) concernant les choses passées, futures et présentes connues au moyen d’une vision obsédée et infectée » (I.112).

Le Digha Nikāya (II.277), de son côté, pour rendre compte de l’égoïsme, remonte de condition en condition : d’abord à l’attachement, au désir, puis à la préoccupation (vitakka), à l’obsession (papañca) et enfin à l’igno­rance. Papañca et saññā, les conceptions, se trouvent ici dans le même rapport à l’ignorance que samkhāra, les activités constructrices, et jouent le même rôle qu’elles ; c’est parce que l’obsession et l’inquiétude sont à la source de la durée ; si la vision n’était pas obsédée, les choses passées et à venir ne seraient pas considérées comme des choses réelles, on ne s’y attacherait pas et on pourrait s’en délivrer : « Quelle que soit l’origine des diverses obsessions (papañca) nourries par les notions (saññā), dès qu’elles ne trouvent ni approbation, ni adhérence, (alors) prennent fin toute propension (anusaya) à la passion, idées, spéculations, doutes, passion pour le devenir, et ignorance. Il y a apaisement de tous les mau­vais dhamma » (M.N. I.109-110).

7. Panihita, sanskrit pranidhā —, donner toute son attention, épier, est un effort véhément. N’atteint la concentration, nous dit-on à plu­sieurs reprises, que celui qui est appanihita, libre de tension soucieuse.

***

L’activité ainsi tendue et excitée est à la fois instable et rigide ; méta­phoriquement on dira qu’elle s’écoule en un flux agité (āsrava, ogha, samsàra). Elle lie, fait adhérer, rend visqueux (klesa, anusaya, ālaya, sneha)/2. « Ce qui coule, ce qui est visqueux (sinehita) est un plaisir pour tous »/3. L’esprit devient turbulent (dutthulla), il se raidit, il manque de souplesse, il n’est plus maniable (akammañña), il a perdu sa vivacité.

De cette activité ainsi définie va procéder toute la misère de l’exis­tence : chagrin, douleur, peur, souci, anxiété extrême et angoisse. Par contraste, les moines sont spontanément joyeux, sans anxiété (appos­sukka), ayant des pensées aussi libres qu’en ont les bêtes sauvages (M.N. II. 121).

Dukkha, pris en un sens restreint comme on le fait habituellement, s’oppose à sukha, plaisir, et ne signifie qu’une douleur, notamment phy­sique, et une émotion désagréable. Au sens large, il désigne l’inquiétude,



1. « Qui est engourdi sans être dissipé ? Qui est dissipé sans être engourdi ? Torpeur (styāna) et dissipation (auddhatya) vont toujours ensemble ». A. K. II.26 trad. p. 164. Sur ces notions voir Yasomitra, II, p. 128-131.

2. Sneha est l’attachement au plaisir. Vyāsatta (vi-ā-sañj —) a également le sens de attaché, stagnant, adhérant. (DmP. 47.)

3. Saritāni sinehitāni ca somanassāni bhavanti jantuno. DmP. 341.

(221)

l’instabilité. C’est donc par agitation mentale qu’il faut le traduire à la suite de Th. Stcherbatsky /1. Parce que l’acte est tendu, inquiet, il y a fluctuation douloureuse et incapacité à sortir de cette fluctuation, inap­titude à se concentrer sur l’instant présent.

Sukha est le bien-être, le bon emboîtement (su) des rayons dans le moyeu (kha) de la roue, ce qui explique son bon tournoiement. Dukkha est fait à l’image de sukha et ne traduit que le malaise physique et mental, l’effort pour en sortir et la dispersion qui en est la conséquence. C’est en ce sens seulement qu’on peut comprendre que « le plus grand des dukkha, ce sont les énergies fabricatrices (samkhāra) et sachant cela comme il convient (yathābhūtam), le nibbāna (devient) le bonheur suprême » (DmP. 203). Ces mots ne signifient pas que les samskāra engendrent la douleur mais qu’ils sont des énergies tendues, inapaisées et, de ce fait, pleines d’un incessant tourment/2.

Un texte plus tardif, le Kathāvatthu (XVI1.4 et son commentaire), distingue deux sortes de douleur : celle qui n’est pas de nature karmique, et est causée par des causes extérieures (terre etc...) lesquelles, étant écartées, entraînent la disparition de la douleur ; et celle à laquelle le Buddha veut mettre un terme : l’instabilité et le tourment intérieurs. Cette douleur, produite par l’acte (karman), est associée à la vie et à son impermanence ou d’après un texte : « À ce qui est conditionné, pro­cédant d’une cause, susceptible de périr/3, d’être détruit, de changer à tout instant (viparinam —) ». Telle est la douleur qui s’attache à la cons­tatation de l’universelle impermanence.

Le Buddha lui-même enseignait à Ananda : « Il n’y a pas une seule forme qui n’entraîne par son changement et hétérogénéité (viparinā­maññathābhāva) chagrin, lamentation, tourment, maux et désespoir » (M.N. III. 111). Et, dans un passage décisif du Digha Nikāya (1II.216), il est dit : « Il y a trois sortes de dukkha : douleur, existence conditionnée, changement ». Dukkha a bien le sens d’instabilité dans le passage sui­vant : « Vipassi, le Bodhisattva a pris conscience que le monde est dans le trouble ; on naît, on vieillit, on meurt ; on tombe de cet état, on surgit dans un autre et à cette instabilité/4 (dukkha) personne ne connaît le moyen d’échapper »… (D. N. II.30-31).

Dukkha comprend encore tous les soucis que les hommes se font concer­nant les spéculations : être et non-être, monde, âme, sont-ils éternels, non-éternels, infinis, finis, etc..? Le moine, par contre, ne se tourmente pas relativement au non-existant (asati paritassanā) ; après avoir obtenu le calme du nirvāna, apprenant qu’il périra entièrement, qu’il n’existera plus, il ne se lamente pas comme l’ignorant. Et le Buddha conclut : « Vous désirez posséder (parigr —) quelque chose d’éternel, de permanent, mais vous ne voyez rien de tel, moi non plus… Vous désirez avoir prise sur l’immortalité personnelle afin d’échapper à l’instabilité douloureuse, mais vous ne voyez rien de tel, moi non plus. Vous voudriez que vos



1. »Commotion, turmoil, unrest’. Voir “The central conception of Buddhism”, p. 48-9.

2. L’inquiétude est liée aux projets : Celui qui est la proie de la passion, de l’aversion et de la confusion fait des plans qui le troublent, lui et les autres, et expérimente dukkha et désespoir (domanassa). A. N. 1.156-7. Cf. I.192.

3. aniccam samkhatam paliccasamuppannam.

4. Dukkha apparaît bien au sens de tourment impur, donc instable, au M.N. II. 223.

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croyances spéculatives aient un ferme fondement (nissaya) et vous n’en percevez aucun ? Moi non plus… » (M.N. I.138).

Un autre tourment (parilassanā) concernant l’impression de l’évanes­cence ou, plus précisément, l’absence d’appropriation qui résulte de cette évanescence, surgit chez l’ignorant qui croit en son moi et l’identifie aux formes, aux tendances (samkhāra) etc... : « Les formes, tendances,… et tous les agrégats changent intégralement et deviennent autres (vipari­nāma... aññathāti). Cette discontinuité et succession hétérogène engagent sa conscience (vinnana) et des troubles… prennent possession de sa pensée de sorte qu’effrayée, désorientée, elle souffre des tourments lors­que l’appropriation lui fait défaut (anupādā —), (c’est-à-dire lorsqu’elle ne peut s’emparer de ce qui est évanescent). En ce qui concerne le sage, au contraire, discontinuité et succession hétérogène des formes, tendances, etc... n’engagent pas sa conscience, aucun trouble ne prend possession (titthanti) de sa pensée. Il ne se tourmente nullement (paritassati) lors­qu’il ne peut s’emparer de ce qu’il désire » (M.N. III.227-228).

Chemin du milieu

En choisissant l’apaisement de la compréhension, le Buddha prend le chemin du milieu entre les deux extrêmes que sont les obsessions, pleines de tension, des plaisirs et la mortification de soi, l’ascèse douloureuse/1. Le moyen terme est dépourvu de tout dukkha, angoisse, détresse, anxiété (anupaghāta, anupáyāsa, aparilāha), c’est pourquoi il confère le repos (M.N. III.230 et suivantes).

Il existe encore une voie moyenne plus subtile : « la pensée (viññána) d’un moine doit être dirigée de telle sorte entre la dispersion et l’idée fixe qu’elle ne soit ni dispersée ou dissipée extérieurement (avikkhittam avisatam bahiddhā), ni fixée intérieurement (santhitam ajjhattam). Du fait qu’elle ne s’approprie rien (anupādāya), elle ne se tourmente pas (na paritasseyya) ». Le texte donne ensuite quelques éclaircissements sur le caractère de dispersion agitée et de fixation intérieure : « L’esprit est dispersé/2 lorsque, l’œil ayant perçu une forme il poursuit avidement la projection (nimitta) de la forme (p. 223). L’esprit est intérieurement fixé lorsque, bien que dépourvu de convoitise (kāma), il poursuit avec avidité et passion la satisfaction et le bonheur propres au détachement (viveka) des divers recueillements (M.N. III. 225-226).

Celui qui aspire à la délivrance doit éviter avec la même vigilance le relâ­chement fait de négligence et de torpeur (pamāda), et la tension qui se mani­feste aussi bien par la dispersion que par l’idée fixe et le souci. À un disci­ple qui après s’être imposé d’excessives macérations est prêt à se jeter dans l’autre extrême, les plaisirs des sens, le Buddha donne le conseil suivant : “Si sur ton luth (vina) les cordes ne sont ni trop tendues, ni non plus trop détendues, si elles gardent la juste mesure, est-ce qu’alors la vina donnera le ton juste et sera prête à être touchée ? Oui, Seigneur. Eh bien, de même les forces de l’âme, trop tendues, tombent dans l’excès,



1. Cf. M.V. I.6.17. ‘De ces deux extrêmes, O moines ! le Tathâgata s’est écarté, il a découvert la voie du milieu, la voie qui dessille les yeux de l’esprit, qui mène à la sagesse, au repos, à la connaissance, à l’illumination, au nirvana’.

2. Viksip — projection (ksip —) de façon dispersante (vi), implique tension.

(223)

trop détendues, tombent dans la mollesse. Ainsi donc, ô Sona ; réalise en toi l’équilibre de tes forces, et tends sans relâche à l’équilibre de tes facultés spirituelles, et propose-toi cela comme but”/1.

Un passage du Digha Nikáya (I p. 71 § 67-68) nous décrit le moine assis, le corps droit, l’esprit concentré, intérieurement apaisé (vūpasanta) ayant rejeté tout désir. Les pensées alertes, attentif (sata), en pleine pos­session de soi, il écarte de sa pensée la torpeur (thina middha) d’une part et excitation et soucis (uddhaccakukkucca), d’autre part.

Le saint est ardent, zélé et ne connaît pas de relâche (appamāda). Il ne faudrait pas s’imaginer qu’il demeure inactif, impassible. Son effort (viriya, vāyāma) est au contraire intense, tenace, efficient.

C’est de la confrontation de l’acte libre du saint et de l’acte asser­vissant que se dégageront avec précision les caractéristiques de ces deux sortes d’activité.

En face de l’activité tendue, oscillante, instable, centrée sur soi, rigide/2, on peut poser l’activité détendue, apaisée, recueillie, concentrée, désin­téressée, dépolarisée et souple/3.

La pensée du saint est concentrée (samāhita), sans obsession ni souci ; elle est exempte de toute tension (anābhoga, animitta) ; elle ne modèle pas un avenir ; elle ne fait pas de projets (anabhisamkhāra). L’acte n’est pas assumé, approprié ; moi et mien ne se dressent pas face à soi, sien/4. L’équanimité du saint à l’égard de soi ou d’autrui n’est que cette dépo­larisation même. Il ne projette plus rien à l’extérieur de lui-même, mieux encore, il ne se projette plus à l’extérieur : “Le sage qui ne fait pas de plans, n’approprie rien, n’est pas troublé : il est de par lui-même, en lui-même (paccattam) tout à fait apaisé” (S.N. II.82). Ce qui ne signifie nullement que le sage est reployé sur soi et ne s’intéresse plus qu’à soi : “Attentif, sa conscience discriminatrice (de moi, autrui) (viññāna) a pris fin car il ne se délecte pas dans les sensations ni à l’intérieur, ni à l’extérieur” (Sn. 1111).

De nombreux termes aux nuances variées vont servir à désigner les notions importantes de détente corporelle et mentale ainsi que la sou­plesse et la flexibilité qui en résultent : Ce sont passaddhi, kammañilalā, mudutā, āneñja.

Passaddhi, sanskrit, srambh — dont le sens paraît être la relaxation (des organes), la détente, est la souplesse, l’apaisement.

Dès la première extase la détente corporelle se produit : elle dépend de la régulation et de la pacification de la respiration. Il suffit que la joie (piti) qui résulte de l’impression nouvelle de liberté s’installe dans



1. Voir “Le Bouddha” de H. OLDEVBERG, traduction p. 187. M.V. V.1.15 et sqq.

2. Ābhoga, dutthulla, iñjita, vikkhepa, akammaññatā.

3. Santi, anābhoga ou ānañja, samādhi, upekkhū, mudutā ou passaddhi.

4. À Rāhula qui lui demandait : “Comment faire en sorte que n’apparaissent plus les notions de moi, mien et les tendances inconscientes, propensions à ces notions concernant le corps, l’esprit et tous les objets externes”, le Buddha répond : “Toute forme passée ou future ou présente, qu’elle soit interne ou externe (ajjhatta, bahuddhā), grossière ou subtile… que vous appréhendez telle qu’elle est en réalité, grâce à la sapience en pensant : ‘Ceci n’est pas mien, je ne suis pas elle, elle n’est pas ma personne (attan)’ ne conditionne pas les notions de moi, mien (ahamkūra, mamamkāra) et les penchants à l’arrogance (mānānusaga) ; transcendant alors les formes, l’esprit est en paix, parfaitement délivré et exempt d’appro­priation” (S.N. 11.252-253).

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l’esprit du moine pour que le corps en subisse le contre-coup et éprouve une impression particulière d’aise et c’est dans ce sentiment général de paix que l’esprit à son tour découvre la stabilité (D. N. I.182 et 73).

Passaddhi est l’opposé de l’agitation (dutthulla) ; elle supprime la raideur physique et mentale aussi bien que la lourdeur (gaurava), la lan­gueur (styāna) et la douleur. Cette détente est légèreté et maniabilité.

Karmanyatā est la disponibilité de l’esprit. Ce dernier est souple comme l’or bien fondu, comme le vent et perpétuellement disponible, prêt à agir, par contraste avec l’inaptitude de la pensée raide et tendue (akar­manyatā).

“O moines (fait-on dire au Buddha), je ne connais aucune expérience (dhamma) si peu souple (akammaniga) qu’un esprit sans culture (abhā­vita). Cet esprit est dépourvu de lucidité (apātubhúta) et engendre plus que tout autre chose une douleur extrême (dukkhādhivāha). De même que parmi les arbres le phandana est célèbre pour sa souplesse et sa mania­bilité, de même je ne connais aucune autre condition qui conduise à la souplesse et à la maniabilité autant que la culture et le progrès de la pensée”/1.

Cette culture (Man- faire devenir), qui consiste en un assouplissement de la pensée, est une habitude, une répétition/2 et organisation si par­faite qu’elle finit par devenir spontanée. Elle explique les pouvoirs surna­turels (iddhi) qui dépendent de façon immédiate de cette souplesse et de la liberté qu’elle confère. Iddhi, à l’origine, est le mouvement majestueux des animaux, la puissance du roi, une spontanéité qui ne demande aucun effort d’adaptation.

Mudutā est la douceur, la flexibilité mentale, qui revient fréquem­ment aux côtés de kammaññatā dans des phrases comme la suivante : “Avec son esprit concentré, purifié, translucide, sans tache…, souple (mudu), prêt à agir (kammaniya), stable (thita) et imperturbable (ānejja)” le moine applique sa pensée aux pouvoirs spirituels, à la connaissance des anciennes renaissances, à la destruction du flux mental (āsava) » (D. N. I.76-84, A. N. I.164).

Āneñja, ānanja ou ānejja est le calme, l’absence d’agitation, de mou­vement, au sens premier védique d’inamovible.

Souplesse, apaisement, compréhension, ces divers facteurs importants de la délivrance forment un enchaînement de conditions dans une série de vingt termes en connexion (upanisā). Partant de l’ignorance on abou­tit à la libération, en expliquant ainsi, d’un seul trait, comment on engen­dre l’instabilité douloureuse et tendue, puis comment, par une série d’apaisements, on y met un terme. Après être remonté de condition en condition, depuis l’ignorance jusqu’à la douleur (dukkha) selon l’ordre classique, on continue l’enchaînement de la façon suivante : saddhā, la foi, dépend de la vision qu’on a de l’universelle douleur, de la foi dépend à son tour la joie extrême (pāmojja) ; puis viennent l’extase (piti), la détente (passaddhi), l’aise (sukha), la concentration (samādhi), la connais­sance des choses telles qu’elles sont (ñānadassana), le détachement (nibbi­dā), l’absence de passion (virāga), la délivrance (vimutti) (S.N. II.31-32).



1. Cittam... bhāvitam bahulikatam mudu ca hoti kammaññam cati. A. N. I.5 et 9.

2. Il faut noter que cette habitude est répétition et perpétuel progrès ; elle n’a rien d’une passivité.

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La connaissance exacte (yathābhūlañānadassana) qui porte sur le devenu (bhuta), c’est-à-dire les éléments conditionnés (samkhāta), permet de se détacher de ce devenir qui disparaît (virāga, nirodha). Le sage voit « comme il convient » que les choses deviennent (perpétuellement sam­bhavanti) ; il s’agit maintenant d’un devenir et non du devenu précé­dent ; cette vision porte, en effet, non plus sur le passé, mais sur le présent et l’avenir, « sam » implique continuité car le devenir est perpétuelle­ment alimenté par l’aliment (āhāra).

Il y a apaisement de plus en plus grand à mesure qu’on va de la joie excitée à la détente, au simple bien-être (sukha), condition de la concen­tration et du détachement. La délivrance qui fait suite à ce processus de détente et de compréhension n’est pas, précise le texte, sans connexion (upanisā) puisqu’elle dépend de virāga, absence de passion, laquelle, à son tour, dépend de la connexion antécédente/1.

Sraddhā, la foi, est le terme qui relie les deux séries l’une à l’autre. De quelle foi est-il ici question, est-ce celle en la parole du Buddha ou n’est-ce pas plutôt la croyance en l’universelle impermanence, croyance qui va servir de point de départ à l’apaisement et à la concentration de la pensée subséquente ?

ACTIVITÉ DÉPOLARISÉE DU DÉLIVRÉ (TATHAGATA)

Voici la définition que les anciens traités donnent du grand sage (mahesi, mahā-rsi) ou du brahman, « expert en la connaissance de la destruction des énergies coopérantes »/2 : « Il est celui dont les idées concernant les choses passées et futures ont cessé ; celui qui a surmonté le temps. Doué de pure sapience, il est délivré de toute dépendance »/3.

Ayant renoncé au désir, à la soif et aux aspirations de tout ordre/4, il a apaisé tous ses samkhāra (DmP. 368) et de « l’apaisement des samkhāra dépend la disparition des agitations » (Sn. 751). Il peut alors s’écrier : « Toutes les expériences (dhamma) n’ont plus de prise sur moi, j’ai renoncé à tout : je suis libéré de toute angoisse (bhaya) » (U.V. XXI.1).

Mais si la soif a pu disparaître en lui, c’est parce que le Tathágata est dépourvu d’obsessions, de soucis (vitakka, papañca) (Dn1P. 350, 254). En fait, soif d’appropriation et notions obsédantes se conditionnent mutuellement en un cercle sans fin. C’est en samskāra, énergies construc­trices, et en samkalpa et samjñā, habitudes invétérées de l’esprit, qu’elles se rejoignent pour former ces complexes tendus vers leur but, l’appro­priation et le vouloir vivre, et c’est pourquoi le moment essentiel de la voie purificatrice est celui où les samskāra seront anéantis et où leur flux automatique (āsava, samsāra, ogha) aura pris fin à jamais.



1. S.N. II.151-2 présente un pendant à ce processus de détente : en raison du souci (vitakka) surgit saññā… sarnkappa… chanda… paritāha.. , parivesanā. » ; poursuivant cet effort le mondain pratique la mauvaise conduite en actes, paroles, pensée.

2. Samkhāranirodhañānakusala. Sn. 372.

3. Atitesu anāgatesu cā pi kappātito aticcasuddhipañño sabbāgatanehi vippamutto. Sn. 373. Le sage est sans support (āvatana) ou sans adhérence, dépendance (anussita), parce qu’il est sans appropriation (anupāda, anāda).

4. Le prêtre est nirāsasa anāsasāna. Sn. 369.

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Le sage qui a abandonné tout devenir et qui a fait ce qu’il avait à faire est concentré (samāhita), vigilant (satimat), sans automatisme fluc­tuant (āsava), il a éprouvé l’état paisible (santipada), dépourvu de crainte (akutobhaya)/1 (Sn 561).

Samsāra et Nirvāna

Du nirvāna on ne peut donner qu’une définition : il est le non-fait (akata)/2, ce qui n’est nullement forgé par la pensée (asamkhata) et c’est pour cette raison qu’il apparaît comme l’apaisement ultime.

Une erreur fréquente, datant du temps du Buddha et qui s’est fidèle­ment transmise jusqu’à nos jours, consiste à se demander si le moi du délivré existe ou n’existe pas ; si le nirvāna est éternité ou néant ; ce qui revient à poser le problème sur le plan de l’être alors que les mots « krta », « samskrta » précisent, sans ambiguïté possible, qu’il n’y a là qu’activité et absence d’activité.

Le nirvana n’est pas un séjour impérissable ou un être éternel qui serait comparable au brahman des Upanisad ; il n’a rien d’un « incréé »/3. Ce nirvāna ne doit pas être compris, d’autre part comme un anéantisse­ment de l’être ; il n’est en fait qu’une destruction systématique des fabrications nocives, notions, imaginations, complexes dynamiques, toute cette texture d’erreurs qui cache la véritable nature des choses/4.

L’individu qui est délivré existe mais sans être un agent appropria­teur. Il n’est pas un moi car il ne se conçoit plus comme tel ; il n’est qu’un ensemble d’actes purs, apaisés et concentrés. Aux yeux des autres êtres asservis il est ineffable (anakkhāta) et seul un Buddha est apte à comprendre sa nature réelle (U.V. V I I1.3, DmP. 218).

Si le nirvana est incompatible avec le samsára, ou construction falla­cieuse, il ne l’est pas avec les choses telles qu’elles sont, ce que le Buddha désigne à l’occasion par idam le « ceci », le donné immédiat qu’il serait faux de traduire par univers car ce dernier, en tant que « tout », est à rejeter comme un produit factice de l’imagination.

Aucun problème ne se pose donc quant à la présence du saint dans un monde défini de telle sorte, ainsi qu’au sujet de l’activité qu’il y déploie. Le saint n’est pas immobile mais il vit, éprouve des sensations, et agit spontanément, librement, avec ardeur et concentration/5 sans que son effort soit tendu, agité, inquiet puisqu’aucun dessein intéressé ne l’en­chaîne au passé ou à l’avenir.

Son acte exempt de toute passivité est souple, libre, ne dépendant plus d’un automatisme vital ou intellectuel et n’engendrant pas de conséquences telles la maturation (vipāka) de l’acte ; autrement dit, au mécanisme du karman s’est substitué un libre dynamisme d’ordre spiri­tuel. Le Tathágata est, de ce fait, svayam bhuvam, né de soi-même, ce qui signifie qu’il ne dépend plus que de son libre vouloir (U.V. XXI.16),



1. Sn. 208, 212 et A. N. II.24 où il est dit que le Tathāgata a touché le repos.

2. DmP. 97. Voir ci-dessous p. 331, et ci-dessus p. 150.

3. C’est ainsi qu’on traduit habituellement « akrta » au lieu de « non-construit ».

4. Le saint est celui qui est dépourvu de toute notion y compris la notion de nirvana et. celle d’un au-delà ou d’un non-au-delà (param aparam ., DmP. 385).

5. 11 n’exerce pas son activité de tous les côtés… U.V. XIII.7.

(227)

qu’il s’est commencé vraiment lui-même en une illumination nouvelle par laquelle il a compris l’ordre suprême des choses.

Conclusion

Après avoir confronté l’activité élaboratrice des structures temporelles et celle de l’homme qui s’est libéré du temps il nous est plus facile de conclure en dégageant nettement les facteurs de la continuité et de la durée.

Le temps dont nous sommes l’auteur est d’origine affective : sous l’influence de l’ignorance (avijjā), de la torpeur (pamāda) et de la confu­sion (sammoha) se forme la zone obscure du subconscient, celle des ten­dances qui, incitées par le désir, troublent notre intelligence et l’égarent. La confusion propre à l’émotion pleine d’agitation donne l’impression de la continuité du moi et des choses en obnubilant la juste vision de la réalité.

« L’ignorance voile le monde ; c’est la torpeur et le manque qui font obstacle à la claire vision. C’est le bavardage de la pensée qui le souille. C’est l’instabilité qui en constitue la grande angoisse »/1.

De l’excitation émotive qui n’est que désir aveugle (andha) surgit donc la croyance à la durée du moi. Ne percevant les choses que super­ficiellement (ayoniso), scindant fallacieusement la réalité en un moi et en un non-moi le désir se raidit et devient une volonté organisatrice (celanā) visant des fins intéressées. Elle nous projette vers les objets en une perpétuelle dispersion ou bien encore nous tend vers le passé et l’avenir dans les préoccupations et les inquiétudes causées par le regret, le remords ou le dessein à accomplir.

Si le temps se prolonge indéfiniment en chacun de nous c’est donc en raison de cette activité intentionnelle, lucide qui est une organisation forte en vue d’une fin. Elle est toujours intéressée, centrée sur elle-même (santhita), soucieuse, rigide, agitée parce qu’elle s’enracine dans le désir.

Elle se présente dans les Veda comme une volonté prévoyante qui adapte le jour à la nuit et la nuit au jour suivant. Dans le Bouddhisme elle est une décision réfléchie, une intention qui coordonne les instants. Cette activité engendre l’automatisme karmique, l’acte moral étant néces­sairement lié à sa conséquence et ne permettant pas une pleine liberté.

Un trait caractéristique de cette activité et dans lequel je chercherais volontiers la cause ultime du devenir temporel est son absence de sou­plesse (passaddhi). L’homme n’a pas la libre-maîtrise des instants ; la passion l’entraîne en un violent courant ; il ne peut se reposer un seul moment.

Par contraste l’instant tel qu’il est vécu par le saint est l’immédiat, l’actuel ; en lui réside toute efficace : c’est en effet dans l’instant qu’on élabore sa durée, en lui encore qu’on se perfectionne. C’est enfin au cours d’un instant que jaillit l’illumination salvatrice.

Il est naturel que ceux qui eurent la révélation de l’instant libérateur



1. Sn. 1033. Avijjaya nivuto loko, veviccha (pamada) nappakasati, japp'abhilepanam brumi, dukkham assa mahabbhayam.

(228)

professent une théorie de l’universelle instantanéité/1 et qu’ils conseillent à leurs disciples de se concentrer avec vigilance sur l’instant présent et de renoncer à toute attache à l’égard du passé et de l’avenir.

Nous avons vu que dans l’ancien Bouddhisme comme dans le Védisme il n’existe pas un temps en soi qui se déroulerait uniformément, ni de continuité donnée ou de durée primitive et immédiate. L’ordonnance des actes est première, et durée continuité n’en sont qu’une conséquence.

Comme le partisan des Veda le Bouddhiste admet un temps construit par une certaine pensée et qui n’est que la résultante d’actes concertés, grâce à une adaptation parfaite/2, chez les premiers, ou une harmonisa­tion des multiples tendances par la pensée intentionnelle chez les seconds.

A coté de ce temps construit il y a, ici et là, l’instant décisif et critique (abhika védique et khana, samaya Bouddhique), le moment du succès caractérisé par l’efficience. Il livre accès à l’intemporel ; il est l’instant qui libère des contraintes temporelles.



1. Vácaspatimisra (N.V.T.T. p. 380 1. 1) écrit que les anciens Bouddhistes auraient pris comme point de départ (à leur théorie de l’instantanéité) la constatation (darsana) que les choses telles le feu, le son, la pensée changent à tout moment. De là ils auraient induit que des choses plus grossières comme le corps subissaient, elles aussi, un changement analogue et ils tirèrent de cette induction la conclusion générale (anumigate) qu’il n’existe rien qui ne soit instantané. Th. STCHERBATSBY (B. L., p. 102) admet qu’à date plus récente la théorie générale de l’instantanéité a précédé l’observation et que les Bouddhistes sont partis de l’idée générale et a priori que tout a inévitablement une fin.

2. Les rtu qui engendrent les structures temporelles et spatiales. Voir ci-dessus p. 43.





CHAPITRE VII SECTES ANCIENNES

Les sectes du Petit Véhicule présentent un tel foisonnement qu’il n’est pas possible d’exposer leurs thèses sans tracer une brève esquisse de leur histoire/1.

Cent ans après la mort du Buddha, c’est-à-dire aux environs de l’an 480 avant notre ère, I'Eglise Bouddhique s’était scindée en deux écoles : L’école de la grande Assemblée, Mahásamghika, et l’école du doyen ou des anciens, Theraváda ou Sthaviraváda, aux tendances plus conserva­trices.

Au bout d’une période de cent vingt ans, dix-huit sectes différentes s’étaient constituées au sein de ces deux écoles, mais qui toutes étaient d’accord sur le contenu essentiel de l’enseignement du Buddha, notam­ment : les quatre nobles Vérités, la loi du karman, la production en dépen­dance, l’absence d’un soi et l’universelle impermanence.

Mahāsāmghika

De l’école Mahásámghika sortirent les écoles nommées Ekavyávahá­rika et Lokottaraváda. La première soutenait que le contingent aussi bien que l’absolu (samsāra et nirvana) n’étaient que dénominations ficti­ves (prajñapti) dénuées de substance réelle/2. À tous les éléments s’ap­pliquait donc une « énonciation unique », d’où leur nom. Des germes du Maháyána se rencontrent déjà dans ce système ainsi que dans l’école Lokottaraváda qui déclarait réels les seuls éléments supra-mondains (lokottara) ; les éléments mondains ne pouvant être réels puisqu’ils sont le fruit d’actes (karman) considérés eux-mêmes comme le résultat d’une méprise. Aux Lokottaravádin appartient le Mahávastu.

Puis, dans les deux cents ans qui suivirent le nirvana du Buddha, surgit encore, de la souche des Mahásámghika, l’école Bahusrutiya, « ceux qui ont beaucoup entendu » et qui énoncent le sens profond.

Enfin les deux cents ans étant accomplis, se formèrent trois nouvelles écoles : Caityasaila, Aparasaila et Uttarasaila.



1. Voir à ce sujet : Origin and doctrines of early Indian Bouddhist schools, Leipzig, 1925, de Jiryo MASUDA. L’origine des sectes Bouddhiques d’après Paramartha, M.C.B.I. 1931-1932, de P. DEMIEVILLE.

2. Les trois époques ne sont pour eux que dénominations. A. K. V. traduction p. 54 note 2, extrait de la Vibhasa, 77,1.

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Sthaviravāda

Au début des trois siècles qui suivirent la mort du Buddha une scis­sion se produisit dans l’Eglise Sthavira : L’école Sarvāstivāda montrait une prédilection pour l’Abhidharma tandis que les Sthavira propageaient l’enseignement des Sūtra au détriment de l’Abhidharma et du Vinaya.

Comme les Mahāsamghika, les Sarvāstivādin eurent pour centre d’activité l’Inde du nord ou plus précisément la région qui s’étend du Kasmir à Mathura, tandis que Magadha était le siège principal des Stha­vira.

De l’école Sarvāstivāda nommée encore Hetuvāda, celle qui énonce les causes, sortit vers la même époque l’école Vātsiputriya et de celle-ci quatre autres écoles : Dharmottariya, Bhadrayāniya, Sammatiya et Chan­nagirika.

L’école des Vātsiputriya était florissante à l’époque du roi Harsa et tout spécialement au Bengale.

De l’école Sarvāstivāda surgit encore l’école Mahisāsaka et de cette dernière, toujours à la même époque, l’école Dharmaguptika. Les Vinaya de ces deux écoles ne nous ont été conservés que dans une traduction chinoise.

Plus tard, à la fin de ce même IIIe siècle, l’école Sarvāstivāda donna naissance à une nouvelle secte nommée Kāsyapiya ou Suvarsaka.

Puis, au début du IVe siècle, il y eut une dernière scission, celle de l’école Sautrāntika, nommée encore Samkrāntikavāda « énonçant le passage “, parce qu’elle enseignait que les cinq agrégats transmigrent d’existence en existence et ne sont détruits que par la culture du chemin de la délivrance.

Le commentaire du Kathāvatthu ne nous ayant pas tracé une filiation identique à celle de Paramārtha que nous avons suivi, on en trouvera ci-dessous un tableau 1 :

-----------------------------------------------------------------

STHAVIRA

Mahasamghika Vatsiputriya Mahisāsaka



EkavyāvaharikA Gokulika Dharmottariya Sarvāstivāda Dharmaguptika. Bhadrayāniya Kāsyapiya

Sannāgarika Samkrantika

Sāmmitiya Sūtravāda

Prajñaptivada Bahusrutiya

Caityavada

Andhaka

Vaipulyavāda

Pūrva saihya

Apara sailiya

Rājagirika.

---------------------------------------------------------------

Il ne faut pas s’attendre à trouver dans les paragraphes qui suivent une construction claire et systématique, mais seulement un ensemble de suggestions au cours d’un acheminement confus à travers un dédale de thèses éparses, fragmentaires et si obscures qu’elles posent des questions plutôt qu’elles ne fournissent des solutions.

1. Sur les doctrines des sectes, voir les articles du Dr. NALINAKSHA DUTT. IHQ. XIV. I.XV.1 et XIII, p. 569.



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Les documents relatifs aux nombreuses sectes bouddhiques dont nous connaissons mal une succession sujette à des remous sinueux, ne sont que de sèches énumérations de thèses (traité des sectes de Vasumitra)/1 ou de fastidieuses réfutations concernant des points souvent inintéressants de dogmatique étroite, présentés du seul point de vue de l’adversaire (le Theravādin en l’occurence), qui ne laissent qu’entrevoir, et non sans la déformer, la position de la secte prise à partie. Ces discussions forment le contenu du Kathāvatthu, « points de controverses ».

Si pourtant, en dépit de leur obscurité, on a tenu à examiner ces thèses et discussions trop souvent elliptiques, c’est parce qu’elles montrent la manière dont ces sectes posaient les problèmes du discontinu et de l’instantané et qu’elles prouvent, en outre, que déjà à date ancienne, ces problèmes étaient vivement agités.

Pour nous orienter dans cette poussière de textes, il sera nécessaire d’envisager les thèses de chacune de ces écoles à un double point de vue :

En premier lieu on cherchera à déterminer la portée de la loi d’imper­manence ainsi que sa nature exacte. Pour demeurer fidèle à ce dogme central les Bouddhistes devront rejeter avec la plus grande intransigeance, et sous quelque forme qu’elle se présente, la triple infiltration de la conti­nuité, soit qu’elle apparaisse comme un moi permanent, soit qu’elle se déguise sous l’aspect de la distinction d’une substance et de ses attributs ou, qu’enfin, elle persiste subtilement sous forme de l’existence réelle des époques passées et futures.

En second lieu, nous verrons comment certaines sectes furent amenées à élaborer une théorie des germes et du subconscient pour expliquer conti­nuité et durée et résoudre les difficultés qui se posaient à ce sujet.

DISCONTINUITÉ ET SAMSĀRA

Il est à présumer qu’en l’an 236 après la mort du Buddha les controver­ses touchant les problèmes du discontinu avaient atteint une certaine intensité puisqu’elles furent à l’origine d’un des plus grands schismes du Bouddhisme primitif et donnèrent lieu à l’important concile de Pātaliputra qui se tint sous le roi Asoka. La tradition rapporte que ce dernier, après s’être assuré auprès de Tissa Moggaliputta que le Buddha enseignait la doctrine de la distinction (vibhajja), lui confia le soin de présider ce concile. Tissa réunit d’abord six mille disciples du Buddha qui composèrent le Kathāvatthu, recueil consacré à la réfutation des thèses hérétiques. Puis il choisit parmi eux mille arhat qui formèrent le troisième concile/2. C’est à l’issue de ce concile que se séparèrent les membres des deux écoles les plus florissantes à date ancienne : les uns, affirmant que « tout existe » (sarva-asti), c’est-à-dire les trois époques, se nommèrent Sarvāsti­vādin. Si les actes passés n’existaient pas, demandent-ils, comment l’acte passé pourrait-il produire un fruit ? Les autres qui sont partisans de la « distinction » (Vibhajyavādin) appartiennent à l’école des anciens (Stha­vira) et leurs opinions sont exposées dans le Kathāvatthu.

Le nom de Vibhajyavādin « qui énonce des distinctions » s’est trouvé appliqué aux sectes les plus diverses : tantôt aux Mahisāsaka, tantôt



1. Le Traité des sectes de Vasumitra n’existe plus que dans des traductions chinoises et tibétaines. Traduction du Chinois par J. MASUDA.

2. Mahāvamsa V. 271.

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aux Prajñaptivàdin ou encore aux Sammitiya et fréquemment à un ensemble de sectes. Le Buddha lui-même se déclare un vibhujyavādin, partisan de l’analyse, par opposition à l’ekāmsavādin, partisan de l’unité ou de la synthèse.

Pris au sens large de « celui qui fait des distinctions », le terme de vibhajyavādin s’applique à tous égards aux auteurs du Kathāvatthu ; pris au sens restreint d’une école particulière, les thèses attribuées à cette école ne peuvent appartenir à ces mêmes auteurs, puisqu’elles sont réfutées dans le Kathàvatthu et mises au compte des Kāsyapiya. Con­trairement aux Theravàdin qui ne croient qu’à l’existence du présent, les Kāsyapiya admettent l’existence du présent et d’un certain passé, l’acte qui n’a pas encore donné son fruit, et l’inexistence du futur et d’une partie du passé, à savoir, l’acte qui a donné son fruit (KVu. I.8 § 3 et 7). Une autre opinion attribuée aux Vibhajyavàdin et qu’on ne saurait non plus mettre au compte des Theravàdin auteurs du Kathá­vatthu, est citée dans la Vibhāsà/1. Elle fait du temps (adhvan) une entité de nature différente des énergies constructrices, les samskāra ou choses conditionnées : “Le temps, de sa nature, est éternel (nitya), les conditionnés (samskāra) ne sont pas éternels. Les conditionnés circulent dans le temps comme les fruits dans des corbeilles, sortant de cette cor­beille-ci pour entrer dans cette corbeille-là… de même les conditionnés, du futur, entrent dans le présent, du présent entrent dans le passé”.

Cette opinion hérétique concernant le temps serait du plus haut inté­rêt si nos renseignements relatifs aux Vibhajyavādin, étant moins confus ou moins succincts, nous étions en mesure d’attribuer cette curieuse doctrine à une école déterminée.

Bien que le Buddha ait fréquemment proclamé la loi de l’universelle impermanence, il laissa pourtant ses disciples dans l’embarras en ce qui concerne les modalités et la portée de cette loi. Nous verrons que parmi les partisans des sectes diverses les uns admettent une simple imperma­nence ; si les choses ne durent pas, disent-ils, cela n’implique nullement qu’elles ne surgissent que l’espace d’un instant de pensée. Les autres, au contraire, se montrent les précurseurs des instantanéistes en refusant de distinguer des degrés dans l’impermanence.

Une autre question se posait encore : la loi de l’impermanence ne s’étend-elle qu’aux phénomènes mentaux, les seuls qui naîtraient et dis­paraîtraient instantanément ou, au contraire, s’applique-t-elle de préfé­rence au monde extérieur et au corps ? Les avis sont partagés. Une opinion assez répandue à date ancienne est que la pensée est instantanée (ksanika) tandis que l’élément de la matière, bien qu’il ne dure pas, n’est que mo­mentané (anitya). Le rythme d’apparition et de disparition n’est pas le même pour le phénomène mental que pour le phénomène matériel ; il en résulte qu’à un seul rupa (dharma matériel) correspondent seize appari­tions de la pensée./2

Si pour certaines écoles les phénomènes ne durent pas tous de la même façon, ce qui impliquerait des temps divers, dans l’ensemble les Boud­dhistes ont affirmé une égale impermanence pour tous les conditionnés. Samghabhadra exprime bien l’opinion générale quand il dit que “le corps,



1. MCB. Volume V, p. 8-9 de la traduction de L. DE LA VALLÉE-POUSSIN.

2. À un claquement de doigt correspondent seize apparitions de la pensée.



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la montagne périssent immédiatement comme la pensée et les mentaux, puisqu’on constate que le corps se modifie (parinam —) en fonction de la pensée et qu’il suit la condition agréable et désagréable de la pensée : le corps étant assumé par la pensée qui périt d’instant en instant, sa condition doit être celle de la pensée. C’est ainsi qu’est démontrée l’imper­manence (ksananirodha) du corps. Quant aux textes qui mentionnent la durée des conditionnés matériels, ils n’ont en vue que les séries homo­gènes formées par les conditionnés (samskāra), ils s’expriment donc métaphoriquement/1”.

Cette impermanence qu’enseigne le Buddha ne répond-elle qu’à un souci d’ordre pratique et thérapeutique ou bien est-elle, dès les origines, une vérité d’ordre spéculatif ?

Il est indubitable qu’à date ancienne le moine qui aspire à la sainteté s’efforce par tous les moyens qui sont en son pouvoir de mettre un terme à l’illusoire impression de stabilité que désir et aveuglement engendrent en lui. Il essaie d’acquérir l’habitude intellectuelle (āsevanā) de percevoir les expériences (dharma) comme momentanées, isolées, instables, doulou­reuses. L’effort de méditation doit porter en premier lieu sur sa propre pensée, qu’il lui faut imaginer dissemblable à elle-même à chaque instant de son existence, en mettant son identité apparente au compte des cons­tructions illusoires.

Mais tous les moines n’étaient pas au même degré des adeptes de la méditation. À la suite de L. de la Vallée-Poussin/2 il est nécessaire de distinguer les ascètes et les philosophes. Les premiers, dont les tendances trouvèrent leur plein épanouissement chez les Mādhyamika, sont les mystiques, yogin et dhyānin, qui demeurent fidèles à l’enseignement du Buddha en écartant toute spéculation susceptible de retarder le moment de l’intuition libératrice, car, si l’on fait de la vérité de l’impermanence une méditation purement thérapeutique, elle aidera à l’acquisition du salut, mais si on spécule à son sujet, elle deviendra un obstacle infran­chissable. Les seconds sont des philosophes qui, sans être infidèles à la doctrine du Buddha, s’appliquent à approfondir la vérité découverte par le Maître. Ce sont eux qui aboutiront à la théorie de l’instantanéité et formeront les écoles Sautràntika, Vijñānavāda et tout spécialement celle des Logiciens, disciples de Dignāga.



1. Samghabhadra est probablement plus tardif que les auteurs mentionnés dans le Kathā­vatthu. Cité MCB. V. p. 138-139.

2. Extase et spéculation (dhyana et prajñá). Mélanges R. Lanman. Harvard University Press, 1929. Voir A. N. II.355.



Le problème du subconscient

Les Theravàdin témoignent d’une tendance marquée à identifier conscience et réalité temporelle ; ils devaient rencontrer, de ce fait, cer­taines difficultés :

La succession des états de conscience qui surgissent en contiguïté peut être brisée en certaines circonstances, au cours d’extases incons­cientes par exemple. Si la succession n’est faite que de pensées conscientes qu’adviendra-t-il lorsque le flux de la conscience se trouvera ainsi inter­rompu ?

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Sur ce problème s’en greffe un autre du même ordre : l’acte conscient intentionnel (karman) qui a déterminé l’évolution de la série a péri puis­qu’il est instantané, mais il a conditionné un samskāra qui, lui-même, périt après avoir conditionné à son tour un autre samskāra et ainsi de suite. Si ces samskāra coexistent avec la conscience/1 il s’ensuivra que, le flot de la conscience étant coupé pendant un certain temps, la matura­tion de l’acte le sera également et la rétribution ne sera pas assurée. C’est pour parer à des difficultés de cette nature que les anciennes écoles éla­borèrent une théorie de la subconscience dont on trouve les germes chez le Buddha même/2.

Certaines écoles approfondirent d’abord les éléments (dharma) spé­ciaux que sont « ces forces subtiles inconscientes dissociées de la pensée, les citta viprayukta samskāra, n’ayant pas même objet qu’elle » mais demeurant soumises aux lois de la causalité et qui servent à expliquer, entre autres choses, la maturation inconsciente et automatique de l’acte, le vipāka karman.

Le rôle toujours plus important qu’ont joué les tendances latentes et inconscientes sont ce qui détermine l’évolution en profondeur du Boud­dhisme. Mais si les écoles s’intéressent ainsi de plus en plus aux tendances inconscientes c’est parce qu’elles y ont découvert la source dernière — la plus difficile à tarir — de la continuité phénoménale.

Les samskāra qui, dans les anciens sutta, sont pris souvent comme des synonymes de notions (saññā) deviennent dans les textes plus tardifs des forces prénatales latentes, les prédispositions. C’est ce qui explique que ce terme qui réunissait le double sens d’énergies constructrices cons­cientes (on dit alors de préférence abhisamskāra) et de prédispositions inconscientes ait été de moins en moins utilisé dans le Bouddhisme et qu’on l’ait scindé en pensée consciente (cetanā) et en tendances incons­cientes (vāsanā, bija, bhāvanā).

À date ancienne les sectes donnèrent à ces tendances des noms variés : sakti, avipranāsa, prāpti, bija, upacaya etc. Ce sont tout particulière­ment, nous le verrons, les Mahāsamghika, les Dàrstāntika, les Sautràntika et les Vijnānavādin qui s’efforcèrent d’approfondir la nature des germes (bija) et des potentialités (sakti).

Après avoir longuement réfléchi à la manière dont les germes parfu­ment la série, leur attention fut attirée sur le flot continu que forment ces germes. Ils élaborèrent alors la notion d’une pensée subtile dont l’aspect et l’objet sont imperceptibles (asamvidita) et qui est exempte de notions et de sensations. Cette série prend de plus en plus les caractères d’un inconscient.



1. Selon la thèse des Andhaka (KVu. XV.11§ 4-5) l’upacaya, accumulation du karman, coexiste avec la conscience.

2. Le terme pūrvavāsanā se trouve dans un des plus anciens textes bouddhiques, le Sn. 1009, de certains sages il est dit qu’ils étaient capables d’évoquer leur vie passée (pubbavāsanavasita).



LES THERAVADIN

Les Theravādin constituent l’ancien tronc duquel se scindèrent les diverses sectes précédemment énumérées.

C’est dans le Kathāvatthu que les Theravādin polémisent de façon systématique contre ces sectes en poursuivant avec acharnement toute ombre de permanence, sous quelque forme qu’elle se présente, car n’existe pour eux que l’acte présent et efficient.

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L’agent n’est que pure succession d’actes, sans plus ; la personne rétri­buée n’est que l’ensemble des agrégats de phénomènes instantanés, les skandha ; aucune entité ne transmigre car il n’y a pas d’être de durée.

En bons Vibhajyavādin ils distinguent entre les phénomènes à jail­lissements nombreux, comme la pensée, et les phénomènes à apparitions plus rares, telle la forme ou matière (rupa) : il est faux, disent-ils, d’affir­mer que tous les éléments conditionnés n’apparaissent qu’en un instant de pensée (ekacittakkhanika) car s’il en était ainsi, l’objet de la connais­sance visuelle, d’une part, et la connaissance visuelle, d’autre part, naî­traient et disparaîtraient ensemble (KVu. XXII.8. § 1-2).

La pensée est instantanée, toute unité de pensée consiste en un moment de naissance et en un moment de destruction (uppāda et vaya) (KVu. I1.7 § 1). Entre ces deux instants les Sarvāstivādin intercaleront, nous le verrons, un moment stationnaire (sthiti). Doit-on attribuer une sem­blable théorie aux Theravādin ? Si le Kathāvatthu ne mentionne for­mellement que deux instants, sans faire état d’un instant de durée, il cite néanmoins un texte canonique attribué au Buddha : /1 « Il existe, ô moines, trois caractéristiques du conditionné : l’apparition, la dispa­rition et “l’altérité de l’existence” (thitassa aññathattam), ou la succession hétérogène de la durée. » Si on se rapporte au texte même, l’Anguttara Nikàya (I.152), on a thitānam, génitif pluriel, de sorte qu’il faudrait traduire par « le fait pour des états d’être autres ».

Dans ces textes sthiti n’apparaît pas comme un état statique qui se trouverait entre la naissance et la disparition car il serait placé en ce cas non en fin de série mais entre les deux autres termes/2. Une autre confir­mation nous est apportée par la Siddhi (trad. p. 160) : un Vijnānavādin exposant la doctrine des Sthavira ne mentionne également que naissance et destruction : « D’après eux, dit-il, le passé et le futur n’existent pas, cependant causes et fruits font perpétuellement série. Quelle est en effet la nature des dharma ? Si rapide que soit le dharma présent, du moins le dharma mental, (citta et caitta), il a cependant une époque antérieure, une époque postérieure, naissance et destruction… Bien qu’il ait deux époques, naissance et destruction, ce dharma est cependant unique. La cause, antérieure, périt ; le fruit, postérieur, naît ; bien que ces deux dharma, cause et fruit, soient distincts en leur être et en leur caractère, ils sont néanmoins simultanés, présents l’un et l’autre. Donc cause et fruit ne sont pas des désignations métaphoriques et cependant il n’y a pas anéantissement (uccheda) comme dans la théorie du grand Véhicule ; il n’y a pas permanence (sāsvata) comme dans la théorie des Sarvāstivā­din ».

Le Vijnānavādin réfute cette théorie en disant qu’un instant ne peut comporter deux époques : la naissance et la destruction étant contradic­toires ne peuvent être présentes en même temps.

Les Theravādin font également de l’acte un instantané : ils refusent donc toute existence au passé et à l’avenir et s’élèvent contre la thèse des Sarvāstivādin selon laquelle tout existe continuellement, passé, présent, avenir (KVu. 1.6-7).



1. A. N. 1 152 cité dans KVu. I. 1 § 227, p. 01.

2. Points of controversy, p. 374. Il y est noté que les textes scolastiques… distinguent deux sortes de durée (thiti) : l’une est instantanée (khunika), l’autre, continuée (pubandha). La première correspond vraisemblablement à la conception savante de l’A. N. et du KVu. et ne se trouve pas sur le même plan que la seconde. Celle-ci désigne ane succession hétéro­gène de la chose qui est autre à chaque instant de sa durée.

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MAHASAMGHIKA

Les anciens Mahāsamghika/1 qui furent les premiers à se détacher des Sthaviravādin demeurent fidèles en tous points au dogme de l’instan­tanéité.

Deux écoles dérivées plus tardivement des Mahāsāmghika, les Pūr­vasaila et les Aparasaila maintiennent que, étant donné que tous les conditionnés sont impermanents (anicca), ils ne jaillissent que l’espace d’un instant de pensée/2 : « Toutes les choses étant également imperma­nentes, d’après quelle loi, demandent-ils, établissez-vous cette distinc­tion que certaines choses disparaissent immédiatement et d’autres après un temps (cirenā) ? Les Theravādin rétorquent qu’il est arbitraire d’affir­mer que, du fait que les choses ne sont pas éternelles, elles ne jaillissent toutes que l’espace d’un seul instant de pensée. “Voulez-vous dire qu’une montagne, l’océan etc., ne durent (samthanti) qu’un (instant) de pensée ? Non — répondent les Pūrvasaila — qui concluent après une discussion fastidieuse : Alors, vous (Theravādin) vous admettez que toutes les choses sont éternelles, permanentes, immuables, douées de durée”/3. En dépit de cette objection les Theravādin s’en tiennent à leur distinction de condi­tionnés momentanés et de conditionnés instantanés/4.

Les Mahāsamghika se gardent de faire du temps une substance réelle : « Les choses, disent-ils, n’existent ni dans le passé, ni dans le futur » (V.I.A. § 45). Cette thèse s’oppose à celle des Sarvāstivādin qui croient en une certaine existence du passé et de l’avenir. Les Mahāsamghika, en Bouddhistes orthodoxes, sont convaincus que les phénomènes surgissent à l’existence selon la loi de la génération conditionnée (pratityasamut­pāda) et obéissent à l’universelle impermanence. Les choses n’existent que dans l’instant présent, les choses du passé ont été détruites et les choses du futur n’ont pas encore apparu à l’existence.

Ayant rejeté toute substance matérielle ou spirituelle susceptible de durer et ayant refusé au passé et à l’avenir une existence réelle et effi­cace, les Mahāsamghika n’ont fait appel qu’aux seules lois causales pour expliquer comment les éléments séparés et instantanés sont capables de forger l’illusion d’un monde matériel permanent et d’une personnalité durable. La loi de la génération conditionnée, le pratityasamulpāda qui sert d’unique principe de cohésion prend de ce fait une importance telle­ment considérable que les Mahāsamghika n’hésitent pas à faire de lui une vérité permanente et inconditionnée (asamskrta dharma)/5. Thera­vàdin et Sarvāstivādin objectent que cette loi ne serait inconditionnée que si chacun des membres l’était également (KVu. VI.2). Inconditionné, pour les Mahāsamghika, ne signifie pas immortel (amrta) mais immuable (aneñja). Ce terme ne s’applique donc pas aux membres pris séparément, puisque par nature ils sont évanescents, mais à la loi éternelle selon laquelle une chose dépend d’une autre pour naître.

Les anciens Mahisāsaka font, eux aussi, de cette loi un incondi­tionné qu’ils nomment une ainsité (tathatā)/6. Avant eux le Samyutta



1. Les sectes Mahāsamghika anciennes fidèles à l’impermanence sont les Ekavyāvahā­rika, Lokottaravāda, Kaukkutika, Bahusrutiya.

2. KVu. XXII.8 com. p. 195-6. Tattha yasmá sabbe samkhatadhamma anicca tasma ekacittakkhanika.

3. KVu. XXII.8, p. 621. Sabbe dhammá nicca dhuvá sassata aviparinámadhammá.

4. Sur les diverses durées dans le système des Theravādin, voir ci-dessus p. 224-25.

5. V. I.A. § 41.

6. KVu. XIX.5 « L’ainsité de tous les éléments est inconditionnée ». V. IX.A. 19.

(237)

Nikāya avait identifié le pratityasamupāda ou loi des dharma à la nature des choses (dieu) et à leur essence (tathatà).

D’après ce qui ressort des discussions entre le Theravādin et les Mahā­samghika, ces derniers ne peuvent se résoudre à réduire cette ainsité à un simple ensemble de nidāna (ces éléments réels de la chaîne de causa­lité) puisqu’ils la qualifient d’inconditionnée et que ces connexions sont, par nature, conditionnées. La tathatā ou la nature inconditionnée de ce qui forme un tout et qui n’est ni identique ni différente du nirvāna se trouve ainsi à mi-chemin entre le samsāra et le nirvāna.

Problèmes de la subconscience



Les anciens Mahāsamghika furent parmi les premiers à poser les jalons d’une élaboration de la subconscience en soutenant plusieurs thèses nou­velles :

Ils distinguent d’abord les passions latentes et inconscientes (les anusaya ou ensommeillées) des passions manifestées (paryavasthāna) ou associées à la pensée : “Les passions ensommeillées, disent-ils, ne sont ni la pensée ni les mentaux (cittacaitta) ; elles ne sont jamais objet de pensée (anālambana)” (V. I. § 43), c’est-à-dire perçues par l’esprit. Pourtant ces passions inconscientes ne sont pas moralement indéterminées elles sont donc toujours bonnes ou mauvaises et comportent une rétri­bution/1. C’est ce que précise la thèse I § 37 qui pose qu’il n’y a pas d’élé­ments d’expérience qui soient indéterminés (avyākrtadharma).

D’autres thèses Mahāsamghika font allusion à l’activité de la sub­conscience : “Même celui qui se trouve en état de recueillement (samā­hita) ou de méditation extatique (dhyāna) peut énoncer des paroles” (V.I. A. § 25). N’est-ce pas admettre que, en dépit du recueillement des sens et de l’entendement, l’homme concentré garde un certain contact avec l’extérieur grâce à son subconscient ? La seconde partie de cette thèse précise en effet : « Dans l’état concentré, il y a un esprit soumis ».

Cette thèse s’opposait à celle des Sarvāstivādin pour lesquels les états de samādhi impliquent une inconscience totale à l’égard du monde exté­rieur.

Les Mahāsamghika sont les premiers qui aient forgé un nom pour la subconscience en la nommant mūlavijñāna, connaissance radicale, le terme vijñàna étant particulièrement désigné à cet emploi par son carac­tère de confusion et de latence/2.

Bien que le mūlavijñāna soit une pensée impure, elle semble néan­moins passible de pureté comme le mūlavijñāna des Vijñānavādin, la pensée également pure à ses origines/3 avant qu’elle soit contaminée et devienne l’ālayavijñāna. Cependant les Mahāsamghika ne la nomment pas alors vijñāna mais citta : “La nature de la pensée, disent-ils, est origi­nairement pure, elle est contaminée lorsqu’elle est souillée par les pas­sions (upaklesa), les poussières adventices (āgantuka rajas)” (V. § 42).

Au même titre que la pensée immaculée, l’expérience de la bodhi, l’illumination, semble former le noyau des nouvelles spéculations : cette expérience apparaît comme une omniscience (sarvajñatā) instantanée qui présente les traits caractéristiques de l’intuition mystique puisqu’elle est instantanée comme elle : “Les Buddha, disent les Mahāsamghika,



1, Pour les Mahāsamghika tardifs et les Mahāyānistes ces passions sont indéterminées, autrement dit elles n’engagent nullement une durée.

2. Voir ci-dessus p. 206-207.

3. Siddhi, p. 109-111 de la Traduction.

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embrassent toutes les expériences (dharma) en un seul instant de cons­cience (ekaksanikacitta)”/1.

À cette intuition correspond un enseignement de même nature : “Le Buddha exprime toutes les doctrines (dharma) en une seule expression” (V. § 4). Le Buddha des Sarvāstivādin est incapable de cette prouesse ; est-ce parce qu’il appréhende les choses en leur essence séparée et non pas en leur totalité, comme le Buddha des Mahāsamghika et du Mahā­yāna ?

Le problème de l’instantanéité sera l’occasion, à ce sujet, d’une dis­cussion entre Mahāsāmghika et Theravādin. La discussion est impor­tante parce qu’elle entraîne la question de savoir s’il y a conscience de soi dans l’instant présent : « La pensée et les mentaux, disent les Mahā­samghika, peuvent se connaître eux-mêmes » (V. § 27). Comme il s’agit du srota āpanna, le sage entré dans le chemin de la délivrance, on peut se demander si, contrairement à l’homme ordinaire, le sage est seul apte à prendre conscience de sa propre pensée et cela en un seul instant/2. La thèse a probablement une tout autre portée : dans le Kathāvatthu ce sont des Mahāsāmghika plus tardifs, les Andhaka, qui sont l’objet des attaques des Theravādin (V. 9 com. p. 86). Prenant appui sur l’auto­rité de la parole du Buddha selon laquelle tous les samkhara étant imper­manents (anicca), la gnose (ñāna), elle aussi, sera impermanente, les Andhaka en concluent que cette gnose vise le présent en sa totalité sans distinction ; il s’ensuit que la conscience peut être consciente d’elle-même et qu’elle surgit en un seul instant ; la conscience de soi a donc un objet présent. Les Theravādin se refusent à admettre la simultanéité de deux états de conscience : en un même sujet conscient de soi, la pensée et la conscience de cette pensée ne pourront être que consécutives. La cons­cience de soi est un acte rétrospectif, son objet n’est pas présent, il est passé. Le Theravādin objecte donc : « S’il y a une connaissance du pré­sent, connaîtra-t-on cette connaissance par le même acte de connais­sance ? Si oui, comme vous le soutenez, le sujet sait-il qu’il connaît le présent par ce même acte de connaissance ? Si vous répondez par l’affir­mative le sujet conscient sera son propre objet, ce qui implique qu’une épée se tranche elle-même ».

Une autre thèse parallèle des Mahāsāmghika (KVu. XVI.4) concerne la pensée et son acte d’attention (citta et manasikāra). Les Pubbaseliya et Aparaseliya, du fait de la parole du Buddha : « Tout est imperma­nent », soutiennent que l’attention peut se porter sur toute chose simul­tanément… et que nous sommes conscients de cette conscience. Le Thera­vādin prétend au contraire que lorsqu’on est attentif à des choses pas­sées, on ne peut faire attention à des choses futures, ni non plus à la conscience grâce à laquelle on est conscient : « On ne peut connaître en tant que conscience, disent-ils, cette conscience par laquelle on est cons­cient »/3



1. V. I § 13. Cf. 14 et KVu. I.4 et II.9.

2. J. MASUDA, p. 24 note 1, interprétation du Chu ki.

3. Tena cittena taro cittaro cittan ti pajānati.



ANCIENS MAHĪSASAKA

Les anciens Mahisāsaka sont des partisans de l’impermanence ; leur opinion à ce sujet est identique à celle des Mahāsamghika :

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“Tous les conditionnés (samskāra), affirment-ils, périssent à chaque instant”.

« Rien ne transmigre d’un monde à l’autre ; aucun doute à cela » (V. IX. § 23-24).

« Le passé et le futur n’existent pas ; le présent et les inconditionnés existent » (V. § 1).

Ces trois brèves assertions ne laissent planer aucun doute sur leur parfaite orthodoxie ; il est seulement étrange que la troisième mette sur le même plan le présent et les inconditionnés tels l’espace, la loi im­muable de causalité (pratitgasamulpāda tathatā), les arrêts (nirodha), etc. Est-ce à dire que pour eux l’existence n’est pas synonyme d’efficience puisque, en ce cas, le présent seul devrait jouir de l’existence ? Ces énu­mérations sont si brèves qu’il est impossible de décider de la question.

Une autre des thèses des Mahisāsaka peut prêter à équivoque : « L’en­trée dans la matrice est le commencement et la mort est la fin (de la vie humaine). (Durant cette vie) les constituants matériels (mahābhūta) des organes des sens sont sujets au changement ; l’esprit et les phénomè­nes mentaux (cittacaittasikadharma) sont également sujets au change­ment » (V. IX. § 20).

On peut se demander à la suite de J. Masuda (p. 61 note 4) s’il n’y a pas contradiction entre cette conception du changement et les théories précédemment exposées qui affirmaient catégoriquement l’instantanéité des conditionnés. En fait HiyuanTsang traduit l’expression « sujets au changement » par un terme chinois correspondant à viparinam — : Ts'in commente par « changent (parinam —) et se détruisent ». Le Tibétain se sert de « gyur ba'i » = parinam — . Le terme viparināma, ainsi qu’on l’a montré, ne désigne qu’une succession hétérogène ; le préfixe « vi », comme l’a bien vu HiyuanTsang, prend son plein sens de destruction. Il en résulte que cette thèse Mahisāsaka se borne à mettre sur le même plan, à l’en­contre des Theravādin et des Mahāsamghika, l’instantanéité des consti­tuants matériels et celle des phénomènes mentaux.

Enfin les Máhisāsaka partagent diverses opinions des Mahásámghika concernant les germes des passions, l’appréhension simultanée des quatré vérités/1. A l’encontre des Sarvāstivādin et des Mahisāsaka tardifs, ces deux écoles nient l’existence d’un état qui servirait d’intermédiaire (antarābhava) entre la mort dans une existence et la renaissance dans une autre/2.



1. V. IX. § 3-4, trad. J. MASUDA, p. 59.

2. V, I. A. § 47 ; IX.A. § 8 ; V. § 25 et IX. B. § 2.

LES MAHASAMGHIKA RÉCENTS

Les Mahāsāmghika plus tardifs sont déjà à mi-chemin sur la voie qui sépare le Petit Véhicule du Grand, C’est eux qui, sous le nom d’Andhaka, sont pris à partie par les Theravādin dans le Kathāvatthu. Leurs sous-sectes sont les Pubbaseliya, Aparaseliya et Rājagirika ; on peut ajouter les Uttarāpathaka aux tendances nettement Mahāyānistes puisqu’ils font place à l’ainsité (tathatā) (KVu XIX.5). Cette immuable nature de tous les dharma qui est inconditionnée est comparable au pratityasamut­pādatathatā (V. IX § 19) des Mahisāsaka, l’immuable loi de causalité et annonce déjà les spéculations des Mādhyamika et des Yogācāra concer­nant la Tathatā, l’Ainsité et la loi d’interdépendance.

Les Mahāsamghika récents semblent pousser jusqu’à leurs conséquences

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extrêmes les principes de l’instantanéité : Si, disent-ils, tous les phéno­mènes sont momentanés ils ne peuvent demeurer plus d’un instant ; de ce fait toute liaison entre eux s’avère impossible ; il n’y a pas de relation ou de répétition susceptible d’engendrer une habitude/1. Et nous avons vu le rôle important que joue la pratique répétée dans le Bouddhisme ; d’où les conséquences redoutables de cette thèse.

Par contre, ces mêmes Mahāsamghika ne semblent pas exempts d’héré­sie car « il y en a qui disent : Le germe se développe en pousse ». « Les grands éléments constituant les organes des sens (rupendriya) sont sujets au changement (viparinam —) ; la pensée et les mentaux ne sont pas sujets au changement » (V.I.B. § 6-7). K’ouei-Ki commente ainsi : « Les élé­ments matériels (rupa) durent longtemps sans création ni destruction, c’est pourquoi les substances des germes se transforment et deviennent des pousses… Les autres écoles (soutiennent au contraire que lorsque) les germes périssent alors (et alors seulement) les pousses surgissent à l’exis­tence »/2. Le même auteur précise : « Les éléments matériels longtemps continuent, se produisant et périssant ; on admet que l’être du lait évolue en petit lait ; (par contre) la pensée et les mentaux naissant et périssant en un instant, l’antécédent ne se change pas en, conséquent »/3,

Les Mahāsamghika introduisent ici une distinction entre l’imperma­nence de la pensée et celle des éléments de la matière : la première serait instantanée alors que les seconds seraient sujets au changement, vipa­rināma ainsi que traduit Hiuan Tsang. Ts'in précise de son côté que les grands éléments des organes sensoriels changent (viparinam —) et trans­migrent (samkrānti).

Viparināma prend bien ici le sens d’une succession évolutive et perd son sens de succession ou de mutation qu’il avait à date ancienne lors­qu’il était pris comme un synonyme de vaya, nirodha, destruction.

Les partisans de certaines écoles bouddhiques devaient considérer comme instantanés les constituants de la matière à l’instar de ceux de l’esprit, c’est-à-dire les dharma, éléments ultimes. Par contre les choses que ces éléments forment en s’agrégeant, montagnes, corps, grands élé­ments (eau, terre, feu, air) sont des composés et jouissent de ce fait d’une permanence relative ; ils évoluent et se transforment.

Prenant le contre-pied de cette école qui admet l’évolution de la ma­tière, une autre secte Mahàsamghika, celle des Andhaka, a tendance à accentuer le caractère continu de la pensée concentrée. Se fondant sur la continuité (pavattamāna) qu’ils remarquent dans la pensée plongée dans l’état de méditation (jhāna) et dans la subconscience (bhavanga citta), les Andhaka croient « qu’une seule pensée est capable de durer un jour (entier) »/4. Les Theravādin leur demandent, non sans quelque ironie, si une moitié du jour appartient au moment qui naît et l’autre moitié au moment qui cesse. Puis ils démontrent l’instantanéité de tout contenu d’impression ou d’activité sensorielle ce n’est pas avec la même pensée consciente, disent-ils, qu’on voit, qu’on entend, qu’on appréhende…, ni



1. KVu. XXII.7. N’atthi kaci asevanapaccayata. Ásevanā, asevati, de si — ou si — « liera encore et encore » est la répétition nécessaire à la formation d’une habitude. « Points of controversy », p. 294, note 2.

2. J. MASUDA, p. 34 note 1.

3. MCB. V. p. 136. Traduction par L. DE LA VALLÉE-POUSSIN du commentaire de K'ouei ki.

4. KVu. II.7. ekam cittam divasant titthati. Commentaire de Buddhaghosa, II.5, p. 57 et 59.

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qu’on se meut… et ils concluent que la pensée même des dieux qui ont atteint le plan de l’infinité spatiale naît et périt d’instant en instant.

Les Mahàsamghika ne semblent pas respecter la loi du pratityasamut­pāda, la loi de causalité comprise au sens de l’universelle interdépen­dance fonctionnelle, quand ils avancent une proposition que sa brièveté rend obscure : « Certaines choses sont causées par soi (svayamkrta) ; d’autres par autrui (parakrta) ; il y a certaines choses qui sont causées par ces deux réunies et certaines autres par la rencontre de plusieurs causes (pratityasamutpāda) » (V.I.B. § 2). Les trois premières assertions ne sont pas orthodoxes et ont été condamnées par le Buddha/1. Elles formeront précisément les théories plus tardives des écoles Sāmkhya Vaisesika et Nyāya, théories d’une causalité statique et substantialiste que tous les Bouddhistes ont attaqué sans répit à travers les siècles/2. Mais il est probable, comme le suggère J. Masuda/3 que ce qui est ainsi causé est la douleur.

Une opinion particulièrement intéressante mais difficile à inter­préter appartient vraisemblablement à ces mêmes Andhaka/4, bien que le commentaire du Kathāvatthu (p. 153) ne mentionne pas leur nom :

« La durée (addhan)/5 est déterminée (parinipphanna) » (KVu XV.3). Ceux qui soutiennent cette thèse prennent pour autorité le texte cano­nique suivant : « Il y a trois sujets de discours… On peut parler de l’épo­que passée (alitam addhānam) en disant : il en était ainsi dans le passé ; ou du temps à venir, en disant : il en sera ainsi dans les temps futurs ; ou du temps présent : il en est ainsi actuellement » (A. N. I.197). L’expres­sion « addhan », durée ou période temporelle, est glosée par kāla sarrikhala, temps construit. D’autre part, le mot parinipphanna/6 « déterminé', semble signifier « accompli par des causes passées », telles la volition (celanā) ou le karman, ou encore par des causes d’ordre physique, l’envi­ronnement, les saisons, etc... qui échappent à l’ordre du karman.

Aux yeux des Theravādin qui combattent cette opinion, le seul nirvana est exempt de constructions mentales et donc indéterminé ; tout le reste est déterminé, conditionné, construit. Quant aux entités comme l’imper­manence, le déclin, la mort, la durée, les périodes du temps, la loi même du pratityasamutpāda, les quatre nobles vérités qui concernent la réalité mais qui ne sont pas la réalité même, toutes ces entités ne sont pas déter­minées comme le voudraient les Andhaka : ce ne sont que de purs con­cepts (paññatti), des êtres de raison qui, comme tels, échappent à la déter­mination aussi bien qu’à l’indétermination. Buddhaghosa le dit expres­sément dans son commentaire : “Si le mot temps désigne un temps cons­truit (kālasamkhata), on peut dire alors que ce temps est déterminé. Mais aucun intervalle de temps (durée) (addhā) etc., n’est déterminé (parinip­phanna), c’est-à-dire construit par des causes, donc réel. Il se réduit à une pure notion temporelle (kāla paññattimattā)” (p. 153).

Les Theravādin argumentent de la façon suivante : Peut-on, deman­dent-ils, faire de la durée l’un des cinq agrégats ? Ces agrégats étant instantanés, les Andhaka ne veulent pas faire autant de durées qu’il y a



1. Voir ci-dessus p. 192.

2. Voir ci-dessous p. 349 et suivantes.

3. P. 33 note 1.

4. Cette thèse correspond à celle soutenue au XI.8 par cette même école.

5. Le XV.4 soutient une même argumentation quant aux instants, moments, secon­des, etc... tout intervalle temporel en un mot.

6. Points of controversy, p. 395-6. Nipphanna a originairement dans Játaka, IV.37, le sens d’arrangé, construit selon un plan. Voir Abhidhamma Samgraha. PTS. VI. § 2.

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d’agrégats et sont obligés de répondre par la négative. Néanmoins, ils s’attachent à leur hérésie et continuent à soutenir que la durée est déter­minée par des causes passées, le karman, et autres.

Les expressions kāla samkhata et parinipphanna ne sont pas sans ambiguïté : elles peuvent signifier « forgé par l’entendement » ou « condi­tionné et déterminé par des causes » et, de ce fait, « réel ». Pour le Thera­vādin la durée ne peut être déterminée par des causes, elle n’est que pure conception et seul le moment actuel peut être déterminé, conditionné, donc réel.

Quel sens la secte Mahàsamghika donne-t-elle à « parinipphanna » ? Est-ce celui de « construit selon un plan » ? Mais alors les Theravādin ne soulèveraient pas tant d’objections. S’il n’y a pas ici un débat purement verbal, il faut admettre qu’un nouveau problème se pose : il s’agit de la durée de vie que détermine la pensée karmique, pensée dont va dépendre la maturité de l’acte (vipāka).

La durée pour le Theravādin n’est que pure élaboration de la pensée c’est donc une notion qui plonge ses racines dans des habitudes incons­cientes. Pour le Mahāsamghika elle est plus qu’une notion, elle est l’œuvre de l’acte intentionnel, et, de ce fait, construite selon un plan, en sorte qu’on peut dire que la longueur du temps de vie est déterminée par des actes antérieurs tout en reconnaissant que seuls les instants sont réels.

Les Mahāsamghika avancent une thèse qui semble frôler l’hérésie : “Deux pensées (citta), disent-ils, peuvent surgir simultanément en un seul et même instant” (V.I.B. § 3). Cette proposition est contraire à la loi de l’instantanéité si elle ne désigne pas, à l’instar des anciens Mahāsam­ghika, une pensée consciente d’elle-même en un seul et même acte. Sinon, deux pensées ou pensée et conscience de sensation qui, en raison de la déficience de notre finesse introspective, semblent être simultanées, sont en réalité contiguës, mais leur apparition et disparition est tellement vive qu’on ne les appréhende pas comme telles.

Ces mêmes, Andhaka soutiennent une simultanéité de pensées analogue au moment de la renaissance : « Les cinq agrégats actifs apparaissent, disent-ils, avant même que les agrégats qui cherchent à renaître aient disparu »/1. Et Buddhaghosa commente : “Si, avant qu’une unité de subconscience (bhāvāñgacitta) s’évanouisse ne surgissait pas une autre unité de conscience, la continuité serait brisée (santati viccheda)”.

Nous savons que les Theravàdin enseignaient la plus complète discon­tinuité : « un moment de conscience cessant, l’autre apparaît ». Il semble donc que c’est afin de ne pas briser la continuité de la conscience ou celle de la subconscience que les Andhaka permettent à deux pensées de se chevaucher.

D’après une thèse soutenue par une secte Andhaka, les Uttarāpathaka, Une sensation suit l’autre en un flot ininterrompu (cakkhuviññānassa anantará sotaviññānam uppajjati) » (KVu. XIV.3). Le commentaire de Buddhaghosa précise qu’en raison de la succession très rapide (lahupa­rivattita) de visions et d’auditions telles que celles qu’on peut avoir au cours d’une représentation théâtrale, les Uttarāpathaka affirment que les opérations sensorielles (viññāna) surgissent en une continuité mutuelle qui demeure ininterrompue/2.

Les Theravādin objectent que quelle que soit la rapidité avec laquelle



1. Commentaire p. 122 au KVu. X.1. “Avant que cinq agrégats tendant à la naissance aient cessé, cinq agrégats d’action (kiriya) ont surgi”.

2. Commentaire de Buddhaghosa, p. 148.

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les opérations sensorielles se succèdent l’avertissement ou le choc demeure l’élément préliminaire essentiel/1 : une impression auditive succédant à une impression visuelle ne peut avoir lieu si l’esprit n’est pas alerté et réadapté. Plus précisément, il est nécessaire que la connaissance visuelle elle-même amène cet avertissement ainsi que la réadaptation subséquente de l’esprit/2.

Cet avertissement (āvattanā) est une sorte de commencement absolu, un instant d’attention par lequel l’esprit se tourne vers l’objet et, d’in­conscient (bhāvanga), devient conscient ; tandis que, par le moment suivant d’adaptation (āvajjana), il se dirige vers un domaine mental défini.

En ce qui concerne le problème de l’acte et de sa maturation (karman) les Mahāsamghika ne sont pas à l’abri des critiques des Theravādin car ils soutiennent avec les Sammitiya que « autre est le kamma, autre est son accumulation »/3 et que « la croissance morale est automatique » ou littéralement « la conduite n’est pas une propriété de la conscience ». Elle est acetasika (KVu. X.7-9). Ceci signifie que l’agent devient ver­tueux grâce à l’accroissement spontané de son mérite, même après qu’il a mis un terme à sa conduite vertueuse (Comm. p. 127). « La vertu s’ac­croît pour la simple raison qu’elle a été entreprise » (KVu. X.9) et elle s’accumule indépendamment de toute action consciente.

Cette théorie s’étend également à l’acte moral : “L’accumulation du karman est dissociée de la conscience (cittavippayutta), indéterminée (avyākata), sans objet (anārammana)/4”.

Les Mahāsamghika-Andhaka font ici une large place à la subconscience et à la maturation du karman qu’ils nomment « accumulation », dans le désir d’établir une distinction entre l’acte conscient et momentané, sans lequel il n’est pas de maturation ultérieure, et l’accumulation incons­ciente, automatique qui commence dès que l’acte a cessé et dure jusqu’à la production du fruit, sans qu’intervienne la pensée.

Le Mahāsamghika objecte au Theravādin : si le karman coexiste à la conscience il cesse de fructifier lorsque la conscience est interrompue tandis que, pour nous, l’accumulation du karman n’est pas nécessairement brisée quand la conscience disparaît.

De cette discussion il résulte que le Theravādin met l’accent sur le karman, acte intentionnel, et sur la durée anagénique tandis que le Mahā­samghika s’intéresse au karman fructifiant, à la durée catagénique.

La conception des Mahāsamghika à l’égard de l’acte et de son fruit se rattache directement à leur nouvelle façon d’envisager les anasaya, pas­sion en germe : non seulement ces derniers sont à leurs yeux dissociés de la pensée mais, à l’encontre de l’opinion des anciens Mahāsamghika, ils sont moralement indéterminés (abyākata) et comme glose le commen­tateur « ahetuka », sans motifs moraux ou immoraux/5.

Les Theravādin qui se refusent à accepter tout transfert d’une chose de durée, repoussent les deux thèses suivantes des Andhaka-Uttaràpa­thaka : selon la première (KVu. IV. 4 et cf. 9) les acquisitions passées demeurent sous forme de possessions permanentes. Il s’agit des acquisi­tions spirituelles d’un saint (arhat), ces patti ou samannāgata, « prises » “que le saint continue à posséder alors même qu’il a obtenu des acqui —



1. Points of controversy, p. 285 note 2 du traducteur.

2. Sur ces termes, voir ci-dessous p. 383.

3. KVu. XV.11. Thèse des Andhaka. Com., p. 156-7.

4. Op. cit. p. 136-157.

5. KVu. XI.1. comm. p. 129.

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sitions supérieures”. Selon la seconde thèse/1 : « L’expérience passée et l’expérience future persistent en tant que possessions ».

Possession ne signifie pas pour eux le simple fait d’avoir acquis (pati­lābha), c’est-à-dire la possession en puissance, mais la possession actuelle. Il s’ensuit qu’il est possible d’avoir une possession actuelle et présente de choses passées et futures (atitānāgatasamannāgata) ; c’est admettre ainsi, de façon détournée, l’existence du passé et du futur.

« Si ces acquisitions passées existent, rétorque le Theravādin, elles sont alors présentes. Mais le passé n’est-il pas détruit, évanoui, etc. /2 et le futur n’est-il pas non-né, non produit… Comment est-on alors autorisé à nommer passé ou futur une chose qui est actuellement possédée ? » (KVu. p. 417-8).

Parmi les diverses sous-sectes des Mahāsamghika aux tendances Mahāyānistes plus ou moins marquées, les Andhaka se trouvent être ceux qui, sur certains points, mettent le plus en péril la loi de l’imper­manence tandis que sur d’autres ils se montrent extrêmement pointilleux dans leur défense de cette même impermanence. Les Rājagirika et les Siddhatthika, par exemple, font un louable effort pour se libérer de la distinction qui commençait à se faire jour entre les phénomènes mentaux (celasika) et la pensée (citta). Ils nient l’existence des premiers et, en conséquence, la simultanéité du mental et des mentaux, en avançant la raison qu’un état mental ne peut accompagner un autre état ni pénétrer (anupavittha) en lui comme l’huile, le sésame/3. « Les états mentaux, disent-ils, ne sont pas liés à d’autres états mentaux », « ils ne sont pas simultanés, concomitants… ils n’existent pas »… (KVu. VII.2-3). Cette thèse est opposée à celle des Theravādin selon lesquels certaines choses surgissent et disparaissent en même temps que d’autres : le sentiment, par exemple, pouvant coexister avec la perception.



1. KVu. IX.12, p. 417-8 ; comm., p. 120 et 121.

2. Niruddham, vigatam, viparinatam, atthangatam, abbhattangatam. Tous ces termes servent à désigner le caractère évanescent du passé. Viparinata rappelle le sens que lui don­nent les Mahisásaka (IX, § 20), il n’implique pas changement, dans ce contexte, mais abo­lition.

3. KVu. VII.2. § 2.

LES PRAJNAPTIVADIN

D’autres sectateurs Mahāsamghika, les Prajñaptivādin, avancent une opinion étrange sur le temps : « Les phénomènes présents tout comme les phénomènes passés et futurs n’ont qu’une existence de désignation. Ils n’existent donc pas réellement » (A. K. II. p. 219). Cette théorie semble comparable à celle des Mādhyamika mais on ignore à quels motifs obéit cette secte en la formulant.

Si, comme l’avance Kouei'ki, l’école Prajñaptivāda n’est qu’une dési­gnation plus récente de l’école Vibhajyavāda, nous comprenons mieux cette conception du temps dans laquelle les choses semblent être exami­nées du seul point de vue de l’absolu. Ce furent en effet les Vibhajya­vādin qui, les premiers, établirent des distinctions relatives à l’ensei­gnement du Tripitaka en disant : ceci a été énoncé par le Buddha en

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tant que dénomination fictive, ceci est l’enseignement réel du Buddha ; ceci est vérité absolue (paramārthasatya), ceci est vérité contingente (samvrtisatya), ceci est causalité »/1.

Le nom même de l’école suggère des rapports avec la secte des Eka­vyāvahārika qui soutient que tous les éléments, quels qu’ils soient, con­tingents ou absolus, ne sont que dénomination et métaphore (prajñapti).

D’autre part les Prajñaptivādin professent une autre opinion que suscite vraisemblablement le souci d’atteindre l’ultimement réel, la chose en soi qui serait conçue, d’après les dires de Kouei'ki, comme un élément isolé. C’est pour cette raison que, selon eux, les douze āyatana, les sens et leurs objets, ne sont pas choses réelles/2 puisqu’ils résultent d’une agrégation.

Contre les Sarvāstivādin ils affirment encore que les conditionnés (samkhāra) sont provisoirement nommés douleur (dukkha) « lorsque deux samkhāra s’associent ; mais, séparément, ils n’ont pas la force (puru­sakāra) d’engendrer la douleur » (V. III § 3). Cela signifie-t-il que les forces de l’existence en leur condition séparée sont apaisées alors que, associées, elles engendrent le trouble et l’agitation du devenir ? En ce cas les dharma séparés ne devraient pas être désignés par le terme sam­khāra car ils n’ont pas d’énergie causale.

KASYAPĪYA OU SUVARSAKA

Ces Kāsyapiya forment une sous-secte des Sarvāstivādin. Comme eux ils sont fidèles à la théorie de l’impermanence lorsqu’ils maintiennent que tous les conditionnés (samskāra) périssent à chaque instant (V. XI § 4). Ils ne le sont plus guère lorsqu’ils affirment que le passé et l’ave­nir existent. Mais cette seconde thèse est plus nuancée que celle des Sar­vāstivādin. En véritables Vibhajyavādin ils distinguent un passé dont l’influence est épuisée et un passé dont l’influence ne l’est pas :

« Si les fruits des actes (karmaphala), disent-ils, ont déjà mûri, ils n’exis­tent plus ; (mais s’ils) n’ont pas mûri ils (continuent) d’exister »/3.

Autrement dit le passé survit partiellement : une partie du passé existe, c’est celle qui n’a pas encore donné sa rétribution ; tandis que celle qui a donné la sienne n’existe plus/4.

Le Theravādin objecte alors : mais les choses passées ont cessé. Ne l’admettez-vous pas ? Vous ne pouvez donc dire qu’une chose existe et en même temps qu’elle a cessé d’être. S’il est vrai que les choses passées dont l’effet n’est pas encore mûr, mûriront en tant qu’effet, il n’est pas permis de dire, par contre, qu’elles existent.

Le Kāsyapiya rétorque à ceci : puisqu’elles vont mûrir, ces choses sont présentes. — Si les choses passées sont des choses présentes conclut le Theravādin, alors, étant donné que les choses présentes périront, peut-on dire qu’elles n’existent pas ?



1. P. DEMIÉVILLE, M.C.B. I.1931, p. 50.

2. V. III § 2. Trad. J. MASUDA, p. 38, n. 4.

3. V. XI. § 2 et KVu. I.8.

4. Thèse attribuée aux Vibhajyavadin dans A. K. V.25, trad. p. 52.

(246)

Le Kāsyapiya soutient de la même façon que l’avenir existe en partie : les choses futures qui ne sont pas déterminées de façon inévitable n’exis­tent pas, mais celles qui sont inévitablement déterminées devront néces­sairement exister parce qu’elles surgiront nécessairement tant que leurs conditions demeurent permanentes.

Le Theravādin donne sa propre opinion : s’il est vrai, dit-il, que les choses futures qui sont inévitablement déterminées arriveront, il ne s’ensuit pas qu’elles existent, car exister signifie être présent et les choses à venir ne sont pas présentes.



VĀTSIPUTRĪYA-SĀMMITIYA

Parmi les Bouddhistes les Vātsiputriya côtoient de si près l’hérésie que certains Bouddhistes n’hésitent pas à les ranger parmi les infidèles (Tirthika)/1. En effet l’école Vātsiputriya ainsi que l’école des Sāmmi­tiya/2 qui lui est rattachée, sont hérétiques à un triple point de vue : elles croient en la durée de certains conditionnés (samskāra), en la possibilité du déplacement dans l’espace (desāntarasamkrānti) et enfin elles admet­tent l’existence d’une entité transmigrante, le pudgala.

S’il est vrai, disent les Vātsiputriya, que tous les conditionnés sont impermanents (anitya), il ne s’ensuit nullement qu’ils soient tous instan­tanés (ksanika), certains conditionnés comme la pensée, les mentaux, la flamme périssent immédiatement sans l’intervention des causes externes, en vertu de leur caractère d’impermanence ; ils sont instantanés et ne peuvent se mouvoir. Au contraire, d’autres conditionnés durent (kālāntara-avasthāyin) (Yasomitra, p. 179), ainsi la matière (rupa), le corps, la cruche, le bois. Quand ils périssent c’est en raison de deux cau­ses : l’une interne, le caractère d’impermanence ; l’autre externe, le concours des causes telles que le feu, le marteau relativement au bois, à la cruche.

Contredisant formellement toutes les doctrines bouddhiques ortho­doxes, les Vātsiputriya ne se refusent pas à admettre la possibilité du mouvement (gati), conséquence naturelle de leur doctrine de la durée de certains conditionnés/3. Les objections que leur fait Vasubandhu à ce sujet seront examinées dans la suite de cet exposé/4.

Si les Vātsiputriya-Sāmmitiya forgent ainsi des entités pour résoudre leurs problèmes, c’est qu’ils envisagent les choses du seul biais de l’être et non plus de l’activité. Faute d’avoir compris toute la portée de la loi de la génération conditionnée, ils imaginent le pudgala et l’avipranāsa pour expliquer comment des agrégats (skandha) impermanents et sépa­rés les uns des autres peuvent néanmoins former une unité, engendrer la conscience du moi, se souvenir du passé et garantir la continuité du kar­man d’existence en existence.



1. B. v. IX.60. Ces infidèles de l’intérieur. Sāntaraksita dit ironiquement d’eux : « Ces gens qui se considèrent comme des Bouddhistes ». Candrakirti précise que, d’un certain point de vue, ce ne sont pas des Bouddhistes.

2. C’est à ces deux écoles réunies que Yasomitra (p. 699 1. 3) attribue la thèse du pudgala.

3. Cf. J. MASUDA, op. cit., VII § 2 : « Quelques conditionnés saniskāra existent pour un certain temps alors que les autres périssent à chaque instant ».

4. A. K. IV.2-3. Yas, p. 345. Ci-dessous p. 369 et suivantes.

(247)

Pour faire face à ces difficultés, les Vātsiputriya-Sāmmitiya, prenant appui sur l’autorité d’un sütra concernant le porteur du fardeau,/1 postu­lent l’existence d’une personnalité et admettent une certaine continuité entre les éléments qui la composent/2.

Voici comment est décrite cette entité, fondement de l’idée du moi et qui à tout égard est ineffable (avaktavya) ; on ne peut lui attribuer aucune qualité ; elle ne possède pas une réalité ultime analogue à celle des éléments (dharma), mais elle n’est pas non plus dépourvue de toute réalité. Elle ne fait pas partie des choses éternelles ni des choses imper­manentes : elle n’est pas impermanente à l’instar des conditionnés (sams­kāra), elle n’est pas non plus permanente comme l’âme (atman) des écoles brahmaniques.

Cette entité est douée d’une certaine durée puisque c’est la même personnalité qui agit, jouit du fruit de ses actes et accède au nirvāna : « A part du pudgala les (choses) ne pourraient transmigrer (samkrānti) d’un monde à l’autre ; on peut dire qu’elles transmigrent avec le pudgala »/3.

Cette personnalité existe par rapport aux agrégats (skandha) comme le feu par rapport au combustible : de même que le feu n’est ni iden­tique au combustible, ni autre que lui, de même le pudgala n’est ni iden­tique aux agrégats, ni à part des agrégats (V. VII § 1). S’il était autre que les agrégats il serait éternel (sāsvata) et donc inconditionné ; s’il était identique aux agrégats, il serait susceptible d’anéantissement (uccheda).

Quand on dit que le pudgala naît, cela ne signifie pas qu’il est incondi­tionné car il ne naît pas à la manière des agrégats qui existent après avoir été inexistants. Du pudgala le sūtra dit qu’il naît parce que, à tel moment, il prend des agrégats différents (skandhāntaropādānāt)/4. Le pudgala voyage dans le samsāra, il abandonne les agrégats anciens et en prend des nouveaux.

« Il convient que le pudgala soit une chose réelle parce qu’on le quali­fie d’agent et de jouisseur et parce qu’il est en relation avec le sarnsāra et le nirvāna, la servitude et la délivrance »/5.

La thèse du pudgala est longuement réfutée dans le Kathāvatthu par les Theravādin qui, en Bouddhistes orthodoxes, ne peuvent admettre cette entité contradictoire qui à la fois existe et n’existe pas, dure et ne dure pas. Ce pudgala n’est à leurs yeux qu’une expression, une désigna­tion nominale sans contre-partie objective (pannatti).

Les Theravādin demandent aux Vātsiputriya : « De quelle existence le pudgala est-il doué ? Possède-t-il une réalité immuable, éternelle comme



1. S.N. III. p. 25 (XX11.22) « Je vous enseignerai, ô moines, le fardeau, le porteur du fardeau, la prise du fardeau, le dépôt du fardeau : le fardeau ce sont les cinq agrégats, la prise du fardeau, c’est la soif conduisant à la renaissance, le dépôt du fardeau c’est l’extinc­tion de la soif. Le porteur du fardeau c’est le pudgala, ce personnage respectable que vous voyez, qui a tel nom, qui est de telle caste… etc. ».

2. M. v. p. 529 1. 10. Voir la réfutation du pudgala par Kamalasīla, T.S.P. dans le chapitre VII consacré aux Vātsiputriya.

3. J. MASUDA, VII § 3.

4. Yasomitra comm. ad A. K. IX. p. 707 1. 10.

5. Le pudgala n’est aux yeux du Mādhyamika que pure métaphore car un indicible ne peut exister réellement (dravyasattayā). M. VART. trad. Le Muséon, p. 268.

(248)

celle du nirvāna ou une réalité conditionnée, dépendante des causes et conditions (sappaccayasamkhata) analogue à celle de la matière (rúpa) ou encore faut-il considérer ce pudgala comme un mirage, à moins d’en faire une simple tournure d’expression ?

Les Sāmmitiya refusent de se laisser enfermer dans ces dilemmes et affirment que le pudgala est appréhendé d’une manière immédiate et ultime (saccikatthaparamatthena). Le Theravādin reprend alors : “Le pudgala est-il ou non une réalité absolue (paramatthasacca) ? Existe-t-il à la manière de ce qui est réel et ultime, partout, toujours et en toute chose ?” (KVu p. 11). A la réponse négative des Sāmmitiya, les Theravàdin demandent alors : si le pudgala existe à la manière des éléments (dhamma) tels que matière etc... le pudgala est-il identique à la matière ou en diffère-t-il ? Réside-t-il dans la matière ou la matière réside-t-elle dans le pudgala ? Les Sāmmitiya se trouvent dans l’obligation de rejeter ces alternatives de peur de sombrer dans les extrêmes du nihilisme et de l’éternalisme.

Examinant ensuite les caractéristiques du pudgala, le Theravàdin demande si la personne est conditionnée (samkhata) et causée (sappaccaya) comme la matière ou si elle est inconditionnée et sans cause, comme le nirvāna (KVu. § 225) (p. 59). Les Sāmmitiya répondent qu’elle n’est ni conditionnée ni inconditionnée ; elle ne dépend pas des causes ou des conditions, ni de l’acte (karman), elle n’est donc pas impermanente ; mais d’autre part, n’étant pas inconditionnée, elle n’est pas éternelle comme le nirvāna, l’absolu (§ 228 p. 61). Sur quoi la personne prend-elle appui pour durer ? s’enquiert le Theravādin. Sur le devenir (bhavam nis­sāya titthati) répond le Sāmmitiya. — Ce devenir n’est-il pas imperma­nent, conditionné (samkhata), surgissant des causes (paticcasamuppanna), sujet à l’évanescence, au détachement, à la cessation (nirodha) et soumis à la succession hétérogène (viparināma) 2 — À la réponse affirmative du pudgalavādin le Theravādin demande si le pudgala n’est pas tout cela également. — Non, répond l’adversaire.

Le principal argument que les Sàmmitiya avancent en faveur du pudgala est tiré du passage d’une existence à une autre : la personne trans­migre (sandhāvati) de destinée en destinée, mais ce n’est pas une personne identique qui transmigre ainsi, ni non plus une personne différente (so puggalo... añño puggalo), dit-il, afin d’éviter les extrêmes de la perma­nence et du nihilisme. Le pudgala ne demeure pas en effet identique à tous égards puisque un homme ne reste pas homme lorsqu’il renaît au monde des dieux et, pourtant, il n’est pas un autre, car le pudgala supporte certaines qualités et permet ainsi la continuité d’une existence à l’autre, celle du karman. Ce ne sont pas les agrégats d’une personne identique qui transmigrent mais des agrégats et une personne qui ont subi une transformation.

À la suite des Theravādin les Sautràntika/1 avancent une argumen­tation maîtresse contre la croyance au pudgala :

Ils partent de la théorie de l’identité entre la réalité et l’instant présent ; l’existence est caractérisée par l’efficience ou la capacité d’effectuer une activité. Cette capacité étant restreinte à des choses momentanées il en



1. Voir A. K. IX. Trad. p. 252 et suiv. Yas. p. 7 ; T.S. sl. 344-346 ; Com. p. 128 et suiv.

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résulte que si l’entité pudgala n’est pas momentanée, elle sera dépourvue d’existence.

Les Vātsiputriya répondent à cela : si le pudgala était éternel, il ne serait pas doué, en effet, d’efficience ; mais, en réalité, on ne peut dire de lui ni qu’il est éternel, ni qu’il n’est pas éternel ; il s’ensuit qu’il peut être doué d’une activité efficiente.

Impossible, répondent les Sautrāntika, aucun être doué d’une indivi­dualité spécifique n’est dépourvu d’un des deux caractères (éternité ou non-éternité), éternel et non-éternel étant des termes qui s’excluent mu­tuellement. En quoi consiste la nature du pudgala ? est-elle toujours pré­sente dans ce qu’on nomme pudgala ? Si oui, alors celle-ci doit être éter­nelle puisque l’éternité consiste en ce caractère qui est toujours présent et n’est jamais détruit. Et si la nature n’est pas toujours présente dans le pudgala, alors ce dernier doit être impermanent, le caractère d’une chose non-éternelle étant qu’elle n’est pas durable. Il n’y a donc pas d’autre alternative qu’être momentané ou non momentané ; comme, d’autre part, l’efficience ou successive ou simultanée est incompatible avec le non-momentané, l’existence est invariablement concomitante avec le momen­tané de sorte que si la momentanéité est absente dans le pudgala, l’exis­tence sera également absente et il sera prouvé que le pudgala n’existe pas.

Avipranāsa

Bien qu’ils aient attribué une certaine durée à l’acte corporel dont ils firent un mouvement issu d’une volition, les Vātsiputriya-Sāmmitiya resteront néanmoins fidèles à la théorie de l’instantanéité en ce qui con­cerne le karman lequel périt aussitôt né. Seul existe, disent-ils, l’acte présent. Les actes passés et futurs sont entièrement dépourvus d’exis­tence.

Pourtant, relativement au mécanisme de la rétribution, ils posent à nouveau le problème du point de vue de l’être plutôt que du point de vue de l’acte : ils cherchent un intermédiaire susceptible d’une certaine durée, d’un certain être et comme ils inventèrent l’indicible pudgala ils font appel, dans le cas présent, à une entité nommée avipranāsa afin de combler la discontinuité entre l’acte et son fruit. Bien que l’acte périsse aussitôt apparu pourtant, au moment où il naît, il engendre dans la série (skandhasantāna) de l’agent l’entité « sans destruction » (avi pra­nāsa) que l’on peut comparer au registre où s’inscrivent les dettes.

“De même que la feuille où s’inscrivent les dettes est épuisée lorsque l’argent a été rendu au prêteur et n’est plus capable (qu’elle existe ou n’existe pas) de faire rendre l’argent à nouveau, de même quand elle a assuré la rétribution, l’avipranāsa, qu’il existe ou non, ne peut, telle une créance épuisée, exposer à une nouvelle rétribution”/1.

Cette entité sert donc d’intermédiaire entre l’acte instantané et son fruit lointain, mais tandis que l’acte est conscient, moralement qualifié (vyākrta), c’est-à-dire bon ou mauvais, l’entité fait partie des cittavi  

1. Mv. p. 318 1. 5. Voir Traduction E. LAMOTTE, Traité de l’acte de Vasubandhu, p. 121­138.

(250)

prayuktasamskāra, elle est donc dissociée de la pensée, inconsciente et non définie (avyākrta)/1 comparable en ceci aux passions à l’état de sommeil (anusaya) des Mahāsamghika.

Dans son traité de la démonstration de l’acte Vasubandhu donne la raison pour laquelle les Sāmmitiya admettent l’existence de ce dharma à part, qui existe en soi (dravyasat), et grâce auquel on réalise le fruit futur, agréable ou désagréable : “Pour ce qui est de l’acte mental, égale­ment, il faut admettre l’existence de ce dharma (disent-ils), sinon, quand une autre pensée naît et que l’acte mental a disparu, si n’était pas disposé dans la série mentale ce dharma particulier, comment pourrait-on réaliser le fruit futur ?”/2

L’avipranāsa, « l’indestructible », d’après son nom même et les éclair­cissements que donnent à son sujet les Mādhyamika/3, semble suscep­tible de durer : sa destruction ne dépend pas, en effet, de la destruction de l’acte qui l’engendre, elle subsiste alors même que l’acte a disparu, sinon il n’y aurait pas rétribution des actes.

Néanmoins l’avipranāsa est détruit quand on échappe à la fructifica­tion c’est à dire lorsque la méditation a mis un terme à cette fructification. Elle est aussi détruite par la mort, en ce sens qu’au moment du passage de l’existence naît un avipranāsa unique de tous les actes appartenant à un même monde (dhātu).

Pendant l’existence en cours, par contre, une entité sans destruction naît de chaque acte particulier susceptible d’être rétribué, et cette entité ne périt pas, même lorsque la rétribution de l’acte a eu lieu ; bien qu’elle subsiste, elle ne peut plus donner naissance à un fruit nouveau ainsi qu’il a été dit/4.

Grâce à ces deux entités, le pudgala et l’avipranāsa, les Vàtsiputriya­-Sāmmitiya prétendent suivre la voie du milieu entre les deux extrêmes de l’éternité et de l’anéantissement :

L’entité transmigrante n’est, en effet, ni identique aux agrégats ni autre qu’eux. Si elle était autre que les agrégats elle serait éternelle (sāsvata) et donc inconditionnée (asamskrta) ; si elle était identique aux agrégats, elle serait susceptible d’anéantissement (uccheda)/5.

Il en va de même de l’avipranāsa : « Il y a vacuité et non pas anéan­tissement, transmigration et non éternité » ; comme le dit Candrakirti : “L’acte, une fois accompli, périt et ne subsiste pas dans son être… donc sa vacuité s’impose. Mais, de ce que l’acte ne subsiste pas dans son être, il n’est pas pour cela annihilé ; puisqu’elle est aidée par (l’entité) avipra­nāsa, la rétribution de l’acte est assurée. Si la rétribution de l’acte n’exis­tait pas, le point de vue nihiliste serait justifié ; (mais ce n’est pas le cas ici) puisque l’entité avipranāsa existe… La transmigration avec ses nais­sances etc. est établie, et nous ne tombons pas dans l’éternalisme, car nous nions que l’acte subsiste dans son être. Il y a non-destruction de l’acte puisqu’il y a une (entité nommée) avipranāsa. Puisque cette entité a été enseignée par le Seigneur… l’objection soulevée plus haut par l’ad­versaire n’atteint pas notre théorie. Cette objection disait : si l’acte dure



1. Mv. XVII.14, p. 317 1. 6.

2. E. LAMOTTE, Op. Cit. p. 87.

3. Mv. p. 321 1. 3.

4. Mv., p. 322 L 3

5. Yas, p. 700 1. 7.

(251)

jusqu’au moment de sa rétribution, il est éternel. Si l’acte est détruit, comment, détruit, engendrera-t-il un fruit ? Donc l’explication formulée par nous est logique”/1,

SAUTRANTIKA

Les Sautràntika nommés encore Sauryodayika, Dàrstàntika, Sam­krāntivādin, Sūtràntavādin, Sūtrapràmànika, Santànavàdin n’acceptent pas la corbeille d’abhidharma à laquelle les Sarvāstivàdin attachent, à leur avis, une importance exagérée, et reviennent à l’autorité des sūtra, la seule qu’ils acceptent, d’où leur nom de Sautràntika.

L’école la plus ancienne, Dárstāntika, qui date du premier siècle après le nirvana du Buddha, eut pour fondateur Kumàrata. Peu de renseigne­ments nous sont parvenus au sujet de ses doctrines ; elle accepte l’exis­tence de germes (bija) de la pensée. Les Dàrstāntika furent de strictes partisans de l’instantanéité, ils n’admettent que l’existence de l’acte présent, passé et futur n’étant que des êtres de désignation.

Au IVe siècle après le nirvana vint ensuite l’école Sautràntika dont le fondateur Srilāta ou Srilābha composa les Sūtraprāmānika. D’après certains, cette école reconnaît une connaissance mentale subtile (mano­vijñāna), d’après d’autres une connaissance sans mentaux. 2

Les Sūtraprāmānika, enfin, sont les adeptes d’une théorie de la connais­sance subtile (sūksma cilla) que Vasubandhu expose dans son Karma­siddhiprakarana.

Bien que les Sautràntika deviendront par la suite les partisans les plus intransigeants de l’instantanéité, on peut se demander si la secte Sam­kràntivàda/3 n’a pas admis une véritable permanence de la personnalité ainsi que certaines de ses thèses le laissent supposer :

§ 1. « Les agrégats transmigrent d’un monde à un autre », d’où le nom de Samkrāntikavāda donné à cette école qui adhère au « transfert des agrégats ».

§ 3. « Il y a des mùlāntika skandha et aussi des ekarasa skandha, agré­gats adventices et agrégats de saveur unique ». Ces agrégats sont à rap­procher des trois sortes d’agrégats que de nombreux auteurs/4 attribuent aux Mahisàsaka : les uns sont instantanés (ksanika), les autres durent pendant toute l’existence (ekajanmāvadhiskandha) et il y a un agrégat qui dure jusqu’au bout du samsàra (āsamsārikaskandha)/5.

§ 5. « Il y a, disent encore les Sautràntika, des personnes suprêmes (paramārthapudgala). »

Le Chou ki/6 commente ainsi ces termes particulièrement obscurs : « L’agrégat de saveur unique continue à exister de temps immémorial en conservant une seule saveur ; c’est la pensée subtile qui est ininter­rompue et qui possède les cinq agrégats. Le mot racine (mūla) désigne la conscience subtile déjà citée. C’est la racine, l’origine (d’un être cons —



1. M.v. XVII. 20 com. p. 323. Trad. E. LAMOTTE, op. cit., p. 135.

2. Siddhi, p. 221 notes de Kouei Ki sur les Sautràntika, rassemblées par le traducteur.

3. Les renseignements concernant l’évolution de l’école Sautrāntika sont très restreints.

4. Siddhi, trad. p. 180.

5. K.S.P. p. 26.

6. J. MASUDA, p. 68 n. 1.

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cient qui) demeure dans le samsāra ; c’est pourquoi on le nomme « racine ». De cette racine surgissent les cinq agrégats…

“L’agrégat de saveur unique, étant la source, n’est pas nommé la fin (antika). Les autres cinq agrégats, qui sont intermittents, surgissent de cette racine, d’où le nom de mūlānlikaskandha”. La vraie personne (paramārihapudgala) est un soi réel (ātman) extrêmement subtil qui ne peut être appréhendé/1.

Ces textes ne sont pas explicites. Il semble néanmoins que ces notions nouvelles qui servent à caractériser les agrégats soient forgées pour rétablir la continuité, non seulement entre les plans du samsāra et du nirvāna, mais aussi, à l’intérieur même du samsāra, entre les vies succes­sives.

Il est possible que ces agrégats divers désignent respectivement l’hom­me qui transmigre, l’homme qui tend au salut et l’homme délivré (para­mārtha pudgala). Le mūlānlikaskandha, agrégat racine, accompagné des agrégats discontinus, se définirait par rapport au monde de la contingence ; c’est l’individu fait de karman, aux tendances subconscientes profondes, racines (mula) des phénomènes conscients et discontinus, une sorte de préfiguration de l’ālayavijñāna et des sept vijñāna intermittents des Yogācāra.

L’agrégat de saveur unique (ekarasa skandha) correspondrait à la nature ambivalente de la conscience (vijñāna) : en tant que mūlavijñāna, elle est pure, mais en tant que ālaya, elle est le siège des germes impurs.

Sí, laissant ces thèses obscures, on aborde les écoles Sautrāntika plus tardives dont les thèses sont longuement exposées par Vasubandhu dans l’Abhidharmakosa, la Siddhi et le Karmasiddhiprakarana, il sera possible de tracer une brève esquisse de l’évolution de la théorie des ger­mes et de la pensée subtile ou subconsciente qui s’élabore déjà dans les sectes les plus anciennes et aboutit à l’ālayavijñāna des Yogācāra.

À l’occasion de problèmes touchant la mystique et la dogmatique tels les extases où le saint a perdu toute conscience dualistique, ou la maturation lente et inconsciente du karman, les anciens Bouddhistes avaient été amenés à se préoccuper de la continuité du subconscient.

Divers essais avaient été tentés en ce sens : ont été déjà nommés la connaissance racine (mūlavijñāna) des Mahāsāmghika, l’agrégat qui dure jusqu’au bout de la transmigration des Mahisāsaka ; on pourrait ajouter la connaissance membre d’existence (bhavāñgavijñāna) des Tāmraparniya/2.

Les Sautrantika reprirent le problème du subconscient et le menè­rent à son achèvement avec Vasubandhu. Ils nommèrent d’abord ce subconscient l’agrégat de saveur unique (ekarasaskandha), vraie personne (paramārihapudgala) et pensée subtile (sūksmacitta).

Le difficile problème qu’ils avaient à résoudre portait sur le parfu­mage de la série par l’acte : si on réduisait la série à n’être qu’une suc­cession de connaissances actuelles (pravrtti), conscientes, instantanées, on ne voyait pas bien comment ces connaissances seraient aptes à se parfu­mer l’une l’autre, et si le moment antérieur parfume le moment ulté —



1. J. MASUDA, op. cit., p. 69 n. 1.

2. K.S.Y. p. 106, notes 116-220 de E. LAMOTTE.

(253)

rieur, on se demandait alors comment une pensée bonne pouvait être affectée par une pensée mauvaise.

Selon certains Sūtraprāmānika, suivis par Vasubandhu, la connais­sance subtile n’est pas une connaissance mentale active susceptible de porter un fruit de rétribution, un manas ou cetanā, elle est fruit de rétri­bution (vipākaphalavijñāna) et est de ce fait moralement indéterminée (avyākrta) ; elle est formée de tous les germes qu’ont déposé en elle les connaissances intermittentes et en acte.

La connaissance subtile admise par Vasubandhu sera un continuum ininterrompu et mouvant : “La pensée munie de germes infinis (ananta­bijaka) s’écoule en un courant continu. Rencontrant leurs conditions propres (svapratyaya) les germes de la pensée (citta bija) augmentent. La force du germe mûrit graduellement et, quand les conditions sont réunies, il donne son fruit”. Puis vient une stance attribuée à Bhagavat : « La connaissance appropriatrice, profonde et subtile, comme un violent courant, procède avec tous les germes. Craignant qu’ils imaginent qu’elle est un moi, je ne l’ai pas révélée aux sots » 1.

Il ne faudrait pas tomber dans deux erreurs que pourrait suggérer ce langage métaphorique : la connaissance subconsciente n’est pas un contenant qui porterait un contenu, ses germes ; elle n’est rien de plus que ces germes. En outre sa continuité n’est que celle d’une série causale : on la nomme significativement à cet égard « pratisamdadhāti » connais­sance « qui s’articule » ; sa durée ou continuité se réduit donc à une arti­culation ou à un enchaînement, elle est d’interdépendance constante.

Cette même connaissance sera nommée ālayavijñāna par les Vijñāna­vādin, la connaissance réceptacle dans laquelle gisent (āliyate) les germes et on ne pouvait pas trouver une meilleure expression/2. On l’appelle encore ādānavijñāna la connaissance appropriatrice car elle s’approprie le corps etc., aussi longtemps qu’il vit.

L’aspect et l’objet de cette connaissance sont imperceptibles (asam­vidita). Par sa profondeur et sa subtilité extrême (atisūksma) elle échappe à la conscience.

Certains bouddhistes partisans d’une rigoureuse instantanéité croient voir dans cette connaissance réceptacle, cette puissance infinie aux vir­tualités innombrables, une âme déguisée. Que faut-il en penser ?

Cette connaissance n’a rien en réalité d’une substance spirituelle qui durerait en dépit de son changement perpétuel. Les textes ne se lassent de répéter qu’elle se recrée à chaque instant, qu’elle dépend de ses causes et conditions et, qu’en dernière analyse, elle n’est qu’une métaphore (upa­cāra) désignant la progression (āvedha, pratiksepa) homogène des agrégats de rétribution (vipākaskandha) et cette progression homogène n’est pas une substance réelle distincte des skandha/3.

A défaut d’une substance durable doit-on faire de l’ālayavijñāna une pure durée en soi, un continu, par contraste avec l’intermittence des pensées et impressions conscientes (pravrttivijñāna) ?



1. K.S.P., p. 102.

2. alaya de ali — « adhérer, s’attacher en plongeant » traduit la double notion de solidarité et d’inconscience, une solidarité qui n’est ni temporelle ni substantielle.

3. M.S. Trad. E. LAMOTTE, I, p. 105.

(254)

En un sens l’ālayavijñāna apparaît bien comme une durée catagénique, résultante de l’acte, mais si on l’examine de près on s’apercevra que cette durée n’est pas continue, que son progrès est discontinu ainsi que nous l’avons vu : en effet les germes qui la constituent sont instantanés et, en outre, elle “subit d’instant en instant (ksane ksane) une évolution spéciale (parināmavisesa)”/1.

Quant à savoir pourquoi cette connaissance apparaît comme continue et une, ce point sera bientôt traité/2 et nous verrons que la cogitation constante (manas) fait à tort de l’ālayavijñāna un ātman, un être continu.

Si l’ālaya était une durée objective, immédiate, nous serions liés à nous-mêmes à jamais et la durée serait indestructible alors que nous savons que nous pouvons y mettre un terme.

Si l’acte libérateur n’est pas une absurdité c’est parce que nous sommes dans une philosophie de l’instantanéité.

Il n’y a donc aucune raison de douter de la profession réitérée de fidé­lité au discontinu de ces Vijñānavàdin.

La continuité apparente de l’ālayavijñāna est à mettre au compte de l’automatisme que forme le flux du psychisme inconscient. En ce sens on peut dire qu’elle se continue en série, sans être interrompue, sous des aspects divers pour ne s’achever qu’au nirvana.

Cette inconscience explique aussi pourquoi, lorsque l’acte conscient et lucide qui engendre la durée a été définitivement aboli, le saint conserve néanmoins l’impression de la durée. En outre, si tout était pensée claire nous aurions puissance immédiate sur notre impression de durée dont nous nous délivrerions instantanément par la connaissance de l’inter­dépendance causale. Tandis que, en réalité, au temps des Sautràntika­-Vijñànavàdin, afin de mettre un terme définitif à cette impression tenace il est nécessaire de dissocier les habitudes inconscientes, automatiques grâce à un effort d’ascèse (yoga), de bhāvanā, lequel s’exerce au cours d’innombrables vies.

En raison de l’effort considérable de yoga qu’exige la désorganisation des complexes inconscients on comprend que le système Vijñànavàda ait été nommé « Yogàcàra ».

SARVASTIVADIN — VAIBHASIKA

Le Sarvàstiváda est une école sanskritisante qui rédigea les sept livres d’Abhidharma. Les philosophes qui se réclament de la Vibhāsā et se nomment Vaibhàsika étaient établis au Kasmir.

Les Sarvàstivàdin croient à l’existence des trois conditionnés (sams­krta) : passé, présent et à venir ainsi qu’à l’existence de trois incondi­tionnés (asamskrta) : l’espace et les deux destructions (nirodha). Ces six catégories forment tout ce qui existe. Cette école proclame que tout existe (sarvāsti), d’où lui vient son nom. Mais selon Hiuan Tsang/3 ce “tout qui existe “, c’est les trois temps.



1. K.S.P. p. 101. Ci-dessous p. 308.

2. Ci-dessous p. 292.

3. MCB. I. p. 56.

(255)

Les Sarvāstivādin sont partisans de l’instantanéité ; ils n’admet­tent pas un temps objectif, réel en soi : l’être du temps, disent-ils, n’est pas éternel/1. Quelle est la chose que nous appelons le temps (kāla) ? Ce n’est pas une substance ou une catégorie (padārtha) éternelle comme le croient certains. Kāla est une expression qui désigne les conditionnés (samskāra) en tant que passés, présents, futurs/2.

Le temps est défini dans la Vibhāsā comme les différentes conditions (avasthā) du passé, du présent et de l’avenir. Nous savons par là que le temps est une spécification (visesa) des énergies constructrices (samskāra) et la plus petite condition des samskāra est nommée l’instant (ksana).

D’après l’opinion des Dàrstàntika et des Vibhajyavàdin que cite la Vibhāsà/3 afin de la réfuter, “le temps est autre chose que les conditionnés (samskāra) ; de sa nature il est éternel, tandis que les samskāra ne sont pas éternels. L’auteur (le Sarvàstivādin) veut arrêter cette opinion, montrer que le temps ne diffère pas par nature des samskāra : le temps est les samskāra ; les sarskāra sont le temps, Comme il dit dans le Mahābhū­taskandhaka : ‘Quels dharma sont nommés par le mot’ temps’ (adh­van) ? — Les samskāra sont désignés par cette expression.’

Au sens large que nous avons ici, samskāra signifie à la fois l’activité structurante et la structure, le conditionnant et le conditionné. Comment ces samskāra reçoivent-ils le nom d’époque (adhvan), textuellement chemin, marche’ ? Vasumitra tient à préciser que ‘les samskara ni n’arrivent ni ne partent. Comme ils sont momentanés, l’idée de durée/4 aussi est exclue. Les samskāra étant exempts des caractères d’arrivée, de départ… c’est en fonction de l’activité que les époques sont distinguées et, de ce point de vue, le sens d’époque (adhvan) est « marche »/5.

Le temps est discontinu ; il est fait d’instants, de points ou d’atomes temporels. Bien que tout conditionné soit momentané, qu’il naisse, dure et périsse en un instant indivisible, il ne faut pas dire qu’il ne dure abso­lument pas : il est momentané au sens qu’il ne dure pas plus d’un ins­tant et cet instant de durée accordé à la chose instantanée est la durée nécessaire à son activité ; ksana désigne donc l’état du conditionné pourvu d’activité, c’est-à-dire le présent. L’instant, « cet infiniment petit de la durée, où l’on ne peut distinguer un avant et un après » est conçu dans l’AbhidharmakoSa comme la limite (paryanta) du temps (adhvan) tout comme l’atome (paramānu) est la limite de la matière, l’élément matériel indivisible/6.



1. A. K. IV.27. YaS. p. 375 1. 4. L’AbhidharmaKosa est la somme des Sarvāstivādin du Kasmir ; son auteur, Vasubandhu, témoigne de grandes sympathies à l’égard des Sautrān­tika, mais il expose les thèses des Vaibhāsika de façon impartiale. Par contre dans son bhāsya il donne ses propres opinions. L’Abhidharmakosavyākhyā est le commentaire du Bhāsya de Vasubandhu par Yasomitra (édition de Unrai Wogihara, Tokyo, 1934).

2. A. K. IV.28 Yas, p. 375 I. 4 • Kālo nityah padārtho'stītyeke / kālnāma ka esa dhar­ma I kāla ity asyàbhidhānàsya kim abhidheyam... sar¡(skāra paridipanādhivacanam...

3. M.C.B. V. p. 8-9. Texte cité ci-dessus p. 231.

4. Sthiti.

5. M.C.B. V. p. 12. Ces documents sont extraits de la Vibhāsā, p. 76 et suivantes.

6. A. K. III.85, trad. p. 177. Sur l’instant voir : • Notes sur le moment ou ksana des Bouddhistes.. L. DE LA VALLÉE•POUSSIN, R. U. t. VIII.1-13, 1931.

(256)

L’instant (ksana) est pour Samghabhadra le temps le plus réduit (paramanikrsta) qui ne peut être divisé en une partie antérieure et pos­térieure. L’instant est défini par le présent, c’est-à-dire par l’activité : « Voilà pour vous/1 le ksana, leur dit Vasubandhu, il a pour définition l’achèvement de l’opération, non pas la destruction immédiatement consécutive à la naissance »/2. D’après Hiuan-tsang, il s’agit ici de l’achèvement de l’opération des quatre caractéristiques, de sorte que « l’ins­tant, c’est le dharma dont la naissance, la durée, la vieillesse, la dispa­rition sont achevées »/3.



Les forces caractéristiques.

Ces quatre forces caractéristiques de l’existence phénoménale, les laksana, qui sont toujours présentes, font de tout élément un condi­tionné : la naissance (játi), la durée (sthiti), le déclin (java), l’imperma­nence (anityatā) font naître, durer, décliner et mourir les conditionnés (Yas. 171 l. 23).

Ces forces caractéristiques affectent chaque élément à tout moment de son existence, mais elles ne sont nullement des états de cet élément ; ce sont des entités distinctes de l’élément qu’elles font naître, durer, périr ; elles font partie des viprayukta samskāra, les énergies construc­trices dissociées de la pensée, donc inconscientes.

Ces quatre entités n’entrent en activité que lorsque les conditions du phénomène sont réunies ; ainsi pour que l’élément apparaisse, il faut que la force de la naissance s’ajoute aux causes et conditions et c’est, de même, l’impermanence qui le fait périr car l’élément ne périt pas de lui — même comme le croient les Sautrāntika. Ces quatre forces ne durent pas quatre instants mais un seul instant et, néanmoins, elles ne sont pas simultanées, elles ne coopèrent pas. D’autre part, l’instant est indivi­sible, chaque élément est absolument différent en soi.

Force de durée

La force caractéristique de la durée stabilise (sthāpayati) l’élément et le fait durer pendant un moment. Le Sautrāntika objecte : dire que l’élément dure un instant, n’est-ce pas contredire le sūtra : ‘Bhiksus, les conditionnés (samskāra) ne durent pas’ ? Ce sûtra, répond le Sarvāsti­vādin, dit qu’ils ne durent pas parce qu’ils ne durent pas longtemps ; il ne veut pas dire que le caractère de durée pendant un « instant » (ksanasthitilaksana) leur manque complètement » (M.C.B. V, p. 155).

Vasumitra précise : ‘Le Sútra dit qu’ils ne durent pas pour écarter la durée au-delà d’un instant. Il ne veut pas dire que les conditionnés



1. Vasubandhu s’adresse lei aux Sarvāstivādin.

2. Kārya pari samāptilaksanah, glosé-par na tūtpattyanantara uināsa laksana. A. K. II.46

comm. Ya3. p. 178 1. 18.

3. L. DE LA VALLÉE-POUSSIN, M.C.B. V. p. 154.

(257)

n’ont pas la durée d’un instant. S’ils ne duraient absolument pas, Bha­gavat n’aurait pas établi les désignations de temps (adhvan) et d’instant (ksana). Le caractère de durée pendant un instant est subtil, difficile à connaître… C’est pourquoi le Sûtra dit que les conditionnés ne durent pas : la mesure d’un instant est connue du Bouddha’ seul… ‘Dans le temps où on étend le bras, l’homme à locomotion magique va d’ici jus­qu’au sommet de la sphère du rûpa : dans cet intervalle de temps, si cet homme n’était pas une série (d’instants), il ne pourrait aller d’ici jusque là. Il est inadmissible qu’un dharma unique (dont la durée est d’un ins­tant) “change et tourne” jusque-là ; ou d’ici, (sans changer), franchisse et aille jusque-là. Par conséquent, c’est une série, naissant et périssant d’instant en instant (et de lieu en lieu), qui va d’ici jusque-là’ M.C.B. V. p. 156.

Selon le Sautrāntika, on ne peut attribuer la durée à l’élément momentané ; l’élément étant momentané périt spontanément alors que pour les Vaibhāsika, comme nous l’avons vu, l’élément étant momentané périrait immédiatement si la force de la durée venait à lui faire défaut. (Yas. 175 1. 29). En l’absence de cette durée infinitésimale le moment efficient lui-même n’existerait pas.

(Le Sautrāntika) – « Non, car le moment existe en raison des causes et conditions qui le produisent »/1.

(Le Sarvāstivādin) — « La durée accueille l’élément engendré par les causes. »

(Le Sautrāntika) — « Nous demandons : si la durée n’accomplissait pas cette fonction, qu’arriverait-il ? »

(Le Sarvāstivādin) — « L’élément n’existerait pas ».

(Le Sautrāntika) — « Dites donc alors que la durée engendre, non pas qu’elle fait durer. »

(Le Sarvāstivadin) – « La durée fait se continuer la série »/2. Le Sautràntika conclut qu’il faut réserver le nom de durée aux causes mêmes/3.

Les Sautrāntika/4 montrent en outre que les quatre caractères ne sont pas des choses en soi et qu’ils sont dépourvus de toute réalité. Ils posent le dilemme suivant : ou bien ces caractères exercent leur activité simul­tanément, ou bien ils l’exercent successivement. Dans la première hypo­thèse il faudra admettre que l’élément naît, dure, se modifie et périt en même temps ; que naissance et destruction sont simultanées. Dans la

1. Yasomitra, p. 175 L 29 Sthitisadbháuád ekam ksanam avinás`o dharmasyotpannasya Liadi hi sthitir na syāt so'py ekah ksano na syād iti, na, hetupratyagapûruakatuāl tadastiluasya.

2.’ Anyathātua’ textuellement : le fait que son existence « soit autre »

3. Sthitir upagrhnātiti cet syānmatam hetupratyagebhya utpadyamánam dharmam sthitir upagrhnālitigadi sthitir nopagrhniyāt kim sen, ātmasattā dharmasya na bhauet, janikei tarhi sthitih prapnoti na sthāpikā, samtānam avasihāpayatiti cet, hetupratyayesu sthityākhyā prasa ­¡ Yate hetupralyayánám samtāna hetutuāt. Yas. p. 175 1. 31, 176.

4. A. K. 1I.46, p. 231-233. Cf. la réfutation par Nāgārjuna. M. Kār. VIII.2 p. 146.

258

seconde hypothèse, si l’activité des caractères n’est pas simultanée, l’élé­ment durera plusieurs moments et il faudra renoncer à la doctrine de l’instantanéité.

Les Vaibhāsika répondent que les quatre caractères peuvent être simul­tanés sans contradiction, parce qu’ils n’exercent pas leur activité en même temps (kāritrakālabheda. Ya§. 178 I. 3.).

En effet, la naissance engendre avant d’être née elle-même, étant encore à l’état futur et, une fois née, elle n’engendre plus la durée. Le déclin et l’impermanence exercent leur activité lorsqu’ils sont actuels et actifs à un moment où la naissance a cessé d’être.

Le Sautrāntika attaque : La naissance, étant future, ne peut engendrer parce que l’élément futur n’existe pas réellement (dravyatas) et, à suppo­ser qu’il existât, il ne pourrait être actif ; si la naissance future produit son opération d’engendrer, comment peut-on dire qu’elle est future puis­que est futur, d’après vous, ce qui n’exerce pas son activité ? Le Sau­trāntika soumet les autres caractères au même dilemme : si leur activité s’exerce simultanément, l’élément dure, décline et meurt en même temps ; et si elle s’exerce en succession, il y aura trois moments (ksanatrayāvas­thāna)/1. C’est renoncer à la doctrine de l’instantanéité.

Le Vaibhāsika — Nous appelons moment (ksana) le temps durant lequel les caractères ont pleinement achevé leur action.

Le Sautrāntika — Dans cette hypothèse, expliquez donc pourquoi la durée naissant en même temps que le déclin et l’impermanence, accom­plit son action de faire durer ce qui doit durer avant que le déclin et l’impermanence accomplissent leur action de faire décliner et périr. Si vous répondez que la durée, plus forte, accomplit la première son action, nous demanderons comment la durée s’affaiblit plus tard. La durée, direz-vous, ayant achevé sa tâche (krtakrtya) ne peut plus l’accomplir à nouveau ; mais l’action de la durée est de faire durer l’élément, d’em­pêcher qu’il périsse : ce qui dure, la durée, est capable de répéter son action. En raison de quel obstacle (pratibandha) l’activité de la durée cessera-t-elle une fois qu’elle a commencé ? Serait-ce le déclin qui, d’abord, affaiblit la durée, puis l’impermanence qui la détruit ? Dans cette hypo­thèse, ces deux derniers caractères sont plus puissants que la durée, il convient donc qu’ils exercent d’abord leur action. En outre, d’après votre conception de la durée, c’est par l’activité de la durée que durent, non seulement l’élément principal, mais encore le déclin et l’imperma­nence ; que l’activité de la durée cesse et le déclin et l’impermanence arrê­teront de durer. Nous ne voyons pas ce que ces forces ont à faire : c’est par la durée qu’un élément, une fois né, ne périt pas pour un certain temps, ne périt pas aussitôt né ; si la durée, sa tâche accomplie, néglige l’élément, bien certainement il ne durera plus, il périra de lui-même.

Le Sautrāntika poursuit : « Enfin, comment attribuer à un élément le déclin ? Le déclin, c’est la transformation, la dissimilitude entre deux états/1, or peut-on dire d’un élément qu’il devient différent de lui-même ? S’il reste celui-ci, il n’est pas celui-là ; s’il est transformé, il n’est plus celui-ci ; donc la transformation d’un élément est impossible », et le Sautrāntika de conclure que tout moment, tout élément, existe en vertu des causes et conditions et non en raison des caractères de naissance, de durée. Bhagavat n’attribue pas les caractères à chaque moment de la série parce que la nature du moment (ksanadharmatā) ne peut être d’être née et de ne pas être détruite, par conséquent c’est la série elle-même (pravāha, santāna) que le sūlra envisage lorsqu’il parle de durée ; la naissance est le commencement de la série, ou l’existence consécutive à la non-existence ; la durée est la série même continuant (anuvartamāna) du commencement jusqu’à la fin ; le déclin, c’est la modification de la série continuée, la différence entre ses états successifs ; la disparition ou impermanence est la rupture (uccheda) de la série (Yas. 175 1. 11).

De plus, qu’est-ce que ce caractère de la durée ? Ce caractère est lui — même un conditionné : il doit donc, à son tour, posséder les quatre carac­tères puisque, selon la définition, est conditionné tout élément dans lequel se trouvent les quatre caractères.

Le Sarvāstivādin — Il n’y a pas de progression à l’infini, les carac­tères secondaires étant au nombre de quatre et non de seize. C’est ainsi que nous aurons la durée de la durée qui fait durer la durée primaire, laquelle fait durer l’élément principal (A. K. 1I.46. Yas. 173, 1. 17.).

On objecte au Sarvāstivādin qu’un texte canonique, le trilaksana­sūtra du Samyuktāgama omet la durée parmi les caractères du condi­tionné : c’est parce que, répond le Sarvàstivādin, cette durée qui soutient le conditionné et le fait durer n’est pas sans ressemblance avec la perma­nence de l’inconditionné, tel le nirvāna qui demeure éternellement dans sa nature propre (svalaksana sthitibhāva) (Yas. 172, 1. 12). Si le sūtra ne spécifie que trois caractères c’est en vue d’exciter le dégoût chez les fidèles, car c’est à la durée que s’attachent les hommes, c’est donc pour inspirer la répugnance à l’égard de la durée que le sūtra l’associe au déclin (sthityanyalhālva) en faisant de ces deux caractères un seul et même caractère.

D’après la Vibhāsá la durée (sthili) n’est qu’une dénomination du déclin (jarā) et c’est pourquoi, dans l’énumération des trois caractères, le déclin reçoit le nom de sthityanyalhātva, hétérogénéité de la durée.

Tandis que, pour le Sautrāntika, la durée (sthili) n’est que la conti­nuité métaphorique de la série, elle apparaît au Sarvāstivādin comme



1. Yaâomitra, p. 178 I. 15. Voir également la réfutation de Kamala91la. T.S.P. p. 513­-515.

1. Yaâ. 179 1. 6.

260

une énergie coordinatrice inconsciente, un viprayukta samskāra, « grâce auquel les conditionnés, après être nés “prennent” leur fruit, saisissent leur objet. Par la force de la transformation-destruction, après un ins­tant, ils n’ont plus d’activité. Si le caractère’ durée’ manquait, les condi­tionnés ne pourraient former une série de causes et de fruits. La pensée et les mentaux n’auraient pas d’objet. Par conséquent, il faut qu’il y ait durée »/1.

Contrairement aux Sautrāntika pour lesquels le temps est fait d’ins­tants sans durée, le Sarvāstivādin imagine que le temps est fait d’ins­tants doués d’une durée minima. Ils atomisent la durée et celle-ci pénètre dans l’essence du temps. Ce temps va se trouver condensé autour de centres d’activité, les instants, considérés comme des atomes temporels : l’élément qui ne dure pas au-delà d’un instant n’est pas entièrement sans durer ; il dure juste assez pour agir. Si l’instant renferme ainsi une durée, on ne peut dire néanmoins que l’élément subisse une évolution interne puisque les quatre forces de la naissance, du déclin etc. agissent simul­tanément et que c’est en un seul instant que naît et périt l’élément/2.

Grâce à cette durée qui s’évanouit immédiatement, l’instant se détache de l’inexistence antérieure et de l’inexistence postérieure : il jaillit hors du néant pour y disparaître aussitôt à nouveau.

Quel rapport cette force de durée entretient-elle avec l’élément ? Elle le conditionne, elle en est donc, en quelque sorte, distincte.

Par ce détour les Sarvāstivādin réintroduisent durée et être dans la philosophie bouddhique.

Force de destruction

À côté de la force caractéristique de la durée, le Sarvāstivādin admet un autre caractère du conditionné qui est cause intime de destruction et est simultanée à la naissance du conditionné.

Aux yeux des Sautrāntika ce caractère n’existe pas plus que celui de la durée ; la destruction est sans cause (ahetuka), elle est spontanée (ākasmika) et immédiate. Le conditionné périt aussitôt né, s’il ne périt pas tout de suite, il ne périra pas plus tard, puisqu’il reste le même. Si vous admettez qu’il périt, vous devez admettre qu’il périt tout de suite/3.

La Vibhāsā/4 expose ainsi la discussion qui met aux prises le Sautrān­tika et le Sarvāstivādin :



1. M.C.B. V, p. 156-157.

2. À l’objection : ces quatre forces ne peuvent être simultanées, le Sarvástivádin montre par un exemple que, bien qu’opposées, elles peuvent avoir un seul et même résultat : ainsi trois assassins décident de tuer un homme : l’un le tire de sa cachette (futur), l’autre le sai­sit et le troisième le poignarde, tous agissant en même temps. La victime n’apparait que pour disparaître (A. K. II.45, trad. p. 223).

3. A. K. IV, trad. p. 5-8 YaB., p. 345 et suivantes. Egalement A. K. II.46, p. 234. Ya9., p. 179, 1. 9.

4. M.C.B. V n ’48-150

261

« Le Dārstāntika Bhadanta dit : « La naissance dépend des causes et conditions, non pas la destruction. Comme, quand un homme tire à l’arc, pour lancer la flèche, il faut de la force ; mais la chute de la flèche n’est pas telle »… Les maîtres de l’Abhidharma disent : “Naissance et destruc­tion de l’élément dépendent, l’une et l’autre, des causes et conditions. Car la destruction, comme la naissance, a un emploi (kārya)… C’est en raison de causes que la flèche tombe… (heurt, cuirasse, but etc.) ; s’il n’y a pas d’autres causes, la courbure de l’arc ; si on ne tirait pas d’abord à l’arc, comment y aurait-il chute ?

Il résulte donc que la naissance est la cause de la destruction, il est faux que la destruction soit sans cause. Mais il ne faut pas confondre cette cause constitutionnelle de destruction avec la cause adventice (āgantuka), extérieure à l’élément. Car si la destruction de l’élément dépend de la cause intime, elle ne dépend nullement d’une cause adven­tice ; c’est pourquoi, aussitôt né, il périt : ‘S’il ne périssait pas d’abord, il ne périrait pas ensuite parce que, ensuite et d’abord, la cause intime reste la même. Puisque nous constatons qu’ensuite il y a destruction, nous savons que, antérieurement, l’élément périt d’instant en instant.

Objection — Non, parce que le monde constate… que le bois existe antérieurement ; que, rencontrant ensuite une cause adventice, le feu, il va à la destruction, va à l’inexistence, n’est plus visible/1. Or il n’y a pas de moyen de connaissance supérieur à l’évidence. I1 est donc faux que la destruction de l’élément ne dépende pas d’une cause adventice.

Le Sarvāstivādin — Ne doit-il pas en être (du bois et de tous les élé­ments) comme du son de la cloche et de la flamme de la lampe ? Indé­pendamment de la main ou du vent, le son et la flamme périssent d’ins­tant en instant en raison d’une cause intime : la rencontre de la main et du vent fait qu’un nouveau son, une nouvelle flamme ne naît pas ; après, son et flamme n’existent pas et ne peuvent être perçus. De même le combustible périt d’instant en instant en raison d’une cause intime ; sa rencontre postérieure avec le feu, alors qu’il est dans la “condition dé­truite”, n’est pas une autre cause (de destruction) ; si on ne le perçoit plus, c’est parce qu’il ne naît pas à nouveau. Ce problème relève donc du raisonnement, non de l’évidence. — Quel raisonnement ? — Comme la naissance, la destruction n’est pas sans cause ; on ne voit pas que les éléments conditionnés naissent sans dépendre de deux causes : l’intime et l’adventice… Si la destruction du combustible avait lieu en dépen­dance de causes adventices, il faudrait que les éléments conditionnés ne périssent que postérieurement, en dépendance de causes adventices, comme c’est le cas pour la naissance. Or le monde constate que la pensée, la flamme, le son périssent, indépendamment de causes adventices, en raison d’une cause intime. Donc tous les éléments conditionnés périssent indépendamment d’une cause adventice ; donc ils périssent aussitôt nés

1. Cf. T.S.P., p. 839 I. 20.

262

parce que la cause de destruction est toujours là. Donc la destruction instantanée (ksananirodha) est démontrée’/1,

Le Sautrāntika n’admet que l’instant de la naissance qui est l’instant de l’efficience et de l’existence. Il n’existe pas de choses passives, de pures existences dépourvues d’efficience. Etre inopérant signifie cesser d’exister. Il n’y a pas d’être qui subsisterait et qui, de temps à autre, accomplirait sa fonction (T.S. 3268-9 et 3096). De cette définition de l’existence il résulte que les éléments passés et futurs n’ont pas d’exis­tence réelle.

La position des Sarvāstivādin est par contre particulièrement ambi­guë : ils distinguent l’existence de l’efficience, svabhāva et bhāva. Si l’élément est toujours instantané en sa manifestation, il n’en continue pas moins à exister de façon positive dans le passé et dans l’avenir, tout en demeurant inactif.





LE TEMPS ET LES ÉPOQUES

Le Sarvāstivādin superpose deux conceptions du temps et, aux yeux du Sautrāntika, ni l’une ni l’autre de ces conceptions ne paraît ortho­doxe : d’une part, l’instant, centre d’efficience, n’est pas absolument ponctiforme puisqu’il renferme une durée, durée infinitésimale il est vrai, mais néanmoins réelle. Cet instant de durée est la manifestation efficiente (bhāva) de l’élément. D’autre part, à côté du temps efficace, il semble qu’on puisse poser un temps propre à l’existence (sua bhāva) de l’élément : ce serait le temps considéré comme la totalité (sāmagri) des éléments passés et futurs : ‘Le temps en général, écrit Th. Stcher­batsky, ne diffère pas des éléments pris collectivement en tant qu’ils n’ont pas perdu la capacité d’apparaître dans la vie phénoménale… Lorsque les Sarvāstivādin soutiennent que tout existe, cela signifie que tous les éléments existent et l’accent qui pèse sur la réalité des éléments concerne une conception de la réalité de la transition (adhvan, les épo­ques) passée et future’/2.

Qu’est ce temps collectif ? Il n’a rien d’une durée immédiate et donnée, il n’est pas un temps objectif, c’est pourquoi on le nomme adhvan et non kāla.

Approfondissons la nature de ce temps qui ne semble pas compatible, de prime abord, avec la théorie de l’instantanéité, laquelle n’accorde de réalité qu’au seul présent et demandons-nous quelle sorte de réalité les Sarvāstivādin concèdent au passé et à l’avenir.

Les éléments passés et futurs, quoiqu’ils ne possèdent pas une même réalité que le présent, ne sont pas absolument inexistants ; ils ne sont pas à mettre au rang des métaphores ou existences de désignation comme le voudraient les Sautrāntika. Le présent, une fois tourné au passé, ne saurait être radicalement aboli : le passé peut n’être plus, il ne sera pas comme s’il n’avait jamais été ; il a perdu l’efficace sans perdre l’être.

I. M.C.B. V, p. 150-151. À cette discussion entre Sarvástivādin et VātsIputrlya on com­parera celle qui met aux prise s Sautrántika et Vātsiputriya, ci-dessous p. 369-372.

2. The Central Conception of Buddhism, p. 42.

263

A l’encontre des Sautrāntika qui identifient existence et efficience, les Sarvāstivādin seront amenés à admettre des degrés dans l’existence afin de distinguer les époques.

Samghabhadra écarte la définition que certains maîtres donnent de l’existence comme « ce qui est né et n’est pas détruit », car il y voit la caractéristique du présent (vartamāna) :

‘Si vous dites que l’existence se définit par la « présence » (vartamā­natā), vous dites implicitement que le passé et le futur n’existent pas ; et nous demanderons : Pourquoi le seul présent est-il défini comme exis­tant, et non pas les autres époques ? Donc cette définition de l’existence est mauvaise. Voici ma définition : le véritable caractère de l’existence est d’engendrer l’idée (buddhi) en qualité d’objet. L’existant est de deux sortes : dravyasat, ce qui existe comme chose, (ce qui existe en soi) ; prajñaptisat, ce qui existe au titre de désignation… Lorsque l’idée naît ; à l’endroit d’une chose sans dépendre (d’autres choses), cette chose est dravyasat : par exemple la couleur, la sensation. Lorsqu’elle naît à l’en­droit d’une chose en dépendance (d’autres choses), cette chose est pra­jñaptisat, par exemple la cruche, l’armée. (L’idée de couleur se réfère à une entité, à une certaine chose ; l’armée n’existe que comme désigna­tion des soldats)…

‘L’existant en soi (dravyasat) est de deux sortes : ce qui possède seule­ment nature propre et ce qui possède activité. Ce second existant est de deux sortes : ce qui possède pouvoir et ce qui est dépourvu de pouvoir.

‘L’existant par désignation (prajñaptisat) est aussi de deux sortes : ce qui dépend de choses existantes en soi, ce qui dépend de choses exis­tantes par désignation. Exemples,… cruche (désignation d’atomes), armée (désignation d’hommes), qui sont désignations des cinq agrégats (skandha)’/1.

Ainsi les conditionnés présents, instantanés (ksanika), qui naissent en raison des causes et conditions, sont des êtres existant comme des choses (dravyasat) et doués d’activité (sakāritra).

Les conditionnés passés et futurs existent aussi comme des choses (dravyasat) car ils sont cause et fruit, chose de souillure et de purifica­tion/2, mais ils ne possèdent que la nature propre (sua bhāva), ils sont dépourvus d’efficience ; ils ne sont donc pas inexistants à l’instar de chimères, ou des cornes de cheval, ni existants par désignation comme l’armée, la forêt.

D’après le Sautrāntika, le passé et l’avenir n’existent pas en soi, ils ne sont que pures métaphores (prajñaptisat). Cette opinion est incorrecte, proteste le Sarvāstivādin, parce qu’il n’existerait pas un passé et un futur existant en soi qui seraient le point d’appui du passé et du futur considérés comme désignation. ‘Si on dit que le présent est ce point d’appui, c’est aussi inadmissible, parce que la relation de dépendance manque : ce n’est pas en dépendance du présent que procèdent (pravart —) les savoirs portant sur le passé-futur. Or nous avons défini le prajñap­tisat : ‘Si l’idée naît à l’endroit d’une chose en dépendance (d’autres choses), cette chose est prajñaptisat.’



1. M.C.B., V, p. 28-29.

2. M.C.B., V, p. 50.

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‘Dans le monde, lorsque le point d’appui de la désignation a disparu, la désignation arrête de procéder. Tous les éléments qui existent par désignation, cruche, vêtement… lorsque le point d’appui de la désigna­tion (terre cuite, fils) a disparu, arrêtent de procéder. Mais quand les éléments présents ont disparu, le passé-futur continue néanmoins d’être désigné. Donc il est faux que le passé-futur soit seulement’ désignation ».

‘Le point d’appui de la désignation et la désignation qui s’appuie, ne peuvent être disparates. Les choses conditionnées voyagent à travers les époques : le passé-futur ne se trouve pas avec le présent. Comment les désignations de passé-futur auraient-elles le présent pour point d’ap­pui ?

‘Il est d’ailleurs inouï que, dans des états successifs, ‘ce qui existe comme désignation’ devienne ‘existant comme chose’ et inversement. Si le futur existe seulement comme désignation, admettez donc que le présent, lui aussi, existe comme désignation et non pas comme chose. Ou, bien plutôt, reconnaissant que le présent existe comme chose, recon­naissez la même existence au passé et au futur.’ (M.C.B. V, p. 47-48).

À la définition de l’existant que donne Samghabhadra “ce qui engen­dre l’idée en qualité d’objet”, le Sautrāntika objecte que l’inexistant peut, lui aussi, engendrer l’idée. Ainsi lorsque se forme l’idée de soi ([li­man], l’objet [visaya] n’est-il pas inexistant ? Le Sarvāstivādin répond que l’objet de cette idée existe : ce sont les agrégats ; n’est erroné que l’aspect qui consiste à nommer soi [ātman] ce qui n’est pas un soi “liman), tout comme le poteau qu’on prend dans l’obscurité pour un homme : dans l’homme qu’on voit, il n’y a aucune nature d’homme, mais l’idée d’homme ne naît pas relativement à un objet inexistant, car elle a pour objet le poteau. Il n’y a donc pas d’idée qui porterait sur un objet non-existant, c’est pourquoi il faut admettre l’existence du passé et du futur puisque ces deux époques engendrent l’idée en qualité d’objet (M.C.B. V, p. 38 et 37).

Comme l’élément passé, l’élément futur est, de sa nature, cognoscible (jñeya) ; s’il ne l’était pas, la connaissance que le Buddha aurait du futur serait une connaissance sans objet, étant donné que le non-être ne peut être connu.

Ainsi, la lampe passée ou future n’a pas l’activité d’éclairer, mais la nature propre de lampe ne lui fait pas défaut ; la lampe future existe puisqu’elle est pourvue de cognoscibilité, bien qu’elle n’ait pas le pouvoir d’éclairer, pouvoir appartenant au seul présent’.

Qu’est-ce que cette nature propre (svabhāva) qui forme l’essence du présent, du passé et du futur ? On la nomme encore substance (dravya), essence svarūpa, svalaksana, nature propre, chose, vastu, mais n’oublions surtout pas que les Sarvāstivādin entendent rester fidèles au dogme boud­dhique fondamental de l’absence de substantialité et qu’ils ne font nulle­ment du dharma un substrat doué de qualités qu’il manifesterait quand certaines causes se trouveraient réunies. Comme le dit très bien L. de la Vallée-Poussin il n’y a pas d’être qui serait caractérisé par le caractère propre : le feu est chaleur, il n’est pas une substance chaude : « Le dharma est éternellement et réellement le caractère propre, car, futur ou présent, il est connu comme tel. Le feu futur est du feu puisqu’il est connu comme feu. Du point de vue de l’idée, du point de vue de la “cognoscibilité le dharma est identique et éternel ; et la cognoscibilité entraîne l’être,

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non pas l’être potentiel, mais l’être réalisé. Cependant il est évident que, dans l’ordre du réel, rien ne correspond à cette éternelle cognoscibilité, à cette éternelle essence, à cette éternelle existence. » Le même auteur conclut un peu plus loin : ‘Si on affirme l’existence éternelle du dharma, c’est parce que le Buddha, qui parle souvent du passé et du futur, a dit : « Que je connaisse une chose qui n’existe pas est impossible », et encore : “L’acte passé existe”. C’est parce que, étrange confusion de l’idéal et du réel, curieuse survivance d’une psychologie “primitive”, on affirme l’existence “objective” de tous les objets de la pensée’. (M.C.B. V, p. 133-134).

Les Sarvāstivādin vont se trouver acculés à une contradiction que les Sautrāntika jugeront insurmontable, en dépit de toutes les distinc­tions que pourront imaginer leurs adversaires

D’un côté l’élément est impermanent, il naît et périt à chaque instant ; de l’autre, il demeure toujours constant à travers les trois époques : avant de naître par la force des causes et conditions, il existe et il conti­nue d’exister après avoir péri, le rôle des conditions se bornant à faire passer l’élément du futur dans le présent.

Quatre parmi les plus célèbres maîtres de l’école Sarvāstivàda s’effor­ceront de justifier l’existence des époques. passées et futures en montrant comment les conditionnés traversent les trois époques, sans que leur caractère essentiel soit modifié, bien que leur manière d’être devienne différente. /1

Dharmatrāta établit la différence des époques par la manière d’être (bhāva) de l’élément ; il maintient l’unité de la chose (dravya) en même temps qu’un changement d’existence (bhāva). Lorsqu’un élément chemine du présent dans le passé, il abandonne son mode d’existence présent et acquiert le mode d’existence passé, mais son être (dharma, dravya) n’est ni acquis, ni abandonné, il reste le même. Cette théorie de la continuité de l’élément en dépit de tous les changements qu’il peut subir se nomme « bhāvavāda ». La manière d’être est définie « une qualité particulière sur laquelle se fondent les notions de passé etc... » (T.S.P. p. 504 1. 13).

Ghosa enseigne que les époques sont distinctes en raison de la différen­ciation du caractère (laksana) ; bien que les éléments existent dans le passé, le présent et l’avenir, ils changent d’aspect ou d’intensité selon leur apparition à différentes époques et l’élément de chaque époque possède les caractères des trois époques, c’est-à-dire que l’élément qui réside dans le passé est actuellement muni du caractère du passé, mais il n’est pas démuni des caractères du présent et du futur, comme un homme attaché à une femme n’est pas détaché à l’égard des autres fem­mes. A la différence de l’opinion précédente, la théorie du laksanavāda avance que les choses sont passées en raison de la présence actuelle d’un caractère particulier.

Buddhadeva défend l’anyonyathālva ; les époques se déterminent par la différence de relation : passé, présent, avenir diffèrent par le point de vue (apeksā). L’élément qui circule à travers les époques prend diffé­rents noms par rapport à ce qui précède et à ce qui suit, sans qu’il y ait



1. Ces quatre théories sont résumées du Tattva Samgraha, p. 504 qui en donne une exposition très détaillée, de l’Abhidharma Koâa, V, 25-26. — Yasomitra, p. 469-472 et Vibhásâ 396, trad. M.G.B. V, p. 22-25.

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modification de la chose ; de même qu’une femme reçoit le nom de mère et de fille, de même l’élément est nommé passé par rapport au présent et au futur.

Ces différentes solutions furent écartées par les Vaibhāsika au profit de celle de Vasumitra : la première, parce qu’elle soutient une théorie de la transformation (parināma) semblable à celle des Sārlikhya/1 et les deux autres solutions parce qu’elles confondent les époques ; à Dhar­matrāta on demande ce qu’est la manière d’être à part de la nature pro­pre et à Ghosa on reproche d’attribuer à l’élément de chaque époque les caractères des trois époques.

Les Vaibhàsika adoptent donc le système de Vasumitra, partisan d’un changement de condition (avasthā) : c’est en raison de l’activité ou de l’opération (kāritra) que sont établies les différentes époques, de telle sorte qu’elles ne se confondent pas ; quand l’élément n’accomplit pas son opération, il est nommé futur ; quand il l’accomplit, il est présent ; quand l’opération a pris fin, il est passé. L’élément voyage ainsi par les époques, il prend tel nom en arrivant à tel état, en raison de la différence de l’état et sans que la chose soit modifiée ; de même, quand on prend un bâton­net et qu’on le place dans la case des unités, on le nomme un et quand on le place dans la case des dizaines on le nomme dix ; il y a différence dans les positions successives, il n’y a pas différence dans le bâtonnet et si nous prenons le cas des conditionnés (samskāra), Vasumitra dira que le sarnskāra est futur quand il ne modèle pas encore, présent quand il modèle et passé quand il ne modèle plus.



DISCUSSION ENTRE SARVĀSTIVĀDIN ET SAUTRÁNTIKA


Etre et efficience

Le Sautrāntika — Etant donné que tout ce qui existe est instantané (ksanabhariginali) à l’instar de la chose présente, si le passé et l’avenir existent réellement, ils doivent être instantanés. En outre, l’existence est caractérisée par l’efficience et ce qui n’est pas instantané est incompa­tible avec l’efficience/2. Passés et futurs sont-ils efficients (arthakriyā samartha) ? Dans la négative, ils n’existent pas ; dans l’affirmative, ils sont présents. S’ils sont présents, pourquoi les qualifier de passés, futurs ?

Le Sarvāstivādin — Nous l’avons déjà dit, c’est en raison de l’acti­vité que l’époque de l’élément est établie.

Le Sautrāntika — Si la substance ou nature propre de l’élément perdure sans changement à travers les trois époques, pourquoi n’exerce — t-elle pas toujours son activité, quel obstacle fait que quelquefois elle accomplit son opération et d’autres fois elle ne l’accomplit pas ? /3

Le Sarvāstivādin — L’opération est accomplie dès que toutes les conditions requises sont présentes.



1. Pourtant Samghabhadra prend la défense de Dharmatràta et refuse de le ranger parmi les partisans du système Sāmkhya : en traversant les trois époques, l’élément apparait et disparaît ; si la substance reste identique, la manière d’être diffère ; cette théorie est par­tiellement semblable à celle de Vasumitra. M.C.B. V, p. 92.

2. T.S.P. p. 514 1. 3. A ce sujet voir la démonstration ci-dessous, p. 339 et suivantes.

3. Yasomitra, p. 471 1. 29.



Le Sautrāntika — Impossible puisque, selon votre système, les condi­tions sont toujours présentes (étant perpétuellement munies de nature propre). Que l’élément soit passé, futur, présent, en raison de l’activité passée, future, présente (nous l’accordons) ; mais l’activité elle-même, en quoi présentera-t-elle la distinction des trois époques ? Sera-ce en vertu de l’activité de l’activité ? Vous n’éviterez pas alors un regrès à l’infini. Si l’activité, en elle-même, cst passée, etc., pourquoi ne pas admettre qu’il en va de même de l’élément, à quoi bon dire que l’époque dépend de l’activité passée ? Direz-vous alors que l’activité n’est ni passée, ni pré­sente, ni future et que, néanmoins, elle existe ? Elle est en ce cas incondi­tionnée (asamskrta) et éternelle (nilya), vous ne pouvez plus dire que l’élément est futur quand il n’exerce pas son activité et passé quand il ne l’exerce plus.

Samghabhadra/1 — Est-il jamais arrivé aux Ābhidhārmika de don­ner l’activité comme passée ou future ?... L’élément futur, quand l’acti­vité est née, est nommé « présent » ; l’élément présent, quand l’activité a pris fin, est nommé « passé ». L’objection est-elle justifiée ? Je ne dis pas que le passé et le futur aient aussi activité : on ne peut donc me criti­quer (en disant que, d’après moi) l’activité est passée, future. — Mais, direz-vous, si le passé et l’avenir n’ont pas d’activité, c’est donc que l’ac­tivité existe après inexistence et retourne à inexistence après existence ? car l’activité existe seulement dans le présent.

Le Sautrāntika — S’il en est ainsi, l’activité spécifie l’élément. Cette activité est-elle, oui ou non, différente de l’élément ? Si elle est diffé­rente, elle doit avoir une nature propre distincte de l’élément et seule­ment alors elle sera capable de le spécifier. Si elle est identique à l’élément, ou bien l’élément sera comme elle intermittent, ou bien elle sera comme lui éternelle, n’étant pas distincte de la nature propre (svarūpa) de l’élé­ment. Les époques ne seront plus justifiées et il n’y aura plus de temps/2.

Samghabhadra/3 — Pourquoi les époques ne seraient-elles pas éta­blies ? L’activité qui spécifie (le présent) n’est pas autre que l’élément puisqu’elle n’a pas une nature propre à part ; elle ne lui est pas non plus identique car, bien que constituant sa nature propre, elle n’existe pas à une époque où l’élément existe. On ne peut donc affirmer ni leur identité ni leur différence. N’en est-il pas ainsi pour la série des éléments (dharma­santali) ? ‘Les éléments naissant d’instant en instant, sans intervalles, reçoivent le nom de « série » et la série n’est pas autre que les éléments du fait qu’elle n’a pas une nature propre distincte ; et la série n’est pas les éléments car, alors, chaque instant unique (ēkaksana) devrait être consi­déré comme la série. Pourtant on ne peut dire que la série n’existe pas puisqu’elle a des effets (kārya)/4. De même on ne peut dire que l’activité n’existe pas car, lorsqu’elle est produite, elle projette le fruit’. La série n’a pas une nature propre distincte, mais on admet qu’elle a son emploi. De même pour l’activité. La notion des époques est donc établie/5.



1. M.C.B. V, p. 101.

2. T.S.P.. p. 508, 1. 1 et 25.

3. T.S.P. p. 509, 1. 21.

4. samtati kāryam cestam na vidyate sāpi samtatih kācit / taduadauagaccha yutkyd kāritre ná'dhuasarpsiddhim / /T.S.P. p. 509, 1. 25.

5. Voir M.C.B. V, p. 106.

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Le Sautrāntika/1 — Si l’activité n’est ni la même ni identique, à l’instar de la série, elle devient alors purement factice (kalpita) comme la série et ne peut être douée d’efficacité puisque seule une chose réelle est capable d’efficience, à savoir un membre de la série et non pas la série imagi­naire. Il s’ensuit que l’activité ayant une existence imaginaire ne peut être réellement présente et les trois (époques) qui ont pour fondement cette activité ne peuvent être réelles.

Quel mal y a-t-il à cela ? demande Samghabhadra/2.

Le Sautrāntika — Comment la capacité de projeter des effets — selon la définition que vous donnez de l’activité (kāritra) — pourrait-elle avoir une existence purement imaginaire ? En outre, la forme (rūpa) du feu, qui est la capacité d’actes efficients (brûler, cuire), est-elle la même qui continue dans le passé, présent ou futur, ou est-elle une autre ? Si elle demeure la même, comment des propriétés aussi contradictoires que activité et inactivité appartiendront-elles à une seule et même forme entièrement indifférenciée ? C’est seulement grâce à la présence de ces activités que la chose peut assumer les conditions présentes, futures, etc. Si, en dépit de la présence de ces propriétés contradictoires, la chose reste la même, alors l’univers devra être considéré comme unique. Unicité qui impliquerait que tout est produit à la fois et en même temps.

Le Sautrāntika revient à son argumentation maîtresse : Si le passé et le futur existent avec la même nature que le présent, c’est-à-dire comme des choses, comment sont-ils passé et futur ? Si la substance de l’élé­ment continuait d’être, pour quelle raison l’élément serait-il qualifié « non encore né »/3 ou « disparu » ? Si vous n’acceptez pas que les élé­ments n’existent plus après avoir existé, les trois époques ne pourront être établies.

À cette objection Samghabhadra fait une triple réponse :

1. « Cette critique n’est pas pertinente, dit-il, car il est logique d’ad­mettre que la même chose réelle a diversité de manière d’être. Aussi bien les partisans de l’existence des trois époques (adhvatrayāstiivavādin) pourraient à leur tour demander : « Si le passé et le futur sont tous deux non-existants, comment peut-on dire que ceci est passé, ceci futur ? »

Celui qui professe le système de l’éternelle existence, s’appuyant sur un élément “substantiel “, en raison de la diversité de « nature propre “… peut établir qu’il y a distinction des natures (de passé etc.). Mais ceux qui enseignent la « non-substance » du passé et du futur, puisque la substance du passé et du futur manque, ne peuvent parler de la diver­sité de la nature propre et des causes et conditions. Comment pourraient — ils distinguer le passé et le futur ? » (M.C.B. V, p. 52).

2. En outre, poursuit le Sarvāstivādin, nous n’avons jamais soutenu que le passé et le futur existent à la manière du présent. De même que les éléments conditionnés, quoique constants en leur vraie nature, sont diversifiés par le pouvoir, de même les trois époques, quoique constantes



1. T.S. p. 510, sl. 1807-1809 et commentaire.

2. T.S. p. 510, Sl. 1810-1815.

3. Samghabhadra n’ignore pas la difficulté (M.C.B. V, p. 15) : • Lorsque naissent les conditionnés futurs, naissent-ils étant déjà nés, naissent-ils n’étant pas encore nés ? Les deux hypothèses font difficulté…

en leur vraie nature, ne sont pas sans être diversifiées quant à l’activité, car il y a un nombre infini de manières d’être (bhāva).

3. Enfin, poursuit le Sarvāstivādin ; notre théorie n’implique pas l’existence permanente, car tout élément conditionné est soumis aux quatre forces : la force de la naissance qui le fait passer du futur dans le présent ; la durée qui le soutient dans le présent ; le déclin et l’imperma­nence qui le font passer du présent dans le passé car, après que le déclin l’a affaibli, l’impermanence l’achève. C’est donc l’union de la nature propre et de ces forces qui produit précisément les manifestations imper­manentes de l’élément. (A. K. II.45).

Le Sautrāntika s’écrie : ‘Pur verbiage, c’est se contredire dans les termes que de dire : l’élément est en même temps permanent et imper­manent ; d’où la stance :

« La nature propre (sva bhāva) existe en tout temps, mais on ne veut pas que l’être (bhāva) soit éternel, ni que l’être soit différent de la nature propre. Cette doctrine n’est donc que caprice de tout-puissant’/1.

Samghabhadra estime qu’il n’y a pas.” contradiction, car ‘nous consta­tons, dit-il, l’existence simultanée de choses qui, essentiellement identi­ques (quant à la nature propre), diffèrent quant à la manière d’être. L’élément terre (qui est toujours, de son essence, solidité) a diverses na­tures, étant interne, externe… La sensation est expérience, de son carac­tère essentiel : on peut cependant dire qu’elle a variété de nature, agréa­ble, désagréable (M.C.B. V, p. 51)’.

Et Sa mghabhadra de conclure : « L’élément conditionné, cheminant par les époques, n’abandonne pas sa nature propre, mais, en raison des conditions, produit une activité et, aussitôt, l’activité produite prend fin. C’est pourquoi on dit que la nature propre de l’élément existe tou­jours, sans être toutefois éternelle, parce que la manière d’être se trans­forme. Qu’on ne se moque pas en disant que c’est arbitraire » (M.C.B. p. 111).

Les Vaibhāsika doivent enfin répondre à une grave objection : si les époques sont établies en fonction de l’activité, quelle • opération, leur demande-t-on, assignerez-vous à l’ceil qui ne voit pas, alors qu’il est présent et que l’opération de l’ceil est de voir ? — Si vous répondez que son opération est de projeter et de donner un fruit et que (par consé­quent, l’ceil qui ne voit pas est actif), nous observerons que si donner le fruit est une opération, certaines causes, qui donnent leur fruit quand elles sont passées, accomplissent leur opération quand elles sont passées et elles seront par conséquent présentes ; ou bien, si l’opération pour être complète exige la projection du fruit, ses causes passées seront à demi — présentes et les époques se trouveront confondues. Autrement dit, le Temps dépendant de l’efficience, un élément peut être passé puisque son pouvoir appartient au passé et il peut, néanmoins, être présent puisqu’il produit le résultat au moment présent.

Il en est de même pour le karman : l’acte passé impur qui donne un fruit de rétribution a, de ce fait, une activité (kdritra), il sera par consé­quent présent et dans votre système, encore une fois, les époques seront mêlées.

1. A. K. V. 27 Yal. 472 1. 25-32.

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Pour répondre à ces objections, les nouveaux Sarvāstivādin/1, tels Samghabhadra, furent obligés de distinguer deux sortes de force : l’acti­vité (kāritra) et le pouvoir ou la fonction (sāmarthya, vrtti, vyāpāra).

D’une part, l’activité des conditionnés qui sont cause (hetu)/2 et qui projettent leur propre fruit, est nommée kāritra ; ainsi le meurtre, cause d’une rétribution infernale, projette (āksip —) l’enfer au moment où le meurtre s’accomplit ; le conditionné présent a seul le pouvoir de proje­ter son fruit, de l’insérer dans la série ; l’ceil du moment présent amène à l’existence l’eeil du moment suivant quelles que soient les conditions de visibilité.

D’autre part, est nommé sāmarthya le pouvoir qu’ont les conditionnés de donner un fruit et grâce auquel ils sont conditions auxiliaires (pra­tyaya) et non plus causes (hetu) de projection.

Si nous reprenons nos exemples, le meurtre, qui projette l’enfer lorsqu’il s’accomplit, ne le donne qu’au moment où le fruit entre dans la condition présente, c’est-à-dire dans une naissance en enfer. Le sāmarthya de l’œil est son pouvoir de vision, l’obscurité peut faire échec à ce pouvoir, mais non à son activité (kāritra).

Si le conditionné présent a seul la force de projeter l’effet qu’il insère dans la série, le conditionné passé n’a d’autre pouvoir que de donner le fruit, il est dépourvu de toute activité : « Dans l’état de présent, l’acti­vité ne manque pas, car c’est l’activité qui établit cet état. La cessation de l’activité n’entraîne pas l’inexistence. Quant au fait d’être cause de la naissance d’un élément différent, cela n’est pas activité, mais seule — ment pouvoir, car c’est le seul présent qui projette le fruit »… (M.C.B. P 95).

‘En rapprochant activité (kāritra), manière d’être (bhāva) et présent d’une part, pouvoir (sāmarthya), nature propre (svabhāva) et passé — futur de l’autre, on comprendra comment on peut désigner le passé de deux manières : il existe réellement quant à la nature propre, il a existé quant à l’activité. Le futur existe réellement comme le passé, il existera quant à l’activité ; pour le présent, il existe réellement quant à la nature propre et en plus il est muni d’activité.

Peut-on dire qu’en raison de la distinction subtile qu’ils introduisent entre la nature propre éternelle et la manifestation toujours instantanée, les Sarvāstivādin font entrer dans le Bouddhisme, par une porte dérobée, le fantôme abhorré de la substance ? Doit-on considérer cette distinc­tion comme une distinction entre une force en puissance et une force en acte, distinction qui permettrait à cette école de faire place à une vir­tualité que, par ailleurs, elle réprouve fortement ?’

On pourrait alors se demander, à la suite de L. de la Vallée-Poussin/3, si les Sarvāstivādin n’auraient pas subi l’influence du système Sāmkhya : la thèse que ‘tout existe “, c’est-à-dire le passé et le futur, marquant « un effort de conciliation entre l’ontologie orthodoxe et le vieux Bouddhisme ».

1. Sur les diverses définitions de l’activité voir T.S.P. âl. 1791-3, com. p. 508 I. 11 ; M.C.B. V. p. 94-95.

2. Heu, qui a bien ici le sens de sa racine, hi lancer, est rapproché de óksepaéakti, force projectrice.

3. B. de la C. des Lettres. Bruxelles, 1922. L’Abhidharma et les Yoga sùtra.

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À strictement parler, il ne le semble pas : c’est ce que conclut L. de la Vallée Poussin (M.C.B. V, p. 133) : ‘L’Abhidharma et Samghabhadra ne conçoivent pas le (Marina comme une substance qui possèderait, depuis toujours et en puissance, certaines qualités ou activités, et qui les mani­festerait, à certain moment, « en raison des causes et des conditions » — conception qui s’entend bien et qu’on est tenté d’attribuer à « ceux qui affirment l’existence du passé et du futur. »

Ce dharma n’est pas une substance à la manière du dharma de Kapila ; Sa mghabhadra tient à le préciser : ‘Kapila pense que la cause se trans­forme et devient la nature propre du fruit : le fruit disparaît ensuite en rentrant dans la prakrti (la nature substantielle). Donc le passé, le futur et le présent sont identiques de nature propre. Dans mon système, les époques ne sont pas mêlées. Ce qui possède activité, c’est le seul moment présent : cet état n’est pas compris dans les deux époques (passée et future) ; la cause et le fruit ne se “font” pas mutuellement ; l’élément, une fois détruit, ne revient pas naître ; le fruit ne disparaît pas en entrant dans la nature prakrti ; la cause n’est pas primordiale ; (le fruit) naît de plusieurs causes ; la cause et le fruit ne sont pas supportés par un soi (ātman). Les différences entre les deux systèmes sont infinies…’ (M.C.B. V, p. 118-119).

La nature propre (svabhāva) n’est pas non plus un élément transcendant inconnaissable et inconditionné d’où émanerait le phénomène présent : d’abord, parce qu’elle est par essence cognoscible, ensuite parce qu’elle n’est nullement un inconditionné : si elle apparaît, à certains égards, comme la réalité même des éléments pris en leur totalité, ce n’est jamais en tant que ces derniers sont exempts de vie phénoménale ; la nature propre est un conditionné car les éléments passés et futurs sont des samskāra.

Pour le Sautrāntika, au contraire, les éléments passés et futurs ne sont pas des conditionnés (samskāra), puisqu’ils n’ont ni début ni fin, caractères du conditionné et c’est pour cette raison qu’ils n’existent pas/1 : le passé est dépourvu du caractère d’énergie constructrice (samskāra), la­quelle ne peut être qu’actuelle, sinon les énergies phénoménales seraient toujours actives à travers les époques, la nature propre des samskāra serait éternelle et la délivrance impossible.

Le Sarvāstivādin estime, de son côté, que le passé conserve la carac­téristique du conditionné, il fut impermanent et, de ce fait, il existe, car ce qui est entièrement inexistant ne peut avoir la nature de l’impermanent. En outre le passé a lin début et une fin : le début, c’est le moment où l’activité a pris naissance, la fin, c’est le temps postérieur depuis ce moment. L’avenir aussi a début et fin. Les éléments passés et futurs sont également conditionnés (samskāta) : le futur sera périssable, le pré­sent est actuellement périssable, le passé fut périssable (M.C.B. V, p. 127).

Le Sarvāstivādin donne ici au terme samskāra une signification quel­que peu nouvelle : ce terme ne désigne plus l’énergie constructrice essen­tiellement efficiente et, par conséquent présente, qu’il est encore pour le Sautrāntika, — car en ce sens le passé ne saurait être un samskāra, — il prend le sens très général de conditionné et d’impermanent.

1. M.C.B. V, p. 122.

272

Nature propre (svabhāva)

Les Sarvāstivādin oscillent, semble-t-il, entre deux façons de compren­dre la nature propre du passé et de l’avenir.

C’est tantôt une notion qui est une existence sans être une pure dési­gnation ; cette existence est définie, nous l’avons vu, comme ce qui est susceptible d’engendrer une idée : ainsi la chaleur du feu qui demeure éternellement telle. Il ne faut voir là qu’une manifestation de la tendance générale à forger des réalités correspondant à nos idées et expressions verbales, si courante dans l’école Sarvāstivāda.

« Tantôt ce passé est autre chose encore, chose qu’il est malaisé de définir : il est non seulement connu, il est désiré et possédé ; il est doué de l’étrange pouvoir, distinct de l’efficience, qui rend compte de la perma­nence du désir, de la passion, de l’acte passé, qu’il ait ou non donné son fruit, ainsi que de la persistance des éléments passés dans le recueille­ment d’inconscience et dans les phénomènes de la mémoire. La nature propre du passé n’est plus seulement cognoscible, elle donne un fruit ».

Il semble que le Sarvāstivādin, après avoir dépouillé la substance de la continuité de son être et de celle de son devenir, ait voulu conserver à l’élément quelque chose de sa permanence sans pour cela se montrer infidèle au dogme de l’instantanéité ; et la nature propre, du fait qu’elle n’est pas une substance douée d’attributs, lui a paru compatible avec le dogme de l’universelle impermanence. L’élément est tantôt actif, il est alors présent, et tantôt inactif bien qu’existant, il est alors passé ou futur. C’est bien là la sorte d’existence qui est accordée à la passion toute virtuelle et endormie de Parbat ; elle existe sans être efficiente et pour­tant, du fait qu’elle existe, elle est susceptible de se réveiller lorsque les conditions le permettront et de faire tomber l’arhat de son état de sainteté.

Malheureusement il ne sera pas possible de caractériser la nature de cette existence puisque les Sarvāstivādin se refusent à l’identifier à l’acti­vité ou à l’en distinguer.

Par ce détour les Sarvāstivādin reviennent inconsciemment et de façon subtile à l’ontologie brahmanique ; ils ne définissent pas l’exis­tence par l’efficience à la manière des autres écoles bouddhiques ; ils se raccrochent à l’être/1 et c’est pourquoi ils ne résolvent pas les problèmes qui se présentent à eux au moyen de la loi du pratityasamutpāda ; ils for­gent de nombreuses entités : forces caractéristiques, possessions (prtipli), force vitale, etc. qui ont pour but d’expliquer ce que la formule « ceci étant, cela est » avait pour fin d’élucider.

Toute la controverse entre le Sautrāntika et le Sarvāstivādin se concen­tre sur le rapport qui existe entre les conditions et l’élément : le premier dira que, les conditions étant présentes, l’élément apparaît. Ces condi­tions n’ont pour fonction, aux yeux du second, que de faire passer l’élé­ment du futur dans le présent ; elles font naître l’activité, caractère du conditionné présent, mais elles ne font pas naître la nature propre de l’élément.

Le Sarvāstivādin, qui doit tenir la gageure de demeurer fidèle au dogme de l’impermanence tout en rendant compte aussi bien de la rétribution



1. La transformation (parináma) des états n’est possible, dit Samghabhadra, que si on pose un élément existant (bhütasaddharma). (JI.C.B. V, p. 105).

273

de l’acte que de l’omniscience du Buddha, avance une série d’arguments en faveur de l’existence en soi (drauyasat) des éléments futurs et passés (A.K. V. 25) :

1. Si le passé et le futur/1 n’existaient pas, ils ne pourraient être objet d’attachement et il serait absurde de dire qu’un homme est lié par le désir qu’il a eu pour une chose passée. Le Sautrāntika répond qu’on est lié à une chose passée ou future en raison de l’existence de traces (anu­saya) inconscientes engendrées par les passions passées et se trouvant actuellement dans la série de l’individu ; ces traces ont le pouvoir de lier, mais les passions passées, elles, ont disparu. C’est en ce seul sens qu’on peut dire qu’on est lié à des passions passées/2.

2. Les éléments passés et futurs ne sont pas sans réalité car les idées qui les ont pour objet sont différenciées… or les choses qui n’existent pas ne présentent pas de différences : on ne peut produire des idées diffé­renciées à leur égard (M.C.B. p. 87).

3. Si les éléments futurs n’existaient pas, ils ne seraient pas objets de connaissance et la connaissance que le Buddha a de l’avenir serait une connaissance sans objet, ce qui porterait atteinte au dogme de l’om­niscience du Buddha. Comment, en outre, les mystiques auront-ils des idées distinctes et diverses concernant le passé et l’avenir, telles que : ‘Sankha sera Maitreya « , puisqu’il n’y a pas de différences entre les choses inexistantes (T.S. p. 505, I. 20).

4. Si, d’autre part, le futur n’existait pas, comment pourrait-on expli­quer le meurtre ? En effet, le moment actuel de l’organe vital est spon­tanément détruit par le caractère nommé ‘destruction ». Si les agrégats sont momentanés et périssent d’eux-mêmes, comment leur destruction serait-elle causée par une cause étrangère ? (Yas. 404, 1. 33). Quels sont les éléments auxquels le meurtre fera obstacle ? Ce ne sont pas les élé­ments passés, puisqu’ils ne sont plus, ni les éléments déjà nés puisqu’ils ne peuvent être empêchés de naître ; ni les éléments qui doivent naître puisque, d’après le Sautrāntika, ils n’existent absolument pas. Il ne reste donc plus matière à meurtre ; le meurtre est impossible/3.

5. En admettant l’existence des éléments passés, les Sarvāstivādin font face à la difficulté qui surgit au sujet des extases inconscientes dans lesquelles la pensée se trouve interrompue pour longtemps. Si la pensée reprend son cours après l’extase, c’est parce que la pensée d’entrée en extase, pensée passée, existe ; eIle peut donc donner un fruit, à savoir, la pensée de sortie de l’extase, cette dernière ayant pour antécédent égal et immédiat la pensée d’entrée en extase.

6. ‘Si le passé et le futur ne sont pas réels, le présent aussi n’existe pas, poursuit le Sarvāstivādin. En effet, le présent est désigné (prajña­pyate) en considération (apeksya) du passé et du futur. Si les trois épo­ques manquent, manquent les éléments conditionnés. Donc manquent aussi les inconditionnés qui sont établis en considération des conditionnés. Les uns et les autres manquant, manquent tous les éléments. Donc man —



1. Par passé, futur, il faut entendre les éléments passés et futurs.

2. A. K. V.27, trad. p. 64. Vas., p. 477 1. 4. Autre conséquence importante : les passions, attachements etc. qui, bien qu’abandonnés par l’arhat demeurent en lui, sont ainsi suscep­tibles de causer sa chute. (KVu. I.2).

3. M.C.B. V, p. 86.

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que aussi la délivrance, la sortie, le nirvāna. Admettre cette négation, c’est grande vue fausse’/1.

7. La principale raison que les Sarvāstivàdin avancent en faveur de l’existence du passé et de l’avenir, c’est que l’acte bon ou mauvais anté­rieurement accompli produit un fruit de rétribution. Si l’acte passé n’existait plus, comment cet acte pourrait-il donner un fruit, étant donné qu’au moment où le fruit apparaît la cause de rétribution (vipāka hetu) est depuis longtemps passée ? Le fruit ne naîtrait alors absolument pas, ou bien il naîtrait sans cause. Si passé et avenir ne sont pas des choses réelles, on ne peut condamner l’hérésie qui nie la cause et le fruit/2.

1. Vibhāsá, p. 393. Traduction M.C.B. V, p. 10-11.

2. Vas, p. 469. 1. 17.





CHAPITRE VIII SAUTRANTIKA ET LOGICIENS DE L’ÉCOLE DE DIGNAGA

Du Ve au VIIe siècle de notre ère la philosophie bouddhique prit une orientation nouvelle et atteignit son apogée avec les systèmes logiques et épistémologiques de Dignãga et de ses disciples.

Dignāga fut un élève de Vasubandhu ; il réunit les fragments concer­nant les questions de logique qu’avait écrit son maître et composa une théorie générale et systématique de la connaissance.

Un peu plus tard, au milieu du vile siècle, Dharmakirti commenta l’œuvre de Dignàga et donna une forme définitive à la logique bouddhi­que/1.

À l’école de Dignãga se rattachent encore Sāntiraksita et Kamalasila, lequel fait un brillant exposé du système de Dignãga qu’il connaît à fond. Sāntiraksita et son disciple font partie, en réalité, de l’école Mādhyamika­ Svatāntrika.

Ces divers philosophes sont des idéalistes modérés ou critiques ; ils nient la réalité du monde extérieur, monde qui correspondrait à nos idées, mais dans leur logique et épistémologie ils examinent la connais­sance d’un point de vue empirique ; ils défendent la validité de la con­naissance logique tout en reconnaissant que, du point de vue ultime, toute construction logique est factice.

Néanmoins Dignāga édifie son système afin de faire échec au réalisme naïf des logiques Nyàya et Vaisesika, lesquelles sont dépourvues de toute valeur, même sur le plan empirique.

Ces logiciens s’opposent encore aux Mādhyamika, mystiques qui condamnent toute espèce de logique sous prétexte qu’elle n’est que spé­culation nocive portant préjudice à la connaissance véritable et ne pouvant que retarder, en conséquence, l’intuition ultime du salut.

Bien qu’ils soient pour la plupart des adeptes du système idéaliste du Vijñànavàda, Dignāga et ses disciples se différencient de l’école officielle des Vijñànavādin en ce qu’ils se refusent à admettre la connaissance-réceptacle inconsciente, l’ātayavijñāna.

Ces divers logiciens partagent une même tendance, un souci constant : ils ne veulent partir que de données indubitables ou de l’examen critique de faits d’expérience réelle. S’intéressant avant tout au phénomène de



1.voir Buddhist logic de Th. Stcherbatsky, introduction, pp.1-58

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la connaissance, ils cherchent à déterminer la source et les limites de cette connaissance sans jamais faire appel à des doctrines et dogmes établis ou à des idées préconçues.

Cette position scientifique est exprimée par l’expression « yathāvas­thitavastusthiti », la condition véritable et bien établie des choses. Ils écartent de leur examen tous les faits suprasensibles, telle l’omniscience du Buddha, pour ne retenir que ce qui demeure du domaine de l’obser­vation et de la perception sensible/1,

Ce sont ces mêmes philosophes qui poussèrent jusqu’à leurs conséquen­ces extrêmes les théories de la discontinuité : le point-instant de l’effi­cience devient la base ultime de la réalité, tout le reste n’étant que cons­truction de l’imagination.

La réalité est définie par l’efficience et ne sont efficientes que les choses instantanées. Il résulte que le point-instant efficient (ksana) est le centre autour duquel s’élabore le système des logiciens.

Kamalasīla attribue au Buddha la stance suivante : « Tous les sams­kara sont instantanés ; comment une chose qui est sans durée peut-elle être efficiente ? L’existence n’est qu’efficience et cette efficience même est nommée cause »/2.

Le système des logiciens se trouve entièrement condensé dans ces quel­ques mots.

Les Sautrāntika sont nommés des partisans de l’existence du seul instant « ksanamātrāstitva ». Leur point de vue est nettement tranché : le temps n’a d’autre réalité que celle de l’instant. Ils ne se lassent jamais de poser l’identité absolue de l’existence, de l’efficience et de l’instant pré­sent et leur philosophie repose toute entière sur cette identité.

Un simple coup d’œil jeté sur les discussions qui mettent aux prises réalistes et Sautrāntika fera apparaître les lignes générales de la théorie Sautrāntika concernant le temps.

Sāntaraksita (T.S.P. p. 718, I. 26) écarte d’abord le temps (kāla) conçu comme une entité unique (eka), omniprésente (vibhu), éternelle (niiya), car le temps ne peut être manifesté en tout ce qui existe par l’intermé­diaire de quelque autre chose parce que, en premier lieu, il n’existe pas et, au cas même où il existerait, la manifestation d’une chose éternelle serait, elle aussi, éternelle. Le temps ne diffère pas des choses, il ne peut donc être éternel. Prenons, par exemple, l’ordre des phonèmes du lan­gage : leur longueur ou leur brièveté ne sont que des adjonctions de l’articulation et nullement des portions constituantes du temps/3 (comme l’imaginent les vlīmānsaka). Il résulte que pour le Sautrāntika ce qui est ici premier est l’activité sous son aspect d’articulation, ce n’est pas le temps.

Le réaliste s’efforce de prouver que le temps est une substance : selon les partisans du purusa/4 c’est en raison de la puissance naturelle du temps que les diverses saisons apparaissent à tour de rôle et, de ces sai —



1. Voir cl-dessous p. 395.

2. T.S.P. p. 11, 1. 5 : ksanikāh sarvasamskc rū asthirānām kutah kriyā ¡ BhÜtir gesām kriyā saiva kārakam satua cocyate.

3. Kālasya prauibhāgās te na yuktā dhvangupādhayah. T.S. 2696.

4. Les partisans du Yoga.

277

sons, dépendent les produits animés et inanimés qui surgissent grâce à leur propre nature inhérente (svabhāva).

Kamalasīla répond que le temps n’est pas la cause de l’apparition successive des saisons, il n’est rien de plus que les — choses douées de diver­sité comme le chaud, le froid/1.

Le réaliste, en la personne du Vaisesika, avance les arguments sui­vants en faveur du temps substantiel/2 : Les notions d’antérieur, pos­térieur, simultané, « longtemps, bientôt, fait, en train d’être fait, sera fait » etc., toutes ces notions doivent avoir pour fondement quelque substance autre que les substances mobiles comme le soleil etc. La cause de ces notions est le temps qui seul possède les capacités requises (sāmar­thyāt kālah). Ces notions ne sont pas dues à l’espace, ni à des causes telles que rides, cheveux blancs, etc., elles ne dépendent pas de l’action ou du mouvement (kriyākrla) puisqu’elles en diffèrent par les caractères (vilak­sana). C’est ce que précise le sútra Vaisesika : “Les notions de postérieur, antérieur, simultané… sont les marques distinctives du temps (kāla­liri ga)”.

Le Sautrāntika répond que « les notions d’antérieur, postérieur sont liées à une activité mentale qui surgit des conventions spéciales du lan­gage, elles ne sont pas dues au temps »/3. En effet, le temps des Vaisesika est une substance sans parties et unique (niramsaikasvabhāva), de sorte qu’il ne peut y avoir aucune différenciation entre un avant et un après laquelle rendrait compte de ces deux notions/4.

Le Vaisesika —Des choses telles que la lampe, le corps se trouvent en relation avec le temps ; elles comportent priorité et postériorité et celles-ci sont attribuées au temps.

Le Sautrāntika —En ce cas, le temps devient superflu car, ce que celui-ci avait pour fin de produire, est produit par les choses elles-mêmes.

KSANA, L’INSTANT

Vasubandhu, exposant la thèse Sautrāntika, donne la définition sui­vante de l’instant/5, ksana, la limite du temps : « Les conditions étant réunies, le ksana est le temps dans lequel un élément prend naissance » (Yas, 345, 1. 16) (A. K. III, 85).

Ou, plus précisément encore : « L’instant, c’est l’acquisition de la nature propre périssant immédiatement (ātmalābhānaniaravināsi ksa­nah) »/6.

L’acquisition de la nature propre n’est autre que l’élément instantané lui-même, le conditionné n’existant pas au-delà de cette acquisition qui est son moment d’efficience. Il périt à la place où il est né ; il ne peut, de cette place, aller à une autre place.



1. P. 78, 1. 4, réponse Sautrāntika, 1. 11.

2. T.S. 623-4 ; T.S.P. p. 206, 1. 14.

3. Vifistasamayodbhūtamanaskāranibandhanam. T.S. él. 629.

4. T.S. 629-630 ; T.S.P. p. 208, 1. 27 et 209, 1. 1-15.

5. II s’agit ici de l’instant philosophique. Quant à l’instant mesurable, il équivaut envi­ron à un centième de seconde. Voir sur la mesure du ksana les précisions que donne I — . D E LA VALLÉE-POUSSIN. D.C.B. V, p. 140-3.

6. A. K. 1V.2-3 p. 4 de la Traduction. Cf. T.S.P. p. 143 1. 23.

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Le Sarvāstivādin Samghabhadra proteste contre cette manière de comprendre l’instant/1 : Il faut considérer, dit-il, si un élément avant de naître possède ou ne possède pas sa nature propre. D’après les Abhidhār­mika (Sarvāstivādin) le concours des conditions fait que l’élément ob­tient la naissance, non pas qu’il obtient sa nature propre qu’il possède en effet, avant que, de naître. À l’objection : « À quoi sert la naissance si, au moment du concours des conditions, la nature propre existe déjà » ? Samghabhadra répond que « les conditions font que l’élément (qui est cette nature propre) arrive à l’état présent, celui où il est cause projetant son fruit ; où, en d’autres termes, il produit une éminente activité : quand cette activité productrice du fruit a cessé, l’élément est nommé passé ».

Pour les Sautrāntika être et nature propre sont synonymes d’efficience. A la différence de l’élément des Sarvāstivādin, leur élément ne dure pas, ne fût-ce qu’un instant. Aussitôt né il périt, sa destruction est spontanée et sans cause.

Une discussion entre réaliste et Sautrāntika, que rapporte Kamalasila dans son commentaire au Tattvasamgraha/2, nous donne quelques éclair­cissements complémentaires sur l’instant :

Uddyotakara (Nyāyavārttika, 418) avance l’argument suivant : « L’ins­tant (ksana) est-il pour ksaya, “destruction” ? Le terme ksanika, ins­tantané, désigne alors ce qui possède la destruction ; cela est inadmissible vu la différence des temps. Au moment où il y a destruction, la chose n’est pas périssante ; le suffixe de possession n’est jamais employé à l’égard de choses qui existent à des moments différents. Le ksana est-il un existant (bhāva) qui serait qualifié par la destruction immédiate ? Même alors, on ne peut dire que la chose ainsi qualifiée est pourvue de destruction. Définira-t-on la chose instantanée (ksanika) comme ce qui existe un instant,/3 l’instant étant la mesure temporelle la plus réduite qu’il est possible de concevoir ? Cette assertion est fausse, elle aussi, parce que, pour les Bouddhistes, le temps (kāla) n’est que pure entité nominale (samjñāmātra) et une pure entité ne peut qualifier une chose (vastu) ».

Le Sautrāntika — Est nommé « instant » la caractéristique de la chose qui ne continue pas à exister après la production ; et ce qui possède ce caractère est nommé « instantané » (ksanika).

Kamalasila précise : « L’instant (ksana) est la nature (svarûpa) de la chose, nature qui est de périr immédiatement après être née. La chose qui possède cette nature est dite “instantanée”/4 ». Les Sautrāntika ont en effet raison, le sens premier du terme « ksana » est « destruction ».

Si on objecte que la nature de la chose ne différant pas de la chose même, on ne peut avoir la notion : « ceci appartient à cela » laquelle supposerait une distinction entre ces deux choses, le Bouddhiste répond : “Alors même qu’il n’y a pas de distinction entre les deux choses on em­ploie néanmoins le suffixe de possession comme s’il y avait une distinc­tion réelle. C’est que les expressions du vocabulaire ne correspondent pas à la réalité, elles dépendent de la fantaisie de celui qui parle, ainsi que de conventions arbitraires… Les savants ont fixé le mot “instantané »



1. M.C.B. V, p. 145.

2. P. 142 1. 10.

3. Ksanasthiti.

4. Utpādānantarauināesuabhāuo uastunah ksanaucgale. T.S.P. p. 142, 1. 19.

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(ksanika) pour désigner la chose qui ne dure pas au-delà de la produc­tion (utpādānantarāsthāyini) ; qu’il corresponde ou non à une idée (pra­tyuya), cela n’importe guère »/1.



LA DURÉE

A côté de l’instant les Sautrāntika admettent une certaine durée (sthiti, avasthitā) qui n’implique aucune solidarité temporelle, aucune continuité réelle.

Cette durée toute métaphorique peut être attribuée à certains éléments conditionnés mais non à tous, car la flamme, le son, le saint qui est délivré (arhat) sont dépourvus de durée ; ils ne se perpétuent pas en série.

La croyance en la continuité, laquelle, selon Kamalasila, n’est qu’un enchaînement de causes et d’effets dont la succession des instants n’a pas été brisée, ‘est une conception qui a pour but de faire échec à la croyance erronée qui se refuserait à poser un enchaînement d’impressions inconscientes (samskāra)’/2.

Vasubandhu fournit quelques éclaircissements supplémentaires sur la durée telle qu’elle apparaît aux Sautrāntika : ‘La durée, dit-il, c’est l’enchaînement des moments qui forment succession (uttarottaraksanān­ubandhasthiti) ; en effet, le moment postérieur ressemble au moment antérieur, il est donc son substitut : le moment antérieur existe encore, dure pour ainsi dire (avatisthata iva). Donc le moment postérieur peut être considéré comme la durée du moment antérieur ; la dissimilitude de la durée ainsi comprise, c’est son hétérogénéité (slhityanyathātva). Direz — vous que, lorsque les moments successifs sont semblables (sadrsa), il n’y a pas dissimilitude (visadrsatva) ? Il y a dissimilitude… toute durée étant sujette à transformation hétérogène… Mais, lorsque les éléments se succèdent en série homogène, la différence est petite ; c’est pourquoi, bien qu’ils diffèrent, on les considère comme semblables’.

En résumé, conclut Vasubandhu, les éléments conditionnés, après ne pas avoir existé, existent ; après avoir existé, n’existent plus ; la série de ces éléments c’est leur durée ; la dissimilitude de la série, c’est leur transformation ou succession hétérogène/3.

De ce texte et autres semblables nous pouvons conclure que la diffé­renciation ou dissimilitude constante de la série est la preuve de ses dis­continuités foncières.

Pour mieux comprendre les rapports existant entre durée et instants il est nécessaire d’approfondir la logique de Dignāga qui, à partir de la sensation instantanée, démontre comment on façonne la durée grâce à une construction mentale.

Sensation et construction

La philosophie de Dignāga est à double pôle : l’immédiat et le général. Elle n’est pourtant pas un dualisme car chacun de ces pôles est le complé­ment effectif de l’autre.



1. T.S.P. p. 142-143.1. 2 sl. 388-390.

2. Anuparatakāryakāranaksanaparampārānam api samskūrānāmabhāuūuayamāt. 3. Yas. p. 176 1. 7 et A. K. II trad. p. 229-230.

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L’immédiat ou la réalité ultime représente l’absolument particulier dépourvu de toute relation, ce qui n’est pas un objet concret. C’est la chose en soi (svalaksana), inexprimable (anirdesya), indivisible (niramsa), au-delà de toute détermination (nirvikalpa), absolument séparée de tout autre chose et qui n’a ni extension spatiale (desânanugata) ni durée (kālānanugata). Pure existence, pure efficience, elle est en un mot l’ins­tant ponctiforme (ksana).

À cette réalité directe s’oppose, à tous égards, la réalité indirecte, empirique, conditionnée et fictive des constructions de l’imagination. Cette dernière embrasse la variété du temps, de l’espace et de la qualité. Elle est unité construite, cohésion rationnelle et forme le monde empiri­que des phénomènes, l’ensemble des relations, les constructions logiques que sont le temps, l’espace, le mouvement et la causalité.

À ces deux réalités correspondent deux sources de connaissance radi­calement distinctes/1 et qui se partagent le domaine de la connaissance toute entière : la chose absolue qui est pure affirmation est appréhendée en une sensation (pratyaksa) instantanée ; sujet ultime du jugement elle lui donne sa forme assertive. Pratyaksa est un terme plus large que sensa­tion car cette « immédiation » désigne en outre l’intuition du mystique. La chose en soi (svalaksana) est donc à la fois le donné sensoriel et l’absolu ; si ces derniers sont ainsi rapprochés c’est pour l’unique raison qu’ils échappent, l’un comme l’autre, à toute construction logique.

À ce premier instant de connaissance directe exempte de toute syn­thèse et, en ce sens passive, succède l’instant de la création mentale. Qu’on nomme celle-ci conception, jugement, pensée, raison, imagination, mémoire etc., elle n’est qu’une seule et même fonction dynamique et synthétique qui constitue le processus entier de la connaissance à l’exclu­sion, bien entendu, de la seule connaissance directe.

Définie comme une idée associée à une expression verbale, cette connais­sance indirecte exprime l’universel, la notion, la négation. Par elle nous savons ce qu’une chose n’est pas, c’est-à-dire sa relation aux autres choses.

Tandis que les sensations qui appréhendent le point-instant de la réalité sont instantanées, les constructions de l’esprit (concepts et déno­minations) sont des formes logiques, immuables.

Du fait qu’elle distingue deux sources de connaissance radicalement distinctes, l’épistémologie de ces Bouddhistes est nommée un pramāna vyavasthā, logique (aux sources) bien délimitées et distinctes, par oppo­sition à la logique des réalistes Naiyāyika-Vaisesika qui se nomme un pramāna samplava, une logique de la confluence ou du mélange, parce que les deux sources ne s’excluent pas mais s’unissent étroitement dans l’acte de connaissance/2.

Aux yeux du Sautrāntika les deux connaissances diffèrent essentielle­ment par l’objet, la fonction et le résultat :

Objet : La connaissance immédiate porte sur des instants ultimes, indivisibles, efficients, le hic et nunc, pures énergies absolument sépa­rées les unes des autres. La construction logique, indirecte, porte sur un enchaînement d’instants, une durée qu’elle façonne.



1. Voir à ce sujet les pages magistrales de T. SCRERBATSKY, B.L.Vol.I, pp. 181-195. Egalement T.S.P. p. 192 1. 26.

[Parce qu’elle sont « magistrales », qu’elles sous-tendent et justifient le titre Instant et Cause, je [DT] reproduit les passages antérieurement soulignés de mon exemplaire : Buddhist Logic, Dover, 1962 :

‘Positively the real is the efficient, negatively the real is the non-ideal. The ideal is the constructed, the imagined, the worksmanship of our understanding ; The non-constructed is the real. [183]

« Ideality or thought-construction, being by its very definition something that can be expressed in a name, it is clear that reality, as pure reality, the contradictorily opposed thing to ideality, must be something that cannot be expressed in speech. A reality which is stripped off from every relation and every construction, which has neither any position in time ans space… [185]

« External reality is only the force which stimulates imagination, but not the extended body, not the stuff, not the matter ; the energy alone. Our image of an external thing is only the effect of, it is produced by, external efficient reality. Thus reality is dynamic, all the elements of the external world are mere forces. [190]

« ...physical bodies consist of molecules and a molecule consists at least of height atome. They are divided in four fundamental and four secondary atomes. The fundamental are the solid, the liquid, the hot and the moving atoms. The secondary are the atoms of colour, smell, taste and touch.  [hors sujet : physique amusante !]’[190]

« Dharmottara says « we apply the terme ‘ultimately real’ to anything that can be tested by its force to produce an effect… [192]



2. N.V. p. 5 I. 5 .



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Fonction : La sensation a pour objet de rendre la chose efficiente pré­sente aux sens ; elle se borne à signaler la simple présence de la chose. La connaissance indirecte a pour fonction de construire l’image de la chose.

Résultat : La sensation confère à la connaissance la réalité (vāstavatva), la particularité (svalaksanalva), l’intensité, l’affirmation efficiente (vi­dhisvarūpatva). La conception, par contre, ne lui fournit que consistance et cohérence ; c’est-à-dire : généralité ((sāmānyalaksana), logique (sam­vāditva), nécessité (niscaya), clarté et distinction (niyata, ākāratva)/1.

Les deux sources de connaissance prises individuellement ne fournis­sent aucune connaissance empirique ; c’est de leur coopération dans l’acte du jugement que procède la connaissance ; mais, ne l’oublions pas, cette coopération n’a rien d’un mélange. A l’instant indispensable de la sensation va succéder l’instant de construction logique dont résultera la perception sensorielle complète/2. Ce qui n’était qu’une tache de couleur devient un « objet en relation » ; ce dernier est construit dans le temps et dans l’espace, il est’ artha’ adapté, agencé [racine’ r »] dans tous les sens du terme : adapté à un but, il a une signification, un rôle à jouer dans un ensemble spatio-temporel.

Pratyaksa la sensation

Pratyaksa, la connaissance immédiate, sensation ou intuition (nirvi­kalpaka) est définie par Dignāga : « Une connaissance exempte de cons­truction conceptuelle »/3. Cette définition exclut l’illusion (bhrānta) laquelle ne peut appartenir qu’à une organisation conceptuelle ; les sens ne peuvent faire d’erreur puisqu’ils sont dépourvus de jugement.

Voici quelques précisions au sujet de la connaissance directe : ‘Pra­tyaksa n’est pas en contradiction avec l’essence de la réalité (vasturúpa) qui possède l’efficience (arthakriyā). Cette essence consiste en (taches) de couleur (vanta) qui forment le substrat sous-jacent à l’arrangement (samnivesa) (des parties de l’objet). Sa fonction est l’efficience directe/4 ; elle est immédiate (sāksāt) car elle saisit (grhnati) la chose, elle ne la construit pas (klp —)’ (N.B.T. p. 7, 1. 1 et 3-6).

Saisir ne doit pas être compris dans un sens réaliste ; il ne signifie rien de plus que ‘la chose étant ici présente, la sensation surgira ». Le contact entre la chose et l’organe n’est pas même mentionné par les logiciens.

Cette connaissance directe ne se réduit pas à la seule impression senso­rielle (indriyavijriāna), elle comprend en outre trois sortes de connais­sance immédiate : la connaissance intelligible, la conscience de soi et l’in­tuition mystique. Toutes ces connaissances partagent une commune caractéristique : celle de n’être à aucun degré une construction mentale/5.



1. T. STCHERBATSKY, B. L. p. 212.

2. Pratyaksasya sāksālkāriluavyāpāro vikalpenānugamyate I lasya pradarsakarn pra­tyaksam. N.B.T. p. 3 1. 13.

3. Pratyaksatn kalpanāpodham abhrāntam ( N. B. p. 6 1. 15. S. 4.

4. Sāksāt kāritva vendra. Sa fonction est’ l’immédiation présentationnelle ».

5. Il n’y a là au fond qu’une méme intuition mais dirigée vers l’extérieur ou vers l’inté­rieur. Pour l’intuition mystique voir ci-dessous p. 295 et pour l’intuition mentale et intros­pective, p. 290.

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L’objet de cette quadruple connaissance directe est le particulier ou singulier (svalaksana) ‘ce qui est caractérisé par soi “, c’est l’unicité (asādhārana) qui n’appartient pas en commun à d’autres choses, par contraste avec le général (sāmānya) (N.B.T., p. 12, 1. 14). « Cela seul est la réalité ultime (paramārthasal), l’ultimement réel désignant ce qui n’est ni construit, ni artificiel, ni imaginé (akrtrima anāropila) » sùtra 14, p. 13, 1. 10.

La réalité absolue ne peut être connue par expérience parce que tout ce qui est connu par expérience est une élaboration de la pensée et, en conséquence, une représentation subjective.

La réalité de l’essence particulière qui se ramène, nous l’avons vu, à la réalité de l’instant est définie par l’efficience : ‘Le signe distinctif du réel est sa capacité d’être efficient (arthakriyāsāmarthya laksanalvād iva vastunah). Seul le point-instant est réel de façon ultime, l’image mentale n’a pas d’efficience propre ; elle ne correspond pas exactement à la réalité efficiente’ (N.B.T. sùtra, 15 et 16 p. 13).

‘Ultimement réel est appliqué à ce qui accomplit un effet par sa force. C’est pourquoi des actions intentionnelles ne se réalisent que pour des objets directement perçus et non à l’égard d’objets construits (navikal­pavisayāt)’ (N.B.T. p. 13, 1. 18).



Kalpanā, construction mentale

La pensée transforme en images ou concepts ce qui pour la sensation est singularité, particularité : Son activité consiste à élaborer une “repré­sensation susceptible d’être désignée par un mot” (N.B.T., p. 7, 1. 20).

C’est parce que cette représentation est une image ou notion claire et distincte (pralibhāsa, pratiti) qu’elle peut s’unir à une désignation ver­bale.

Dharmottara met particulièrement bien en relief la part respective des deux sources de connaissance dans un passage qui condense le sys­tème de Dignāga :

‘Toute réalité a une essence réelle qui est le singulier et une autre qui est le général : ce qui est appréhendé dans la sensation est l’unique. L’objet de connaissance est double : ce qui est appréhendé (grāhya) et ce qui est réalisé de façon définie (prāpaniya). Le directement perçu et le distinc­tement conçu sont entièrement différents. Ce qui est appréhendé direc­tement dans la sensation est un unique instant ; ce qui est distinctement conçu est toujours une série de moments, (la durée) connue dans une construction à partir de la sensation. C’est précisément cette synthèse construite ou série qui est finalement perçue, parce qu’un moment unique ne peut jamais être connu par une connaissance définie’/1.

Grah — et prāp — forment dans ce texte un contraste frappant en tant que double pôle de la perception : la prise grāhi est passive, elle consiste en une sensation : on appréhende sans effort la tache bleue, la chose en soi instantanée. Prāp —, par contre, implique un effort intellectuel : la



1. Pratyaksasya hi ksana eko grāhyah / adhyavasegaslu pratyaksabalolpannena nis`cayena santāna eva / santāna eva ca pratyaksasya prāpaniyah / ksanasya prāpagitumasakyalvāt I tathānuntānamapi suapralibhāse’ narthe’ rlhādhyauasāyena praurlteranarthagrāhi I (N.B.T. 12. 1,17).



chose atteinte est construite, elle devient un objet de perception, un objet de durée.

Il s’ensuit que ce n’est pas l’objet qui crée la connaissance mais la connaissance qui crée l’objet. La représentation est en effet relative en partie à l’objet absent du fait qu’elle est la synthèse de perceptions passées et de perceptions actuelles ; elle n’apparaît donc pas comme l’œuvre de l’objet. “Une représentation qui n’est pas subordonnée à la présence de l’objet est une représentation indépendante, car il n’y a pas de facteur qui, par nature, la déterminerait” (N.B.T., p. 8, 1. 9-10).

‘Le caractère spécifique et particulier (svalaksana) qui constitue le fondement de l’idée d’objet n’est pas effleuré (sers —) par les notions (vikalpa). Quant à la forme illusoire des choses, elle n’est que l’élaboration de l’art de l’imagination (kalpanāsilpinirmitātmarùpa) ; elle consiste en une pure idée (antarmātra) ; ce n’est pas un objet extérieur (bāhya). Les gens incapables de discerner entre ce qu’ils voient et ce qu’ils imaginent font de la notion (vikalpa) une chose externe’ (T.S.P. 242, 1. 16). L’acti­vité conceptuelle confère donc à la chose son objectivité tout comme elle élabore les catégories temporelles que les ignorants prennent pour des données objectives et réelles.

De ces différents textes se dégagent deux traits caractéristiques de la pensée discursive : elle est construction et fiction. Quelques mots suffi­ront à mettre en relief sa nature dynamique : représentations, images, souvenirs, concepts, les divers moments ou aspects de l’activité mentale ne sont pas en effet des choses inertes, ce ne sont pas même les contenus d’une faculté telle que l’imagination, la mémoire, l’entendement, le juge­ment, mais des actes synthétiques. D’autre part c’est dans la spontanéité et la subjectivité de la construction (kalpanā), s’opposant radicalement à la passivité des sens, que fusionnent ces divers aspects de l’activité mentale qui se présente avant tout comme une synthèse de l’instant présent et des instants passés ou futurs.

Le jugement est, pour ce motif, considéré comme la fonction primor­diale de la pensée ; ainsi que son nom l’indique, adhyavasāya, il est un acte de décision. Il résulte que tout concept fait nécessairement partie d’un jugement dont il tire son dynamisme : l’acte de perception le plus élémentaire : » ceci est un vase”, est déjà un jugement qui renferme toute une série d’inférences. C’est ce que nous verrons lors de l’examen de la laborieuse élaboration de l’être de durée.

L’autre caractère distinctif de la connaissance discursive est sa subjec­tivité, sa nature illusoire et imaginaire : les représentations déterminées et précises, bien qu’elles ne soient pas arbitraires au même titre que les pures fictions de l’imagination, n’ont qu’une valeur subjective parce qu’elles ne font pas atteindre l’essence de la réalité, la chose transcen­dante ; elles sont exactes et diffèrent des fictions (fleur du ciel) pour l’unique raison qu’elles permettent d’atteindre un but en conditionnant toute activité pratique ; mais si nous quittons le plan de la réalité empi­rique pour aborder celui de la réalité absolue, ces mêmes représentations ne sont que fallacieuses surimpositions (samāropitarūpa).

Plusieurs preuves sont données :

Ne voyons-nous pas qu’à l’occasion d’un unique et même instant appréhendé par la sensibilité, l’imagination échafaude plusieurs cons­tructions qui ne sont pas exemptes de contradiction alors que la réalité

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ultime échappe à toute contradiction du fait qu’elle est exemept de relation ?

En outre les deux sources de connaissance n’étant pas simultanées, l’instant de la sensation ne correspondra pas à l’instant de la construction qui succède ; la connaissance qui appartient au second instant sera celle d’un objet autre que celui du premier instant, elle sera donc fausse car elle ne concerne qu’un enchaînement de moments (santāna) et non une chose instantanée.

C’est ce que nous disent les logiciens : ‘On peut admettre à la rigueur, objecte le réaliste, qu’on puisse connaître la forme et l’espace spécifiques d’une chose, mais on ne peut absolument pas connaître (prāp —, discursivement) le temps où elle se trouve limitée (à savoir l’unique instant de son existence réelle, efficiente). (Le Bouddhiste répond) : Nous ne disons pas que la chose est atteinte par la connaissance distincte au moment même auquel son existence se limite : autre le moment de la sensation, autre le moment de la perception définie ; mais nous soutenons qu’il est possible de connaître distinctement la chose dont l’existence est limitée à un moment (en ce sens) que l’unité (entre les différents moments) est produite par un jugement synthétique défini et représente un enchaînement (d’existences momentanées)’/1.

Si la connaissance propre à kalpanā est illusoire c’est en raison de son caractère synthétique et du rôle qu’y joue le souvenir : ce dernier parti­cipe nécessairement à toute perception étant donné que cette connais­sance est une synthèse de représentations antérieures et de représenta­tions actuelles (N.B.T., p. 8, 1. 9-10). Et la reconnaissance qui pose comme identiques deux choses qui ne le sont pas, l’une étant passée, objet du souvenir, et l’autre présente, appréhendée par la sensation, cette recon­naissance est fausse par nature, son essence n’étant que surajoutée/2.

Quant à la pensée logique, celle qui obéit à des critères, en raison de son caractère discursif elle est facteur d’illusion, mais elle est exacte empiriquement parlant en ce qu’elle est une mesure (ma) d’où son nom de pramāna/3. Elle consiste en une recherche d’un ordre final et efficace à la fois (arthakriyā). C’est elle qui engendre le temps réglé mais factice car il est, comme elle, surajouté aux choses.



Instant réel et durée métaphorique

Ceci nous amène à dégager les caractéristiques de deux temps radica­lement différents et qui correspondent aux deux sources de connaissance : le temps réel, particulier, l’instant (ksana) qui est appréhendé par la sensibilité et le temps construit par l’imagination, la durée (santāna).



1. Nanu desanigatamōkāranigalam ca prōpayitum éakgam / gatkōlam tu paricchinnam tat kālam na sakgam prāpagitum / Nacyate gasminneua kāle paricchidgate tasminneua kāle prāpayitaugam iti / ango hi dar.fanakālo’ nya.fca prōpti kālah / kim tu gatkālam paric­chinnam tadeva prāpanigam / abhedādhyauasāgākca santānagatamekatuam drastaugam iti. N.B.T. p. 4 1. 8.

2. N.B.T. p. 8 1. 14. Sur la reconnaissance, voir ci-dessous p. 379 et sur l’illusion propre à kalpanā T.S. él. 870 et commentaire de Kamalaâila, p. 275.

3. Ci. anumāna, mesure subséquente, l’inférence. Sur l’importance de la juste mesure et de l’intentionalité, voir ci-dessous p. 289.



Ce temps objectif, continu, unifié, est une synthèse des instants et n’est pas appréhendé par une intuition. En tant que réalité ultime, effi­ciente et objet d’une intuition le temps est discontinu ; c’est le temps infinitésimal (sūksmakāla bheda), le point-instant qui échappe à toute activité dialectique. Quant à la durée et à l’extension spatiale, elles ne sont rien car elles prétendent transcender la réalité de l’instant et du point. La durée n’est donc rien de plus que la négation de l’instant tout comme « le continu n’est que la négation du discontinu »/1.

Le réaliste Uddyotakara proteste alors : « Si vous soutenez que le temps n’est que pure désignation, vous devez soutenir la même chose en ce qui concerne le temps le plus bref, la limite même du temps, l’instant/2 ». Et le Mādhyamika de son côté soutient que l’instant présent n’existe pas en soi car il existe seulement en relation avec le passé et l’avenir.

Le logicien répond que le point-instant est réel car il est établi par la science astronomique (jyotir vidyā). Ce temps ultime est indivis (avikala) ; il ne contient pas des portions qui seraient çn rapport mutuel d’antécé­dent et de conséquent.

Ce temps, reprend le réaliste, n’est que pure conception (sanjñāmātra), il ne possède aucune réalité.

Le Bouddhiste proteste que l’instant est, au contraire, la seule réalité qui sert de fondement à toutes les constructions/3.

Th. Stcherbatsky dans sa Buddhist Logic (p. 106) nous donne quelques précisions relatives au temps tel que le concevaient les astronomes de l’Inde : ceux-ci distinguaient le temps grossièrement mesuré (sthūla kāla) d’un temps subtil mesuré avec précision (sūksmagati). Le mouve­ment d’une chose durant un seul moment est nommé un mouvement instantané ou’ le mouvement de ce temps même (tai kālikigali) « , à savoir « non pas celui d’un autre temps ». Ce temps n’est que le différen­tiel de la longitude d’une planète.

D’après ce qui précède il est permis de conclure que durée et conti­nuité ne sont que des notions dialectiques. Afin de souligner le caractère métaphorique de la durée laquelle n’est qu’une notion ou encore une simple manière de s’exprimer qui ne correspond nullement à la réalité dernière, il est nécessaire de donner un bref aperçu d’un point fondamen­tal de la logique bouddhique qui n’est qu’un aspect de la relativité et de la négativité de toute connaissance discursive : c’est la célèbre théorie de l’apoha, « l’élimination ou le rejet » d’après laquelle tous les concepts ainsi que les noms qui les expriment sont négatifs parce qu’ils « n’expri­ment leur propre sens que par la négation de l’autre (anyāpoha) » ou, comme le dit plus explicitement Th. Stcherbatsky : « Le sens du mot se détermine par la somme des négations qu’il indique » /4.

On a déjà dit pour quelles raisons le nom ne peut désigner la donnée sensorielle d’une façon immédiate et adéquate : le nom n’est remémoré que lorsque la chose a été perçue et cette chose, étant instantanée, aura disparu lorsque le nom sera remémoré. Il s’ensuit que le nom ne s’appli —



1. Th. STCHERHATSKY, B.L., p. 530.

2. N. V. p. 418, 1. 15.

3. püruāparabhōga uikaiakōlakalalkā jyotiruidgāsiddhā saruāntah kālam iti samjñōmō­tram na tu in-Leman vastaui ca ksanikatō 'bhimatā. N.V.T.P. p. 380, 1. 1.

4. La théorie de la connaissance…, p. 98.

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quera plus à l’instant antérieur (T.S. M. 872). Dira-t-on que les instants de la chose, étant homogènes et similaires, peuvent donner naissance à un concept d’identité auquel correspondrait le nom ? Alors le nom ne désignera pas l’instant unique mais une construction conceptuelle s’exer­çant sur une série d’instants.

Si la doctrine de l’apoha est particulièrement intéressante pour le pro­blème qui touche aux rapports de l’instant et de la durée c’est parce que, aux dires réitérés des logiciens, ce qui différencie la sensation de la conception est l’aptitude que présente la seconde à fusionner avec une expression verbale (T.S.P., p. 369, 1. 10 et 371, 1. 20). C’est là où le « non » de la dialectique s’opposera au « oui » de l’absolument réel (svalaksatta paramārthasat).

Kamalasila consacre un long chapitre de son commentaire à l’exposé de la théorie de l’exclusion de l’autre ou de la répudiation du contraire (apoha) (XVI, sl 867 et suiv.). Il s’en prend au réaliste qui s’imagine que la connaissance appréhende une entité réelle, de sorte que les mots expri­ment la réalité même des choses au moyen de l’affirmation et de la néga­tion.

Le réaliste tire argument du fait que les choses en tant que substrats de qualités sont cognoscibles et exprimables, pour montrer qu’elles ne peu­vent être soumises à une destruction immédiate :

« Nous affirmons que les notions qui apparaissent en succession (krama) appartiennent toutes à un seul et même objet parce qu’elles ont indubi­tablement pour fondement une seule (chose) et qu’on les désigne toutes par les mêmes expressions (samānokti) (N. V. 3.2.14, p. 421) ». À cela Kama­lasila riposte que les universaux n’existent pas, ne peuvent donc être momentanés et que la même expression s’applique à des notions ayant des choses différentes pour objet (la flamme qui varie d’intensité, de hau­teur…), de sorte que le fait d’être exprimé par un même terme ne prouve nullement la similarité de l’objet (T.S.P. M. 470-472, p. 165). Selon le par­tisan de l’apoha toute connaissance conceptuelle est fausse, négative, dialectique pour la simple raison que seule la réalité ultime instantanée est positive et inaccessible à la pensée/1. « Le sens du mot ne peut être en conséquence que surimposé (à cette réalité), ïl n’est rien et c’est ce “rien” qui est, de ce fait, signifié par le mot »/2.

Les mots n’expriment une « chose que dialectiquement, par des couples de négation mutuelle ; ainsi le « bleu » sépare les choses en « bleu » et en non-bleu », le « bleu » n’étant connu que par contraste avec le « non — bleu » : « Quand on dit “bleu “, le reflet conceptuel d’une chose indécise apparaît servant à exclure le jaune et autres couleurs et portant sur tou­tes les choses bleues, collyre, coucou etc... Quand on ajoute le mot « lotus » au mot ‘bleu « , alors sont exclus à leur tour le coucou, le collyre etc., et ce reflet qui en procède est restreint et s’applique désormais à une seule chose bleue. Les deux termes réunis expriment la chose sous une seule image qui se trouve exclue des « non-bleu » et des ‘non-lotus ». » (T.S.P. comm. au sl. 1102-1104, p. 341). Et en un autre passage Kamalasila précise : ‘Dire qu’un mot connote une chose signifie qu’il produit une



1. Niruikalpa. T.S. M. 870-874, 917-918 et p. 192, 1. 26.

2. T.S.P., fin de la page 285 (Sl. 891).

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négation comprise dans la clarté définie de son concept ; il produit un concept différent de tous les autres concepts et qui distingue ainsi son propre objet, la chose singulière, de toute autre chose’ (T.S.P., p. 320, 1. 8, M. 1016).

Un autre aspect de la doctrine de l’apoha est sārilpya, la conformité d’une forme imposée à des unités purement dissemblables, conformité qui n’est en dernière analyse que l’exclusion du non-ressemblant (anya­vyāvrfti). Car la pensée discursive, en tant que fonction de corrélation, ne relie les moments discontinus de la connaissance en une représenta­tion pleinement définie/1 qu’en procédant par une série d’abstractions, de contrastes et en posant des dichotomies. Tel est son aspect dialectique qui sera examiné par la suite :

‘Par exemple, nous dit T. Stcherbatsky/2, la vache, le cheval,… l’élé­phant sont incontestablement différents, mais chacun d’eux étant autre qu’un lion, ils sont similaires à cet égard. Le contenu du concept « non-lion » renferme uniquement une série de négations. Si on en fait abstrac­tion, il ne reste que le fait de l’être, dénué de toute détermination. Chaque mot désigne une idée qui ne contient réellement qu’une série de néga­tions’.

“Si la notion’ vache’ n’a pour but que d’exclure les autres animaux, l’individualité unique, elle, par contre, ne constitue pas la négation du cheval et de tout ce qui est autre que la vache car elle est dépourvue de contenu conceptuel ou de dichotomie, elle est nirvikalpa”/3.

Nous voyons donc ici le rôle essentiel que joue la négation dans la formation de tout concept. La conceptualisation (kalpanā) ne peut cons­truire si elle n’a, au préalable, procédé à une série systématique de refus et de négations en vue d’obtenir une précision et une constance accrues/4.

Comment construit-on la durée

Se poser cette question c’est se demander quel rapport (sārūpya) peut exister entre la sensation et la conception ou entre l’efficience du point — instant et la durée construite ; et comment, à partir des moments discon­tinus de la sensibilité, la pensée forge un univers empirique, organisé et stable ; durée, extension spatiale et mouvement apparaissant comme les trois expressions de cette organisation.

À la question préalable de savoir pourquoi la pensée construit des objets durables et étendus en imposant aux données sensibles une struc­ture conceptuelle immuable, les logiciens répondent que c’est parce qu’elle vise un but et que, pour atteindre ce but, à savoir l’objet élaboré, claire­ment défini, il lui faut faire abstraction de l’extraordinaire complexité des choses. Durée et continuité apparaissent ainsi comme les schèmes



1. abhedādhyauasāya, textuellement : elle décide de leur non-différence.

2. La théorie de la connaissance et la logique chez les Bouddhistes tardifs, p. 144.

3. T.S.P. p. 292, 1. 26 ; p. 293, I. 1 M. 917-918.

Yo’ sáuasdahārano uisesah so’ suādiniurttyātmā nesiobhauatitm / katmādityāha I nir­uikalpanāl tatra saruauikalpa pratgayastamayâtuikalpajñānagocarah sāmdnyameuesyate.

4. Voir une même théorie soutenue par un philosophe moderne, G. BACHELARD, Dialec­tique de la durée, p. 25 et suiv.

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d’une organisation que, pour les besoins de l’activité, l’homme impose au jaillissement ininterrompu des instants de la réalité (T.S. sl. 419-420).

Il s’ensuit qu’en dépit de sa subjectivité la construction logique ou connaissance juste (samyagjñāna) n’est pas arbitraire. Non contredite par l’expérience (avisamvādaka)/1, elle obéit à ces deux grandes lois de l’entendement que sont l’identité et la causalité. En conférant, par surimposition à la réalité évanescente, cohérence et stabilité, la puissance de cohésion et d’objectivation qu’est la pensée conditionne une activité efficace.

Intentionnalité

L’intentionnalité ou la fonction est le caractère essentiel de la pensée, ce qui la distingue précisément de la connaissance purement imaginaire : ‘L’objet fictif, bien que nous puissions l’imaginer par la pensée comme quasi-visible, n’est pas directement perçu, parce qu’aucun acte inten­tionnel efficace n’est possible à l’égard (d’une fiction). Au contraire un objet perçu produit un acte intentionnel efficace’ (N.B.T. p. 13 et 14).

‘La juste connaissance est donc la connaissance efficace (prāpaka), celle qui fait atteindre l’objet par elle visé. » Faire atteindre’ ne signi­fiant que braquer (l’attention) (pravartaka) vers l’objet…, autrement dit le désigner comme le but d’un acte intentionnel (purusārtha)/2’.

Les premiers mots par lesquels commence le Nyāya Bindu de Dharma­kirti souligne bien le caractère qu’il entend donner à sa logique : « Tout acte humain intentionnel et efficace, dit-il, est précédé d’une connais­sance exacte ». Les recherches des logiciens se concentrent autour de cette connaissance exacte tendue vers l’objet, son but (artha).

L’action effective apparaît, de ce fait, comme le critère de la réalité empirique et c’est pourquoi les Bouddhistes lorsqu’ils démontrent l’uni­verselle instantanéité ne le font « qu’à l’égard des seules choses réelles, efficientes, à savoir, celles qui sont utiles aux gens en quelque lieu et en quelque temps déterminés »/3.

Au réaliste des écoles Vaibhàsika et Nyāya-Vaisesika qui définit l’existence : ‘ce qui est susceptible d’engendrer une connaissance “, Kamalasila répond en caractérisant l’existence par « la capacité d’accom­plir un but utile, ou la capacité d’une action effective (arthakriyā sāmar­thya) ; il n’y a, dit-il, aucune exception à cette loi » (T.S.P. p. 131, 1. 24).

‘Toute réflexion à l’égard de l’existence et de l’inexistence répond à un but qu’on cherche à accomplir (arthakriyārthin). Ce qui est dépourvu d’efficience, le fils d’une femme stérile, ne devient jamais une cause (réalité), même pour un omniscient/4, l’homme n’y percevant aucun carac­tère ou trait utile ne cherchera pas à prouver son existence et ne verra aucun sens à démontrer l’instantanéité d’une telle fiction (T.S. s1.422­424)’.



1. N.B.T. p. 7, 1. B.

2. N.B.T. p. 3, L 5-9 et p. 14, 1. 21 à p. 15, L 3.

3. arthakriyñkárirúpasyiismábhih ksanikatuam praseidhyate. T.S.P. p. 151, 1. 23.

4. Certains disent textuellement :. Est non-existant ce qui n’engendre aucune connais­sance même chez un omniscient.. T.S.P. p. 151, 1. 7.



La réflexion concernant l’être et le non-être implique hésitation et doute dont il ne faudrait pas méconnaître la valeur psychologique dans une élaboration de la durée : les seuls cas qui permettent une analyse (logique) sont ceux où des gens raisonnables ont des doutes tout en dési­rant atteindre un but (N.B.T. p. 4, 1, 20). En l’absence de doute l’homme atteint sa fin grâce à une connaissance immédiate, instinctive qui n’offre aucun intérêt à l’analyse du logicien. Par contre, c’est grâce au doute, c’est-à-dire, à l’ondulation de la pensée dialectique qu’à l’occasion de sen­sations ‘nous nous souvenons de sensations éprouvées antérieurement ; le souvenir agit (alors) sur la volonté, la volonté dirige l’attention et la perception vient ensuite, puis l’action qui atteint l’objet’ (N.B.T. p. 41. 17).

L’acte intentionnel efficace (arthakriyā) dépend de la coopération de la sensation et de la construction conceptuelle, chacune séparément ne pouvant l’engendrer. Il est donc indispensable que l’objet soit construit convenablement à partir d’une sensation réelle (perception) ou possible (inférence) pour qu’il devienne l’objet de la faculté d’agir selon la finalité.

Aux choses réelles (vastuvyavastha), objets de l’action par finalité et qui sont instantanées (T.S.P. p. 151, 1. 23), appartient l’efficacité (kriyā). Par contre l’intentionnalité (artha), l’attention accordée à la chose en vue d’un but, dépend de la pensée.

La conjonction de l’efficience et de l’intention donnera la connaissance susceptible de procurer l’objet : ‘… La fonction de la connaissance effi­ciente se réduit à rendre manifeste l’objet d’une action intentionnelle possible ; la manière dont l’objet est visé (visayatā) est l’expression d’un double fait : chose en soi et organisation propre à la pensée’ (N.B.T. p. 15, 1. 3).

Comment se présente, d’un point de vue psychologique, la coopération de la sensation et de la pensée discursive ? L’instant de la sensation sti­mule-t-il directement l’instant suivant de la construction ou bien existe — t-il des intermédiaires dont l’examen nous permettraient de percer les mystères de l’élaboration de la durée ? Ces intermédiaires existent mais ils ne font pas l’objet d’une étude poussée : une œuvre de logique se refuse à traiter des problèmes psychologiques, de sorte que les très rares indications éparses dans les logiques Bouddhiques apparaîtront d’autant plus précieuses/1.

Les diverses étapes qui mènent de la pure sensation à la construction logique, de l’instant à la durée, sont : Le murmure de l’esprit (mano­jalpa), impression agréable ou désagréable qui accompagne nécessaire­ment la conscience introspective, l’objet devient désirable ou haïssable. Le moment d’attention qui, sous l’action du désir, polarise l’impression première en un sujet et en un objet. Cette polarisation est à la source de la volition (relunā), laquelle devient le fondement du jugement logique constructeur de l’objet selon les lois fondamentales de la pensée/2.

Mais reprenons un à un les termes du procès :



1. Le lecteur ne doit pas oublier qu’il se trouve Ici dans un système de logique qui ne s’intéresse qu’à la connaissance pragmatique pour laquelle n’existent que des ressemblan­ces ou des identités entre instants. Seule une introspection précise d’ordre psychologique ou un examen métaphysique pose des différences entre instants successifs.

2. T. STCHERBATSKY, B.L. I, p. 209-210.

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I. SENSATION

La sensation, ainsi qu’il a été montré, ne peut engendrer ni l’impression de changer, ni celle de durer. Elle est pure primitivité alors que le senti­ment de la durée, s’il existe, n’est pas primitif ; nous n’avons pas la sensation du passé et de l’avenir, du fait que la sensation est exempte de mémoire : « Quand on réfléchit à la manière dont on peut distinguer une chose singulière des autres, on découvre que ce qu’on nomme sa production n’est que son essence, son apparition qui n’existe qu’un ins­tant et est libre de tout lien avec tous les éléments du passé et de l’avenir »/1 et Kamalasila de conclure que ce n’est donc nullement un universel pos­sédant des traits particuliers ainsi que l’imaginent les Vaibhásika.

La sensation étant instantanée est un état statique, car l’instant est statique (eka ksana sthiti), en ce sens qu’il jaillit pour disparaître aussitôt et qu’il ne se meut pas ni ne se continue dans l’instant suivant.

D’autre part on ne peut dire que, par elle-même, la succession des sensations puisse engendrer l’impression de la durée puisqu’il n’y a pas transition d’une sensation à l’autre, chaque sensation étant en soi (svalak­sana), c’est-à-dire absolument séparée.

Pour que naisse l’illusion de la durée il est nécessaire que l’imagination impose une ordonnance au jaillissement des sensations qui se succèdent sans interruption. Mais ces deux ordres : instant réel, appartenant à la sensation, et durée, relative à la construction, sont entièrement diffé­rents, ils n’obéissent pas aux mêmes lois.



II. SENSATION MENTALE ET INTROSPECTION
(meinasa pratyaksa et svasamvedanà)

Avant d’aborder l’instant de la construction mentale restons encore au stade de la connaissance directe intuitive (pratyaksa) et examinons le moment de la sensation ou intuition mentale par le sens interne (manas) qui est conscience introspective chez l’homme ordinaire et intuition intelligible ou mystique chez le yogin.

Ce moment de sensation mentale est introduit par la plupart des logi­ciens afin de servir d’intermédiaire entre la sensation et la conception ; comme certains lui assignent un rôle dans l’élaboration de la durée il apparaît nécessaire d’examiner cette connaissance en dépit de l’obscu­rité des explications données à son sujet.

Elle a pour but de montrer de quelle manière les instants absolument discontinus et individuels de la sensibilité peuvent être reliés par la pensée en une série (santàna) et revêtir la forme de représentations générales.

Le moment de la sensation est suivi d’un moment de sensation men­tale. Comme la sensation sensorielle, cette sensation est instantanée, intense, inexprimable et exempte de toute construction (nirvikalpaka). Elle saisit le second moment de l’existence de la chose et est évoquée par la sensation du moment antérieur. Comme la conception qui lui suc­cède immédiatement, elle est de nature mentale bien qu’elle ne soit pas souvenir mais sensation. En tant que sensation mentale nous verrons

1. Vastüntirn pūruitparakotisünyaksanandútravasthiiyī suabh(lua euotpcida… T.S.P. p. 33. 1. 3.

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qu’elle forme aux yeux de quelques rares logiciens un pont entre sensa­tion et pensée. Néanmoins il ne faudrait surtout pas imaginer qu’il existe une transition entre les trois instants successifs, car ceux-ci demeurent parfaitement hétérogènes : l’un ne surgissant que lorsque le précédent a achevé sa fonction/1.

« On appelle “connaissance des objets extérieurs par le sens interne' le moment qui suit immédiatement la sensation, cette dernière contribuant à produire la première. La sensation est analogue à la connaissance des objets par le sens interne et en est étroitement solidaire » (N.B.T. p. 10, 1. 5). Cette intuition est plus proche de la sensation que de la pensée : précisons pourtant qu’elle n’est pas sensorielle et ne peut percevoir les choses externes indépendamment des sens. Mais alors, objectera-t-on, elle n’apporte rien de plus que la sensation. D’autre part on se demande encore quelle synthèse du sensible elle pourrait amorcer sans que cette synthèse présente quelque analogie avec la synthèse propre à la concep­tion (kalpanā). Dans ces conditions la sensation mentale tend à faire double emploi avec les deux véritables sources de connaissance.

Les Bouddhistes répondent à cela que l’objet du sens interne est le même que celui que perçoivent les sens externes, mais il se trouve au moment suivant de son existence ; étant donné que chaque moment possède une existence absolument indépendante, le sens interne se rapporte donc à un tout autre objet que la sensation/2. Il ne concerne que le second moment, celui où l’objet de la sensation pénètre dans la conscience : « Ce moment se trouve dans la chaîne de moments dont la synthèse est faite par notre conscience à propos de l’objet donné » (N.B.T. p. 10, 1. 11). Par ces mots Dharmottara signifie que les moments analogues sont unis par la pensée pour former une représentation indivisible/3.

Une analyse de cette intuition va nous permettre de suggérer quelques aperçus à son égard : elle consiste essentiellement en un moment d’éveil de l’attention, attention qui sera suivie de la décision propre au jugement lequel appartient à l’instant subséquent.

Cette intuition est encore conscience de soi, car, et on aborde ici un des postulats du système Sautrántika-Yogácára, l’introspection est cons­tante, perpétuelle, spontanée : tous les phénomènes mentaux, images, sentiments, décisions etc., sont accompagnés nécessairement de cons­cience, ils sont conscients d’eux-mêmes (citlacailtàniimàtmasamvedana). (N.B.T. p. 11, 1. 5). La connaissance s’illumine elle-même, elle ne dépend pas d’une autre source de lumière pour être connue ; l’objet au contraire n’est connu que lorsqu’il est éclairé par la conscience.

La conscience n’est pas divisée en deux parties dont l’une serait cons­ciente de l’autre : la connaissance de soi par soi ne signifie pas dualité, car le soi est perçu de façon immédiate dans toute connaissance, qu’elle soit subjective ou objective, il n’est pas perçu à la manière d’un objet.

Toute sensation donne nécessairement naissance à la conscience du moi et, parce que cette conscience est une préparation à l’action intéres­sée/4, elle s’accompagne d’une émotion subtile (vedanā), désir, aversion



1. Voir plus bas sur la nature de la relation de ces trois instants, p. 301.

2. T. STCRERRATSKY, La théorie de la connaissance, p. 110.

3. T. STCRERRATSKY, La théorie de la connaissance, p. 110.

4. La raison sera donnée ci-dessous p. 300. Voir T. STCRERRATSKY, B. L. I, p. 168-169.

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plaisir, déplaisir, qui est éprouvée de façon immédiate à tout moment de conscience.

On serait assez tenté, à la suite de certains logiciens que critique Dharmottara/1, de confondre désir, impression émotive et conscience de soi avec le second instant de la connaissance, la sensation mentale ; il n’en faut rien faire ; ces sentiments surgissent au premier instant de la con­naissance, en même temps que la sensation. Nous aurons donc : 1° l’ins­tant de la sensation, tache colorée accompagnée d’une impression agréa­ble ainsi que de la conscience du moi et du non-moi, éprouvés de façon confuse bien qu’intensément. La tache colorée devient désirable ; 2° au second instant apparaît la sensation mentale qui est éveil de l’attention ; 3° puis au troisième instant, l’imagination incitée par le désir va porter un jugement : ceci exclut tout le non-rouge ; c’est tel ou tel objet rem­plissant telle ou telle fonction. Et, parallèlement à la construction de l’objet, elle forge la notion d’un moi continu et stable qui va employer l’objet à une fin utile.

Deux problèmes difficiles doivent être résolus : quel rapport présente à l’égard de la continuité de la v ; e consciente, d’une part, la sensation accompagnée de l’intuition du moi et du non-moi et de son émotivité dif­fuse et, d’autre part, la sensation mentale.

La position de l’école Yogācāra est précise : la conscience de soi com­porte la polarisation du sujet et de l’objet (gràhya grāhaka kalpanā) et doit être mise au compte de la construction de l’imagination. C’est au manas ou cogitation constante (manyanā), et qu’on ne doit pas confondre avec la volition (manovijñāna), que revient exclusivement la charge de forger l’illusion du continu : éléments extérieurs (dharmadrsti) et moi substantiel et perpétuel (pudgala ou ātmadrsti). C’est en prenant pour objet l’ālayavijñāna, la pensée subconsciente, qu’il produit une image intérieure (nimitta) qui lui est propre et prend cette image pour un être en soi unique et durable, l’ātman/2.

L’ālayavijñāna étant fermé sur lui-même, en raison semble-t-il de son inconscience, n’est pas atteint en sa nature réelle, à savoir disconti­nue, par la cogitation laquelle en fait un archétype, l’âman continu et éternel.

Cette cogitation introspective a pour objet une chose actuellement sentie, elle ne s’exerce pas sur le passé et n’est donc pas un souvenir. Nous sommes ici sur un plan « entièrement forgé » (pari-kalpita) par l’imagination, celui de la grande confusion qui, sans interruption, surgit de l’attachement au moi.

Pour les logiciens, au contraire, la conscience de soi est pure intuition (anubhava, nirvikalpaka) et n’implique aucune relation de sujet et d’objet (T.S. sl. 2000-2002), aucune dualité : le soi est immédiatement perçu dans toute connaissance, qu’elle soit objective ou subjective et ne peut être un objet : « Notre propre moi, ce que nous ressentons de façon immé­diate, n’est pas construit par l’imagination et, d’autre part, l’objet cons­truit par l’imagination n’est pas la chose ressentie actuellement dans la sensation » (N.K. p. 258, 1. 8).



1. Voir ci-dessous p. 295.

2. Voir plus haut p. 254 et Siddhi, traduction, I, p. 17.

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Les Sautrāntika distinguent ainsi nettement le sentiment ou intuition du moi des notions de moi et de mien construites par l’imagination à l’occasion de ce sentiment. A l’encontre de la construction, le sentiment n’est pas illusoire puisqu’il est une connaissance immédiate. En outre le sentiment du moi n’est fait que d’impressions instantanées tandis que la pensée élabore, elle, un moi durable.

Quel rôle peut-on assigner à l’émotivité à l’égard de l’instant subsé­quent de la construction ? C’est parce que la sensation est agréable ou désagréable que, sous l’impulsion du désir, la pensée discursive va se fléchir vers l’objet désirable ou s’écarter de l’objet indésirable et le désir va provoquer l’acte de mémoire, susciter une décision ou un jugement lequel synthétisera les sensations passées et présentes pour en faire un objet de durée.

Il semble que la confusion sentimentale, en agglomérant en quelque sorte les sensations qui se répètent uniformément, prépare la représen­tation claire et distincte de la durée.

Si on s’explique assez bien, de cette manière, le rôle que peut jouer le premier instant de la sensation à l’égard de l’instant de la construction, on ne voit pas comment la sensation mentale aurait pour fonction de réunir les instants discontinus de la sensation en une sorte de synthèse rudimentaire et vague, qui serait immédiatement antérieure à la liaison systématique de la pensée laquelle forge les représentations générales de temps, d’espace et de causalité.

Il est hors de doute que les Vaibhāsika, pour lesquels sensation et conception ne sont pas encore radicalement séparées, avaient cherché une première ébauche de la synthèse conceptuelle dans ce qu’ils nomment le murmure de la pensée (manojalpa). Celui-ci comprend, à côté de la volition (cetanā), deux autres opérations subconscientes et synthétiques ayant pour appui la volition et qui entrent en jeu avant que se forme la représentation, c’est-à-dire au moment où la connaissance s’éveille. Ces opérations sont : vitarka/1, l’enquête (paryesaka), et vicāra/1, plus subtile, l’appréciation ou le jugement (pratyaveksaka) ; l’un par exemple, parcourt la diversité sensible comme on tâte les nombreux mets pour savoir s’ils sont cuits ; l’autre arrive à la conclusion : il y a tel et tel nom­bre de chaque catégorie (Yas. p. 64, 1. 25).

Le reproche suivant est fait aux Vaibhāsika : si les connaissances sen­sibles sont toujours accompagnées de ces deux synthèses rudimentaires, comment peut-on dire qu’elles sont exemptes de construction mentale (vikalpa) ? Le Vaibhāsika se trouve embarrassé et il distingue la syn­thèse rudimentaire qui accompagne toute connaissance sensible, le sva­bhāua vitarka, des autres fonctions de vikalpa que sont l’examen (nirū­panā) qui est connaissance spéculative dispersée, et le souvenir (anus­marana)/2.

Mais pour le Sautrāntika, Vasubandhu et les logiciens, toute synthèse de la multiplicité de l’intuition sensible est l’Ceuvre de la pensée cons­tructrice. Il ne peut y avoir de synthèse inhérente à la sensation (N.B.T. p. 7, 1,12).



1. Vitarka serait la synopsis de l’Intuition sensible, l’appréhension dans l’intuition et uiceira sa fixation sur un point, le concept. B. L. I. p. 228.

2. A. K. II. Trad. p. 175 Note 2 et YaSomitra p. 64 1. 25. B. L. I. p. 210-211.

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Néanmoins T. Stcherbatsky se demande, avec toute la prudence requise, s’il ne faut pas faire de l’opération subconsciente que nous venons d’exa­miner une sorte de préfiguration des formes « a priori » de notre sensi­bilité, « une synthèse de l’appréhension précédant la reconnaissance de l’objet dans un concept » de sorte qu’avant de se fixer dans un concept la pensée parcourerait la multiplicité de l’intuition sensible/1. Si tel est l’avis des Vaibhāsika, les textes des logiciens ne nous autorisent pas à soutenir cette hypothèse ; ils sont, en effet, bien d’accord pour exclure de la sensation, qu’elle soit sensorielle ou mentale, tout germe de syn­thèse ou de construction.

Une dernière question se pose : si la sensation mentale diffère de la pure sensation, son existence doit être démontrée ou établie par l’obser­vation. À défaut, elle ne saurait être admise comme réelle.

Certains logiciens qui identifient sensation mentale et conscience de soi soutiennent que la première, « présente en tout homme, fait l’objet d’une expérience puisqu’elle est prouvée par l’introspection, étant donné que toute conscience est conscience de soi ».

Pour les grands maîtres Dharmakirti, Dharmottara, le moment de la sensation mentale est considéré comme un postulat de leur système (N.B.T. p. 11, 1. 1) ; aucun fait n’est susceptible de prouver son existence, il est donc transcendant (aiyantaparoksa), à l’inverse de la sensation qui, elle, fait l’objet d’une expérience/2.

De son côté Jñānagarbha (N.B.T.T. p. 30, 1. 8) avance un argument en faveur de l’existence de l’intuition mentale : étant donné, dit-il, que cette intuition qui, (selon lui), est simultanée à la sensation/3, est sensible comme la sensation et mentale comme la pensée, elle peut servir d’intermédiaire entre ces dernières ; en effet, la construction ne peut surgir que de quelque chose d’homogène, la sensation mentale ou sens interne mais non de quelque chose d’hétérogène, la sensation. La différence qui existe entre sensation mentale et représentation mentale n’est pas si radicale que celle qui existe entre pure sensibilité et série de pensée. Ainsi, bien que la sensation mentale ne soit pas directement sensible, elle s’avère néanmoins absolument indispensable à la construction ultérieure.

À cela Dharmottara répond que l’homogénéité entre la cause et l’effet n’est nullement requise, la loi d’interdépendance suffisant amplement à rendre compte de la coordination entre les deux instants hétérogènes de la connaissance.

De plus, la sensation n’est une cause efficiente de connaissance que si elle exerce sa fonction et, comme celle-ci consiste précisément à engen­drer la connaissance conceptuelle, on ne voit pas la nécessité d’introduire un instant d’intuition mentale entre sensation et conception afin de combler un vide (N.B.T.T. p. 31, 1. 10). Cette introduction serait même absurde car elle condamnerait la sensation à être inefficace.



1. B.L. I. p. 228 et II. p. 34.

2. Le distrait a la sensation d’une chose sans en avoir la perception et la reconnaissance. T.S. el. 1248, p. 375, 1. 10.

3. Jñānagarbha manifeste des tendances Màdhyamika, ce qui explique qu’il accepte volontiers la simultanéité entre les phénomènes de la conscience, sensation et conception »

STCHERBATSKY, B.L., Il, p. 315, note 1.

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Enfin Dharmottara se refuse catégoriquement, en tant que partisan de l’instantanéité, à accepter la simultanéité de deux phénomènes cons­cients, sensation et intuition mentale, en l’occurrence.

Concluons donc avec les logiciens que la construction peut être évo­quée par une source hétérogène, la sensation, sans qu’intervienne le sens interne.

En ces conditions on comprend que cette sensation mentale apparaisse à certains logiciens comme une hypothèse superflue en logique et en épistémologie et que Sāntaraksita et Kamalasīla la passent entièrement sous silence lorsqu’ils traitent de la perception/1.

Par contre cette sensation mentale semble jouer un rôle dans une explication de l’intuition mystique dont elle n’est qu’une forme rudi­mentaire et limitée : grâce à elle le yogin serait apte à discourir sur les questions mystiques.

L’examen de l’intuition mystique (yogi pratyaksa) nous permettra de mieux comprendre, par contraste, la corrélation qui existe entre sensa­tion, intuition et construction : le yogin possède la seule intuition mentale qui se nomme alors intuition intelligible : l’instant où elle jaillit ne condi­tionne plus le moment suivant de la construction logique, et le yogin est dépourvu de concepts ainsi que des conséquences qu’ils entraînent : limitation et illusion. Il a désorganisé l’enchaînement des trois instants : le moment de l’intuition n’étant pas conditionné par le moment de la sensation ni facteur de conception, le yogin appréhende toute réalité avec une intensité analogue à celle que l’homme ordinaire éprouve à l’égard de la seule sensation. Ayant brisé les cadres de l’organisation con­ceptuelle dont dépendent le passé et le futur, il connaît ces derniers comme il connaît le présent/2.

Si l’intuition mystique est possible c’est parce que l’instant et la durée appartiennent à deux ordres absolument différents. La durée est cons­truction intellectuelle et le yogin a mis un terme à toute construction ; l’instant n’a rien d’une durée, il est comparable à l’éternel et le yogin vit dans le pur instant/3.



III. CONSTRUCTION MENTALE


Organisation (kalpanā) et exclusion (vikalpa)

Après avoir étudié le rôle que jouent émotivité diffuse et désir au seuil même de l’élaboration de la durée, il reste à examiner la part active de l’effort, de la décision et de l’intention propre au troisième instant, celui de la construction mentale.

L’imagination aidée de la mémoire se manifeste dans le jugement de causalité et c’est dans ce jugement que nous verrons les instants se cons­tituer en une durée, chaque point-instant étant intégré à une série orga —



1. Si Dharmakirti lui a donné une place qu’elle ne méritait pas, c’est que, entraîné dans sa polémique avec Kumārila, il a voulu montrer qu’elle n’était pas absurde, mais il n’a pas, pour autant, démontré qu’elle eut quelque utilité (Satkari MooKEajEE, op. cit., p. 313).

2. T. STCHERBATSKY, B.L. I, p. 162.

3. Voir ci-dessous p. 325 et 408.

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nisée, l’objet de durée/1. « L’unité (ekalva) d’une (telle) série n’existe que grâce à notre conscience qui pose comme non-différents (abhedā­dhyavasāya) les moments discontinus, seules les séries de moments consti­tuant pour notre conscience la matière d’une connaissance déterminée (niscaya) » (N.B.T. p. 12, 1. 19, p. 4, 1. 11).

L’acte essentiel de la pensée, le jugement, a pour fonction d’amener sous le chef d’une unité (fictive) et générale la multiplicité des impres­sions singulières consistant en variété de tempF, cte heu et de conditions/2.

Le jugement pose les ressemblances et exclut les dissemblances : « L’union du semblable et la “mise à part de tout le reste” (anyavyāvrtti) est, nous dit T. Stcherbatsky, l’œuvre de la loi de contradiction… L’acti­vité de la pensée élaborant les représentations n’est pas autre chose que la mise en œuvre de la loi de contradiction »/3.

« La représentation unique, uniforme, constante, non différente qui est surimposée aux choses dépend de la connaissance des choses en tant qu’ ’exclusion des autres ». » (T.S. sl, 867, p. 274, 1. 25.)

Sous l’aspect d’exclusion du dissemblable le jugement apparaît comme négatif, l’essence générale sur laquelle il porte étant toujours négative ; mais, sous un autre biais, le jugement est affirmatif puisque le fondement de toute dialectique est la donnée immédiate. Ainsi dans le jugement : « ceci est la couleur bleue », un premier élément, l’affirmation, consiste en ceci est « , le « ceci » étant le moment sensible particulier, la réalité exempte de toute synthèse et qu’expriment les termes : ici, voilà, main­tenant, ceci… Le second élément du jugement est la représentation éla­borée par la pensée :. la couleur bleue », où la sensation est classée en un concept correspondant, lequel ne contient rien de réel car il n’est qu’une synthèse de moments passés (souvenir du bleu) et actuels (per­ception de bleu), cette synthèse excluant l’irréductibilité de l’instant particulier (N.B.T. p. 12, 1. 20).

A ce sujet Vācaspatimisra donne quelques précisions intéressantes : « La question se pose de savoir comment dans le jugement : “ceci est une cruche “, l’unité des deux idées : « ceci est » et « cruche » peut être énoncée, alors qu’elles sont tout à fait différentes, la première ayant pour objet le présent et l’immédiat, la seconde le passé et le lointain. Ainsi l’objet donné, dont l’existence se restreint à un seul point perceptible dans le temps et dans l’espace, doit posséder encore une autre existence en d’au­tres temps et d’autres lieux. En un seul et même instant, l’objet appa­raît et n’apparaît pas comme lui-même. D’où contradiction, car entre deux éléments du jugement il n’y a pas d’unité, chacun ayant un objet tout à fait spécial. La solution du problème que soulève cette contradic —



1. Th. $TCHERBATSKY, B.L. I, p. 213.

2. Sa ça vikalpāndm gocaro yo vikalpyate desakdla avasthd bhedena ekatuena anusandhiyate. N. Kānikā, p. 257.

3. Th. $TCHERBATSKY, La Théorie de la connaissance..., p. 238. La pensée apparaît comme la faculté du nécessaire : si une connexion indissoluble existe entre deux idées, c’est parce qu’elle est fondée sur la loi de contradiction et repose sur deux principes bien avérés : la loi de causalité et la loi d’identité. Cette connexion ne dérive pas de l’expérience, elle ne lait qu’un avec l’essence de la pensée et c’est là ce qui lui donne son caractère de nécessité (p. 213).

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tion c’est que le second élément du jugement de perception est reconnu faux, non perceptible, le premier seul représentant l’être réel »/1.

Voici un résumé du processus de la conceptualisation tel que le décrit Jinendrabuddhi/2 : Bien qu’ils ne possèdent pas en eux-mêmes la moindre unité réelle, les divers objets produisent néanmoins une seule représen­tation unifiée. Ils stimulent notre imagination créatrice et les (divers actes de cette dernière) engendrent une image indivise (abhedapralibhāsa) qui devient un unique concept et ce (concept réussit), en quelque manière, à nous présenter (une série de choses) aux formes différentes comme si elles n’étaient pas différentes. Cette imagination impose une représen­tation indifférenciée à une pluralité successive de singularités. La pensée efface donc les différences individuelles. Ceux qui sont sous l’empire de l’illusion projettent ce concept purement interne et en font un objet externe doué d’efficience. Telles sont leurs habitudes mentales qu’ils croient que cette projection est un véritable universel.

Choix et rejet ou, du point de vue psychologique, attention et négli­gence/3 sont les deux aspects complémentaires qui expliquent de quelle manière des moments strictement isolés et qui n’ont rien de commun entre eux vont prendre l’apparence d’une série objective (santāna), d’une durée réelle.

Etablir des similarités et des identités entre des choses absolument dissemblables, c’est ne noter que les instants saillants, les traits bien définis pour les besoins de la connaissance intéressée et de la pratique. Ainsi, on fait abstraction des autres instants, on néglige les différences subtiles, les nuances et variétés innombrables des choses et, de la dis­continuité de sensations instantanées et consécutives, on va faire des « touts » continus.

C’est donc dans une ordonnance des instants qu’il faut chercher l’origine du temps construit, ordonnance qui n’est que l’œuvre nécessaire de notre pensée. C’est parce que la constance et la stabilité sont absolument indispensables à la connaissance pragmatique, à l’action et au langage, que nous imposons à une réalité où il n’y a pas la moindre trace d’identité, la loi de « construction identique »/4.

Voyons maintenant, à la lumière des textes, de quelle façon une pensée qui aspire aux traits définis et constants stabilise certains instants, leur impose une superstructure conceptuelle et schématique, les nomme et forge des objets durables, utiles à ses fins :

Sántaraksita et Kamalasila/5 expliquent ainsi l’impression illusoire de la continuité et de la durée : ‘Lorsque l’homme à l’esprit émoussé (mûdhadhih) perçoit deux choses en or, le pot et le plat, il n’est pas capa­ble de discerner les traits distinctifs de ces deux objets et, trompé par l’apparition d’une autre chose semblable/6, il construit l’idée de produits similaires et, de là, procède l’illusion de la durée (sthiralva) de l’or. Possé —



1. N.V.T.T., p. 92, L 16 et suiv. Traduction T. Stcherbatsky, La connaissance chez les Boud­dhistes…, p. 129-30.

2. Traduction par T. Stcherbatsky, B. L. I, p. 465.

3. Négligence de la différence bheddgraha ou akhyéti.

4. Ekatvddhgauasdga ou kalpand. C’est ce que dit plus explicitement Th. Stcherbatsky, B.L. I, p. 419.

5. T.S. šl. 1784-1785 et commentaire, p. 503, 1. 7.

6. Svabaduavivekarn sadr $ dparotpattiuipralabdha. Com. p. 503, 1. 8.

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dant la même caractéristique, celle d’être une négation de ce qui n’est pas l’or, les deux objets sont considérés comme similaires (aherna uyāurtti­mātrasādharmyena)/1’.

Objection : Si l’on imagine l’or comme une chose durable n’est-ce pas précisément parce que l’or dure réellement et non parce qu’on est trompé par l’apparition d’objets similaires ?

Réponse : Si l’or possédait en soi une forme durable (avasthitarūpa), cette forme sous l’apparence de plat pourrait être perceptible dans ses états antérieurs et postérieurs, le pot serait perceptible dans le plat. Puisqu’il n’en est pas ainsi et qu’il y a différence entre pot et plat, l’or ne différant pas de ces derniers, il sera lui aussi divers.

Ces mêmes auteurs reviennent fréquemment sur cette constatation : on ne perçoit pas une substance (drauya) qui serait sous-jacente aux modes (paryāya) successifs, on ne peut donc considérer la substance comme réelle 01,322, p. 121, 1. 1).

Pour montrer comment s’élaborent les notions de similarité et de dissi­milarité Kamalasila prend l’exemple de la cuisson d’un pot. Bien que les pots successifs soient détruits à tout instant, les moments de pot sont produits à chaque instant consécutif comme des objets singuliers mais dont la forme apparaît comme semblable. Si on les considère sous l’angle de la couleur noire, rouge, (conditionnée par le degré de cuisson), la diver­sité de couleurs devient la cause de la notion de dissemblance. C’est ainsi qu’en l’absence d’une substance qui leur serait sous-jacente les choses donnent naissance aux notions de ressemblance et de dissemblance (coma p. 121, 1. 16).

Afin de répondre aux objections des partisans des systèmes brahma­niques qui soutiennent que l’objet tel qu’il se présente aux sens n’est nul­lement morcelé en instants mais apparaît comme doué d’une unité et d’une durée objectivement réelles, « cette unité comprenant à la fois sa condition présente et toutes les conditions antérieures/2 de l’objet unies en une synthèse produite par les sens »/3, les Bouddhistes donnent une série d’exemples. Certains de ces exemples projettent quelque clarté sur les processus psychiques qui synthétisent les divers aspects des choses et les classent en une même catégorie, en nous montrant comment des moments sensibles particuliers (ksana) sont perçus, c’est-à-dire remé­morés sous un aspect unique (ekākāraparāmarsa) (T.S. e.195-6, p. 85, 1. 18).

Reprenons l’exemple du pot : ‘Dans la notion « pot » se trouvent indissolublement unies les sensations toucher, couleur etc., mais il n’y a là qu’une connaissance de la nature du souvenir (donc une construction) car, en fait, les différents organes, tact, œil…, chacun à sa manière et individuellement, ont appréhendé le tangible, la couleur, l’odeur, la saveur ; puis la pensée conceptuelle a fait une entité de ces sensations bien dis­tinctes’. Et Kamalasila poursuit : ‘Les différentes sensations sont nommées de façon globale « pot » lorsqu’elles ont pour fin de remplir



1. P. 503, 1. 10.

2. N.V.T.T., p. 91, 1. 9.

3. En tant que caractéristique de l’objet son passé réside en lui, il n’est donc pas entière­ment aboli ; sa réalité consistant en ce que la relation d’inhérence (samyukta samavâya) qui relie le présent au passé possède une certaine réalité objective.



la fonction de contenir de l’eau : lorsque les sensations ont été appréhen­dées, surgit par la suite le souvenir de ces sensations sous la forme de pot ; il s’ensuit que l’entité unique (pot) est un pur concept’. (T.S.P. p. 46, 1. 14).

Sāntaraksita le dit nettement : ‘L’illusion de l’unité des choses' s’ex­plique par l’unité de la fonction (ekakāryopayogituād ekasabdasya goca­rah) et cette unité est toute verbale’ (T.S. sl.201). Kamalasila conclut : « Ce n’est pas une chose ou cause unique, éternelle, uniforme qui impose l’unité aux connaissances, c’est l’unité de but » (p. 86, 1. 15).

De nombreux exemples illustrent cette vérité fondamentale pour les Bouddhistes selon laquelle c’est la pensée pragmatique qui en son œuvre d’unification crée l’unité de l’objet : ainsi le coup d’œil d’une dan­seuse n’est qu’un agrégat d’innombrables atomes (anekānusamūha, T.S.P. p. 86, 1. 26) et la montagne, cette chose unique, durable, immuable par excellence, et qui ne semble pas soumise à une différenciation de temps, d’espace ou de forme, elle n’est elle-même, nous dit Kamalasila, qu’un agrégat d’atomes (anu) divers et instantanés (ksanika) (p. 279, 1. 1) : ‘Ce qu’on connaît réellement ce sont des entités de plus en plus petites qui apparaissant juxtaposées donnent naissance à l’illusion de l’unité (T.S.P. p. 197, 1. 9). En outre les connaissances (dhiya) que nous avons de la lampe ne peuvent appartenir à un seul et même objet (visaya) parce qu’elles apparaissent en succession et cette succession est incom­patible avec une chose de durée’ (p. 165, 1. 24, sl.473).



SOURCE DE LA CONSTRUCTION IDENTIQUE OU DE LA NOTION DE DURÉE

Il reste à élucider, mais jusqu’à un certain point seulement (yathā kathamrit), — de l’aveu même des Bouddhistes — un problème particu­lièrement épineux. Le plus grave reproche que fasse le réaliste au Boud­dhiste est le suivant : ‘Comment expliquez-vous que dans nos connais­sances une unité synthétique' surgisse soudainement (alors que la donnée correspondante est infiniment diverse) et que cette unité ne soit pas ultimement réelle, mais une pure synthèse de la pensée ?’ C’est se deman­der, en d’autres termes, comment le concept de la durée se constitue dans l’esprit à partir d’instants sans durée.

Le problème n’a pas été abordé directement par les disciples de Diñ­nāga qui, en tant que logiciens, ne se soucient guère des sources incons­cientes de nos concepts qu’ils estiment connues de tous. C’est en effet aux vāsanā, ces forces subconscientes de cohésion et d’objectivation que sont l’imagination et l’habitude, qu’il faut rapporter la tendance invété­rée qu’a l’homme de considérer les choses sous l’angle intéressé de la pratique.

C’est dans cette force créatrice et congénitale de l’imagination que s’ancre toute illusion : la vāsanā commence par unir deux instants natu­rellement hétérogènes en nous faisant croire que l’intégration des ins —



1. « L’unité impliquée dans chaque représentation résulte de la synthèse (santāna) condi­tionnée par l’indivisibilité du jugement (abhedādhyauasūya) relativement à la représentation donnée. » (N.B.T., p. 4, 1. 11).

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tants sous forme de série est une réalité objective, puis elle extériorise cette construction et en fait un objet durable, un fait indépendant, qu’elle pose comme identique aux données sensorielles/1.

Ces forces de liaison et de projection, les vāsanā elles-mêmes, ne sont telles que parce que le désir fait de toute connaissance une connaissance pragmatique. Le désir est en effet la cause stimulatrice des constructions comme le temps, l’extension spatiale… que tisse la pensée sur la réalité (N.B.T. p. 3, 1. 23).

C’est donc dans ce désir qu’il est nécessaire de chercher l’explication dernière de la coordination entre le point-instant et la construction qui lui est surimposée.

Le désir se présente en logique, non comme une simple impulsion, mais comme un but efficacement poursuivi : « L’acte humain vise un but, ce qui est visé est un objet (artha), c’est-à-dire ce qui est désiré (kārnyaie). L’acte intentionnel veut atteindre le désirable et éviter l’indésirable, il n’y a pas d’autre alternative »/2.

Dans le but que poursuit le désir (arthakriyā) s’effectue la coopération des deux sources indispensables à la connaissance : sans données senso­rielles ou chose ultime, il ne saurait y avoir d’efficience (kriyā) et la pensée serait demeurée dans la fiction. Sans construction il n’y aurait pas eu d’unité d’intention (artha) et, partant, pas d’objet construit. Il résulte que l’obtention possible d’un but désirable, à savoir, la claire représentation susceptible de guider l’acte intentionnel, est la marque de la correspondance entre la réalité et la construction, entre la chose et la catégorie.

Envisagée sous l’aspect de l’intentionnalité — sa caractéristique fonda­mentale — la durée se ramène à des activités prévues et remémorées que systématise un projet.

Ce n’est qu’après avoir marqué les étapes de l’élaboration de la durée qu’il est possible de jeter un coup d’œil sur le chemin parcouru et de comprendre dans toute sa portée la théorie Bouddhique de la conformité (sārūpya). La collaboration des deux sources de connaissance nous est apparue dans le désir organisateur et unificateur des tendances incon­cientes et c’est dans le but effectivement atteint que convergent les deux sources.

Sārūpya, la conformité illusoire que façonne l’imagination, est ce qui explique, autant que faire se peut, la relation qui existe entre la chose transcendante instantanée et l’élaboration de la série. La pensée orien­tée vers la pratique ne s’intéresse qu’aux ressemblances les plus appa­rentes et néglige les différences subtiles entre les moments. La durée qui en résulte n’est que la mise en corrélation de ces moments ; et le temps, ou plutôt les temps, se ramènent en conséquence à des séries particu­lières (santāna).

Maintenant seulement on pourra comprendre le caractère tout négatif de la conformité : il n’y a pas la moindre ressemblance entre l’absolument particulier et le pur universel : ceux-ci ne sont unis que par une commune négation. Voici ce que dit à ce sujet T. Stcherbatsky (B. L. I,



1. Voir Th. Stcherbatsky, B.L., II, p. 418, n. u.

2. Il n’y a pas d’objet indifférent, celui-ci appartenant à la catégorie de l’indésirable. N.B.T. p. 4. I. 21 et p. 3, L 23.

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p. 511-512) « En excluant un même contraire ils deviennent semblables… Ainsi le point-instant d’efficience qui se manifeste dans le fait de verser de l’eau est une sensation absolument particulière, mais en la différen­ciant des autres choses, il reçoit négativement la caractéristique générale de’ pot ». Ainsi le feu n’est qu’une sensation strictement individuelle de chaleur, rien de plus. Mais en l’opposant aux autres choses, par la répu­diation du contraire, nous construisons l’idée universelle d’un feu qui embrasse tous les feux du monde, passés, présents, futurs, mais seule­ment d’une façon négative. »

C’est ce que dit Sāntaraksita de façon concise : « La chose en soi n’est reliée qu’à une idée et celle-ci est absolument inexistante (sambadhyate kalpikayā kevalam tvasatā dhiyā ». T.S. § 1.32).

Tel est le seul lien, bien ténu et fragile, qu’il est possible de poser entre l’instant et la durée.

Entre le moment de la sensation et celui de la construction existe une relation de cause à effet, au sens de consécution ou coordination, qui exclut toute influence mutuelle/1. Le moment passé de la sensation n’exer­ce donc aucune pression sur le moment présent de la construction. Bien au contraire c’est la pensée qui se tourne vers les moments passés et leur impose une connexion, toute mentale. On peut donc dire que le point-instant est « autre » à l’égard de tout le reste et qu’il est exempt de toute coordination. C’est la fonction de corrélation qui construit l’objet en le reliant aux autres objets.

Les réalistes, substantialistes de tendance, répugnent aux disconti­nuités admises par les Bouddhistes. Après avoir fait le procès du prin­cipe de l’exclusion de la différence, Vācaspatimisra objecte en substance à ces derniers (N.V.T.T. p. 343, 1. 6) : “Si, d’après vous, la réalité, en raison de sa nature instantanée, ne peut être appréhendée ni nommée par la pensée discursive (kalpanā) dont les concepts requièrent durée et permanence, pour quel motif n’affirmez-vous pas la même chose à l’égard de la pensée qui, elle aussi, est instantanée ? Ses concepts ou images (vikalpa) partageront le sort de la chose instantanée et le conçu sera également inexprimable (1. 19). Le concept dépend de l’activité de la pensée : quand cette activité se produit, le concept, pour ainsi dire (iva), surgit ; qu’elle s’achève et le concept disparaîtra. Le concept varie donc dans la même mesure que la pensée (il change alors constamment puisque la pensée est instantanée). On ne peut le concevoir comme une unité (ekatva) (1. 5). Si le Bouddhiste rétorque que (son unité et permanence s’expliquent) grâce à la négligence des différences (bhedānavamarsa), Vācaspatimisra proteste aussitôt : Alors son essence (tattva) sera en ce cas négligée, (cette essence formant précisément l’unité du concept) et, de ce fait, le concept ne sera plus construit (kalpita), le concept étant une unité” (p. 343,1 .8-9).

Le Bouddhiste : Mais la discontinuité (bheda) du concept n’est pas réelle ; continuité et discontinuité ne concernent que des réalités (svā­bhāvika) et jamais des fictions…

Le réaliste : Accordons que la discontinuité de l’image n’est nullement réelle ; vous devez néanmoins admettre que le concept dépend de l’acti —



1. Parasparasahakāritua. N.B.T. p. 10, I. 14.

Cette relation est essentiellement indirecte : l’intellect l’appréhende comme l’écho d’un son. T. Stcherbatsky, B.L. I, p. 510.

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vité de la pensée… que celle-ci change et il changera et ce qui dépend de la variation de la pensée (bhinnakalpanā) ne peut apparaître comme une unité et doit être considéré comme un être discontinu (1. 10-14).

Ces reproches sont-ils justifiés ?

Tant qu’ils demeurent sur le plan strictement logique les logiciens n’ont pas à se préoccuper de la nature de la continuité qui existe entre la connaissance objective et la connaissance subjective ; ils se contentent de repousser toute théorie réaliste qui poserait ou bien une substance éter­nelle (atman), receptacle commun des sensations du passé et des sensa­tions actuelles qu’elle coordonne/1, ou encore une pensée atomique (manas) qui servirait de lien entre les sens et l’âme/2.

Les Bouddhistes vont même jusqu’à affirmer, ainsi que nous l’avons vu, qu’il n’y a pas de faculté mentale qui s’emparerait de l’objet et que nous ne connaissons pas le monde extérieur auquel nous imposons les lois de notre pensée.

Si on se place maintenant, non plus sur le plan de l’expérience pratique qui vise à une action par finalité, mais sur le plan de l’expérience critique, celui de l’instantanéité, on constatera qu’il n’y a pas de continuité entre la série des moments de la perception extérieure et celle des moments des impressions internes ; plus encore, du fait que n’existe aucun moi (atman) qui serait une correspondance vivante et permanente entre sensation et conception, celles-ci s’avèrent entièrement hétérogènes et discontinues. Nous aurons ainsi, d’une part, un jaillissement ininterrompu de sensa­tions instantanées rapportées à des causes externes et, de l’autre, un jaillissement d’impressions intérieures, le sentiment immédiat d’un moi senti également comme instantané. Entre ces sensations et ces impres­sions, il ne peut y avoir que des coordinations également instantanées.

Ce n’est que sur le plan de la pratique qu’on peut artificiellement poser des objets durables en face d’un moi durable, la série de l’un corres­pondant à la série de l’autre et ces deux séries demeurant mutuellement indépendantes en dépit de leur déploiement parallèle.

Pour trouver une explication aux divers problèmes concernant la rela­tion du sujet et de l’objet ou celle de la chose instantanée et du concept, le philosophe doit quitter le plan logique où règne la loi de contradiction et qui ne conduit pas au-delà du sujet et de l’objet, et aborder d’autres plans de la réalité : le plan idéaliste, auquel on accède grâce à l’introspection, et le plan mystique qui transcende la loi de contradiction et où sujet et objet s’identifient dans l’unité suprême. La séparation infran­chissable que la logique avait creusée entre la sensibilité et la pensée discursive est, à son tour, considérée comme l’ceuvre de la dialectique, les deux sources se niant mutuellement/3.

Sur le plan de l’idéalisme qui sert d’intermédiaire entre le plan empi­rique et le plan mystique, le métaphysicien écarte toute réalité externe pour n’admettre que la réalité des idées/4. Il est, en effet, incompréhen —



1. N.V.T.T. p. 94, 1. 20. Théorie de Kumārlla.

2. Théorie Nyāya.

3. Th. Stcherbatsky, S.L. I, p. 509 et suivantes.

4. À cela le réaliste objecte : n’avez-vous pas fait de l’activité par finalité le critère de la réalité ? Le Bouddhiste répond qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer un objet externe car l’ac­tion par finalité n’est que pure connaissance visant une action effective (T.S.P. p. 553, I. 23). De toute façon le moment antécédent de la connaissance accomplit le même rôle que l’objet extérieur et l’hypothèse du monde externe s’avère superflue. Voir T. Stcherbatsky, B. L. I, p. 518.



sible qu’on puisse appréhender une chose externe. Celle-ci, en outre, implique contradiction puisqu’elle ne peut être ni simple ni composée, ni atome ni agrégat d’atomes. L’atome en effet devrait être simple mais ne peut être simple, sa contradiction réside en ce qu’il est divisible à l’infini/1. Supposons que, du composé, on abstraie toutes les parties de sorte que demeure seulement l’indécomposable, celui-ci sera sans parties, indivisible, inétendu comme un objet mental instantané, il sera un point-instant mathématique et, en conséquence, une pure idée. N’existent donc que des idées (vijñāna) multiples et instantanées (pratiksana) (T.S.P. p. 540, 1. 8).

La dichotomie du sujet et de l’objet (grāhya grāhaka kalpanā) n’est que construction dialectique : sujet et objet n’ont de réalité que dans la sensation instantanée qui seule est exempte de toute construction men­tale. À l’occasion de cette sensation s’édifie la triple construction irréelle du moi, de l’objet externe et du processus de connaissance qui unifie sujet et objet et qui n’est que l’expression d’une triple attitude à l’égard d’une même réalité, la sensation.

Réalisme critique et idéalisme peuvent constituer les deux points de vue d’un même philosophe : le logicien qui ne s’intéresse qu’à un sujet et à un objet donné est en mesure d’admettre l’existence d’une chose instantanée externe. Le métaphysicien n’arrête pas là son investigation : il sait qu’il n’y a pas de différence dans la connaissance entre ce qui est per­çu et ce qui perçoit et que la connaissance qui est une n’éclaire que soi. Si elle semble scindée en un sujet et en un objet c’est par suite de la dichotomie propre à toute pensée sur laquelle s’exerce l’action des vāsanā, ces activités autonomes et inconscientes.

Avant de quitter la logique des Bouddhistes il est intéressant de se demander de quelle façon on prend conscience de l’instantanéité : est-ce intuitivement, au moyen de pratyaksa, ou discursivement par l’intermé­diaire de kalpanā ?

Kamalasila (T.S.P. p. 70, 1. 7 sl.135) répond qu’on appréhende direc­tement (grah —) l’instantanéité à l’instant même de la sensation, on en a une intuition (anubhava) mais on n’en peut avoir une connaissance dis­tincte, conceptuelle (vikalpa) et bien définie (niscayajñāna), du fait qu’on lui surimposerait des qualités au moyen de l’illusion (bhrānti­nimiltena gunānlarasamāropānna viniscíyale). Par ces paroles concises Kamasila veut dire que, dès que la conception s’applique à l’impression primitive d’instantanéité, elle façonne fallacieusement la catégorie de la durée. Cette intuition, bien qu’intense, ne peut donc devenir l’objet d’une claire représentation : “La pensée n’a une connaissance détermi­née que d’une série d’instants, l’instant individuel lui demeurant inac­cessible (ksanasya prāpayitum asakyalvāt » N.B.T. p. 12, 1. 19). Seul le saint, grâce à l’intuition mystique (yogipralyaksa), contemple les choses instantanées de façon directe, il a une appréhension immédiate (ksani­katvādi grāhi) de l’instantanéité en faveur de laquelle le philosophe a laborieusement avancé des preuves (pramānena vinisci (a) (B.L. II, p. 31, n. 1).



1. T.S.P. p. 552 ainsi que de nombreux arguments p. 556-557. B. L. I, p. 514 et suivantes.

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SANTANA, LA SÉRIE OU L’ENCHAINEMENT DES INSTANTS

Nous venons de voir de quelle subtile manière s’élabore la durée aux yeux des logiciens de l’école de Dignāga ; mais de leur aveu même ils n’ont fait qu’effleurer un problème qui ne touche pas directement aux ques­tions de logique.

Il nous faut donc nous tourner vers la théorie de la série telle qu’elle nous est décrite par Vasubandhu/1. C’est à l’occasion de la fructification de l’acte que sont approfondies les causes psychologiques de l’enchaîne­ment des instants et nous verrons sous quelles conditions l’acte de déci­sion entraîne une conséquence relativement durable ;

Afin d’exposer le mécanisme de la fructification de l’acte responsable, il est indispensable d’étudier séparément les diverses composantes de la série que sont la volition (cetanā), le germe (bija), la transformation (parināma) de la série, son moment ultime (visesa) et son fruit (vipāka)..

Ce processus comprend deux sortes de durées successives : l’une, ana — génique, correspond à l’acte responsable et libre qui déclenche le méca­nisme de la fructification ou évolution de la série. L’autre, catagénique, résultante, est la conséquence de cet acte de volition ; elle est matura­tion (vipāka) ou action réalisée (karmasādhana). Cette durée catagénique, automatique s’épuise peu à peu et tend nécessairement à disparaître.

Tandis que la décision est claire et consciente, la durée catagénique appartient aux zones infra-conscientes ; elle est, de ce fait, obscure et les lois de son mécanisme ne sont pas faciles à dégager.



Cetanā, acte de volition/2

La série karmique se trouve ponctuée et prolongée par des instants de décision (cetanā), instants particulièrement efficaces car ils forment les articulateurs de la série, jouant ainsi un rôle comparable à celui des rtu védiques.

À ces moments initiaux se rattache une certaine organisation des éner­gies : une seule décision importante modèlera et orientera les éléments (dharma) de la personnalité toute fictive, ne l’oublions pas, de façon à former une ou plusieurs vies individuelles. Il en résulte que le temps des décisions est primordial, c’est lui qui dirige la durée catagénique.

Cetāna est, nous l’avons vu/3, un acte de pensée forte et lucide qui com­porte intention et décision. C’est un acte qui ne dure pas. En outre il est isolé des actes qui le précèdent et de ceux qui le suivent car les déci­sions qui se succèdent au cours d’une vie sont discontinues entre elles et sont relativement rares. Autrement dit, l’acte n’enchaîne pas l’acte. Le déterminisme qui rattache l’acte à ses conséquences ne joue pas pour le moment de la décision à l’égard des actes antérieurs.

En résumé l’acte intentionnel est un commencement absolu ; il est donc libre mais il a une suite temporelle. Telles sont les deux caractéris­tiques qui vont être examinées.



1. A. K. II.36.

2. Le rôle de cet acte de décision dans l’ancien Bouddhisme a été analysé ci-dessus p. 249.

3. Voir ci-dessus p. 204.

Le Buddha revient fréquemment sur ce point central de son enseigne­ment : le meurtre, dit-il, ne s’explique pas en remontant à l’influence des actes anciens (karman), ni en recourant à un dieu. Il serait faux égale­ment de dire qu’il est sans cause : c’est par la volition (chanda), la déci­sion (vāyāma) qu’un acte est à faire ou n’est pas à faire (A. N. I.173)

Cetanā, le libre acte de décision est instantané, il périt aussitôt apparu ; c’est donc un acte qui commence causalement et temporellement parlant : « D’un acte durant un instant la rétribution peut durer de nombreux instants mais la réciproque n’est pas vraie »

Cette liberté se manifeste de façon évidente dans de nombreux exem­ples, conversion brusque à la doctrine du Buddha ainsi que dans des cas qui mettent en valeur la dernière pensée du mourant : « Les hommes qui ont fait du mal jusqu’à cent ans, s’ils pensent au Buddha au moment de mourir, ils obtiendront tous de renaître au sommet du ciel »/2. Il ne faudrait pas voir dans ces paroles un accroc à la loi du karman, l’acte et son fruit, car elles signifient ceci seulement qu’en dépit des actes qui ont pu la précéder la pensée demeure parfaitement libre puisqu’elle se renou­velle d’instant en instant, de sorte que, en quelque moment qu’elle appa­raisse, même in extremis, elle est seule maîtresse de l’organisation de la série individuelle.

L’intention/3 qui est libre choix, est première car elle qualifie l’acte bon ou mauvais, elle lui confère la valeur et de cette valeur va dépendre la durée. Grâce à l’intention qui les moule les éléments de l’avenir sont voulus (cetita) par la volition qui est dite « abhisamskārika » intention­nelle,/4 ils forment l’objet d’une résolution, d’un vœu (pranihita) tel que « je serai dieu, homme »/5 et ils sont en conséquence coordonnés et construits (samskrta). L’acte n’est pas seulement fait (krta), il est para­chevé, modelé (abhisamskrta) ; ce qui signifie que l’acte est voulu, accom­pli en toute conscience ; il est volontairement assumé et est, en consé­quence, imputable. Etant modelé conformément à l’intention de l’agent, à son tour il modèle sa destinée.

Dans le langage d’Abhidharma on dira que l’acte intentionnel (manah samcetanā) qui confectionne une rétribution (vipākābhisamskarana) est projecteur du fruit (āksepakakarman) (A. K. III.41. Yas, p. 318, L 31).

Par contraste avec cet acte, n’engagent pas la durée l’acte involon­taire, inconscient, non précédé de pensée (abuddhipīirva) ; le geste com­mis par erreur ; l’acte accompli en hâte (sahasākrta), cet acte fût-il précédé d’une décision n’a pàs de rétribution, tel le mensonge proféré par habi­tude dans l’élan du discours/6.

Concevra-t-on la valeur de l’acte comme une qualité qui formerait son essence ou s’attacherait à lui, ainsi que l’imaginaient certains contem­porains du Buddha ? Assurément non. L’acte de décision est libre choix



1. Bahu ksanikasya karmana ekaksanikah. Cet acte instantané peut aussi se répéter. A. K. I1.54. YaS., p. 215, 1. 16.

2. Versions chinoises du M. P. Voir P. Demiéville, B.E.F.E.O. XXIV, 1924, p. 166.

3. A. K. IV.3, trad. p. 12. Yas. p. 356. Cf. A. N. I1I.415.. Je dis, moines, que l’intention (cetanci) est l’acte moral : quand un homme a une intention (cetayituá) il agit par le corps, la parole, la pensée ..

4. A. K. III. Ya $. p. 291, I. 18.

5. A. K. III, trad. p. 73. Note 2 du traducteur.

6. A. K. IV.120. Yaâ., p. 435, 1. 20.

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et unification, il ordonne les instants selon un plan, il réalise un projet fondamental. C’est en ce sens seulement qu’on peut dire qu’il projette une durée.

Il suffit d’énumérer quelques-uns des divers états de conscience qui, selon les Sarvástivádin, sont toujours simultanés à la décision et présents en tout instant de pensée, pour comprendre le sens qu’il faut donner à l’expression’ projection du fruit’ : ce sont l° le désir d’agir (chanda) ; 2° le jugement ou l’acte d’attention (manaskāra) qui est flexion de la pensée, ce qui la courbe vers l’objet ; 3° la mémoire (smrti) qui chérit l’objet, s’infléchit vers lui ; 4° la complaisance (adhimukti) à son égard/1.

Accompagnée du désir qui est appropriation, vouloir vivre, la cetanā va modeler la pensée en s’inclinant (nam —) vers l’objet passé, présent et futur, en s’y complaisant Parinam — exprime bien cette’ inclination intégrale “, tout en spécifiant la courbe de son évolution.

La décision qui est une attitude fondamentale, un karman, acte valo­risé et, en conséquence, acte exceptionnel, ordonne la série des pensées, lui imprime une direction vers le bien ou vers le mal : « La série de pensées, est-il dit, se ploie (nam —) sans cesse vers l’objet dont on a soif ; ainsi en va-t-il de la réexistence »/2.

La série prise en tout son dynamisme est propulsée par une succession de tendances ou courbures qui sont des actes de choix et nullement des états.

Une organisation et une unification supérieure sont les traits. caractéris­tiques des actes et efforts (abhisamskāra) qui sont de rétribution néces­saire et entraînent une durée catagénique. Ces actes ordonnent l’avenir en ce sens que leurs effets vont former une série causale ; ils sont nommés upacita, accumulés ; ce qui signifie en langage d’école que l’acte, en rai­son de son caractère intentionnel (sarncetanatas), est imputable à son auteur, et qu’il va mûrir et se développer/3.

Afin d’être accumulés les actes doivent remplir une première condi­tion, c’est d’être impurs (āsrava), de former un flux. En d’autres termes, ils ne sont pas apaisés et c’est pourquoi ils sont des abhisamskāra et que leur effort de coordination est éminemment constructeur.

Parmi ces actes sont rétribués, de préférence aux autres, les actes accom­plis avec une grande intensité de passion ou de foi ainsi que l’acte habi­tuel,/4 car la foi et la passion violente imprègnent profondément la person­nalité. L’acte répété, de son côté, engendre des habitudes mentales tena­ces. A ce sujet l’Abhidharma kola (IV.96) signale que la passion chro­nique, continuelle est plus difficile à détruire que la passion violente.

L’effort organisateur se manifeste aussi bien par l’intensité de coordi­nation, celle qu’on trouve dans une grande passion qui unifie toutes les énergies de la personnalité tendues vers un but unique, que par la répétition habituelle en vue d’une même fin. Dans ces deux cas il y a centralisation et structuration fortes ; une organisation centrée sur le



1. L’adhimukti est l’approbation de l’objet conformément à la décision prise (eetanà). A. K. 11.24.

2. Yatra (visage rriptidau) satrsmi eittasamtalih tatrābhīksnam cittasamtatim namanlīgl pasgrimah tasrnrit punarbhave'pi evam. Yas. p. 523, 1. 32.

3. Ya $. p. 435, 1. 27.

4. V.M. p. 601 énumère acte lourd, grave, abondant et répété.

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moi. Le dessein (celanā), par désir d’appropriation, modèle la pensée en lui imposant une structure, il en fait une individualité qui a conscience d’être un agent permanent et cette conscience, à son tour, renforce la structure. Il a été déjà montré comment l’individu, ainsi constitué, veut posséder et devenir et en quel sens cette soif d’appropriation qui forme son essence est à la source de la durée.



Evolution de la série et maturation

Nous venons de voir que l’intention ou le dessein constamment dirigé vers un même but explique l’organisation structurale de l’individualité. Sous l’influence de la soif les expériences psychiques (dharma) ne demeu­rent pas juxtaposées, elles se groupent en complexes organisateurs ou organisés (samskāra ou samskrta), car se réunir, pour le Bouddhisme, c’est’ s’efforcer vers”.

En quoi consiste la série qui constitue l’individu ? La série de l’acte (karmasantāna) est la série des pensées (itta), les moments successifs qui ont l’acte pour principe.

L’Abhidharmakosa (II.36) la définit comme « la somme des énergies ou germes du passé, du présent ou de l’avenir en relation (le causalité, constituant une succession ininterrompue » 1.

Cette série existe-t-elle indépendamment des membres (santānin) qui la composent, c’est-à-dire, les instants ? Est-elle d’autre part continue et permanente ?

Le réaliste Kumārila (S.V. p. 696), adversaire acharné des Bouddhis­tes, leur objecte à ce sujet : “Si vous n’admettez pas l’existence d’une série distincte de ses membres, les membres de la série étant momentanés, il n’y aura pas d’agent ni d’auteur de l’acte. Si, par contre, la série est distincte de ses membres et permanente, il s’ensuit que, du fait que vous affirmez la momentanéité de tout ce qui existe, la série ne sera qu’un être de désignation ; étant alors irréelle, elle ne peut être un agent. Et si vous soutenez qu’elle existe réellement et qu’elle n’est pas momentanée, vous renoncez au dogme de l’instantanéité (ksanikavāda)”.

Les Sautrântika répondent que la série ne possède qu’une unité appa­rente. “La série (sanlāna ou santati) est un terme qui désigne les instants de manière collective, en vue de la brièveté, tout comme les arbres sont connotés par le terme’ forêt ».” (T.S.P. p. 523, 1. 16).

En fait la série n’existe pas, seuls existent de façon réelle les membres que sont les instants ; surgissant en contiguïté ceux-ci paraissent conti­nus en raison de leur succession sériale. S’il y avait fluidité de la durée il y aurait éternité (sā. vata) et s’il n’y avait pas contigúité il y aurait anéan­tissement (uccheda).

Mais continuité ou contiguïté sont d’ordre causal ; les instants se suc­cèdent selon la loi de l’apparition conditionnée ; la succession de ces instants n’est donc qu’une discontinuité, étant donné l’hétérogénéité des termes successifs.

On dit que la série évolue. Parināma est la modification de la série, le fait qu’elle naît différente, son altérité (anyathātva) d’instant en ins­tant’ (A. K. II.36). II y a donc hétérogénéité foncière au sein même de



1. Ya3. p. 719 et p. 148, I. 1.

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la série ; en effet la série subit une différenciation graduelle et subtile laquelle n’implique nullement continuité réelle car il ne faudrait pas ima­giner la série à la manière d’une substance permanente (dravya, avas­thita) dans laquelle naîtraient en succession les éléments différents. Les Sautrāntika nient en effet avec la plus grande énergie l’existence d’un support qui serait différent des pensées et des énergies structurantes. Cette évolution est comparable à une flamme qui brûle une jungle, flamme qui n’est constituée que par des instants de flamme.

Le dernier moment efficace de la série est le moment qui possède la capacité de produire immédiatement le fruit. Il se distingue sous ce rap­port des autres moments, il est donc nommé “visesa “, moment culmi­nant de l’évolution. C’est ainsi que la pensée à l’instant de la mort, lors­qu’elle est associée à l’attachement, possède la capacité de produire une nouvelle existence.

« Nous soutenons, dit Kamalasila (T.S.P. p. 140, 1. 19) qu’un objet ne peut produire une chose que lorsqu’il a atteint le dernier moment de son existence (antyávasthāpràpta) (qui est son seul moment de réalité) et à nul autre moment ».

Le fruit qui est produit par le dernier stade de l’évolution de la série issue de l’acte reçoit exclusivement le nom de « maturation » (vipāka).

Reprenons ces diverses phases une à une en précisant en quoi consiste l’évolution de la série, puis sa maturation ou son fruit.

L’acte instantané de décision au moment où il s’accomplit exerce un parfumage (vāsanā ou bhávanā) sur la série mentale en y déposant un germe (bija) ou en y créant une capacité spéciale (saktivisesa). Ces germes et capacités qui rendent compte des modalités de la série sont la cause de la série en ce sens que celle-ci, ainsi parfumée, subit une différenciation dont le point d’aboutissement est un état de rétribution. Mais, ne l’ou­blions pas, la série n’est rien de plus que ces germes et impressions. Il ne faudrait pas la prendre pour un substrat qui recevrait un germe ou con­tiendrait une puissance virtuelle. Le langage est entièrement métapho­rique : la série n’est qu’une organisation d’instants.

La nouvelle terminologie des Sautrántika semble impliquer au premier abord une réelle continuité : nous avons en effet bhāvanā, v. sanā, éakti, bija, imprégnations, impressions, capacité, germe, qui ont pris en partie la place des énergies constructrices (samskāra) ; parināma, l’évolution s’est substituée à l’ancien viparinālna/1 et enfin santāna de tan — étendre, n’est qu’un nouvel aspect du vijñānasrotas ou vijñānapraváha, le flot des états de conscience qu’on trouve dans les textes anciens.

Un examen approfondi montre qu’il n’en est rien : germes et impres­sions ne sont pas des pouvoirs permanents ni des traces, résidus passifs ; ils ne diffèrent des énergies constructrices que par une nuance : ils sont inconscients tandis que les samskāra sont tantôt conscients, tantôt incons­cients. C’est probablement pour éviter toute équivoque qu’on les a nom­més d’un autre nom ; parallèlement, les samskāra devenaient les condi­tionnants ou conditionnés, s’éloignant ainsi du sens originaire.

La vāsaná (de vas — demeurer, exister) n’est pas une trace que le passé aurait imprimé dans une matière ; le bija n’a rien d’un germe qui agirait



1. Voir ci-dessus p. 216.

sur les instants à venir en leur transmettant le legs des actes passés. Si le germe contient l’héritage de l’acte, ce n’est que d’une façon toute méta­phorique : il n’est pas une substance douée de propriétés et qui durerait ; il est dépourvu de toute réalité substantielle, il ne contient rien, pas même virtuellement ; il n’évolue pas, en un mot, il est instantané. Les germes discontinus se perpétuent en série selon la formule : ceci étant, cela est.

Il reste à se demander pour quelle raison on les appelle des germes (bija). On peut avancer deux raisons : ils sont des germes par rapport à la succession consciente ultérieure ; en second lieu, le germe implique commencement absolu et c’est cet aspect que les Sautrāntika ont voulu mettre en lumière par cette succession de germes inconscients, disconti­nus où chacun est un début par rapport au précédent.

Le germe actuel ou, plus précisément, le concours des conditions présentes construit ou détermine le germe qui succède ; c’est en ce sens seulement qu’on peut dire que les conditions, à savoir l’instant précé­dent, lui lèguent tout l’héritage du passé.

Les bija ne sont pas des virtualités engendrées par la décision et que la série va charrier jusqu’à ce qu’ils mûrissent en expérience et en sensations. Cette image porte à confusion ; la série n’est pas une entité distincte des germes ; elle n’est pas un contenant par rapport à un contenu.

‘Il est donc faux de dire que, bien que les choses isolées soient instan­tanées (ksanika), il puisse y avoir identité ou unité de la continuité sériale (prabandhaikatva), car cette série n’est que forgée (kalpita) ; elle n’est pas une chose réelle. En fait, il n’y a pas de continuité d’existence car ce qui est construit ne peut être une chose’/1.



Rétribution (vipāka)

Après ces éclaircissements nous pouvons aborder le délicat problème de la rétribution de l’acte.

Pris en son sens le plus large la rétribution signifie que les énergies coordonnées par un projet unique forment une organisation totale qui apporte à la représentation des objets une structure spécifique. Ten­dances et préoccupations constantes ordonnent l’univers de chacun dans le sens où elles ont ployé l’individualité.

‘Celui qui projette (abhisarnkharoti) des actes discordants naîtra dans un monde discordant (savyāpajjha) et des impressions discordantes l’affecteront. Celui qui projette des actes harmonieux renaît dans un monde harmonieux et jouit d’impressions harmonieuses’ (A.N.I.122).

Telle était, à l’origine, la portée véritable de la loi de la rétribution : cette organisation sensorielle, intellectuelle et affective conditionne les divers aspects de notre univers. La pensée apaisée n’éprouvera que des expériences apaisées. La pensée qui se tend vers l’excitation des plaisirs ne jouira que de plaisirs instables. Des samskāra angoissés façonneront un cosmos de l’angoisse et des tendances avides un cosmos de l’avidité, chacun forgeant ainsi un univers, sa rétribution, à l’image de ses ten­dances profondes.



1. Kalpitam cettadekatuagt prabandhaikyauivaksagā / na tasyñuasthitih káciduastutuam na ca bháuikam. (T.S. BI. 1448). Et Kamalasna, p. 424, 1. 12-14 : fada kalpitamekatuar¡t na pdra­marthikagt, paramárthatas tu na kasyacid avasthitih.

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Le terme vipāka demeure ambigu pour les Vaibhàsika parce qu’il est susceptible d’une double interprétation : ‘Vipāka est ou bien le résultat indiqué par la racine vipac — et signifie rétribution. Ou bien il est “ce qui devient mûr (vipacyate)”, c’est-à-dire l’action au moment où elle donne un fruit (karmasādhana). Vipāka est ce qui est devenu mûr’ (Yasomitra, p. 211, 1. 30).

On peut donc le prendre comme un résultat ou comme la maturation même. Il est, en ce dernier cas, le déterminisme qui préside à l’ordre d’apparition des états de conscience, ordre déterminé par l’acte qui leur a imposé l’enchaînement structural. C’est à cet automatisme de la durée — rétribution que font allusion les paroles suivantes : ‘La rétribution d’un acte ancien peut avoir commencé, peut se continuer au moment actuel, peut se prolonger dans l’avenir, elle appartient à trois époques (traiyadhvi­kauipāka), l’acte, lui, n’appartient qu’à une seule époque (le présent)’ (Yas. 215, 1. 14).

Pour le Sautrāntika le fruit reçoit le nom de vipāka à deux conditions : il doit être produit par le dernier stade de l’évolution d’une série ; il doit durer plus ou moins longtemps en raison de la force plus ou moins grande de la cause. Par conséquent, la seule explication de vi nāka est la suivante transformation (viparināma), et maturité/1.

Faut-il voir en cette maturation inconsciente et automatique l’ultime bastion d’une durée réelle qui, sous la forme d’une tension perdurante, s’étendrait de l’acte anéanti jusqu’à son résultat présent ?

Ce problème est particulièrement épineux : le Buddha avait défendu à ses disciples de spéculer sur la fructification de l’acte et les philosophes qui succédèrent n’ont fait qu’effleurer la question.

La maturation n’a d’abord rien d’une durée qui souderait les instants ; elle implique changement et destruction. Le préfixe « vi » a même fonc­tion dans vipāka que dans viparināma : “Le préfixe « vi » indique la différence, dit Vasubandhu, le vipāka est un fruit (Oka) dissemblable à sa cause” (A. K. 11.54). “La rétribution n’est pas simultanée à l’acte qui la produit car le fruit de rétribution n’est pas dégusté au moment où l’acte est accompli. La rétribution ne suit pas l’acte immédiatement (anantara) ; en effet, la cause de rétribution dépend, pour réaliser son fruit, du développement de la série (pravāha)” (Yas. 215, 1. 25).

Il y a non seulement discontinuité entre la cause et son fruit, mais encore discontinuité à l’intérieur du mécanisme inconscient de la matu­ration/2. Cette hétérogénéité (anyathātva) n’est autre que la succession propre à la série dont la maturation n’est que l’évolution inconsciente.

Lorsqu’on examine les deux termes extrêmes de l’évolution, acte et résultat, on constate une différence radicale entre eux : l’acte initial est moralement qualifié, la conséquence est toujours moralement indéter­minée. L’acte est intention, le résultat est expérience ; l’évolution n’im­plique donc pas une continuité réelle car il y a un changement radical ; néanmoins cette évolution n’est pas arbitraire car elle obéit à la loi du pralilyasamutpāda qui, nous le savons, est une succession liée.

Une autre différence importante à signaler entre l’acte et son fruit repose sur une différence de tension. Nous avons vu comment l’acte



1. Note 1 du traducteur. A. K. II, p. 272, ce texte est extrait des remarques de Hiuan-Tsang.

2. Voir à ce sujet K.S.Y. trad., p. 101-102.

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de décision, en organisant et en unifiant les éléments, leur confère une structure relativement stable et définie, en fait une série causale. La maturation, par contre, semble comporter décentralisation et désorga­nisation automatique : les sarnskāra, ces mobiles synthèses, se délient peu à peu ; il y a amortissement progressif de la tension initiale : on dit que l’acte s’épuise et, lorsque le fruit de l’acte est mûr, la détente est totale/1.

Les textes qui concernent le problème de la fructification de l’acte semblent silencieux à ce sujet ; néanmoins certains cas de fructification que citent nos auteurs ne s’expliquent que si l’on fait intervenir tension et organisation : prenons le cas du meurtrier qui renonce, par la suite, au meurtre et délivre sa pensée en pratiquant la méditation de bienveil­lance ; il abandonne sa faute et, au lieu d’une rétribution future en destinée infernale, il souffrira des conséquences de son meurtre dans l’exis­tence en cours puis, après sa mort, il renaîtra dans un ciel supérieur où la rétribution de sa faute ne peut le suivre.

Si l’homme peut ainsi transformer la nature d’une rétribution jugée nécessaire, car le meurtre est un dessein et une organisation particulière­ment forts, c’est parce qu’il y a eu au préalable désorganisation des sams­kāra et réduction de la tension. La méditation de bienveillance a trans­formé l’organisation antérieure, brisé la cohésion de la série ; l’orienta­tion meurtrière est remplacée par une attitude toute nouvelle de bien­veillance qui va déterminer une structure différente.

Est-ce à dire que la loi du karman est frustrée ? Non, car si la tension de meurtre s’amortit plus vite, elle obéit néanmoins aux lois générales du karman qu’a posé la Scolastique.

Il serait facile de trouver dans les plus anciens textes des exemples de décisions libres qui brisent la synergie précédente et imposent une nouvelle coordination des énergies : la pensée cultivée et unifiée (bhā­vanā et ekāgralā) serait dépourvue d’efficience salvatrice si l’on n’accep­tait pas cette hypothèse.

Il s’ensuit que la systématisation supérieure des énergies forme l’es­sence du karman : elle est fondamentale tandis que la rétribution n’est que secondaire et s’explique par elle.

On peut se demander le rôle exact qui revient à la tension dans l’effort d’organisation. Les Vaibhāsika utilisent deux termes qui semblent expri­mer une tension réelle : c’est āksepaka karman, acte projecteur et vega, élan de la passion violente.

L’élan inhérent à l’acte accompli avec passion ou foi ardente est le facteur déterminant de l’automatisme de la maturation. En un sens on peut se demander si celle-ci n’est pas le pur amortissement de cet élan car, nous le savons, le fruit de rétribution épuise l’élan et probablement libère la tension.

« Il arrive qu’un moine doué de foi… pense ainsi en lui-même : puissé-je après la mort avoir en partage une renaissance dans une maison prin­cière. Il fixe sa pensée sur cette condition, il l’établit fermement (adhit­thāli)/2, il cultive et développe sa pensée (bhāveli). Ses tendances (sam —



1. Mais, parce que la soif se renouvelle sans cesse, d’autres synthèses se reforment et le nirvāna ne peut être atteint grace au simple phénomène de la maturation.

2. Voir ci-dessous, p. 315.

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khāra) associées à ces habitudes (vihāra) qu’il a ainsi encouragées et développées l’amènent à renaître dans l’existence désirée » (A. N. 111.99 — 100).

Et encore : « Si un homme, dit le Buddha, cultive (bhāv —) pleinement (paripunnam) et complètement des habitudes de chien, une conduite de chien, une pensée de chien, un comportement (kappa) de chien, à la dissolution du corps, après la mort, il ira avec les chiens » (M.N. 1 387).

L’inéluctabilité de la rétribution n’était donc à l’origine que celle d’une impression (vedaniya) provenant d’un acte de même nature qu’elle, à savoir inapaisé. Elle ne consistait probablement pas en une correspon­dance rigoureuse entre l’acte et ses conséquences/1.

Du fait que la rétribution est d’abord une impression, elle appartient à une série individuelle, elle est propre à chacun, à l’encontre des choses telles le fleuve, la montagne qui ne sont pas rétribution car elles sont communes à tous (A. K. II.57).

Il n’y a donc pas une durée totale de l’univers mais une durée propre à chacun, étant donné que la durée n’est que le résultat de nos actes, à savoir rétribution.

Vipàka, maturation ou rétribution, apparaît déjà dans l’ancien Boud­dhisme (DmP 67-68). Mais āsava, le flux impur, conséquence du karman, rendait son emploi superflu.

Vasubandhu fait de la maturation une spécification de ce flux : « Sont seuls causes de rétribution les éléments impurs (āsrava)/2 bons et mau­vais parce que leur nature est de mûrir (vi pākadharmalvāt) » (A. K. 1I.54. Yas, 211, 1. 16).

Dans ces conditions la prolongation du fruit, c’est-à-dire la durée, serait proportionnelle à la tension de l’organisation. C’est ce que dit le Sautrāntika lorsqu’il précise que le fruit dure proportionnellement à la puissance de sa cause.

Mais l’élan, ne l’oublions pas, n’a d’efficience que par l’organisation qu’il suscite. En outre, il n’est pas continu : son amortissement même est le signe de sa discontinuité. En effet, sous l’influence de la soif, l’effort organisateur détermine une coopération des énergies en vue d’une fin, ce qu’on nomme en langage d’école un enchaînement sériai (sanie-ma) qui part de l’acte pour aboutir au fruit. Et cet enchaînement tend spon­tanément à la désorganisation, à la détente selon la loi générale de l’éva­nescence.

La durée de vie (āyus)

Le cas le plus frappant de la rétribution est la vie qui est « vipāka », maturation de l’acte.

« Les actes anciens, nous dit l’Abhidharma Kosa, projettent pour un certain temps de durée (sthilikālāvedha) les grands éléments constitutifs des organes » (II.10. Yas. p. 104, 1. 26).

Selon les Sarvāstivādin il existe un principe de vie (àyus) ou organe vital (jivilendriya), un élément en soi, immatériel, faisant partie des for —



1. Un mentie crime n’a pas des conséquences identiques selon l’individu qui en est l’auteur.

2. Sur à-dru —, qui’ s’écoule, a un déroulement temporel ». Voir ci-dessus p. 219-220.

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ces subtiles dissociées de la pensée (cittaviprayukta samskāra), donc incons­cient, qui est la cause de la durée de la série pour un 1aps de temps déter­miné/1.

Support de la chaleur et de la connaissance et, à son tour, supporté par elles, cet āyus est une force de durée de vie qui, au moment de la nais­sance, présage le moment de la mort comme la force qu’une flèche dé­charge fait présumer le moment de sa chute/2.

Ce principe vital, en tant que projection de l’acte, continue à exister aussi longtemps que cette projection le permet.

À ceux qui leur objectent que cette théorie porte atteinte au dogme du discontinu, les Sarvāstivādin répondent que cet organe se renouvelle d’instant en instant.

Le Sautrāntika repousse cette existence en soi de l’organe vital. La vie n’est pas une entité spéciale inconsciente, « elle n’est qu’une certaine puissance que l’acte d’une existence antérieure place dans l’être au moment de la conception, puissance par laquelle, pendant un temps déterminé, les agrégats se renouvelleront en cette série homogène qui constitue une existence… De même est placée dans la flèche lancée une certaine puissance qui fait que, pendant un temps donné, elle se déplace »

J’ai déjà montré ce qu’était en réalité pour les Sautrāntika cette puis­sance (sakti ou samskāra) ; elle est discontinue et n’a rien d’un élan ou d’une chose en soi : « Le Vaisei ; ika croit qu’une certaine sorte de qualité (guna) nommée samskāra, impetus et aussi vega, élan, naît dans la flèche. Par la force de cette qualité la flèche vole sans arrêt jusqu’au moment de sa chute »/4.

Le Sautrāntika objecte que si l’élan (samskāra) qui existe dans la flèche est unique et indivisible jusqu’à la cessation du mouvement et si, d’autre part, la flèche ne rencontre pas d’obstacle, on ne s’expliquera ni pourquoi la flèche finit par tomber, ni la différence de sa rapidité.

Le Sautrāntika admet de nombreuses énergies organisatrices de la vie (àyuh samskāra). Examinant le cas du saint qui prolonge ses propres énergies (A. K. II.10 trad. p. 123) Vasubandhu précise que si ces énergies sont désignées au pluriel c’est, selon les uns, afin de condamner la doc­trine d’après laquelle le principe vital est une entité (dravya)/5 suscep­tible de durée et, selon les autres (les Sautrāntika), afin de condamner la théorie des Sarvāstivādin qui voient dans l’organe vital un élément en soi.

Le saint stabilise ainsi de nombreuses énergies vitales existant simul­tanément ou apparaissant en succession. Il s’agit ici, en effet, d’une série de moments, car ce n’est qu’au moyen d’une série que le saint peut faire du bien aux autres ; il n’aurait aucun avantage à stabiliser un moment (Yas. p. 105, 1. 14).



1. A. K. 1I.45 et voir trad. II.1. p. 105 : • L’organe vital est souverain en ce qui concerne la prolongation (auasthàna) d’une existence depuis la naissance jusqu’à la mort • mais non pas en ce qui concerne la connexion d’une existence avec une autre existence, cette connexion dépend, en effet, de l’esprit (manas).

2. Th. Stcherbatsky, The central Conception, p. 105.

3. A. K. 1I.45, p. 216 de la traduction. Yas. p. 169, 1. 13.

4. V. D. V. I. 16-17. Les Naiyāyika, au contraire, reconnaissent autant de samskāra qu’il y a d’actes (krigà) momentanés.

5. Entité susceptible de durée (kàlàntarasthàuara). Yaâ. p. 105, 1. 18.

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Durée de vie de l’homme délivré

Le Buddha qui ne fait plus d’actes intéressés échappe complètement à la durée anagénique, mais il reste néanmoins soumis, aux dires de cer­taines sectes, à une durée catagénique.

Bien qu’il soit assuré de ne plus renaître après sa mort, il demeure encore ici-bas jusqu’à ce que sa vie actuelle ait atteint son terme. Il attend paisiblement que ses actes anciens fructifient en subissant avec impassibilité la douleur et la jouissance qui sont les conséquences de ces actes.

I1 est difficile de savoir de quel pouvoir exact jouit le Buddha et le saint à l’égard de cette durée passive, automatique, organique, qui finit nécessairement par s’épuiser. Il est possible que le pouvoir varie selon le degré de sainteté.

Pourtant il nous est dit à plusieurs reprises dans des textes très anciens que l’usure du karman ne dépend pas du temps (akālikā) ; tout comme la vision authentique du dhamma, elle est intemporelle/1. Par cette thèse qui devait être celle du Buddha, celui-ci prenait nettement position contre les Jaïna et les Ājivika.

Par contre des textes plus tardifs comme l’Anguttara Nikāya (I.141) précisent « qu’on ne meurt pas avant que soit épuisé le karman ».

D’après ce que nous rapporte le Digha Nikāya (II § 51) le Buddha aurait pu demeurer un éon sur la terre si son disciple Ananda l’en avait prié, mais ce dernier ne comprit que trop tard l’allusion délicate que lui faisait le Buddha à ce sujet.

Comme le signale L. de la Vallée-Poussin (morale Bouddhique p. 249) le Buddha est le maître de la mort car il prolonge sa vie de trois mois en repoussant la tentation de Māra qui lui disait d’entrer de suite en nir­vana. Et il est le maître de sa vie car, le terme écoulé, il délie ses énergies vitales et entre dans le nirvāna.

Les sectes anciennes discutèrent au sujet de la durée de vie du Buddha ; pour certaines, cette durée n’est que rétribution (vipāka) ; si longue soit-elle, elle ne peut être infinie car la rétribution des actes s’épuise à la longue/2.

Les Mahāsāmghika, les premiers probablement qui aient spéculé sur l’infinité de la vie des saints, estiment que le possesseur des quatre pou­voirs mystiques (rddhipāda) épuise le samsāra. Le Kathāvatthu leur attribue la thèse suivante : « Le saint, s’il en a le désir, peut grâce à sa puissance spirituelle prolonger sa durée de vie (āyus) durant un kalpa » (X 1.5).

À cela les Theravādin objectent que la vie du saint, sa destinée (gati), l’acquisition de son individualité (attabhāvapatilābha) ne sont pas dus à des pouvoirs spirituels, ils sont le résultat de l’acte intentionnel (karman). Ces pouvoirs ne peuvent, tout au plus, que faire obstacle à une mort prématurée, c’est-à-dire antérieure au terme fixé par la loi karmique. D’autre part, ces pouvoirs n’ont aucune puissance sur l’impermanence, il ne peuvent empêcher un instant de conscience qui vient de surgir de



1. Voir ci-dessus p. 211.

2. A. K. IV. trad. p. 182. Voir L. de la Vallée-Poussin, Bul. R. A. de Belgique : » Le Bouddha éternel «, 1929, p. 321-322.

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périr aussitôt, ni ne peuvent rendre permanents (nicca) les sensations, impressions. Samskāra… et les Theravādin citent à l’appui de leurs dires un passage de l’Anguttara Nikāya (II.172) montra que qui que ce soit dans le monde, füt-ce un dieu, Māra ou Brahmā, ne peut rien contre quatre choses : la vieillesse, les infirmités, la mort de ceux qui sont soumis à ces choses : il ne peut rien non plus contre l’accomplissement des consé­quences des mauvais actes passés. »

Ces mêmes Mahāsāmghika soutiennent encore, d’après Vasumitra (I.8), que la longueur de vie des Buddha est sans limite ; mais cette vie ne s’explique pas, comme le veulent les Theravādin, par la rétribution, laquelle finit par s’épuiser, elle est due à la compassion infinie qui oblige le Buddha à servir à jamais tous les êtres (I.9).

Signalons également que, d’après l’école plus tardive et idéaliste d’Asan­ga, le temps de vie des Tathāgata est sans limite : les Buddha sont éter­nels, ils possèdent des éléments inépuisables car il n’y a rien en eux qui soit rétribution. L’éternité de leur vie s’explique par une pitié sans limite qui les pousse à se dévouer éternellement au salut de tous.

Les Sautrāntika donnent une explication différente de la durée vitale du saint ou du Buddha : « Grâce à son pouvoir surnaturel (rddhi) et à sa maîtrise en concentration (samādhi), l’arhat peut mettre un terme à la projection pour un certain temps de durée (sthili kālāvedha) des grands éléments qui forment les organes vitaux, projection due aux actes passés… Il peut ensuite, s’il le désire, produire une projection nouvelle née de la concentration. Cette vie ainsi prolongée n’est pas rétribution comme celle des autres hommes » (A. K. II.10, p. 121. Yas. p. 104, 1. 26). Ce pou­voir de « faire durer » s’exprime par un terme nouveau « adhisthāna “, établir de façon éminente, adhisthā —, glosé par stabiliser, slhāpayali/1.

L’arhat prolonge ses énergies vitales en modifiant la nature de la rétri­bution de ses actes : il transforme un acte qui devait produire une rétri­bution en jouissance en un acte produisant une rétribution en durée de vie (A. K. II.10) et il fait l’inverse afin de délier ses énergies vitales (āyuh samskāra). Il possède ainsi maîtrise sur la vie aussi bien que sur la mort.

Quant aux Bodhisattva, ces saints du Grand Véhicule qui, pleins d’une universelle compassion se dévouent au salut des créatures et refusent, à cette fin, un nirvana définitif, ils désirent l’existence en vue de sauver tous les êtres, mais ils ne peuvent prendre à nouveau l’existence ordinaire et limitée étant donné qu’ils ont entravé le voile des passions (klesāva­rana)/2.

Comment pourront-ils en ces conditions « stabiliser » leur série de conscience ? La Siddhi/3 nous apprend qu’ils mettent en œuvre la force d’une résolution formée dans le puissant recueillement pur et condition­nent la cause qui produit le corps actuel, (c’est-à-dire les actes anciens) de telle sorte que cette cause continue à porter longtemps un fruit. Et



1. A.K. V I I I.34. Yaâ. p. 690, 1. 5.

2. Par contre leurs disciples à la compassion moindre ne font pas d’efforts pour continuer à vivre (auaslhána) et ils accèdent avant eux au niruīna. Leur série de conscience ne se pro­longe donc pas (na slhiriarāya). T.S.P. âl. 3433 con. p. 894, 1. 23.

3. P. 510.

316

ainsi, à plusieurs reprises, jusqu’au moment où ils obtiennent l’illumi­nation suprême (bodhi).

« La longue durée du fruit des anciennes actions ou durée de l’existence actuelle transformée, est ainsi obtenue par le conditionnement des dites actions à la faveur de l’acte pur » (p. 511).

Par opposition à l’existence ordinaire qui est délimitée/1, découpée (paricchinna) en naissances successives de courte ou longue durée et fruit de rétribution grossier engendré par des actes impurs, l’existence du bodhisattva est dite parināmikī de transformation ou résultante d’une incompréhensible transformation. Elle est fruit de rétribution subtile engendrée par des actes purs. En d’autres termes, le bodhisattva trans­forme (parinam —) l’acte pur en une existence illimitée (p. 507), conser­vant son corps muni d’organes qu’il transforme par la puissance du vœu en un corps spirituel (manomayakāya), corps né conformément au souhait de la pensée (p. 509) et semblable à un corps magique (nirinānakāya). Son corps n’étant plus rétribution du karman devient distingué, subtil, indéterminé et illimité (p. 503).

Il nous est dit que l’existence ordinaire est continue (prābandhiki). Elle est faite de morceaux de rétribution se succédant, le second naissant quand le premier s’achève. Est-ce à dire que l’existence de transforma­tion est discontinue ? La Siddhi (p 512) précise qu’il y a en elle « fin et naissance car il y a progrès, changement de l’antérieur au postérieur en raison de la répétition des actes purs qui assistent l’acte ancien ». Cette répétition d’actes semble bien impliquer un progrès discontinu. Mais rien de plus ne nous est donné à ce sujet.

MULTIPLICITÉ DES DURÉES

Les instants liés par l’intention ou le désir ardent forment des synthè­ses ou samskāra plus ou moins solidement organisés selon la tension qui les unit.

Pour l’école Sarvāstivāda c’est de la décision (cetanā) que dépendent en dernière analyse les rythmes temporels. Toute connaissance quelle qu’elle soit est accompagnée de cetanā ; mieux même tout instant de conscience est doué de cetanā qu’on peut traduire ici par tendance/2 consciente ; c’est elle qui marque les divers degrés de tension d’où résul­tent des rythmes différents de durée, chacun ayant sa consistance propre selon la qualité de la tendance et sa puissance d’organisation.

Alors que les connaissances sensibles, les impressions affectives, les impulsions sont discontinues, les instants n’y étant pas liés par des ryth­mes forts, la réminiscence comporte déjà une certaine tension car la tendance (cetanā) y est moins faible, plus cohérente. La tension s’avère plus forte dans l’acte d’attention qui aboutit au jugement. Enfin elle culmine dans les soucis et les obsessions qu’ils soient ou non d’ordre spéculatif, ainsi que dans les décisions d’ordre moral qui engendrent rétribution.



1. P. 502-504.

2. Déjà L. de la Vallée-Poussin (Morale Bouddhique, p. 136) précise que cette tendance est l’entité cetanā qui ne manque jamais là où il y a pensée et il dégage, avant moi, divers degrés de tension.

Parmi les nombreux rythmes de durée nous nous contenterons de dégager quelques types principaux en allant du temps de l’expérience des choses et du monde à un temps plus souple et plus éthéré.

Comme le temps dépend de l’activité, l’analyse de cette activité est ce qui permettra de donner quelques précisions sur le devenir qui en résulte. Ainsi une activité trop tendue, comportant un effort excessif (accāraddhaviriya)/1 et renfermant trop d’élan donnera l’impression d’une inexorable durée toute faite du désir de réaliser l’acte.

Cette activité est comparée à celle d’un homme qui, se saisissant d’une caille, l’étouffe par excès d’effort/2.

À l’opposé se trouve l’activité trop relâchée (atilinaviriya)/2 de celui qui ne s’empare pas de la caille et la laisse échapper en raison du manque d’effort.

Cette activité pleine de torpeur (thínamiddha) engendre l’impression d’une continuité due à l’émotivité. Le continu est ici une agglomération des expériences naturellement discontinues grâce à la lourdeur d’esprit, la torpeur, la confusion et les aspiration (abhijappā) propres au plan sentimental. Attachement au moi et désir d’appropriation font naître la turbulence (dulihulla), l’agitation (iñjita), le regret à l’égard du passé, la préoccupation (anusaya), tout cet appesantissement affectif propre à l’élaboration du continu et de la durée.

Par opposition à ces deux types opposés d’activité, il existe une activité dont l’effort est juste et précis ; elle appartient à l’acte qui s’apaise et est à la source d’un devenir formel dont l’homme adonné aux extases (dhyāna) est le maître. Cet effort qui tend à abolir la durée vitale s’effec­tue dans un temps de plus en plus discontinu à mesure que la quiétude augmente.

I. Temps phénoménal

Etudions d’abord le temps transitif de l’existence phénoménale, celui où le moi s’affronte au non-moi tout en demeurant sur le même plan que lui.

L’ayant déjà abondamment examiné dans les chapitres précédents nous n’en traiterons que pour bien le distinguer des autres formes tempo­relles qui vont faire l’objet des pages suivantes.

L’action karmique n’est pas un acte de pure conscience. Privée de la conscience authentique de soi, elle n’est qu’activité mentale qui ne demeu­re pas en soi-même mais cherche un avantage extérieur en se portant vers un objet séparé d’elle-même/3. Cette volonté de durer, par sa téna­cité, par sa persévérance confère de la durée à l’acte. Elle en fait une conduite en organisant une série d’actions ayant toutes un facteur com­mun, l’appropriation (upādāna). On prend point d’appui pour durer, c’est-à-dire se renouveler en série. On ajoute effort à effort, tous dirigés dans le même sens, tous assez semblables car leur intention profonde (le désir de durer, d’approprier) est identique.



1. De árabh — tendre vers, entreprendre, s’agripper à.

2. III. p. 158-159.

3. ālambana citladhāranātmaka.

318

Nous aurons ainsi un temps « voulu » car l’homme ordinaire se donne un avenir par cette volonté d’avenir.

Cette action naturelle, et en quelque sorte entachée de passivité, le relie au passé où se forment les instincts et complexes asservissants (samskāra) et le projette vers l’avenir grâce aux aspirations du désir. Eñ outre l’homme est « balayé » par les états actuels de conscience : « Lors­que sa pensée même est enchaînée par la passion qu’il a à l’égard des choses présentes, il y prend plaisir au lieu de demeurer ferme dans l’ins­tant présent »/1.

Par contraste avec l’acte authentique de conscience dont nous parle­rons bientôt cette action karmique est passive. Elle l’est sous plus d’un aspect : par son caractère d’extériorité d’abord : ses effets se développent hors d’elle-même et l’homme n’a aucun pouvoir sur eux ; il est à la merci de la jouissance et de la souffrance déterminés par ses actions. En second lieu l’homme est dominé par ses états de conscience, qu’ils soient causes (celanā et activité mentale) ou effets (pensées, sentiments, réactions de la sensibilité, impulsions etc.). Il subit passivement le flux intérieur qui constitue son individualité illusoire et changeante. cette masse amorphe sur laquelle il n’exerce aucun véritable contrôle.

Il en résulte que l’action karmique est limitée de toute manière, en son efficacité et en son indépendance mèmes, par le présent, le passé et l’avenir. C’est que l’effort, étant agité (sa — iiljita), ne sait pas garder la juste mesure ; trop faible, il fléchit, se laisse entraîner ; trop ardent, en raison de la soif qui l’anime, il s’élance et s’égare/2 engendrant une durée ou flot vital (āsava) qu’il ne peut interrompre et reprendre à son gré.

Ainsi que le dit le Buddha l’homme ordinaire est à jamais incapable de demeurer ferme dans l’instant présent, il est toujours “entraîné ». Il se penche soucieusement vers les époques temporelles, recrée son passé, compose son avenir ou est « balayé » par les expériences actuelles. En un mot il est pris dans le « grand torrent tout dévorant »/3.

Telle est la durée vitale qui procède d’un effort et dont la conséquence automatique est une rétribution.

Cet effort qui est désir de devenir encore et encore, lie systématique­ment les instants de sorte que les complexes ainsi formés sont difficiles à dissocier. Le Bouddhisme, nous l’avons vu, ne conçoit la continuité de la personne et des choses que dans l’intentionnel, le karman.

Formant transition entre le plan de l’activité karmique et le plan exta­tique que nous allons maintenant étudier, il est nécessaire de faire place à une activité formée des habitudes de métier et autres, tout un ensemble de méthodes, de manières d’être, impliquant une cohérence en vue d’une fin et qui ne sont pas sans organiser l’avenir, étant donné que l’artisan et l’artiste ont un dessein (abliisanlskāra) et qu’ils « tendent » à organiser des choses.

À ce temps qui est déjà plus discontinu que le temps vital se ratta­chent des groupements d’instants qui ne dépendent plus d’actes respon­sables. Ces instants sont liés par un effort propre à l’attention, la réso —



1. M.N. III. p. 197. Textuellement “il est entraîné ».

2. C’est ayoniso manasikdra.

3. S.n. 944-943. Ci-dessus, p. 214.

lution, l’association des idées, la mémoire etc., effort qui possède une énergie suffisante pour engrener une suite temporelle.

II. Temps spirituel

C’est à un niveau supérieur de plus grande discontinuité temporelle que se trouvent les pouvoirs mystiques (iddhi) d’un Buddha qui, eux aussi, ne sont pas entièrement exempts de toute activité intentionnelle car il nous est dit que lorsque le Buddha se penche sur ses vies antérieures ou sur Icelles des autres pour en prendre connaissance, il met en œuvre une activité téléologique afin que se déroule le panorama des vies passées (M.N. 111 135).

À ce même niveau peuvent être situées les tendances spirituelles de pure concentration qui font échec aux habitudes invétérées engendrées par l’action karmique. /1 Parmi elles bhāvanā, la réalisation mystique, est des plus importantes. Ce terme intraduisible en français est l’acte que désigne le causatif du verbe « bhū- » et ; pli signifie ‘faire devenir ». Il est très usité dans tous les textes bouddhiques, des plus anciens aux plus modernes. Il englobe, en effet, toute la vie contemplative ainsi que la culture et le progrès spirituel sous tous leurs aspects. Son rôle essentiel est de développer la sapience (paññābhāvetabbā) (M.N. 1 293).

Bhāvanā exprime le plus grand des dynamismes car c’est l’acte inté­rieur qui, à son sommet, rejoint la pure conscience, au-delà de toute opé­ration mentale. Ce n’est pas un acte qui dure mais un acte concentré qui se renouvelle d’instant en instant. Il est donc actuel/2.

L’homme qui a retrouvé la source de ces actes purs, spontanés et vraiment conscients échappe à l’engrenage causal : il n’est plus l’es­clave du monde lequel. à ses yeux dessillés ‘commence et s’achève à chaque instant ».

Le perfectionnement du moi accumule les actes purs, lucides, dépour­vus de toute tension, actes de perpétuelle disponibilité et d’assouplisse­ment de toutes les tendances. Grâce à cet assouplissement progressif, l’homme peut, à tout instant, donner une orientation entièrement nou­velle à sa destinée : ‘Malgré les actes les plus coupablescomme le meurtre, nous dit le Dhammapada (294), on peut devenir par le perfectionnement de soi un brahman sans péché’.

Ce progrès se ramène, selon C.A.E. Rhys Davids, à une « recréation de soi-même selon un idéal »/3. Cette continuité de l’idéal fut mal interprétée par une secte plus tardive/4 mais, pour la tradition bouddhique, elle n’est qu’une succession d’actes perpétuellement répétés au niveau des instants novateurs.

On comprend néanmoins facilement l’erreur qui accroche une conti­nuité à un perfectionnement indéfini et à la concentration de l’esprit. Toutes les forces du moine sont, en effet, unifiées et tendues sans relâche vers un même but, le pur savoir universel, la bodlli.

On dira plus tard que l’homme qui se perfectionne, arrivé à un stade avancé, atteint son objet grâce à un seul acte de tension (ābhoga) et non



1. Voir ci-dessous p. 326 la désarticulation temporelle.

2. Sur bhuivan6 voir DmP. 301, 13-14, U.V. VI. 8 et 11. Ci-dessus p. 224, 329.

3. Bulletin o/.schools of Oriental Studies, 1926, p. 41.

4. Voir ci-dessous p. 240.

320

au moyen d’une multiplicité d’actes de tension, comme au début de sa carrière. D’autre part la Bodhisattvabhñmi (I.VII, fol. 37 b) définit le savoir pur de la bodhi comme un savoir détaché (asañgaprajīlā) parce qu’il est réalisé immédiatement sans attachement à l’objet visé, par la simple « tension vers » (ābhogamālra). Il n’est pas nécessaire de répéter à plusieurs reprises l’acte de tension (ābhoga), ce savoir ne dépend que d’un seul ābhoga.

Ce qui signifie que l’acte un coordonne toutes les possibilités de l’être et c’est pour cette raison précisément, que la soif d’un idéal unique n’est pas sans préparer l’avenir car elle élabore des formes de pensée supé­rieures aux formes qui dépendent de l’appropriation ; ce sont les extases des plans de la forme et du sans forme (rūpa- arūpa dhālu).

Au lieu de couler avec le temps transitif la pensée se dresse pour échapper au temps. On peut accumuler les textes à ce sujet. Le Dhammapada, à lui seul, fournit de nombreuses instances. Les hommes recueillis y sont nommés des êtres « dressés » (ujjugata) (107-108). Pleins de vigilance ils sont « tout droits » dans leur effort (uyyuñjanti 91).

D’autre part il est recommandé : ‘Qu’il se dresse, qu’il abandonne toute insouciance (ultitlhe n’appamajeyya)’ (168). Et le Khuddaka pátha (IX. I.) ‘Celui qui a accédé au saint lieu doit être dressé, oui bien dressé (ujū ça sūjCira), souple, sans orgueil, assouvi…’

Néanmoins si cette progression spirituelle d’étage en étage, à sa pointe extrême, la pointe absolue de l’existence (bhīttakoli, bhavāgra), s’achève en un instant éternel, elle n’est pas sans posséder un certain caractère tem­porel au long de l’ascension car ‘la pensée, nous dit-on, n’est recueillie que par effort conscient (ābhisamskārika) ; elle est toujours trop vive (patu) ; on l’appelle de ce fait « anugrāhaka » ce qui signifie que « par nature elle tend à durer et à faire durer »/1.

C’est donc dans l’élan que renferme cet effort non entièrement démuni de dessein que nous verrons l’origine de ce devenir mais, notons-le, un devenir soustrait à l’automatisme du désir (kāma) et que l’on peut facile­ment rompre puisqu’il est d’ordre spirituel.

Le Majjhima Nikáya (1 120)/2 nous brosse une vaste fresque de la voie qui mène à l’apaisement, au-delà de toute conception (maññila).

Le moine quitte le plan du désir, le kāmadhātu, le plan ordinaire où l’homme est l’esclave de la passion, de l’aversion et de la confusion (rāga, dosa et moka), plan où il s’attache aux substances et aux choses perma­nentes, qu’elles soient intimes ou qu’elles appartiennent au monde exté­rieur.

Il aborde le plan de la forme, le rīlpadhālu, lequel dépend d’une pensée toute formelle qui superpose quatre extases successives. Il accède ensuite au plan du sans forme, l’ariāpa dhátu, où l’activité qui n’est plus qu’effi­cience instantanée et parfait repos en soi-même échafaudera quatre der­nières extases.

Mais ce progrès allant de vacuité en vacuité plus subtiles est un progrès discontinu car on ne passe à un plan supérieur qu’en renonçant complète­ment au précédent.



1. A. K. III.43 Trad. p. 132.

2. Voir également D.N. I. p. 74. Kv.U. II.5.



Rupadhátu/1, le plan du formel

Le rupadhātu est au-delà du monde sensible qui fait partie du kāma­dhātu, le plan du désir. Avec le plan de la forme appartenant aux recueil­lements ou extases (dhyāna) nous pénétrons dans un devenir relevant d’une pensée formelle ou structurante qui superpose en hauteur des étages lui permettant de monter à l’assaut de l’absolu et d’échapper à la durée, au lieu de s’étendre horizontalement comme elle le faisait au plan inférieur et substantiel du désir, de l’impulsion et de l’instinct.

Nous verrons qu’arrivé au sommet des quatre recueillements le moine en méditation prend vivement conscience de son impermanence car il a atteint un devenir spirituel entièrement fait de discontinuités.

Voyons une à une ces diverses étapes/2 au cours desquelles le moine s’efforce de suspendre le temps en abolissant toute notion et impression affective. Agité au début, son effort se détend et se calme : il devient un effort exact et mesuré pour disparaître entièrement lorsque l’acte a acquis pleine spontanéité et autonomie.

Lorsque le moine a accédé au premier recueillement (ihāna) sa pensée est unifiée (ekāgralā) grâce à la concentration (samādhi) dans laquelle ses tendances se trouvent coordonnées et congruentes (sampad). On dit de lui que sa pensée est unifiée et recueillie, par contraste avec la pensée des autres êtres qui est « entraînée dans un tourbillon » (vibbhantacilla) (M.N. II. 201). En d’autres termes sa pensée est dégagée de la substance de la personne et de celle des choses.

Néanmoins si le moine a découvert la conscience authentique, celle-ci demeure engagée dans la variété des notions, vitakka et vicāra, (le pre­mier sert à faire obstacle à la torpeur et le second à l’agitation des doutes). Il pense à des choses et n’est pas entièrement affranchi du flux des états variés. « Ayant lui-même des formes, il voit des formes » (M.N. III.222).

La continuité relevant du premier recueillement n’est plus la conti­nuité vitale qu’engendre l’homme de désir (kāma). C’est une continuité intellectuelle qu’élabore une pensée intentionnelle s’efforçant vers la perfection. Une certaine flexion/3 courbe encore la pensée vers le passé et vers l’avenir.

Lorsque le moine a supprimé successivement la réflexion (vitakka) et l’examen plus subtil (vicāra), l’adhérence avec l’objet a disparu et il entre dans le second dhyāna. Il éprouve, comme dans le recueillement précédent, une satisfaction (pili) et un bien-être (sukha) qui, imprégnant son corps, en font disparaître la rigidité, mais cette satisfaction naît de la



1. À date ancienne et sur le plan du recueillement le terme rīipa ne peut être pris au sens de forme sensible ou matière comme le fera plus tard l’A. K. VIII.3, qui, lui, se place sur le plan de l’existence et non sur le seul plan du recueillement. La matière sensible correspond au kāmadhātu qui est ici surmonté. Quoi qu’il en soit de ce terme difficile qui signifie’ forme « , aucun doute ne demeure quant au rôle qu’y joue la pensée’ qui informe », construit des formes.

2. Le samāpatti-dhyāna en général est défini comme l’application de bonnes pensées sur un seul objet. Voir ci-dessous p. 387. En raison de dhyāna l’ascète est recueilli (samāhita) ; il est capable de connaitre exactement, selon la vérité. Apaisement et connaissance (áamatha cipa ­8yanā ou santādhi pratflā) s’équilibrent parfaitement.

3. Voir ci-dessus p. 215 et suivantes.

322

sérénité extatique et non plus du détachement à l’instar de la satisfaction antérieure.

Néanmoins sa conscience est embarrassée d’impressions agréables, de douceurs extatiques. Il n’a pas atteint cette pure conscience délivrée de la pensée aux choses et de la pensée aux états intimes. À ce stade, étant conscient de ne plus posséder de formes (arūpasaññin), il continue pour­tant à percevoir des formes extérieures.

Au cours du troisième recueillement la satisfaction/1 cesse pour faire place à l’équanimité (upekhā) ou conscience impassible. Sa pensée s’est recueillie sans se disperser à droite ou à gauche. Bien centrée en une parfaite quiétude, sans idées ou notions et sans émotivité ou impressions affectives, « elle ne prend plus appui sur le corps mais repose en elle — même » ; autrement dit elle a délaissé le niveau du flux vital pour se maintenir dans le plan de la pure forme sans matière et dont le contenu est très raréfié.

Mais ce n’est pas encore une pure conscience entièrement en acte ; elle reste entachée d’une ombre de passivité.

À la masse amorphe et confuse que constitue la vie ordinaire s’est substituée une vie spirituelle simple, cohérente, unifiée, au contenu de plus en plus raréfié à mesure que le moine s’élève dans la vie mystique. L’unique raison d’agir qui demeure et qui est un rythme de progrès, unifie cette succession de formes. À un certain niveau, comme nous l’avons vu, une seule flexion de pensée suffit à diriger ce devenir.

Cette vie spirituelle aux degrés élevés est entretenue par une dispari­tion successive de formes et la discontinuité augmente à mesure qu’on atteint les recueillements supérieurs. L’impression du temps est alors momentanément abolie/2.

La conscience de la douceur extatique disparaît lorsque le moine a atteint le quatrième dhyāna où ne demeurent qu’impassibilité et parfaite possession de soi. Il est au-delà de la conscience des formes et des réac­tions sensorielles et ignore toute multiplicité. Bien qu’il se soit élevé à la pure conscience une certaine finalité n’a pas entièrement disparu.

Sa conscience est homogène et vide ; elle est affranchie des sources vitales et se joue dans un temps idéalisé. Les actes de ce moine, étant délivrés de l’entraînement du temps ainsi que de tout automatisme (āsava), sont efficients et libres : “Alors, avec son cœur serein, purifié, transpa­rent, contemplatif, souple, prêt à agir, disponible, ferme, impassible, le moine applique et courbe sa pensée vers la vision qui vient de la con­naissance et voit que son corps est impermanent et que sa conscience (viñiiāna) en dépend. Il jouit de pouvoirs surnaturels à l’efficience illi­mitée ; il fait tout ce qu’il désire grâce à son cœur purifié, comme un habile potier peut façonner n’importe quelle poterie s’il a une bonne argile”. Il lit le cœur des autres hommes, il parcourt ses vies passées. Il n’y a pas de borne à son omnipotence puisqu’il est dégagé de l’automa­tisme temporel et spatial.



1. A.K. VIII S, trad. p. 148 précise que la satisfaction qui y demeure est exempte de flexion vers quelque objet que ce soit (anñhhogalaksana).

2. Ceux qui ont prati'tue les dhpdna ne peinent dire, en sortant du recueillement, si ce der­nier a duré une seconde ou quelques heures. Le temps n’a pas existé.

323

Ártipyadhátu, extases au-delà de la forme

Ayant quitté le plan du formel le moine pénètre dans les extases de l’absence de forme. Il demeure d’abord dans l’extase qui est conscience de l’infini spatial ; l’espace a perdu ses limites et la perception des qua­lités du corps et de la matière a cessé. Puis la conscience subtile qu’il vient d’avoir s’évanouit et surgit en lui la conscience que tout est à l’inté­rieur de la conscience infinie (anantaviññāna). Alors le moine transcende cette sixième extase pour accéder à la conscience de la vacuité/1. « Rien n’existe en réalité » se dit-il, la conscience elle-même lui apparaît comme un néant, une sphère du rien.

A l’issue de la septième extase il se dit : “penser est pénible, penser est mauvais, mais ne pas penser est stupidité, entrons donc dans l’extase où il n’y a ni idées ni absence d’idées ». La pensée introspective est si atténuée alors qu’on ne peut dire qu’elle soit pensée. Elle ne fonctionne plus effectivement. Le moine est donc plongé en une profonde absorption en soi-même. C’est la huitième extase. An seuil de cette ultime extase la notion de sujet et d’objet est abolie.

Néanmoins, en dépit d’une telle purification, le moine ne se détache d’une extase que par désir de la suivante et, puisqu’il est inspiré par le désir, son détachement n’est pas total.

Il superpose donc les extases en vue d’une fin de sorte que la cause finale agit encore en lui. Son activité étant ābhisarpskārika, visant une fin, n’est pas sans élaborer les formes d’un devenir spirituel extrêmement discontinu mais qui est devenir tout de même.

Voici un texte précieux à ce sujet : ‘L’impassibilité (upekhā) demeure en lui, pure, souple (indu), apte à agir (kammañña), resplendissante comme l’or que fait fondre un habile orfèvre et qui devient malléable et resplen­dissant/2. Le moine perçoit clairement que s’il concentre cette pure impassibilité sur les sphères extatiques et s’il développe sa pensée en conséquence, cette impassibilité ayant pris point d’appui (nissila) et étant appropriée durera très longtemps (ciram dighamaddhānamlittheyya). Il s’avise qu’il n’y a là encore que construction (samkhala) et se dit : ‘penser est un état inférieur, il serait préférable de ne plus penser ; si je continue à penser et à forger des plans (abhisamkhareyyarn) les idées et états de conscience que j’ai atteints s’évanouiront et d’autres plus grossiers seront susceptibles de surgir. Alors le moine ne forgeant ni ne faisant, idées et états de conscience s’évanouissent’/3.

Le moine met donc un terme à ce dernier vestige de devenir temporel. Il ne fait plus aucun effort intentionnel (anabhisamkharoli, nābhisañce­layati) (\I.N. I. p. 244). Il ne forge plus les notions d’être et de non-être (bhava, vibhava) et, en conséquence, étant sans dessein ni tension il s’af­franchit de toute appropriation (anupādiya) ; il n’est plus harassé de tourments et, de ce fait, il s’apaise intérieurement (parinibbāyali). Il sait qu’il ne renaîtra plus, qu’il a fait ce qu’il devait faire’.



1. Selon A. K. VIII.4 les trois premier ârupya sont nommés ainsi, non parce qu’ils ont pour objet espace, conscience et vide mais parce que, dans l’exercice préparatoire, on se concentre sur ces différents objets.

2. M.N. II. I.243-246.

3. D. N. I.184 § 15-17.

324

Oui cet homme ne renaîtra plus car le devenir est désormais aboli pour lui ; il connaît le constructeur de l’édifice/1 temporel et ne lui permettra plus de l’édifier. D’autre part, il a fait ce qu’il devait faire, sa tâche est accomplie, il n’a plus de projets. “Ainsi fermement établi, le flot agité (de l’imagination) a pris fin/2. C’est le sage tranquille (muni santo)”. (M. N. III.246).

Mais ici nous avons quitté tout devenir pour atteindre l’indicible nir­vana. Revenons donc aux plans des recueillements imparfaits où se fixera un temps infini le moine qui n’a pas su mettre un terme à toute activité intentionnelle. De ce temps nous ne savons qu’une chose, c’est qu’il est élaboré (samkhata) et donc alimenté par des causes.

Un certain devenir très subtil demeure encore ; le moine n’a pas atteint la totale discontinuité de l’acte en repos absolu (upasatna) affranchi de toute élaboration temporelle.

Pour nous résumer, la continuité propre à chacun des devenirs tempo­rels superposés offre les degrés suivants : l° recueillements pourvus d’un contenu intellectuel/3 et affectif de la pensée ; 2° puis l’activité for­melle de la pensée demeure seule pour faire place, peu à peu, au cours des dernières extases 4, 3° à une pure efficience de l’acte qui est pensée.

A mesure que la vacuité s’accentue, le temps s’évide et la continuité s’estompe. Le moine sait alors choisir les instants créateurs et les relier en de souples rythmes. Il devient maître du temps.

Au début il ne lui est pas facile de passer à volonté d’un recueillement à l’autre puisqu’il lui arrive de sev” fixer intérieurement « , c’est-à-dire de s’attacher longtemps aux jouissances d’un recueillement. Mais, étant donné la plasticité des organisations à ces niveaux supérieurs, l’arhal bien vigilant, tout concentré sur chaque instant, s’élève aisément d’un plan à l’autre et peut franchir enfin de façon instantanée les niveaux de discontinuité variée. Tel est le sens probable des paroles suivantes : « A volonté et immédiatement il jouit des quatre recueillements » (M.N. III.11).

On peut comparer cette maîtrise temporelle à celle du prêtre brahman, ce chef d’orchestre du sacrifice védique qui, par sa science réalisa­trice (satya), domine les plans des devenirs sacrificiels, personnels et cos­miques grâce à une concentration qui a ses racines dans l’intemporel/5.



III. Le temps discontinu

Nous abordons maintenant le temps discontinu, celui de la pure cons­cience qui est affranchie des expériences et états multiformes et est toute centrée en un acte instantané el libre.

L’effort intentionnel est dépassé ; nous avons ici l’acte désintéressé et décentré de l’arhal qui a trouvé le repos, repos au centre du temps,



1. Voir ci-dessus p. 209.

2. nappavatlanti ; sanskrit a-pravrt — .

3. Tout comme le contenu affectif qui est jouissance extatique, le contenu intellectuel est subtil. À date ancienne le vitakka est une adaptation (voir ci-dessus p. 219 n. 4) et viedra est vibration : ainsi un gong de bronze frappé prend une résonance prolongée. Le fait de frapper, c’est la conception (vitakka) et la résonance c’est vieara. M.P. p. 62-03.

4. Recueillement et extase traduisent bien niai dhyrtna et samūpatti.

5. Voir ci-dessus p. 57.

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dans l’instant présent exempt d’éparpillement vers l’extérieur et où se trouve suspendu flux ou reflux vers l’avenir et le passé.

Ayant satisfait tous ses désirs l’arhat ne se tend plus vers l’avenir et ne se soucie plus du passé. Il demeure ferme dans un éternel présent. Il est toujours en acte, instant réel et acte s’unissant en une parfaite quié­tude.

On nomme cet acte viriya, kiriyā, l’acte efficient pour lequel notre vocabulaire n’offre pas de terme correspondant ; ou encore buddhaka­ryā, l’acte propre à un Buddha telle la mise en mouvement de la roue de la loi etc. Cet acte est/ait sans être assumé.

L’arhat n’achève pas l’acte/1 ; il s’en tient à l’acte pris en son com­mencement, en sa désarticulation/2, c’est-à-dire tout isolé du reste tem­porellement et causalement parlant :

« Plutôt que de vivre cent ans d’une vie indolente à l’énergie défi­ciente, mieux vaut ne vivre qu’un seul jour d’une énergie en son inten­sité jaillissante (ārabhala) »/3.

L’arhat est l’homme qui demeure dans l’initiative de l’acte ; il se re­trouve, de ce fait, à tout instant à l’origine de lui-même ; il est donc « svayambhū- » dans toute la force de l’expression (U.V. XXI.16). En d’autres termes il s’installe définitivement dans l’efficience et sa sponta­néité, il est souverainement libre.

Cet arhat a mis en pratique le conseil donné par le Buddha à ses disci­ples : « Qu’on ne poursuive plus le passé, qu’on ne désire plus ardemment l’avenir. Le passé est aboli, l’avenir n’est pas encore apparu. Celui qui, dans le moment naissant examine le dhamma, jouit de l’inébranlable, de l’imperturbable »/4.

Il ne peut plus être entraîné. Il a trouvé le point stable, l’île construite au milieu du torrent de l’existence/5. On le compare à un pilier si profon­dément fiché en terre qu’il ne bronche pas alors même que soufflent les quatre vents (Khuddakapā tha VI.8).

Il vit le temps en sa plus complète discontinuité, prenant conscience des instants à mesure qu’ils se présentent, sans se soucier de ce qui pré­cède et de ce qui suit.

Son acte intérieur n’est pas, d’autre part, tendu dans l’effort, ce qui impliquerait tension et devenir. Affranchi du vouloir propre et de l’in­tention, l’énergie est si ferme qu’elle sort ses effets sans ābhoga, sponta­nément/6 de façon immédiate et détachée, sans fluctuation ni contrainte.

Nous avons là une authentique spontanéité qui se réalise en une com­plète détente physique et mentale. Mais si l’arhal jouit perpétuellement



1. Voir L. de la Vallée-Poussin, Morale Bouddhique, p. 10-11.

2. A l’opposé de l’acte articulateur (rtu) des Veda. Ici p. 34 et suivantes.

3. Textuellement’ vivre puissamment l’énergie naissante’ en son premier départ. Le dic­tionnaire pàli donne pour ce terme’ inception of energy ». C’est donc l’instantanéité de l’éner­gie prise à sa source. Yo ça vassasalam ¡ive kusīto hinauiriyo ekāham jiuitam segyo viriyatn ārab/lato dalham. DmP. 112.

4. Atilam nānvāgameyya nappatikarlkhe anāgatam / yad alītam pahīnantam appattañca anāgatam / paccuppannañca yo dhammaro tattha tattha vipassati / asamhiram asamkupparp taro viduā manubrûthaye. / / M.N. 111 187. Asarohira, ce qui n’est pas entraîné.

5. Ci-dessous p. 330.

6.… Vīryarn vardhayitvā’ nābhogavāhitayā sthirīkrtya. Citation du Bodhicary $ vatára­paiijiká. ad. VIII.1. par L. de la Vallée-Poussin. Le Muséon, 1914, p. 47.

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du repos intérieur il ne faudrait pas l’imaginer comme un être inerte, car, seuls, objet poursuivi et état subi sont entachés de passivité et leur efficace est limitée, tandis que l’acte pur de conscience qui s’identifie à son objet est l’efficience même du fait qu’il est libéré de tour étal.

Qui mieux que le Buddha est en droit de proclamer : « J’ai bien ensei­gné l’intemporel et l’immédiat »/1 ? Ce dernier terme sanditthika est pré­gnant de sens, il désigne encore l’accessible, l’actuel.



1. sañkkluītam brahmacariyara (selā'ti bhayaaā)

sanditthikam akālikam yallha amogIui pabbatta

appam.aaassa sikkhatoti. Sn. 567. — Sur sanditthika, actuel, visible voir Sn. 1137.



DÉSORGANISATION TEMPORELLE

Dès ses origines les plus lointaines l’Inde a cherché à mettre un terme à la durée. Elle a voulu la quiétude en abolissant l’activité soucieuse et tendue et l’a trouvée dans la paix du nirvāna, cette réalité indicible que chacun peut réaliser en son être intime à tout moment de son devenir s’il sait en arrêter le cours.

Contrairement aux Brāhmaná dont l’idéal était une intelligibilité d’ordre temporel, les ascètes qui vivaient dans la forêt (sramanes) ainsi que les yogin et les bouddhistes poursuivaient une intelligibilité intem­porelle, en s’efforçant de comprendre comment on échafaude les édifi­cations fallacieuses de durée, d’extension de personnalité et en soutenant qu’aussi longtemps que l’on pense l’univers dans le cadre factice du temps et de l’espace nous aurons l’illusion de la continuité. Il convient donc de dissiper cette illusion en désarticulant les synthèses spatiales et tempo­relles afin de vivre dans cette pure discontinuité des instants que le saint (arhat) seul est apte à connaître.

Les Upanisad, en grande partie aussi, essayèrent de transcender le temps et l’espace grâce à l’espace infini (ākāsa) lequel, perdant ses direc­tions et ses mesures, rejoint le brahman et l’ātrnan en leur infinité et plénitude.

Cette attitude des anachorètes, des Upanisad et des yogin devint par la suite l’attitude prépondérante de la spéculation et de la pratique indiennes : les systèmes bouddhiques, le Yedānta et le Yoga abonderont en ce sens, tous leurs efforts tendant à enseigner comment on transcende les continuités temporelles ou comment on les abolit.

Entre eux tous, les Bouddhistes sont allés aux conséquences extrêmes de la doctrine instantanéiste : l’homme n’étant qu’une succession hété­rogène de pensées, d’impressions momentanées et non une âme substan­tielle n’est pas lié à jamais à lui-même ; il n’est pas non plus l’esclave de son passé.

La série qui le constitue n’est qu’un ensemble d’instants juxtaposés qu’il peut désolidariser en tarissant l’élan du désir qui le projette sans répit d’un instant au suivant. Autrement dit la série comporte des rup­tures, des nouveautés. Il résulte que les actes peuvent être gratuits, originaux et libres au niveau même de l’instant réalisateur. Au cours du recueillement et de la concentration (dhyāna, samāpalli et samādhi) l’homme retrouvera d’abord les instants isolés, ces îlots apaisés. Il aura

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brisé pour un temps la continuité sériale. Par la suite, à mesure que ses complexes se détendent, il jouira d’une maîtrise accrue sur ces instants libérateurs jusqu’à ce qu’il s’ensevelisse en une tranquillité définitive ou nirvāna.

Le Bouddhisme trouve le repos dans la texture temporelle elle-même, dans l’instant, l’issue privilégiée à qui veut s’évader du temps.

Dans ces conditions on comprendra aisément l’importance que le Bouddhisme accorde aux fonctions négatrices de la pensée, à ses métho­des de vacuité ou d’anéantissement (sūnyatā) qui-auront pour fin de désarticuler les durées, les mécanismes montés, les gangues paralysantes, tous ces samskāra qui font de l’homme un automate et un esclave.

Les systèmes classiques de l’Inde (les darsana) sont des philosophies de l’être, de la durée, de l’espace et du mouvement conçus comme des entités objectives. Les Bouddhistes, tout au contraire, nient l’être, les substances et autres entités pour accueillir le néant, l’instant, le point, le repos.

Ils démontrent que l’efficience propre à la réalité est un pur jaillisse­ment instantané qui sort du néant pour y retourner aussitôt ; et cette efficience n’est pas incompatible avec le repos intérieur auquel le moine aspire.

D’autre part, à l’âme permanente et immuable des Réalistes, les Boud­dhistes opposent un être en perpétuel devenir dont les énergies se rem­placent les unes les autres et qui vit dans un univers non moins mouvant et composé.

Si l’homme ne possède pas une volonté durable il demeure néanmoins maître de ses choix et son devenir se déploie ainsi en oscillations et hési­tations entre des choix variés mais visant tous une fin analogue : le désir d’approprier et de durer.

Pourtant un choix essentiel entre un oui et un non primordial — for­mant le pivot de l’enseignement du Buddha — domine toute son exis­tence : c’est ce choix qui fera de lui un homme ordinaire ou un saint (arhai), selon qu’il se laissera entraîner par le flux temporel ou qu’il y mettra un terme.

Mais peu nombreux sont ceux qui choisissent le non.

Parallèlement, mais sur le plan logique, nous avons vu le rôle que joue la pensée constructrice (kalpanā), la faculté d’agir par finalité, qui prête au jugement son caractère affirmatif ou négatif. Cette pensée est radi­calement distincte de la sensation ; elle est donc, en une certaine mesure, libérée de la donnée immédiate, de la vie et apte, en conséquence, à domi­ner la vie en l’organisant à son gré, tout comme elle peut soustraire l’homme à cette même vie.

Ceci s’avère possible parce qu’elle contient un élément de première importance, la décision qui prend part à toute construction conceptuelle et forme le fondement du jugement qui affirme l’objet ou qui le nie.

Nous nous sommes appesantis au cours des chapitres précédents sur la faculté créatrice de la pensée ; nous allons maintenant approfondir le comportement où interviennent toutes ses puissances destructrices.

A tout moment l’homme a la possibilité de ne plus composer sa durée : qu’il ne fasse plus de projets ni ne se penche soucieusement vers son passé, et les composants (dharma) de sa personne ne formeront plus des complexes (samskāra) inquiets et tendus. Mais il ne suffit pas d’entraver

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l’apparition des complexes susceptibles de naître, il faut encore désor­ganiser les complexes actuels. C’est à cette tâche d’apaisement et de détente que vont s’exercer non seulement les disciples du Buddha mais aussi la presque totalité des mystiques et ascètes de l’Inde.

Le problème qui se pose est donc le suivant : comment s’abstient-on de fabriquer la durée à venir et comment dissocie-t-on les durées actuel­les, ces habitudes inconscientes. La première question concerne cetanā, l’acte de décision constructeur de la durée future et la seconde vipāka, la durée en cours qui est maturation de cet acte.

Pour résoudre le premier problème il est indispensable de se remé­morer les caractéristiques de l’acte pur précédemment énumérées. Cet acte est disponible et souple par excellence ; c’est l’acte spirituel (kiriya) qui apaise les tensions, l’agitation, les préoccupations ; il est donc anā­bhoga, āniñjya et avitakka/1. Il peut être associé ou ne pas être associé à la connaissance salvatrice. Si le moine parcourt la voie de l’intuition mys­tique (darsana marga) et s’il est parfaitement illuminé son acte sera dépourvu de toute tension, de tout désir, il sera anabhisamskāra et n’engendrera plus aucune durée.

Si un moine parcourt la voie de la contemplation (bhāvanā marga) — qui implique une certaine activité spirituelle — et qu’il n’ait pas encore atteint l’illumination, son activité sera encore intentionnelle. Néanmoins n’oublions pas que ces deux voies doivent être poursuivies simultanément, leur association étant indispensable à l’obtention du salut.

La connaissance salvatrice consiste en une parfaite compréhension. Elle est désignée par les termes’ aññā, ñāna, bodhi, paññā, pariññā’ etc et s’oppose à viññāna, la connaissance discriminatrice erronée. Elle a pour condition l’absence de toute tension. Elle se rattache directement à l’apaisement et au désintéressement consécutifs à la destruction de tout désir. C’est ce désintéressement que le Buddha avait éprouvé dans sa jeunesse et dont le souvenir lui indiquera plus tard la voie véritable de la délivrance.

Il n’est pas possible de dissocier les structures temporelles si l’on ne possède la connaissance de leurs causes productrices. Lorsque l’on a compris que c’est au moyen d’un comportement fait d’ignorance, de confusion, de désir d’appropriation que chacun de nous forge ses chaînes, on apprend du même coup comment on peut mettre un terme à ce com­portement et on atteint le non-structuré (asarpskrta) qui n’est autre que le nirvāna.

Possédant la juste connaissance de la loi de génération conditionnée (pratityasamutpāda) qui préside à l’universel agencement il suffit donc, pour se libérer, de remonter de condition en condition jusqu’à la cause ultime.

La méditation de la loi d’interdépendance apparaît bien comme le meilleur des accès au nirvana en raison du détachement supérieur qu’elle confère. Le désir étant apaisé, l’ignorance contrecarrée par la juste con­naissance, les énergies coopérantes (samskāra) se relâchent puis s’apai­sent à leur tour. Comme ces dernières sont à la source de l’enchaînement des conditions, celui-ci prend fin.

1. M.N. I.389. Voir ci-dessus p. 217 et p. 325.

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Tout effort ascétique qui ne comporte pas la connaissance de l’uni­verselle structuration ainsi que le détachement qui en dérive, ne peut ajouter que tourment à tourment ; il n’empêche nullement l’acte de porter son fruit, à savoir de composer la réalité phénoménale. C’est pour cette raison qu’il est dit que l’effort du Nigantha est stérile alors que celui du moine bouddhique est fructueux, étant donné que ce moine ne souille pas de tourments son moi devenu pur et qu’il enseigne com­ment, en entravant les énergies qui conditionnent le tourment, on obtient la disparition de la passion (rāga)… Par la science du tourment (dukkha), de son origine et de sa cessation, on met fin à la transmigration (M.N. 11.214-228).

Cette activité qui désorganise les permanences erronées est une réso­lution de ne plus faire d’actes aptes à entraîner des conséquences, c’est-à — dire de tout karman qu’il soit bon ou mauvais.

Au début cette activité n’est pas pleinement éclairée par la sapience et forme une préparation préalable à l’activité pure (M.N. I.297).

C’est une activité morale qualifiée, aspirant au bien, douée de tension (ābhoga) et non dépourvue d’intention. Du fait qu’elle élabore des plans, nous avons vu qu’elle n’est pas sans propulser un certain devenir tout rationnel.

Parmi les termes qui servent à désigner cette conduite spéciale qui fait échec aux tendances automatiques de la vie ordinaire les princi­paux sont : abhyâsa, effort pénible et ininterrompu ; adhivāsana, endu­rance, patience ; patisevana, pratiques assidues et répétées qui se retour­nent (pati) contre les structures afin de les désarticuler ; āsevanā, habi­tudes persévérantes qui ne sont qu’une répétition d’actes efficients et qui tendent encore et encore (ā) au perfectionnement.

Asevanā et patisevana/1 peuvent être traduits par le terme « habitude » à condition de ne voir là que des habitudes conscientes, dynamiques, au jeu infiniment souple et libre. Elles sont en effet dépourvues de toute routine et impliquent moins persistance et permanence que persévé­rance et progrès, ces habitudes étant dirigées par une pensée vigilante (sali) qui ne connaît pas de relâche.

À date ancienne sali, la vigilance des disciples parfaitement éveillés du Buddha, la pensée alerte fixée constamment sur l’acte (kāya)/2 de jour et de nuit ; plus tard samādhi, l’attention qui ne défaille jamais (asammo­sa) de l’homme qui est maître en recueillement/3 ou encore bhāvanā, la pratique sans relâche de la gnose affranchie de la polarisation du sujet et de l’objet (nirvikalpajñāna) expriment tous la concentration sur le moment présent en soulignant le rôle que joue l’instant dans la vie mys­tique du Bouddhisme.

La vigilance (sati) fait échec aux deux facteurs de la durée : la tension, d’une part, et de l’autre la négligence ou l’insouciance (pamāda) qui sont considérées comme la source de tous les maux car elles font perdre à jamais le moment précieux en alimentant constamment le flux mental (āsava).



1. Sur āsea — et patiseu — voir M.N. I.7 et 10. Voir note 1 ci-dessus p. 240.

2. Suppabuddharn pabujjhanti sadā gotamasāvakā yesam dite ça ratio ça niccam kāyagatā sorti. DmP. 299. Kāya a souvent le sens d’acte, témoin le 361.

3. samādhivas'isarpprakhyāna. A. K. VII.38.

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« Pour celui qui s’attache à la vigilance, qui s’attache au repos (nir­vāna), tout l’écoulement phénoménal (āsrava) s’évanouit » (U.V. XV.8).

Grâce à ce repos dans le pur instant le présent n’est plus solidaire du passé, ni l’avenir du présent ; l’insouciance ayant disparu les époques ne s’écoulent plus l’une dans l’autre comme un torrent et on ne bondit plus d’un instant au suivant comme on le faisait sous l’action de la préoc­cupation tendue vers l’avenir. Ayant échappé à l’engrenage temporel le moine demeure impassible dans l’instant présent ; « il est celui pour qui passé, futur et l’entre-deux (le présent) ne sont plus rien, celui qui ne s’approprie rien/1. C’est lui que je nomme un (véritable) brahmane/2 ».

« Grâce à sa force et à sa vigilance le sage doit édifier un îlot pour que le torrent ne l’engloutisse pas »/3.

Cet îlot dont les assises sont l’instant est « l’immortel cela » (amatarn tam) que discernent ceux qui connaissent l’universelle impermanence, (DmP. 374), par contraste avec ceux « dont la pensée va tourbillon­nante (bham —) sur la voie du désir » (DmP. 371).

Sali apparaît donc comme la fine pointe de l’efficience qui donne prise sur les instants du temps en écartant la torpeur dans laquelle nous sommes perpétuellement plongés, nous les « dormeurs »/4 « Qu’il se tienne debout, qu’il marche, soit assis ou repose allongé, jusqu’à ce que sa torpeur soit dissipée (vigatamiddha), qu’il maintienne cette vigilance. Ce mode de vie on le nomme brahman (divin)… Il ne retournera plus à la matrice »/5.

Les textes abondent sur la vigilance : « plutôt que de vivre cent ans d’une vie sans sagesse et sans recueillement (asarnāhita) mieux vaut vivre un seul jour comme un sage, comme un extatique (jhāyin) » (DmP. 111). Et « ceux qui sont constamment recueillis et avancent toujours hardiment, (ces) fermes ils touchent le nirvāna »/6.

Pour jouir à nouveau de la libre spontanéité il ne suffit pas de tarir la source de la structure temporelle en formation ou prête à surgir, il est encore nécessaire de désorganiser les structures et complexes actuels, les fixations automatiques (āsava, samskāra) qu’elles soient physiques comme la respiration qu’on discipline et qu’on apaise ou mentales, telles les spéculations et obsessions qui se forment sous l’emprise de la soif.

En fait, dès qu’a cessé l’activité organisatrice qui lie le passé à l’avenir, les rythmes de durée s’amortissent progressivement pour disparaître entièrement, étant donné qu’aucun rythme nouveau ne vient remplacer le précédent.

Un rythme principal coïncide ordinairement avec une vie individuelle, la mort apparaissant comme l’épuisement de la tension d’une organisa­tion donnée.



1. Yassa pure ça pacchā ça majjhe ea n’atthl kiñcanam akiñcanam anādānam tant aham brŪmi brāhmanarn. DmP. 421.

2. Souvenons-nous du brahmane des Brahmana immobile et vigilant au centre du sacrifice. Ci-dessus p. 57, 93-94.

3. Utthānen' appamādena... dīpam kayirātha medhāoi yam ogho nābhikirati. DmP. 25..

4. Le moine bien vigilant parmi les dormeurs : suttesu bahujāgara, DmP. 29.

5....Etam satim addhittheyya ; brahman etam uihāram idhamāhu. Khuddakapàtha IX.9.

6. Te jhāyino sātatikā niccam dlihaparakkamā phusanti dhirā nibbānam. Dhira est à la fois le sage, l’inspiré et le constant. DmP. 23.



Néanmoins il est conseillé de délier les tendances actuelles et, parmi elles toutes, la croyance en la durée d’un moi personnel est la plus redou­table, la plus invincible. Pour y mettre fin, la connaissance exacte et l’apaisement sont les seules thérapeutiques qu’enseigne le Buddha.

Le Majjhima Nikàya/1 décrit de quelle façon un moine peut apaiser ses obsessions en remontant radicalement jusqu’à leur cause, la tension inhérente aux tendances (samkhāra) : À celui qui est obsédé de pensées (vitakka) dont il ne peut se défaire, il est recommandé de s’appliquer à détendre les énergies coopérantes obsédées/2 afin que, par leur dispa­rition la pensée demeure ferme, unifiée, concentrée. Et le texte poursuit : « Comme un homme qui court décide de marcher lentement, puis de s’arrêter, puis de s’asseoir, puis de s’allonger et passe ainsi d’une position tendue à une position toujours plus détendue, ainsi fait le moine lorsqu’il apaise ses énergies obsédées ».

« Brise le cours du torrent (du devenir), va de l’avant, proscris le désir, ô Brahman !... Si tu as pris conscience de la destruction des énergies constructrices tu connais, ô Brahman, ce qui n’est pas fabriqué »/3.

Ce non élaboré (akrta) est le nirvāna. On nommera plus tard cette rupture du flot « la disconnexion » (visamyoga) d’avec les passions grâce à laquelle on fend le flot impur de la continuité sous quelque forme qu’elle apparaisse.

L’arhat en son intuition a dissocié deux instants successifs et a mis fin au jaillissement de la conscience élaboratrice de la durée. Mais une telle prouesse ne se comprend que si les instants sont considérés comme contigus et non pas comme solidaires. L’instant étant naturellement isolé, une rupture entre le dernier moment de la vie antérieure et le pre­mier moment de la vie nouvelle s’avère donc possible. C’est abrupte­ment, et en un instant, que l’arhat se libère définitivement lorsqu’il s’éveille à la réalité.

C’est pour cette raison que les textes anciens mettent si fortement l’accent sur la discontinuité entre l’écoulement de la vie ordinaire et le moment de l’illumination qui s’en détache tout à coup.

En cet instant où le temps et l’éternité se rejoignent l’arhat s’est ense­veli dans l’immortel (amato gadham DmP. 411) et le temps s’est défini­tivement arrêté pour lui.

Si l’on demande des explications à ce sujet il est répondu que « du moine qui a traversé le torrent “oghatinna” » (370) on ne peut rien dire : « Il est aussi difficile de déceler la trace de ceux qui ont pour domaine infini/4 le vide, la délivrance… que de retracer la piste des oiseaux volant dans l’espace »/5.

Et un autre texte dit également :

« Celui qui a atteint l’apaisement, nulle mesure ne peut le mesurer.



1. I.120.

2. Vitakkasarttkhārasamthāna.

3. Chiada salant parakkamma Mme panuda brdhntana / Santkhārānarn khayam Tiiatvā akataññd, si brāhmana. DmP. 383.

4. Anantagocara ou ceux qui sont sans domaine, sans lieu apada. DmP. 179.

5. Yesam pocaro ākāse va sakuntānam gali tesam durannayā. DmP. 92-93.

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Pour parler de lui il n’y a point de paroles. Ce que la pensée pourrait en savoir s’évanouit. Ainsi tout chemin est interdit au langage »/1.





L’UNIVERSELLE INSTANTANÉITÉ ET SA DÉMONSTRATION

Toute la philosophie des Sautrāntika se trouve condensée en une brève formule qui revient sans cesse dans les textes de cette école ; elle définit la réalité ainsi que la loi de non-contradiction à laquelle ces logiciens font un appel constant :

« Ce qui est efficient existe, ce qui ne l’est pas n’existe pas. Ces deux (efficience et non-efficience) ne peuvent coexister dans le même substrat du fait qu’elles sont contradictoires »/2. Sont considérées comme diffé­rentes deux choses possédant des propriétés qui s’excluent mutuellement (T.S. sl. 344).

Il n’existe donc que des énergies fulgurantes qui n’appartiennent pas à des substances, ne sont pas des substances et ne durent pas même un instant. Ces énergies se succèdent en un perpétuel jaillissement qui donne l’impression de la durée et du mouvement ; mais la durée n’est faite que de points-instants qui se suivent ; l’espace consiste en ces mêmes points — instants surgissant simultanément et le mouvement n’est que l’appa­rition de ces points-instants en contiguïté. Il n’y a donc pas de temps, d’espace, de mouvement en dehors des points-instants/3.

« L’instantanéité (ksanabharl ga)/4 s’étend à tout ce qui existe, dit Kamalasila ; il suffit que nous prouvions cette thèse fondamentale pour que soient réfutés d’un seul trait le Dieu (Īsvara), la nature éternelle (prakrti) et toutes les entités forgées (parikalpita) par les autres (systè­mes)… Ceux-ci n’admettent pas que ces entités disparaissent aussitôt apparues et que leur essence soit de s’anéantir sans laisser de trace »/5.

Kamalasila, à la suite de son maître Sāntaraksita, va mettre « un soin tout particulier » à démontrer le caractère instantané de l’être en général (samastavastu) afin de réfuter en bloc, et avec le minimum d’argumen­tation, ces diverses entités métaphysiques que sont le dieu et la nature des écoles Brahmaniques, la personnalité en partie permanente (pudgala) des Vātsiputriya, ainsi que les entités durables comme les universaux, la qualité, la substance, le mouvement, les trois époques des Sarvāsti­vādin, les quatre grands éléments postulés par les Matérialistes, les sons éternels des Veda des Jaiminiya.

« Un examen critique de la stabilité de l’existence, conclut Kama­lasila, constitue donc le point culminant de toute philosophie »/6.



1....(Accī yathā uātavegena khitto /) attham paleti na upeti sagtkham / Evam muni nāma­kāga uimutto / attha,p paleti na upeti sarpkhagt I / Attham gatassa na pamānam atthi. 1074 et 1075 du Sn.

2. Arthakrigāsamartham ca sadangadasaduegate / samāueso na caikatra tayorgukto viro­dhatah. T.S. él. 1675-1677, comm. p. 477, L 25.

3. Th. Stcherbatsky, Buddhist Logic, 1, p. 84.

4. De Matif — briser, anéantir, d’où brisure, rupture instantanée.

5. Saruam eua... parairudayānantarāpavargi niranuayanirodhadharmakam uā kai$cinne­syate. T.S.P. p. 131, 1. 20.

6. Sthira bhāua pariksāyārn sakalasāstrārtha parisamāptir bhauanti. Archa parisamāpli est le but ultime, att sens de’ plénitude de signification ». T.S. él. 350, p. 131, 1. 26.



Cet examen portera principalement sur la notion du tout : ce tout n’est pas surajouté à ses parties, il ne possède pas une existence réelle et sépa­rée ; il n’y a pas de temps ni d’espace, au-delà des points-instants ; pas d’âme au-delà des phénomènes psychiques, pas de matière au-delà des données sensorielles.

Les divers arguments que les Sautrāntika avancent en faveur de l’ins­tantanéité universelle sont tirés d’une analyse de la loi de contradiction et de l’analyse des notions d’existence et de destruction/1.

Argument tiré de l’analyse du principe de contradiction

Les Sautrāntika s’attaquent à la durée, à l’espace et au mouvement conçus comme des substances parce que, disent-ils, ces notions impli­quent contradiction : étant donné que l’existence se réduit à l’efficience, une chose réelle ne peut résider en même temps dans différents endroits, ni demeurer la même pendant plusieurs instants. Cette chose serait alors à la fois présente et non présente en un même lieu donné. Si, d’autre part, elle durait pendant une série d’instants. elle serait une unité réelle qui existerait à la fois à différents moments. Il est donc nécessaire de choisir entre la réalité et la fiction : ou la chose de durée est une fiction et les instants sont réels, ou les instants sont fictifs et la chose est réelle ; sinon, on sera plongé en pleine contradiction.

Les Bouddhistes formulent ainsi leur loi de contradiction : « De l’union avec une qualité contradictoire une chose devient autre ». Les qualités incompatibles sont le temps, l’espace, la qualité/2. Si une chose existe à un moment donné, il est contradictoire d’affirmer qu’elle existe à un autre moment ; il s’ensuit donc que toute variation de qualité, de temps et de lieu fait d’une chose une chose différente/3.

Tout ce qui existe est en conséquence unique et possède une existence propre (svalaksana), c’est-à-dire une existence séparée de toute autre existence/4.

Ce qui inhère dans une autre chose, à l’image du tout dans ses parties, n’est que construction mentale. Un examen approfondi montre que le point-instant est la seule chose qui soit unique et absolument séparée. Il est, en effet, autre que tout ce qui existe. La qualité d’être’ autre’ est la seule relation qu’il puisse entretenir avec le reste des choses. En d’au­tres termes, la chose en soi est exempte de toute relation, elle n’est pas forgée, elle est singulière.

Les Jaïna s’élèvent contre cette conception de la réalité de la chose en soi. L’expérience, à leurs yeux, ne comporte pas contradiction ; plus même, la contradiction et au cœur de la réalité : une même chose dont l’essence est unique présente divers aspects : le particulier et le général, l’existence et la non-existence, l’identité et le changement ; elle peut être simultanément continue et discontinue, efficiente et inefficiente parce



1. Ces arguments ont déjà fait l’objet d’un exposé remarquable de Stcherbatsky, op. cit., p. 84 et suivantes.

2. Viruddhadharmasamsargāddhy angad uastu / degakālākārabhedah… NBT. p. 4, 1. 2.

3. (Taira pradargitādanyad uastu) bhinnākārarp bhinnadesam bhinnakālam. N.B.T. p. 4, 1. 2.

4. Bhaua taksana prthaktuāt.

334

que l’expérience l’atteste et que l’expérience est l’autorité ultime en matière de validité/1.

Ainsi l’âme ou conscience du moi, en tant que substance (dravya), continue à exister identique à elle-même ; mais, sous son aspect de modes successifs (paryāya), l’âme varie perpétuellement. Substance et modes ne sont ni identiques ni absolument différents : identiques quant à l’es­pace, au temps et à la nature, les choses varient quant au nombre, au caractère, au nom et à la fonction.

L’expérience nous enseigne que tout ce qui est empirique possède un double caractère, l’identité et la différence et ce caractère fait l’objet d’une perception directe. Il serait donc absurde de rejeter l’expérience au profit de principes logiques abstraits et irréels.

L’expérience apparaît également aux Bouddhistes comme l’autorité ultime mais se trouve soumise à la pensée logique, car notre constitution mentale, dont le principe de contradiction est la loi première, ne peut varier. Entre deux termes qui s’excluent mutuellement, tels la conti­nuité et la discontinuité, aucun compromis n’est possible, il faut choisir. Si « on pose l’identité de la substance et des modes, la substance doit être transitoire comme les modes ou les modes continus comme la substance, étant donné qu’une seule et même chose ne peut posséder des attributs contradictoires/2.

Le Bouddhiste conclut qu’il faut donc admettre ou bien qu’il y a des­truction totale ou bien que tout est permanent et éternel.

Contre l’existence de la chose en soi des Sautrāntika, le Jaïna Ahrika soutient que, étant donné que tout ce qui existe comporte similarité (le général) et différence (le particulier), la chose en soi absolument singu­lière est sans relation et entièrement différente de toute autre réalité et, en conséquence, inexistante comme une fleur du ciel. D’autre part, si elle était entièrement dépourvue de différence, elle s’identifierait avec le reste et il n’y aurait pas de multiplicité (T S. M. 1710). Toute entité n’est pas une unité, elle est toujours double : elle existe et n’existe pas, se meut et est en repos etc. La réalité apparaît donc comme dialectique en son essence.

Sāntiraksita répond (sl. 1722-1723) : Si le général et le particulier étaient de même nature, confusion et coalescente seraient inévitables ; il ne pourrait donc y avoir deux aspects de la même entité. Mais s’ils ne sont pas identiques ils seront distincts et il y aura deux entités et non deux aspects d’une seule chose. Si on affirme avec le Jaïna Sumati que l’entité est la même mais que ses propriétés ou capacités diffèrent (1724­1725), on se demandera si les propriétés sont réelles ou si elles sont des créations imaginaires : Dans le second cas le Bouddhiste sera d’accord avec le Jaïna, mais ce dernier, nous le savons, croit en des propriétés réelles.. āntiraksita objectera alors que l’entité unique n’est pas compa­tible avec la diversité ou la pluralité/3. “Les choses sont “une lorsqu’on dit : « ceci est cela » ; elles sont « diverses » lorsqu’on dit : « ceci n’est pas



1. Théories du syddvdda de rhrika et Sumati, exposées et réfutées T.S. B1. 1709-1744 et 1755-1775, p. 4S6 et suivantes.

2. T.S. S1. 319-321.

3. Akalpito vibhedo hi ndndtuamabhidhīyate, šl. 1726. Textuellement : une diversité qui n’est pas une création factice est ce qu’on nomme une pluralité.



cela » ; être cela et ne pas être cela étant mutuellement contradictoires ne doivent, d’aucune façon, être attribués à une entité unique. Toute diversité de propriétés appartenant à une entité unique n’est que créa­tion imaginaire » (1728-1729. Com. p. 491, 1. 5).

À la position Sautrāntika qui soutient que deux qualités contradic­toires ne peuvent coexister dans un même substrat sans briser l’unité de ce substrat, le Vaisesika objecte que s’il est vrai que la contradiction est indéniable entre deux attributs qui s’excluent mutuellement au même instant, elle disparaît si ces attributs se trouvent dans la même substance à des moments différents.

C’est ainsi qu’une chose précédemment inactive peut devenir active à un moment ultérieur sans que cela implique contradiction, de sorte qu’une chose de durée n’est pas incompatible avec une production variable, sujette à des variations temporelles.

Les choses ont une durée limitée ; les atomes en se combinant forment des substances réelles lesquelles résident dans leur cause matérielle, les atomes. Une substance unique et réelle peut ainsi résider simultanément dans une multitude d’atomes. La relation d’inhérence (sarnauáya) a de ce fait le pouvoir d’harmoniser permanence et changement.

Les Sautrāntika répondent que cela est impossible » ; il faut choisir entre les parties et le tout : si les parties sont réelles, le tout ne peut l’être, car en même temps il résiderait et ne résiderait pas en un lieu donné. Comment, d’autre part, la relation pourrait-elle faire de deux choses contradictoires un ensemble harmonieux ? Cette relation d’inhérence implique enfin un regrès à l’infini tandis que l’instantanéité, selon laquelle toute chose est différente de tout le reste, n’admet aucune autre relation réelle que celle de l’altérité/1.

La perception de la durée

Le réaliste objecte à cela que la chose de durée existe réellement puis­qu’elle est connue directement par la perception. Le Bouddhiste réplique (sl. 321-2 et com.) qu’on ne perçoit pas de substance permanente qui serait sous-jacente aux modes transitoires, une âme par exemple, qui appa­raîtrait dans les connaissances nommées sensations et qui serait perçue à part de ces sensations. « Si le fait présent était permanent, on expéri­menterait d’une façon ou d’une autre son essence perdurante ; comme on n’expérimente aucune essence perdurante, il n’est donc pas perma­nent »/2,

On peut, par contre, en partant de la perception, tirer un argument en faveur de l’universelle instantanéité : « L’introspection nous montre que la sensation d’une chose momentanée est elle-même momentanée : dans la sensation de bleu on ne saisit que l’instant présent, on n’appré­hende pas le précédent ni le suivant. Tous les objets externes se rédui­sant à des données sensorielles, et les sensations correspondantes se limi­tant à un instant unique, il résulte que tous les objets, en tant qu’ils



1. N.V.T.T. p. 269, 1. 3. N. Kandali, p. 41.

2. N.D.T. p. 33.17. yadyayam dréyamdno nityo bhavennityarcpo dr9yeta / na ca nityardpo drgyate/tasmánna nityah /.

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nous affectent, ne sont que des existants instantanés »/1. « La durée de l’objet au-delà du moment de la sensation ne peut être garantie par la sensation même,… elle n’est qu’une construction de notre imagina­tion »/2, tandis que la sensation est instantanée.

Les sensations ne sont pas naturellement liées, il est nécessaire que notre imagination les lie.

Durée et reconnaissance

Les Réalistes Naiyāyika, Vaisesika, Mimānsaka, objectent/2 à cela que la sensation est susceptible de durer plus d’un instant ; il existe en outre des choses qui durent et qui engendrent une série de sensations suc­cessives. C’est dans l’impression de reconnaissance (pratyabhijñā) que nous avons le sentiment de la durée/3. Notre vie antérieure renaît donc dans le souvenir et porte témoignage de notre durée ainsi que de la durée des objets. Ne dit-on pas : « Ceci est le même objet que j’ai connu anté­rieurement » ? Ce jugement comprend à la fois deux perceptions qui appartiennent au même objet et au même sujet percevant. Une telle reconnaissance s’avérerait impossible si toutes les choses étaient évanes­centes, car alors il n’y aurait ni un seul sujet, ni un seul objet et Visnu­mitra ne reconnaîtrait pas ce qu’a vu Devadatta (T.S.P. M. 493 p. 170, 1. 20 et šl. 444-445, N.K. p. 124, I. 7).

En conséquence, la permanence (ekatā) dans le temps et dans tous les lieux est prouvée par le sentiment immédiat de reconnaissance (pratyaksa pratyabhijñāna prasiddhā)/4.

Le Bouddhiste répond que le jugement « ceci est le même objet » ne prouve nullement que l’objet est identique à ce qui fut antérieurement perçu. En réalité la reconnaissance n’est qu’une illusion de l’imagina­tion. La théorie de l’instantanéité montre qu’il y a un changement per­pétuel, imperceptible, les choses n’étant que des existences momentanées qui se succèdent sans interruption. Ainsi, bien que ce ne soit pas ni la même flamme, ni les mêmes cheveux ou ongles qui ont été coupés et qui ont repoussé, néanmoins, en raison de leur similarité, on a l’impression de les reconnaître. Il en va de même pour tous les cas de reconnaissance/5.

Le réaliste. — Si votre objection porte quant aux cheveux, elle ne vaut pas en ce qui concerne le diamant dont la reconnaissance est alors ferme et indéniable (T.S. M. 444-445 com. p. 157). En outre, si la conti­nuité de l’objet n’est pas toujours requise pour rendre compte du senti­ment de reconnaissance, comment pourrait-on se dispenser de la conti­nuité du sujet ? C’est, en effet, un seul et même sujet qui perçoit.

Quant à la flamme, bien que celle-ci n’existe qu’un seul instant, on la reconnaît néanmoins, car ce qui fait l’objet d’une impression de recon­naissance c’est l’universel (ākrti) (le feu) qui, pour nous, est éternel tandis



1. N.K. p. 123, 1. 14. Cf. N.V.T.T., p. 92, 1. 15 et T.S. šl. 2462-2464.

2. Buddhist logic, p. 87.

3. N.Kaniká, p. 123, 1. 23 et — T.S. P. p. 157. Le réaliste démontre que le phénomène de la perception dépendant d’un organe au fonctionnement normal annule toutes les raisons avan­cées par le Bouddhiste en faveur de l’instantanéité. Cf. N.K. p. 80, I. 7.

4. T.S. §l. 2118, p. 591 et 51. 431.

5. T.S.P. p. 591, 1. 14, šl. 2119-2120.

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que l’individuel (vyaklirūpa) est impermanent. On ne le reconnaît pas pour identique. Concluons que unité et identité sont réelles (T.S.P. p. 591, I. 16 et M. 1449).

Le Bouddhiste. — Il n’existe pas d’universel ; il est donc impossible que l’universel reconnu soit éternel. Ce qui apparaît à des moments et à des lieux différents ne peut être un seul et même objet (sl. 2455 et 1450) Si l’universel existait il serait instantané.

D’autre part, vous soutenez qu’universel et individuel sont identi­ques : comment alors l’universel continuerait-il à exister lorsque l’indi­viduel est détruit ? S’ils ont des destinées différentes, ils sont nécessaire­ment distincts. Si l’universel diffère de la chose particulière, la connais­sance sera néanmoins indifférenciée, alors qu’en réalité il y a différence ; elle sera donc fausse. Et si l’universel ne diffère pas des choses parti­culières, l’univers entier formerait l’objet unique de l’universel. Il résulte que la connaissance qu’on peut en avoir en tant qu’universel est fausse parce que la notion d’universel n’appartient pas à une seule chose, la connaissance de l’universel étant toujours précédée de la perception de la diversité (T.S.P. p. 276, 1. 4).

La reconnaissance ne peut servir à démontrer la permanence de l’objet car il lui faudrait être une connaissance et non une reconnaissance : si le. diamant était permanent/1, la reconnaissance de ce diamant ‘devrait surgir à l’occasion antérieure, alors que ses causes étaient présentes en leur forme parfaite ».

La reconnaissance ne peut établir la réalité d’un moi permanent parce qu’elle n’est pas infaillible : elle reconnaît en effet les choses comme cons­tantes alors qu’elles sont différentes à tout instant/2.

En outre, poursuit le Bouddhiste, la reconnaissance n’a rien d’une connaissance directe : elle s’exprime par des mots et n’est pas dépourvue, comme l’est la sensation, de toute détermination. La reconnaissance n’est donc pas un moyen de connaissance valide car elle opère envers un objet dont le but a déjà été accompli, autrement dit, elle a pour objet une chose qui a été appréhendée dans une connaissance antérieure/3.

Le réaliste Kumārila/4. — Admettons pour les besoins de la discus 

sion que la mémoire, puisqu’elle se limite à la connaissance de choses déjà connues, passées, disparues, n’est pas une source valide de connaissance et qu’elle n’est pas capable de prouver la permanence du moi. Par contre la reconnaissance n’est pas à ranger, au même titre qu’elle, parmi les connaissances illusoires. Elle diffère, en effet, de la mémoire parce qu’elle connaît à la fois la chose actuelle et la chose précédemment connue ; elle peut donc servir à prouver la permanence des choses. La mémoire ne revêt pas, comme la reconnaissance, la forme « ceci est identique à cela » ; elle ne porte que sur le ‘cela ».

Le Bouddhiste. — (T.S. M. 457-458). Si l’existence de l’instant pré­sent, objet de la reconnaissance, est distincte de l’existence antérieure,



1. Le diamant ou le cristal n’est pas exempt d’un changement incessant bien qu’impercep­tible.

2. T.S.P. p. 666, 1. 21 et šl. 195-196, p. 83. Cf. 51. 447-450.

3. T.S. sl. 446 et 451.

4. Kumārila est un Mimānsaka. Sa thèse est exposée par lui, á plusieurs reprises, dans son Slokavārtika et pur Sāntiraksita, T.S. 51. 19 : -196 et p. 81 et 85. Pour Kumārila il n’y a d’erreur de connaissance que lorsque l’objet reconnu est pris pour un autre'objet. S.V. IV.246.

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nous sommes d’accord avec vous. Si, au contraire, elle n’en est pas dis­tincte, nous demandons pourquoi elle n’est pas contenue dans l’existence antérieure. Direz-vous qu’un caractère momentané, bien qu’il ne diflère pas de la chose, n’est pas appréhendé au moment où la chose est appré­hendée ? Ceci, pour nous, est inadmissible.

La mémoire n’a pas pour rôle, ainsi que l’imagine le réaliste/1, de reconnaître l’identité spécifique de deux états de conscience, parce qu’il y a une différence radicale entre la sensation et le souvenir (parasparavi­rodhini) : l’élément « ceci » du jugement : « ceci est le même objet » se rapporte à une sensation présente, l’élément « cela » à un passé qui ne survit que dans l’imagination ou la mémoire sous forme de tendance ou impression (sains/dira)/2. Il ne peut y avoir contact entre le passé et le présent, parce que la mémoire est limitée au passé, elle est l’œuvre de la pensée constructrice (kalpanā) ; elle n’est nullement une connaissance directe de la réalité, elle ne peut appréhender le présent. La sensation, par contre, étant limitée à l’instant présent ne peut saisir le passé/2.

D’autre part, sensation et construction (pratyaksa et kalpanā) n’ont pas une cause commune qui serait distincte de ces deux sources oppo­sées de connaissance et qui, en les unissant, ferait naître une impression de reconnaissance. Ces deux sources, s’excluant mutuellement, ne peu­vent s’unir en un seul et même instant (N.K. p. 80, 1. 20).

Enfin la mémoire ne peut être une intuition du passé puisque le passé n’existe pas.

La reconnaissance ne prouve donc pas la durée, pas plus celle des choses que celle d’un moi.

La durée que les Sautrántika identifient à la série ne fait pas l’objet d’une impression immédiate relevant de la sensibilité dont les réactions sont instantanées ; mais elle est une construction de l’imagination en son effort créateur.

Quant au problème que pose la reconnaissance dans un système qui écarte un sujet ou un objet permanents, on l’explique en termes de causa­lité, sans recourir à une âme continue ou à une chose de durée. 11 y a interdépendance entre l’impression (vāsanā) instantanée du passé et l’impression instantanée actuelle sans qu’il soit nécessaire de postuler l’existence d’un soi doué de mémoire.

Le Bouddhiste, à son tour, s’attaque au réaliste : ‘Admettons que l’instantanéité ne se réfléchisse pas directement dans notre connaissance, (la durée s’y réfléchira-t-elle mieux) ? (N.Kanikā, p. 124, 1. 7)/3.

Le réaliste. — (N.Kanikā, p. 80-81, 1. 20). Bien que les organes des sens, d’une pari, et les résidus (samskāra) de la mémoire, d e l’autre, pris séparément, soient incapables de produire le sentiment de reconnais­sance, ils le font dès qu’ils sont réunis. La reconnaissance est alors affaire de sensation puisqu’elle dépend de l’organe sensoriel qui perçoit l’objet de sorte que l’organe, à l’aide des résidus de la mémoire, appréhende ce qui est passé… Bien n’empêche donc un seul état de conscience de porter quelquefois sur deux époques… et la reconnaissance qui affirme l’exis —



1. N. Kanikā, p. 80, L 9 et T.S. $ l. 493.

2. N. Kanikā, p. 12.1, 1. 24 et N.V.T.T., p. 91, 1. 23.

3. N. Kanikā, p. SO, L 12. ‘Un objet réel, caractérisé par le fait qu’il appartient à la fois à un temps passé et au moment présent est connu par une telle (reconnaissance)’.

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tence d’un même objet comme soumis à différentes conditions de temps et de lieu porte ainsi directement atteinte à la théorie de l’instantanéité des Bouddhistes.



Argument tiré d’une analyse de la notion d’existence

Le Bouddhiste. — Bien que ni la sensation, ni la reconnaissance ne prouvent la permanence des choses, admettons pour les nécessités de l’argumentation que la perception directe (pratyaksa) appréhende les objets permanents. Nous allons prouver que cette perception est fausse, que la durée n’est que surimposition fallacieuse (samāropitagocaram aksanikam) (N.Kaniká, p. 127, 1. 7).

Cet argument déduit analytiquement l’instantanéité de la notion d’existence définie comme une efficience (arthakriyákrtā) et toute effi­cience signifie, à son tour, changement absolu. Tout ce qui ne change pas est inefficient, n’existe pas. « Tout ce qui existe est sujet à évanes­cence, tel un vase. L’espace, le temps, Dieu ne sont pas évanescents, ils n’existent donc pas »

Cette déduction est analytique parce que le prédicat est contenu dans le sujet dont il est tiré par l’analyse. Existence, efficience et instan­tanéité sont liées par l’identité (tādātmya) et peuvent être appliquées sans contradiction à un même instant de la réalité.

On peut encore ajouter les caractéristiques suivantes : tout ce qui a une origine est impermanent ; tout ce qui est produit par des causes est impermanent ; tout ce qui varie en fonction d’une variation de ses causes est sujet à l’instantanéité : tout ce qui est produit par un effort cons­cient est impermanent/2. Ainsi un vase produit par l’effort du potier peut être caractérisé comme existant, efficient, instantané et doué d’une origine.

Si tout ce qui est produit est impermanent et si les deux dogmes de l’interdépendance causale et de l’évanescence ne sont que deux aspects d’une même vérité, pourquoi ne déduit-on pas la production à partir de l’impermanence comme on déduit l’impermanence à partir de la pro­duction ? (N.B.T. p. 89, I. 11). Un lama tibétain donne une explication que note Th. Stcherbatsky /3 : la conception de l’origine causale nous est plus familière que celle de l’existence instantanée qui doit faire l’objet d’une analyse détaillée. Ce n’est que par égard pour l’auditeur à convain­cre qu’il est préférable de partir de la notion de l’origine causale.

Sous la forme d’un dilemme la thèse Sautrántika montre que l’exis­tence ne peut être qu’instantanée. Voici le raisonnement tel qu’il nous a été transmis par des sources abondantes/4 :



1. T.S. Sl. 392-394 et com. p. 143, L 24. T. Stcherbatsky dans sa Buddhist logic, p. 89-90 a résumé ces pages de la Nyāya Kanikā (127-129).

2. N.B. III.12, 13 et 15. Com. p. 45-46.

3. B. L. II, p. 241, note 1.

4. Cet exposé suit, dans ses grandes lignes, celui de Mādhava et accessoirement celui plus détaillé de Kamala4ila. Voir S.D.S. de Mādhava. Chapitre II, p. 7-10. Traduction Cowell, L. de la Vallée Poussin (lluséon, 1901-1902). Th. Stcherbatsky, la théorie de la connaissance, p. 33­34. Voir aussi r. S. $ l. 392-418. N.V.T.T. p. 105, 1. 23, 387 1. 5, 388, I. 10. N.K. p. 73, 1. 20. N. Kanikā, p. 127-129.

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‘La momentanéité des objets instantanés, du bleu par exemple, résulte de leur existence : tout ce qui existe est instantané (ksanika) comme un nuage, les objets existent, ils sont donc instantanés. Ne dites pas que ce raisonnement est faux car la perception révèle que l’existence qui a pour définition l’efficience (arthakriyākāritva) n’appartient qu’aux mo­ments, parce que les objets qui ne sont pas instantanés ne peuvent être efficients… Il est démontré qu’il y a incompatibilité de l’existence et du non-momentané… en effet, l’efficience, d’après une loi invariable se manifeste successivement ou simultanément et il n’y a pas de troisième alternative sous peine d’absurdité… Or si nous prouvons que ni simul­tanéité, ni succession de l’efficience ne peuvent appartenir à l’être per­manent, nous prouvons en même temps que ce dernier ne peut être effi­cient, qu’il ne peut donc exister.

Commençons par (la succession). Si nous refusons l’efficience à l’être de durée c’est en vertu du dilemme suivant : quand l’être permanent accomplit son acte présent, garde-t-il ou non la puissance de ses actes passés et futurs ? Dans le premier cas il s’ensuit qu’il ne manquera pas d’accomplir actuellement ces actes passés et futurs ; car si un objet est capable d’un acte, il ne peut en être privé en vertu du raisonnement que voici : ce qui, à un moment donné, est capable de quelque chose l’exécute infailliblement, par exemple, le complexe des causes produit son effet. L’être de durée possède cette puissance d’accomplir les actes passés et futurs, il doit donc les accomplir. Dans le second cas, s’il ne la possède pas, jamais il n’accomplira ces actes puisque l’efficience est indissolu­blement liée à la puissance qui la produit, en raison de l’argument sui­vant : ce qui à un moment donné n’accomplit pas une certaine chose est privé de la faculté de l’accomplir, comme une pierre ne peut créer un bourgeon, et cet être de durée, au moment où il accomplit son acte pré­sent, n’accomplit pas ses actes passés et futurs.

Objection. — Mais ne pourrait-on pas dire que l’être permanent accomplit successivement ses actes passés et futurs grâce à la coopéra­tion successive des causes concomitantes ? (T.S. 396).

Le Bouddhiste. — Ces causes concomitantes (sahakārin) aident-elles l’être à produire son effet ? Si elles ne l’aident pas, l’être ne dépend pas d’elles, elles sont inutiles puisqu’elles ne font rien. Si vous admettez qu’elles l’aident. la question se pose : ces causes auxiliaires se distinguent — elles ou non de l’être même auxquelles elles prêtent assistance ? Si elles s’en distinguent, c’est l’élément adventice (atisaya) qui est la cause véri­table et non pas l’être permanent, puisque l’effet est indissolublement lié à I'efficacité de l’élément adventice (T.S. 397-399).

Objectez-vous à cela que l’être ne produit son effet qu’en union avec les causes concomitantes ? Si c’est en cela même que consiste son essence, qu’il prenne garde de ne pas se séparer de ses auxiliaires et que si ceux-ci veulent se dérober qu’il les tienne la corde au cou et les force à accomplir l’effet qu’ils doivent accomplir, car l’essence n’est pas une chose à perdre !

On fait encore l’objection suivante : la qualité adventice qui doit pro­duire les causes concomitantes produit-elle à son tour une qualité sup­plémentaire ou non ? Les deux alternatives vous feront lapider par les objections déjà mentionnées.

Si vous admettez que la qualité adventice produite par les facteurs n’est pas distincte de l’être de durée, il s’ensuit que l’être passé qui n’avait

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pas cette qualité a disparu et qu’un nouvel être qui possède cette qualité prend naissance et nous l’appelons « kurvadrūpa » l’arbre de nos désirs a fleuri ; c’est cela précisément que nous désirions prouver/l

II est donc bien difficile d’attribuer l’efficience à un être de durée du point de vue de la succession.

Doit-on supposer la simultanéité de son efficience ? Impossible, en raison du dilemme suivant : l’être capable d’accomplir d’un coup tous ses effets, continue-t-il à exister au moment suivant ou non ? Si oui, l’accomplissement de l’effet qui a lieu à ce moment-là doit durer aussi au moment suivant 1. Si non, il y a autant de chance qu’il soit permanent qu’il y en a de voir une pousse surgir d’une graine mangée des rats.

Tout ce qui est susceptible de changer de condition est différent en soi-même. Tout ce qui contient des qualités contradictoires comme le froid et le chaud est divers. Ainsi est démontré le lien indissoluble (vyāpti) entre existence et impermanence.

Après avoir montré les conséquences fâcheuses qui suivent de la'thèse de l’être permanent qui, selon le moment, est capable et incapable (de ses effets), le Bouddhiste tire la conclusion que la réalité n’appartient qu’aux moments séparés, puisqu’elle ne peut appartenir à la chose per­manente, ni au cas où elle accomplirait successivement ses effets, ni au cas où elle les accomplirait tous à la fois.

Argument tiré de l’analyse de la notion de destruction

Pas plus qu’elle ne possède existence de durée et mouvement, la chose n’est douée d’une non-existence au sens que lui donne le réaliste, à savoir une réalité qui se trouve inhérente à la chose ou qui s’ajoute à elle ou, encore, qui demeure lorsque la chose a disparu.

À cette conception d’une non-existence (pradhvamsa) conçue comme une réalité sui generis (bhāva, svarūpa) et qui serait produite par ses pro­pres causes, le Bouddhiste objecte (T.S.P. p. 135, 1. 10) que la non-exis­tence est inefficiente et ne possède ni réalité ni validité, car seule l’exis­tence peut être produite/2.

La non-existence ou destruction ne peut être ni une entité ni une non — entité : si la destruction n’existe pas, la chose ne sera jamais détruite, elle continuera à exister ; et si la destruction n’est qu’un nom de la chose, elle n’est pas une entité séparée qui s’ajoute à la chose au cours de sa destruction, car elle demeurerait alors séparée et la chose n’en serait pas affectée/3.

Le réaliste. — La preuve qu’existence et inexistence sont des unités séparées ajoutées à la chose, c’est qu’il existe entre elles et la chose une



1. Cf. T.S. âi. 415-416. Si l’essence de la cause efficiente continue à exister (après avoir produit tous les effets simultanément), alors elle devrait produire l’effet encore à nouveau ; sinon, comment une efficience serait-elle attribuée à ce qui n’est pas apte à produire des effets ? L’adversaire précise que si l’efficience de la chose a disparu, son existence demeure. Le Boud­dhiste répond que la seule caractéristique d’une chose est l’efficience ; que celle-ci disparaisse et l’existence disparaîtra.

2. Voir T.S. šl. 357-361 sur la réfutation élaborée de la destruction telle que l’entend le réaliste.

3. T.S.P. p. 133, 1. 20. N.K. p. 132, 1. 3.

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relation de possession. Ne dit-on pas, en effet, « l’existence et la non-existence de la chose » ?

Affaire de langage et non de réalité, rétorque le Bouddhiste ; existence et non-existence n’appartiennent pas à la chose, elles sont la chose même/1.

C’est ainsi que la destruction ou l’impermanence (vināsa, ksanikatva) est spontanée, perpétuelle et sans fin. Imperceptible et subtile, elle cons­titue l’essence de la réalité : « Est nommée destruction, dit Sāntiraksita, la réalité même, à savoir cette réalité ultime qui est instantanée »/2. Cette destruction surgit spontanément et sans cause, en même temps que l’apparition ; “autrement l’évanescence ne formerait pas l’essence (sva­bhāva) de la réalité” (T.S.P. p. 138, 1. 11).

L’être instantané donne naissance à un être différent dans l’instant suivant de sorte que, à tout instant, rien ne demeure de ce qui existait à l’instant précédent, l’être instantané étant détruit aussitôt apparu. C’est pourquoi, selon la formule significative de S`āntiraksita, « la chose instantanée représente sa propre destruction » (T.S. p. 137, 1. 26).

A la lumière de cette constante évanescence, la production du pot, puis sa destruction sous les coups du marteau, n’apparaissent que comme des moments particulièrement saillants. Mais l’instant où le pot est brisé ne diffère pas des moments précédents, puisque, à tout instant, un nouveau pot apparaît. II n’y a pas de moyen terme entre instantanéité et non-ins­tantanéité : si toute chose est périssable par nature, elle périt au moment même de sa naissance indépendamment de toute cause de destruction ; et si elle n’est pas périssable par nature, rien ne pourra la faire périr. Il est absurde de croire, comme le réaliste, qu’une chose périssable par nature doive néanmoins dépendre d’un agent externe pour être détruite.

L’expérience prouve, soutient le réaliste, qu’une chose bien que péris­sable par nature, ne périt pas par soi mais seulement en raison d’une cause de destruction : la chose dure du moment de son apparition jusqu’à celui de sa destruction ; la destruction n’est donc pas constante. (N.B.T. s. 37,33 .8). La chose possède ainsi les deux caractéristiques de naissance et de destruction mais, comme elle ne les possède pas simultanément, il n’y a pas là contradiction.

Pour nous (Bouddhistes) la constance est permanence et l’absence de constance, impermanence/3. Et le Bouddhiste fait appel à sa loi de contra­diction : permanence et impermanence s’excluant mutuellement, il serait contradictoire d’assumer leur simultanéité en un même lieu.

Aviddhakarna, un des plus anciens auteurs Naiyāyika, et finaliste de tendance, est un de ceux qui s’élèvent le plus vivement contre la doctrine de la destruction spontanée. À ses yeux il existe deux sortes d’existence : lune est éternelle, l’autre transitoire. La seconde est dé­truite dès que la cause de destruction entre en activité ; les choses ne sont pas détruites de façon perpétuelle sans l’aide d’une cause de destruc­tion, étant donné que la destruction n’apparaît que de temps à autre et non pas toujours.



1. T.S.Y. p. 138, 1. 27 et 142.

2. Yo hi bháuah ksanastháyi uinása iti giyate. T.S. S1. 375.

3. Dhruvabháuituam nityatuamadhruuabháuiluam cūnityatearn. N.B.T. 33.14. Selon S3nta­raksita (SI. 2743) l’éternité (nityatua) consiste à continuer dans la mème condition (tád auas­thyam) ; l’opposé c’est la non-éternité. Si la continuité cesse (niurtti) que demeurerait-il qui mériterait le nom de continu (auasthita) ?

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En faveur d’une destruction qui possèderait une cause, il avance les arguments suivants (T.S.P. p. 136, s1.367-369) :

« La destruction de la chose n’est pas présente au moment où la chose existe, sinon la chose momentanée ne pourrait exister ; — elle n’est pas présente avant que (la chose existe) car ce qui n’est pas né ne peut être détruit ; — ni longtemps après que la chose est apparue, étant donné que les choses sont (par hypothèse) détruites au troisième moment de leur existence. La destruction de la chose apparaît donc immédiatement après (que la chose a surgi à l’existence). Il est ainsi établi que, apparais­sant à un moment particulier, la destruction doit avoir une cause, tout comme la pousse en a une ; si elle était indépendante de toute cause ce caractère occasionnel ne serait pas possible. La destruction doit encore avoir une cause pour les deux raisons suivantes : parce qu’elle succède immédiatement à la chose et parce que, n’existant pas d’abord, elle apparaît ensuite, à l’instar du moment suivant.

De son côté Vācaspatimisra objecte (N.V.T.T. p. 386, 1. 15) : “La conti­nuité de l’existence des tessons suit-elle nécessairement ou non la conti­nuité de l’existence du pot (santal (dhruva bhāvini) ? Si vous répondez négativement, la destruction (vināsa) du pot n’est pas inévitable. Qu’on regarde autant qu’on le désirera on n’apercevra pas d’autre destruction du pot que le moment de son changement, lorsqu’il tombe en morceaux. La destruction inévitable de l’existence du pot n’est donc pas prouvée. Admettons qu’elle soit inévitable, néanmoins lorsqu’elle se produit nous voyons qu’elle dépend d’une cause adventice (le coup de marteau) ; elle n’est donc pas inévitable, nécessaire. Concluons que la reconnaissance du même pot à des moments consécutifs de son existence est une preuve en faveur d’un unique et même pot ».

Le Bouddhiste répond : ‘Ce qui n’est pas nécessaire dépend d’une cause spéciale… Si toutes les choses dépendaient ainsi, pour leur destruc­tion, de causes (spéciales) les objets empiriques seraient éternels. Le caractère inévitable de la destruction montre que les choses sont ainsi faites qu’elles périssent spontanément aussitôt apparues et qu’elles ne continuent pas d’être à l’instant suivant… Elles sont donc autres à chaque instant’/1.

Mais pourquoi, objecte le réaliste/2, ne perçoit-on pas cette perpétuelle évanescence ? Pourquoi n’est-elle perceptible qu’au moment du contact entre la chose et la cause de destruction, le marteau qui détruit le vase ? Pourquoi encore, lorsqu’on prend conscience : « Ceci est bleu », n’a-t-on pas simultanément conscience : « Ceci est instantané, évanescent » (N.K. p. 81, 1. 20).

Le Bouddhiste précise que l’évanescence est subtile (sūkslna) ; trom­pés par l’apparence de facteurs similaires apparaissant en série/3 les gens ne réussissent pas à percevoir la destruction sous sa forme subtile ; l’ho­mogénéité de la série leur fait croire que l’objet n’est pas détruit (T.S.P. p. 639, 1. 24).

Par contre lorsqu’une cause particulière (hetu vilaksana), le marteau, agit sur la série homogène (sadrsyasantali), la destruction devient mani —



1. Cf. T.S. Sl. 353-355.

2. T.S. strophe 2324-2328 et comm. p. 639. N.K. p. 81, 1. 20.

3. sadrssáparáparotpatter uipralabdhá...

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feste sous sa forme grossière (tessons) parce que se produit un effet parti­culier. C’est ainsi que la chose qui est à l’origine d’une série dissemblable, (série pot devenant série tessons), sert à manifester la destruction bien que la destruction (réelle et subtile) ne soit pas produite par cette cause.

L’instantanéité d’autre part n’est pas distincte de la couleur bleue : instantanéité et couleur sont appréhendées simultanément, mais, du fait que nous ne sommes pas sensibles à la diversité de deux instants très semblables, aucune prise de conscience de l’impression d’instantanéité n’a lieu.

Le réaliste rétorque : « Il est absurde de poser l’identité de deux choses dont l’une est appréhendée et l’autre ne l’est pas ».

Le Bouddhiste, prenant l’exemple du son, répond à l’objection du réaliste (Kumārila) (T.S.P. p. 161, 1. 1) : ‘Il est faux de dire que tandis que l’objet, le son, est appréhendé (grhita), son instantanéité (ksani­kalva) ne l’est pas, bien qu’elle ne diffère pas du son. Pour nous, s’il est vrai que nous appréhendons (grah —) l’instantanéité, néanmoins celte appréhension n’est pas déterminée (niscaya), du fait que la pure appré­hension (anubhava) ne produit pas une connaissance déterminée, celle-ci dépendant des buts (artha) de celui qui appréhende et de la répétition (de l’expérience)/1’.

Dans un autre passage (N. K. 81, 1. 20) le Bouddhiste précise que l’in­tuition instantanée saisit l’existence d’une chose en tant qu’elle existe à l’instant de l’intuition. Elle exclut tout ce qui n’est pas en relation avec cet instant, ainsi que la relation (qu’on poserait) entre là chose exis­tant intégralement, à cet instant précis. et cette chose existant à tous les autres instants. En conséquence, elle appréhende la condition instan­tanée de la chose (ekaksanàvasthāyilva).

Uddyotakara dans son Nyāyavārtika (1II.2.14, p. 415) soutient de son côté que si la destruction est sans cause, elle est ou inexistante, telle la fleur atmosphérique, ou éternelle comme l’éther (ākāsa) ; en l’absence de destruction toutes les entités seront éternelles et la destructibilité universelle des Bouddhistes sera sans fondement ; si, d’autre part, la destruction était éternelle elle serait toujours présente, et ceci serait absurde du fait que la présence et l’absence simultanées d’une chose sont contradictoires. Si on rejette leur coexistence, il n’y aura pas pro­duction d’un effet et, quand une chose n’est pas produite, elle n’est pas susceptible d’être détruite ; on ne peut donc dire qu’il y a destruction de ce qui n’a pas été produit (T.S. sL 370-372).

Le Bouddhiste répond à ces objections en distinguant deux sortes de destruction : l’une positive et ultime, vināsa, désigne l’existence instan­tanée des choses, elle correspond à leur essence. Cette évanescence ne diffère pas de la chose même, elle n’est donc pas un événement subsé­quent par rapport à elle, mais seulement par rapport à l’entité immédia­tement antérieure. L’autre destruction est négative, empirique, voulue ; on en est conscient et elle se nomme pradhuarnsa. Elle consiste en la destruction du vase par le marteau. Aux yeux des Bouddhistes celte



1. Kamala4ila s’empresse d’ajouter (p. 161, 1. 6) que cette explication n’est pas valable pour le réaliste selon lequel la première appréhension est déterminée, elle aussi. Sur les deux sources de connaissance : sensation (grāhi) et conception déterminée (niscaya) ici impliquées, voir ci-dessus, p. 279 et suivantes.



destruction a des causes et des conditions et elle donne naissance à des entités instantanées d’espèce dissemblable. Par contre la destruction ultime est sans cause/1.

Le Bouddhiste accepte donc le caractère occasionnel de la destruction et le fait qu’elle surgisse de rien. Il est faux de soutenir qu’elle surgit immédiatement après la chose, car la destruction de la chose ultime est simultanée à cette chose dont elle constitue l’essence (T.S. sl. 376).

Sāntaraksita répond à ces diverses objections des réalistes que, toutes les choses n’existant que pour un instant, la notion de leur destructibilité n’est pas dépourvue de fondement. Puis il s’efforce de montrer que leurs arguments ne peuvent s’appliquer à l’annihilation (dhvarpsa) : celle-ci n’ayant aucune essence positive ne peut venir à l’existence immédiate­ment après la chose. Lorsqu’on dit qu’il y a annihilation de la chose, bien qu’on semble par ces mots affirmer cette annihilation, on ne fait en réalité que nier la chose, on n’affirme nullement une entité positive (T.S. sl. 378-380), pour la simple raison que l’annihilation n’a rien de positif ; on nie ainsi la continuité de la chose au delà d’un instant (vastu­rūpa... anuvrttisca... ksanādūrdhvarn nisidhyate). Aucune forme perma­nente n’est affirmée à l’égard de l’annihilation, on ne peut donc poser l’alternative de son éternité (T.S. 383-384, p. 138-139). »

À l’objection d’Uddyotakara (T.S. sl. 370) « ce qui est sans cause doit être ou éternel ou inexistant », le Bouddhiste rétorque que ce qui est sans cause n’existe pas 2 et que les causes de la destruction s’avèrent inefficaces pour les raisons suivantes (T.S.P. p. 140, 1. 12) : quand une chose est produite à partir de sa cause, est-elle produite comme évanes­cente par nature ou comme non-évanescente (éternelle) ? Si elle est pro­duite en tant qu’évanescente, elle ne peut être cause de destruction puis­qu’elle est détruite en raison de sa propre nature. Quand une certaine natu­re appartient à une chose celle-ci, lorsqu’elle est produite, est produite avec cette nature et elle ne dépend pas d’une autre cause (productrice de cette nature). Ainsi les choses fluides, solides, naissent avec ces propriétés. Di­ra-t-on que tout comme la graine, bien qu’elle ait la nature (svabhāva) de produire la pousse, ne la produira pas sans l’aide d’autres causes et, ainsi de même, la chose est évanescente par nature et néanmoins d’autres causes sont requises pour sa destruction ? Cette thèse est fausse, dit le Bouddhiste, car ce qui est considéré comme cause est ce qui engendre la chose dans son état achevé (antyāvasthāprāpta). Quand une chose a une certaine nature elle doit la produire par elle-même sans aide aucune. Si la graine dans la grange ne produit pas la pousse c’est parce qu’une telle production ne constitue pas sa nature ; on peut la nommer cause de la cause (de la pousse) mais non cause immédiate.

Quant à l’autre alternative selon laquelle la chose produite l’est sous une forme non-évanescente, c’est-à-dire s’il existe une existence conti­nuée, là encore toute cause de destruction s’avérera inefficace, le change­ment étant impossible : si la chose n’était pas détruite immédiatement après sa production — ce caractère de durée demeurant le même — pour quelle raison, par la suite, la cause de destruction s’exercera-t-elle sur



1. T.S. âl. 439-440. Egalement sl. 373-374.

2. Les choses comme l’espace (ākāsa) n’existent pas, sont ineficientes, on ne saurait leur attribuer permanence ou instantanéité. (T.S. sl. 385-386).

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la chose ? Dira-t-on que, bien que la chose soit indestructible, la cause destructrice transforme sa condition en sorte qu’elle se trouve détruite par contact avec cette cause ? Cela est inadmissible en raison des objec­tions qu’on soulève contre le changement/1.

À ces erreurs concernant la cause de destruction on peut rattacher une conception de la causalité qui appartient à une vision empirique et non à la réalité même : “Les gens à la vision enténébrée ne perçoivent pas la relation de cause et d’effet et imaginent qu’il y a un antagonisme entre détruit et destructeur “, ce qu’ils nomment « cause de décadence », la décadence consistant en moments dont l’intensité décroît : ainsi le feu est cause antagoniste du froid. Le Bouddhiste montre que cet antago­nisme n’est qu’une notion et non une existence réelle, l’antagoniste étant dépourvu d’efficience, comme on vient de le montrer, à l’égard de la destruction dont il n’est qu’un aspect (T.S. sl. 441-443, p. 157 1. 1).

À ces deux arguments tirés des notions d’existence et d’inexistence qui sont analytiques et pourvus de ce fait d’une nécessité absolue, s’ajoute un troisième argument que l’on formule de la façon suivante : « tout a nécessairement une fin » ; autrement dit, l’évancscence forme l’essence des choses ; être impermanent c’est l’être perpétuellement ; la durée est donc impossible/2.

1. Voir ci-dessous p. 369 et suivantes.

2. N. Kaniká, p. 132, 1. 14 et suivantes.







CHAPITRE IX OBJECTIONS FAITES A LA THÉORIE DE LA DISCONTINUITÉ

La position des Sautrántika est intransigeante : tous les éléments, qu’ils soient matériels ou mentaux, sont instantanés, ils périssent immé­diatement après être nés ; leur destruction spontanée ne dépend pas d’une cause ; rien ne dure, pas même un instant.

Si tout est soumis à cette instantanéité, comment expliquera-t-on la fructification de l’acte, la relation de la cause et de l’effet, le lien et la délivrance ? Comment rendra-t-o n compte du rappel des souvenirs, de l’impression de reconnaissance, du désir qu’on a d’une chose en voyant une autre chose, de la décision succédant au doute (T.S.P. comm. au šl. 476) ainsi que de problèmes comme la concentration (. samñdhi), les extases inconscientes, l’omniscience, la durée de vie de l’homme ordi­naire, du Buddha, etc.

PROBLÈME DU KARMAN ET DE LA CAUSE ET DE L’EFFET

« En ce qui concerne les personnes actives, le moment qui est considéré comme l’agent de l’acte ne continue pas d’exister au moment de l’appa­rition du résultat de cet acte et l’acte n’a pas été fait par le moment qu’on a désigné comme le jouisseur du résultat puisque celui-ci n’existait pas à ce moment-là. Etant donné que ce n’est pas une même entité qui est agent de l’acte et jouisseur de son résultat, il résulte que l’acte est perdu pour l’homme qui l’a fait et que son résultat échoit à qui n’en est nulle­ment l’auteur »/1.

À ces objections Kumárila ajoute que l’activité elle-même est impos­sible pour qui soutient l’universelle instantanéité : « Dans la doctrine qui n’admet pas l’existence d’une âme, l’agent prévoiera sa propre des­truction immédiate et prendra conscience que son acte sera dépourvu d’effet ou qu’un autre que lui jouira de cet effet. Sachant cela, un homme intelligent n’accomplira pas un acte dans l’intention d’obtenir une consé­quence »/2.

Ce problème de l’action (karman) n’est qu’un cas particulier du pro­blème de la causalité. « Etant donné qu’il n’y a pas d’âme, pas de subs­tance, toutes les notions qui relient les actes à leurs fruits etc. ont pour



1. T.S. šl. 477-479.

2. S.V. XVIII. M. 32-33. T.S.`yI. 480, p. 167, 1. 15.

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fondement la relation de cause à effet » (T.S. sl. 501). Il est donc nécessaire d’examiner, au préalable, ce que les Sautràntika entendent par cause.

Pour Kumārila et les autres réalistes, la relation de cause à effet ne peut se défendre dans une doctrine de l’instantanéité (T.S. sl. 482 ­485, et com. p. 167) : « Ni la chose future ni la chose passée, détruite, ne sont capables de produire l’effet ; elles sont privées d’existence, elles ne sont donc pas efficientes et ne peuvent être des causes. Quant à la chose présente, elle ne possède pas une durée grâce à laquelle elle pourrait produire un effet. En outre, si le moment précédent périt de façon absolue, il n’y aura pas de production du moment subséquent, la cause d’une telle production faisant défaut ».

Le Bouddhiste répondra-t-il que la destruction du moment présent et l’apparition de son effet, le moment suivant, sont simultanées, de sorte que le second a une cause, à savoir le moment précédent avant qu’il ait été détruit ?

Au cas même où destruction et production seraient simultanées, re­prend le réaliste, il n’y aurait pas de dépendance mutuelle entre elles et, partant, pas de relation de cause à effet, car aucune aide ne serait ren­due par la cause, celle-ci n’étant autre que le moment antécédent de destruction.

Dira-t-on que la relation de cause à effet n’est pas une opération mais qu’elle se réduit à une pure proximité ou séquence ? Si la pure séquence suffisait à expliquer la causalité, alors, le moment’ couleur’ qui se trouve dans le pot devrait être la cause des moments « odeur » qui succèdent à la disparition du moment antérieur.

Et le réaliste conclut : « N’est une cause que ce dont l’action précède la production de l’effet. Ce n’est pas une simple séquence immédiate » (T.S. sl. 485-487). Il soumet enfin le Bouddhiste à l’alternative suivante : « Si l’effet était produit d’une cause qui a péri, alors cet effet serait sans cause, car ce qui est détruit n’existe pas. Si l’effet est produit d’une cause qui n’a pas péri, alors cette cause continuera à exister durant quelques instants/1 et vous vous montrerez infidèles à l’universelle instantanéité » (sl. 488-489).

Le Bouddhiste : « Voici l’explication : l’effet apparaît à l’existence au second moment, la cause étant apparue à l’instant précédent et, durant ce moment, elle n’est pas détruite ; mais étant momentanée, elle n’existe plus au moment où l’effet surgit. L’effet surgit donc de la cause alors que cette dernière n’est pas détruite : cause et effet ne sont pas simultanés, l’effet apparaissant au second instant en fonction de la cause qui a surgi au premier instant, la cause ne dure pas jusqu’au moment où l’effet apparaît ; si elle continuait, elle ne possèderait pas la nature d’une cause car elle serait sans utilité étant donné que l’effet est déjà apparu ; et ce qui a déjà apparu ne peut être produit encore et encore par sa cause : car venir à l’existence signifie l’apparition d’une chose qui n’exis­tait pas précédemment ; sinon il n’y aurait plus de repos ni de limite à la production » (T.S. x1.509-511 et com.).



1. Toute chose exige en conséquence plusieurs instants, car à l’instant de la naissance succèdent l’instant de l’activité, l’instant de la production de l’effet, et l’instant de la destruction.



L’effet apparaît donc au second instant ; s’il était apparu au troisième instant, il aurait surgi de la cause détruite et s’il était apparu au premier instant, il y aurait eu simultanéité entre la cause et l’effet. Contre cette simultanéité Kamalasila avance une série d’arguments : « Quand la cause simultanée à son effet produit celui-ci, elle peut le faire lorsqu’elle n’est pas encore née elle-même ou lorsqu’elle est née. La première alternative est à repousser : la cause n’existant pas avant la production de l’effet, et comme telle, est dépourvue de toute efficience. Quant à la seconde alternative, elle n’est pas plus acceptable que la première : si la cause a l’efficience lorsqu’elle se trouve dans l’état de naissance, alors l’effet sera déjà nécessairement produit et, dans ces circonstances, sur quoi l’effi­cience de la cause portera-t-elle ? » (s1.515 com. p. 176, 1. 1).

Puis réagissant contre la causalité anthropologique des réalistes, Sàntaraksita s’écrie : « En réalité, lorsque la cause produit son effet, elle ne le fait pas à la manière d’une paire de pincettes ; l’effet ne vient pas à l’existence en embrassant fermement sa cause, comme un amant tient embrassé sa bien-aimée, de sorte que ces deux apparaîtraient au même instant » (x1.516-517). Et Kamalasila 1 commente : « L’univers entier est dépourvu d’activité : il n’y a pas d’agent actif à strictement parler/2 ; la production n’est qu’une manière de s’exprimer ». Il n’y a pas de pro­duction de l’effet par la cause étant donné que l’effet est produit immé­diatement après que la cause a surgi à l’existence ; une opération quel­conque de la cause sur cet effet, après que ce dernier est apparu, devien­drait superflue, l’opération de la cause se bornant à cette pure et simple existence. Quant au besoin que l’effet peut avoir de la cause, il consiste en une séquence immédiate. De même, le caractère causal d’une opération à l’égard d’un effet particulier, se ramène au simple fait que ce dernier ne vient à l’existence (lue lorsque le premier existe 3. Il résulte que pour établir la relation entre cause et effet, il n’y a que la méthode de conco­mitance négative et positive. Pourtant le Bouddhiste précise que la simple séquence immédiate ne suffit pas, elle doit être encore invariable ; une chose n’est la cause d’une autre que si celle-ci apparaît toujours après cette chose (T.S. S1.531).



Causalité des systèmes brahmaniques

Si on se borne à un bref exposé des grandes lignes des systèmes philoso­phiques de l’Inde à cette époque, on peut tracer le schéma suivant : Le Sàmkhya et le Vedànta proclament que tout est éternel en essence et que le changement n’est qu’apparent. Les systèmes Vaisesika, Nyàya et Jaïna admettent simultanément la réalité d’une substance permanente et celle de ses qualités changeantes. Pour les Bouddhistes tout est imper­manent et la durée et la continuité ne sont qu’apparentes.

La différence entre Bouddhistes et réalistes, Vaisesika-Nyàya, Mi­mànsaka et Jaïna, est particulièrement sensible dans leur interprétation de la causalité. Pour les derniers, la causalité est une production réelle ;



1. Com. à ái. 51e-519, p. 176, 1. 12.

2. Com. à Si. 516-517, p. 173, L 14. 3. Com. à 1 $. 520, p. 177, 1. 3.

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pour les premiers, elle n’est qu’une dépendance fonctionnelle dont toute action causale ou substantielle se trouve entièrement exclue.

La causalité des réalistes reçoit le nom de paras para upakārilva, « in­fluence mutuelle » : deux entités se trouvent en présence, la cause avec ses auxiliaires, d’une part, et l’effet, de l’autre ; bien que l’entité permanente soit la cause unique et suffisante, elle n’exerce son efficience causale qu’en coopération avec des auxiliaires et, comme ces derniers se produisent en succession, il s’ensuit que l’accomplissement successif d’activités passées et futures n’est pas incompatible avec une cause permanente. Mais la présence ou l’absence des auxiliaires n’affectent pas la nature réelle de la — cause qui demeure indépendante.

La cause possède donc étendue, durée et pouvoir causal ; elle se conti­nue en quelque sorte en son effet. Le Sā mkhya-Yoga est partisan d’une évolution continue : la cause se transforme en son effet. Dans les systèmes Nyāya-Vaisesika, l’effet est nouveau par rapport à sa cause à laquelle il est lié par la relation d’inhérence. Bien que, là encore, la cause substan­tielle (les fils) reste la même, l’effet, le tout (l’étoffe) est un surplus qui diffère des parties constituantes.

Kumārila de son côté affirme qu’une même chose prend le triple aspect de la naissance, de la durée et de la destruction : ainsi l’argile (la cause) grâce au concours du potier et des divers instruments deviendra le pot (effet), puis ce pot, à son tour, sera cause des tessons. La preuve que nous en donnons, dit-il, c’est qu’une chose unique peut avoir trois effets : le pot qu’on brise pour en faire un plat engendre le chagrin chez qui désire le pot, le plaisir chez qui veut le plat et l’indifférence chez qui désire l’or/1.

Le Bouddhiste, qui ne s’intéresse qu’aux conditions de différenciation des phénomènes, ne peut admettre ce substrat commun à la production, à la durée et à la destruction, ce qui impliquerait la présence de propriétés mutuellement contradictoires (T.S. s1.1780-1783).

Une autre caractéristique de la causalité des réalistes est que la cause et l’effet se présentent comme deux entités en relation : leur existence simultanée permet à la cause d’agir efficacement sur l’effet.

Pour mieux comprendre la position respective des écoles réalistes et des écoles bouddhiques, prenons l’exemple de la graine et de la pousse : pour les premières, la graine qui est cause est douée de la capacité de pro­duire son effet, la pousse ; mais elle ne le produit qu’en association avec des facteurs auxiliaires : eau, terre, air etc. Il existe une catégorie spéciale nommée « conjonction » qui, unissant entre elles ces diverses substances, apparaît comme Ieur qualification et est perçue comme distincte de ces — substances. La conjonction est cause de la notion de réunion et consiste en un contact entre ce qui n’était pas précédemment en contact. S’il n’existait pas une conjonction entre le sol, la graine, l’eau… ces choses prises séparément, étant toujours présentes, elles produiraient leur effet, la pousse ; comme elles ne le font pas, c’est qu’elles exigent l’aide des autres facteurs pour produire leur effet. Il est donc établi que cette entité exigée est la conjonction/2.

En outre, pour les Réalistes, la cause possède l’efficience causale sans même que l’effet se produise : la graine qui existe placidement dans la



1. T.S. šl. 1777-1778.

2. T.S. šl. 653-657. Le réaliste est ici Uddyotakara. Voir son Nyáyavártika, IL1. p. 221.

grange est nommée « cause “, bien que la pousse ne soit pas encore pro­duite.

La cause engendre l’effet dans un temps plus ou moins long ; le temps a un rôle à jouer parmi l’ensemble des conditions. Pour le Bouddhiste le temps, à proprement parler, n’existe pas, il est dépourvu d’efficience ; la cause produit l’effet de façon immédiate : la durée antécédente de la cause, la durée ultérieure de l’effet, n’ont aucun pouvoir à l’égard du lien qui unit la cause à l’effet : seul l’instant de l’efficience importe, et il est suivi aussitôt de son résultat.

Une dernière caractéristique de la causalité entendue à la manière du réaliste est la continuité (anvaya) qui existe entre la graine et la pousse. La cause réelle, qui est elle-même continue, se déroule dans la double continuité de l’espace et du temps, ces deux réceptacles universels des phénomènes.

Voici de quelle manière cette continuité se manifeste aux yeux des Vaisesika : “Les parties composantes de la graine abandonnent leur structure (vgi ha) antérieure et s’organisent en une structure différente. Ainsi composé, l’élément terre mêlé à l’élément eau et chauffé par le calorifique (te jas) produit une substance, la sève (rasa) et cette sève, associée aux parties composantes antérieures, prend la forme de la pousse. Comment, dans ces conditions, peut-on dire qu’il n’y a pas la moindre trace de continuité ?”/1

Le Bouddhiste Kamalasila répond à cela : “Si la terre et autres élé­ments qui sont présents dans la dernière structure continuent d’exister sans abandonner leurs structures antérieures, il n’y aura pas abandon de la structure antérieure et acquisition de la structure ultérieure, puisque ces deux structures auront exactement la même nature qu’elles avaient précédemment. Il n’y aura donc aucune différence entre la graine et la pousse. Au cas où vous admettriez une différence dans la graine etc. comme il y aura toujours abandon de la structure antérieure, on devra admettre que la terre et les autres éléments abandonnent également leurs propres structures pour en acquérir d’autres ; sinon, il n’y aurait aucune différence (bheda). Etant donné que diverses structures apparais­sent en succession, comment y aurait-il continuité ?” (T.S.P., p. 174, 1. 10).

Les Bouddhistes ont une conception entièrement différente de la causa­lité : ils distinguent, à côté de la causalité empirique qui régit les séries (sankina) de phénomènes, la causalité réelle, ultime, du point-instant ; tout instant apparaît en fonction de l’instant précédent ; la consécution est une interdépendance causale et cet instant-cause n’est pas doué d’efficience, il est l’efficience même :

« Plutôt que de parler d’opération causale, mieux vaut donc consi­dérer directement la chose comme la cause… on constate, en effet, que c’est de l’existence même de la graine que la pousse surgit et non de l’existence de son opération » (T.S. s1.222-223, p. 94, 1. 19).

La graine n’est pas la cause véritable de la pousse : n’est cause, à pro­prement parler, que l’instant efficient qui précède immédiatement l’appa­rition de l’effet. Cet instant est celui de l’intersection de diverses séries



1. Tatkatharyt tatra süksmo'pi ntims`o'stityucgate. T.S.P. p. 174, 1. 1-5. Et S`ántaraksita, $ i. 506 : niyatá taira sīiksmo'pi núm,o'sty anugamātmakah.

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qui sont la série “graine “, la série « terre « , la série « eau » etc... De la conjonction de cet ensemble de conditions sériales procède la nouvelle série ‘pousse ».

Ce moment de l’efficience n’est que le moment ultime de ces diverses séries ; les moments qui précèdent l’intersection, ceux où, par exemple, la graine résidait dans la grange, ne sont pas directement efficients et la graine, à ces moments-là, ne méritait nullement le nom de cause : son dernier instant qui est son instant actuel, donc réel, est le seul qui soit efficace à l’égard de la pousse : « Les moments antérieurs ne sont donc pas les causes, même indirectes, de la pousse, car si la graine ne changeait pas à chaque instant, elle ne changerait jamais » (T.S.P. p. 140, 1. 19-22).

Le Bhadanta Yogasena, de l’école des Sarvàstivādin, soulève une grave objection à la théorie de l’instantanéité. Si, dit-il en substance, on com­prend aisément la causalité qui règne à l’intérieur d’une même série (la graine) où chaque instant étant la cause de l’instant suivant, par la simi­larité qu’il présente avec lui engendre l’impression d’une existence conti­nue, comment expliquerez-vous, par contre, l’émergence d’une entité entièrement différente, la série pousse, surgissant après la disparition de la série graine ? Si la graine et les autres conditions sont instantanées et mutuellement indépendantes, comment produiront-elles l’effet ? Elles existeront côte à côte et l’assistance mutuelle s’avérera impossible ; nous aurons des séries homogènes et non pas une nouvelle série hétérogène (la pousse) par rapport aux autres. La diversité portant sur des séries (san­tāna bheda) est inexplicable (Résumé de T.S.P. p. 153, 1. 27).

Kamalasila/1 répond à Yogasena que l’effet est produit de l’efficience ainsi que du concours des conditions. Il commence par distinguer deux manières de comprendre la coopération des conditions/2 : on peut la définir une aide mutuelle (parasparopakārilva) ou une efficience dirigée vers un même but (ekārthakriyākāritva). Dans une théorie de l’instantanéité le premier sens est à écarter ; il n’existe qu’une conjonction de facteurs indépendants et exempts de toute entr'aide. Voici comment Kamalasila décrit le processus :

Les divers facteurs de production, eau, terre… lorsqu’ils se trouvent associés à l’instant initial n’ont aucune action les uns sur les autres ; ils ne dépendent que de leurs propres causes et se tiennent côte à côte comme les cornes de la tête d’une vache ; mais bien qu’ils ne se portent pas aide mutuelle, ils servent un même but : chacun de ces facteurs ne demeure pas le même en ce qui concerne la production du second instant et, au lieu de produire un moment relativement semblable comme il faisait auparavant, il engendre une efficience productrice de pousse. Dans chacune des séries eau, terre, graine… se produit donc un instant distinct (prthak), et c’est de la conjonction de ces divers instants d’efficience que va surgir la pousse au troisième moment (T.S.P. p. 155, 1. 20).

Nous ne constatons aucune interaction au cours de ces trois moments… La notion d’interaction n’est intelligible que pour qui fait de la série graine une entité durable, mais, nous le savons : ‘ne peut être conçu



1. T.S.P. p. 154, 1. 27. Voir également’ Six Buddhist Tracts’ de Ratnakirti, p. 47 et suivantes.

2. Dharmottara (N.B.T. p. 10, 1. 11) distingue, lui aussi, influence mutuelle réelle et production d’un seul résultat momentané par plusieurs moments de séries convergentes.



comme producteur d’un effet, une chose de durée qui représenterait une unité telle que ses membres cesseraient d’être des moments distincts en raison d’une unité de durée’ (N.Kanikā, p. 240).

En fait, la continuité (santāna) de la cause n’est qu’une construction mentale, c’est pourquoi l’interaction ne peut être une donnée objective. Le Bouddhisme élimine systématiquement toute influence mutuelle ou action étrangère, au profit d’une convergence de conditions. Une cause ne fonctionne jamais seule ; un effet est toujours le résultat de causes innombrables : ‘Rien ne surgit d’une seule cause mais d’un concours de conditions (sāmagri)’ conclut Kamalasila (T.S.P. p. 155, I. 12).

Les causes forment des séries indépendantes ; chacune de ces séries a son rythme temporel propre : la série temporelle qu’on nomme méta­phoriquement cause — à savoir la graine — n’est qu’une série parmi les autres et c’est de la corrélation de ces nombreuses séries que va surgir l’effet. Il s’ensuit qu’il n’existe que des instants efficaces, des instants de coïncidence entre des séries. Aucune durée ne relie efficacement l’effet à ses causes.

Yogasena fait à ce sujet un reproche aux Saut. rāntika : si l’efficience causale appartient à l’essence même des choses, pourquoi n’apparaît-elle alors qu’à l’occasion du concours des conditions ? Pourquoi, également, la graine ne produit-elle que la pousse ? (T.S.P. p. 153, 1. 25).

Sàntaraksita répond à cela qu’on ne peut discuter sur la nature des choses ; il faut l’accepter comme telle/1. On ne peut expliquer pour quelle raison le feu a pour nature de brûler, ni pourquoi la graine développe soudainement l’énergie « pousse » et cette seule énergie ; autrement dit, pourquoi la graine ne continue pas à se reproduire en série et que, associée à d’autres conditions, elle donne la pousse (T.S. p. 266-267).

Après l’exemple de la graine prenons deux autres illustrations chères aux Bouddhistes : le cuivre en fusion et le pot.

Ces objets ne sont que des masses d’impressions sensorielles : ni le cuivre ni le pot n’ont une existence sui generis, indépendante et objec­tive. Ils ne sont qu’un ensemble de qualités instantanées : couleur, forme etc... à partir desquelles la pensée a construit un objet nommé conven­tionnellement ‘cuivre « , “pot ». Sous l’influence du feu les moments liquides du cuivre succèdent aux moments solides, et le cuivre solide et le cuivre liquide diffèrent par l’apparence, par les propriétés et par la fonction. Ce n’est pas le même objet qu’on a sous les yeux ; il est donc faux de dire que la matière demeure la même (T.S.P. p. 140, 1. 27 et 141, 1. 1).

Le pot n’est, lui aussi, que chose en relation : à tout instant il dépend de la convergence de l’ensemble de conditions instantanées ; lorsque celles-ci, qui dépendent à leur tour de causes et conditions également instantanées, se succèdent sans différence appréciable, l’objet “pot” paraît ne pas changer. Néanmoins, à tout instant, l’ensemble des condi­tions (kāranasārnagri) est différent. Que certaines conditions viennent à manquer, le support du pot, ou que d’autres apparaissent, le coup de marteau, et la structure que forme la convergence des conditions variera : l’instant effet (tessons) sera nettement différent de l’instant antérieur (pot),

1. T.S.P. p. 156, 1. 1.

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C’est parce que les moments de la production du pot, de son utilisa­tion et de sa destruction se détachent nettement par rapport aux mo­ments “argile et tessons” que nous les remarquons ; mais, à strictement parler, une chose n’est efficiente qu’au moment de son apparition car, au moment suivant, elle n’existe déjà plus (T.S. šl. 2955).

Le Réaliste se refuse à admettre que l’effet, à son tour, n’exerce son efficience qu’au moment de sa naissance : “Ne voit-on pas, dit-il que, après sa naissance et indépendamment du potier et autres causes de sa production, le pot accomplit sa fonction de contenir de l’eau ?” (T.S.P. p. 777, 1. 25).

Kamalasila. — Après leur naissance les objets comme le pot ne dépen­dent plus du potier et autres causes similaires mais ils dépendent de leurs causes constituantes, c’est-à-dire les instants homogènes précédents (púrvah pùrvah sajātiyah ksanah) ainsi que d’autres conditions telles que l’homme qui tient le pot. En lui-même le pot ne comporte aucune activité (pravarllana). Ce qui apparaît après la naissance du pot, ce ne sont que des moments de pot entièrement différents les uns des autres et dépendant de leurs propres causes. Il n’existe donc pas d’objet unique qui subsis­terait après sa production parce que les choses sont instantanées/1. L’ins­tant de l’efficience se réduit à une heureuse coopération de conditions.



Discontinuité entre la cause el son effet

La loi de causalité qui s’exprime dans le jugement hypothétique : “Ceci étant, cela apparaît”, est-elle une loi inéluctable ? Il est nécessaire pour répondre à cette question, de distinguer la relation logique qui réunit les concepts et la relation réelle qui unit les instants. On suppose que, étant donné que le concept correspond au point-instant, il y a égale­ment correspondance entre les deux relations/2. Mais la relation logique des concepts qui va de l’effet à la cause est l’inverse de la relation réelle 3, qui va de la cause à l’effet, et la première seule implique nécessité. Ainsi lorsqu’on remonte de l’effet à la cause, de la fumée au feu, on infère indubitalement la cause à partir de l’effet pour la raison qu’un effet est nécessairement le résultat de sa cause, qu’il n’existe qu’en tant que résultat et, qui plus est, résultat nécessaire. C’est pour cette raison que la loi logique de la causalité est la loi de l’effet, ainsi que la désigne Dhar­makirii. Par contre, ce n’est pas sans risque qu’on infère l’existence de l’effet en partant de celle de la cause : les conditions d’un événement donné sont en nombre infini et Vasubandhu cite une stance ancienne à cet effet : “Les causes de tout genre qui produisent ne fût-ce qu’une plume de paon, personne ne les peut connaître excepté les omniscients…” Puis il ajoute : ‘« Les causes de la variété des choses matérielles sont difficiles à connaître ; combien plus difficiles à pénétrer la variété des causes et conditions des choses immatérielles, pensées et mentaux » (A. K. IX. Traduction p. 284).

Celle insuffisance à déceler les causes du moindre des phénomènes n’est pas imputable aux déficiences de notre connaissance ; la raison



1. T.S.P. p. 778, 1. 1.

2. Voir à ce sujet la logique de Oignūga, ci-dessus, p. 281, 287 sq.

3. Kāryünumāna. Voir Th. Stcherbatsky, B.L. p. 310.

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véritable est la discontinuité qui existe entre la cause et son effet : ‘Alors même que sont présentes les diverses conditions telles que graine, terre, eau… celles-ci ne deviennent capables de produire leur effet, la pousse, que si elles se trouvent dans l’état où rien ne puisse intervenir entre elles (avyavadhāna)’, aucune obstruction, ou force contraire, en un mot un obstacle à l’apparition de l’effet’ (T.S.P. p. 220, 1. 13). Sāntaraksita est plus concis : “L’eau et autres conditions ne demeurent pas identi­ques, puisque tout est momentané. Même quand elles existent, elles exigent cette condition où rien n’intervient entre elles”/1.

D’après ce passage, les maillons de la chaîne causale ne sont pas néces­sairement soudés entre eux : dans l’intervalle qui sépare le complexe des causes et conditions de leur effet, un obstacle à l’apparition de l’effet est susceptible de se glisser à tout instant ; cet obstacle peut survenir non seulement à l’intersection des séries mais encore à l’intérieur de chacune des séries. Le temps n’est pas, comme pour Prasastapāda, p. 63, 1. 18, “la cause qui fait que dans l’objet le premier moment est suivi par d’au­tres” (kālikādisambandha), car le moment des Bouddhistes n’est pas, à strictement parler, la cause du suivant ; ce n’est pas sans fondement que Sankara reproche à ses adversaires de nier la relation entre la cause et son effet puisqu’ils repoussent une connexion réelle entre moments séparés/2.

A la lumière de ces textes, il apparaît que la cause n’est pas suivie inéluctablement de son effet. Nous pouvons donc conclure avec Th. Stcherbatsky /3 « qu’une cause n’est pas une raison. La cause n’est pas une raison suffisante pour fonder l’effet, mais l’effet est une raison suffi­sante pour affirmer de façon apodictique l’existence précédente de sa cause… On a donc tort de coordonner la loi de causalité et la loi de contradiction. Cette dernière est une loi universelle qui gouverne également toutes les généralités ou concepts et toutes les réalités ou points-instants tandis que la causalité ne dirige que la production des points-instants ».

Si on se place sur le plan moral, une conséquence importante va résul­ter du jeu très souple de la causalité : c’est la liberté dont jouit l’acte de décision. Condition parmi d’autres conditions cet acte peut, à tout ins­tant, orienter la série d’une façon nouvelle, transformer l’enchaînement des impressions (vāsanā).

Pourtant le problème n’est pas si simple car les textes mêmes qui font allusion à l’éventualité d’un obstacle entre la cause et l’effet font égale­ment mention de la plus stricte nécessité entre ces derniers.

Pour résoudre cette apparente contradiction il est nécessaire de décom­poser le processus subtil de la causalité et de distinguer, à la suite de Kamalasila/4, le moment initial de l’association des diverses séries ; le moment où ces séries acquièrent des efficiences nouvelles en raison de



1. Ucyate ksanikatvena n6visesā jalādayuh’ satine' pyavyavadhānādi té peksante desán­taram / t I. 664.

2. Celui qui dit qu’un objet n’existe que pendant un instant soutient que lorsqu’il entrera dans le second instant, la chose qui existait dans le premier instant aura cessé d’exister. S’il en est ainsi, il ne peut y avoir de lien causal entre deux choses puisque l’existence de l’instant antérieur de la chose est anéanti et ne peut étre la cause de l’instant suivant .. (V. B. I1.2.20).

3. Buddhist I. ogic, p. 311.

4. Voir ci-dessus, p. 352.

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cette conjonction, enfin, le moment de l’intersection ultime des diverses séries, celui qui précède immédiatement l’effet.

Si l’on n’envisage que les instants antérieurs à cet instant ultime, ceux-ci ne conditionnent pas nécessairement l’instant-effet puisqu’une intervention peut faire obstacle à l’apparition de l’effet. Mais si l’on ne considère que l’instant ultime, celui de la convergence efficace des séries alors que les conditions se trouvent intégralement réunies, cet instant est suivi nécessairement de l’effet. Kamalasila le dit sans ambages : « (L’effet) dont la condition causale est intégrale apparaît »/1.

Dharmottara, de son côté, est extrêmement précis :

« Les causes, dit-il, ne produisent pas nécessairement leurs effets ; c’est pourquoi, lorsqu’on constate l’absence de l’effet, nous ne pouvons inférer que l’absence des causes dont l’efficience n’a pas été entravée, mais non celle d’autres causes. (Ces causes) dont l’efficience est exempte d’entrave sont celles qui existent au moment ultime (de la série des ins­tants), parce qu’on ne peut jamais exclure l’éventualité d’un obstacle (à l’efficience) de tous les autres (moments antérieurs) »/2.

La nécessité qui lie la cause à son effet ne porte donc pas sur les mo­ments antérieurs des causes ; ceux-ci ont disparu, ils ne sont pas effi­cients ; elle ne porte pas non plus sur l’instant de la rencontre des séries causales car cette rencontre ne paraît être que coïncidence fortuite. Il n’existe un lien nécessaire qu’entre l’instant qui précède immédiatement l’effet et ce dernier.

En réalité, ce n’est que d’une façon toute pragmatique et factice qu’on distingue la série cause de la série effet. Ces deux séries ne sont que méta­phores : il n’existe donc pas de véritable lien causal entre ces deux séries : la cause réelle n’appartient qu’aux seuls instants, mais nous ne sommes sensibles qu’aux instants remarquables que nous sérions grâce à des conceptions schématiques que nous imposons arbitrairement au jaillis­sement ininterrompu des instants ; nous forgeons ainsi la série-cause et la série-effet pour les besoins de l’activité et du langage. La causalité que nous imaginons entre les durées de ces deux phénomènes n’est que métaphorique : elle ne s’applique qu’à une ordonnance de moments, elle n’est pas un fait ultime, réel ; elle n’est pas le propre de la chose en soi mais de constructions mentales.

Si on écarte la vision anthropomorphique de la causalité, on pourra dire que tout instant conditionne nécessairement l’instant suivant, de même que l’instant-effet dépend nécessairement de l’instant-cause. L’obstacle qui intervient entre la cause et l’effet n’est, de ce point de vue, qu’une condition parmi les autres : ce n’est que du point de vue prag­matique qu’on peut dire que l’effet ne se produit pas en raison d’un obs­tacle, cet effet n’est alors qu’un événement attendu qui a trompé notre attente, mais l’effet authentique, le point-instant, s’est produit nécessai­rement.

La causalité des Bouddhistes est donc un jeu extrêmement complexe de conditions : encercler les phénomènes cause et effet n’est qu’attitude arbitraire.



1. Yad avikalakāranarn lad Matadi. T.S.P. p. 436, 1. 24.

2. N.H.T. 31, 1. 10 : Kāranūni ca nrtuasil un k<iryavanti bhnuanGti kÜrwidaManadaprati­baddhasamarthyinrunemibleüvah srīdhynh 1 na haanyesint apralibadrlha $ aidini cónlyaksanabhq­vinyewīnyen nt pratibandhasambhanrīt.

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L’acte et son fruil (karman)

Après avoir exposé ce qu’il entend exactement par la relation de cause à effet, Sāntaraksita peut répondre victorieusement aux diverses objec­tions que lui font les réalistes en ce qui concerne l’acte et son fruit :

« Il y aurait destruction de ce qui a été accompli, dit-il, si la cause ne produisait pas son effet. L’effet échouerait à qui n’a pas fait l’acte si l’effet était produit en l’absence de la cause. Mais il n’en est pas ainsi : la production de l’effet dépend toujours de la puissance d’une cause particulière (niyatasakti) ». Et Kamalasīla commente : « Les efficiences particulières (sāmarthya visesa) dues à des actes antérieurs procèdent en série (santānam anuvarttania) et c’est grâce à leur développement ultérieur que le résultat désirable ou indésirable apparaît. Nous ne soute­nons pas que le résultat procède d’une série d’énergies (samskāra) qui ne sont pas posées par un acte antérieur »/1.

Pour le réaliste Mīmānsaka, Kumārila, la disparition des conséquences de l’acte signifie que la destruction de l’acte et la production du résultat sont absolues. À cela Sāntaraksita répond qu’il ne lui est nullement désa­gréable de se voir reprocher que la destruction est incessante, instanta­née, et que les choses diffèrent à tout instant. Et il conclut : « Il n’y a pas la moindre continuité de la moindre trace de quoi que ce soit »/2.

À l’objection « une fois anéanti, l’acte dont l’être propre (svabhāva) n’existe plus n’engendrera pas de fruit », les Sautrāntika répondent en exposant leur propre conception de l’acte et de la série :

« L’impermanence des conditionnés, due au fait qu’ils périssent aussi­tôt nés, ne présente aucune difficulté dans notre système ; d’après nous ce n’est pas de l’acte anéanti que le fruit procède mais d’un moment suprême de l’évolution d’une série qui a son origine dans l’acte, comme on voit dans le monde que le fruit naît de la graine. En réalité la graine produit successivement la pousse, la tige, la feuille et enfin la fleur et elle projette (āksip —) dans la fleur, au moyen de cette série d’intermédiai­res, l’efficacité (sāmarthya) de produire le fruit.

« Si la capacité de produire le fruit, capacité qui se trouve dans la fleur, n’avait pas la graine pour cause antécédente (pitrua), la fleur ne produirait pas un fruit semblable à la graine. De la même manière, ce qui fait que le fruit naisse c’est le moment suprême de l’évolution d’une série projetée par l’acte, son premier terme ».

« Par série (santāna) nous entendons les éléments matériels et mentaux succédant sans interruption en une suite qui a pour cause originaire l’acte ; les moments successifs de cette suite sont différents, il y a donc évolution de la série ; le dernier moment de cette évolution (parināma) possède une efficace spéciale ou culminante, la capacité (sakti) de produire immédia­tement le fruit.

« Si l’acte persistait sans être devenu la cause de la future série mentale formant une suite ininterrompue de fruits successifs issus de cette cause alors, cet acte serait détruit. Par contre, si l’acte après être devenu la cause de cette future série ne se départissait pas de son être (svarūpa), alors, il serait éternel ; or il n’en est pas ainsi ; donc, en admettant même



1. T.S. šl. 538-539 corn. p. 182, 1. 20.

2. T.S.P. p. 183, 1. 11.

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que l’acte soit instantané le double défaut des points de vue nihiliste et éternaliste n’est pas encouru ici »/1.

On peut se demander si la capacité de produire le fruit (sakti) demeure compatible avec l’efficience du seul instant : chaque instant, outre son être actuel, possède-t-il son être futur sous forme de puissance, cette puissance étant ce qui, en s’actualisant, produit l’instant suivant ? Si la puissance est ainsi conçue, on expliquerait que les choses continuent tout en changeant perpétuellement.

Cette manière de comprendre la puissance et son efficacité ne corres­pond pas aux théories des Sautrāntika qui ne font aucune différence entre l’être et son pouvoir : sakti n’est que la chose efficiente. L’être se réduit à l’efficience, c’est-à-dire à la capacité de produire une action effective, il n’y a donc pas de puissance qui serait inhérente à la nature des choses ou qui serait susceptible d’être transmise de la cause à l’effet ainsi que l’imagine le réaliste (T.S.P. p. 752-3).

Les Sautrāntika ne tolèrent aucune ambiguïté ni de pensée ni de lan­gage à ce sujet : « Quand la nature de la chose est jugée capable d’une acti­vité effective (la question se pose alors quant à son caractère exact). Cette nature même est ce qui est nommé “capacité” sakti, et elle ne diffère pas de la chose. Si la capacité différait de la chose, celle-ci cesserait d’être un agent (donc une chose réelle car elle serait incapable d’effi­cience, l’efficience étant ce qui caractérise l’existence/2). En outre, aucune relation ne serait assignable entre la chose et sa capacité/3 Et si l’on soutient que la chose a quelque efficience à l’égard de la production de l’effet, alors la capacité ne peut différer de la chose étant donné que la capacité n’est autre que ce qui est capable d’une action effective (T.S.P. 462, 1. 1) ».

Dira-t-on que la capacité (sakii) produit l’existence continuée (sthiti) ? Assurément non, répond Kamalasila, car la continuité (sthiti) ne peut différer de la chose existante. En fait, c’est la nature de la chose exis­tante (suabhāva) qui est désignée par le terme « existence continuée » afin d’écarter toute autre diversité. Mais l’essence (ātma) de la chose existante n’est pas produite par un tel substrat (raya). Si existence continuée et chose existante diffèrent, alors ce qui a pour but de causer l’existence sera superflu puisqu’il causera une autre chose, à savoir une existence continuée. Dira-t-on qu’il cause une existence en relation avec l’existence continuée ? Impossible, il ne peut y avoir de relation entre existence et existence continuée comme il y en a une entre permanence et la cause de la permanence : si l’existence continuée qui fait durer (sthāpika) la chose diffère de la chose, il n’y aura plus de destruction, étant donné que l’exis­tence continuée qui engendre la permanence serait toujours présente (vidyafnānatva).

En outre, poursuit Kamalasila, la chose sera-t-elle impermanente ou permanente par nature (prakrtyā) ? Si la chose surgissant de sa cause est



1. A. K. IX. Traduction p. 296. Ya $ omitra, p. 719,1. 13. Voir encore\I. v. p. 311,1. 17.

2. Voir à ce sujet T.S.P. p. 461-2 : à part la chose efficiente (vastu §akta) il n’y a pas d’effi­cience. Cette 3ukli n’est pas connue par inférence niais perçue directement ; ainsi on perçoit le feu, on ne perçoit pas la capacité de brûler. T.S. sl. 1607-1610.

: 3. T.S.P. p. 754, 1. 21. tihūvasuabhūva eva hi uisiskirlhakeiyiikūri tadbháuamátrajijRá­sūyūm Saktiriti uyapudisyale I nārthūnlaram I arlliūnlc ratve bhūvasyákárakatuaprasaiigah sant­bandhūsiddhisceli.

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impermanente par nature (asthiru svabhāva) alors, dès qu’elle aura appa­ru, elle doit cesser d’exister spontanément, de sorti que les deux causes de durée et de destruction n’auront aucune tâche à accomplir. Si, au contraire, la chose est permanente par nature, alors, sa nature ne pou­vant être altérée, elle ne sera pas destructible. De plus, étant permanente par soi rien ne sera susceptible de la faire durer, de sorte que les causes de continuité et de destruction seront sans emploi/1.

Si la capacité ne peut résider dans une chose qui existe, elle ne peut pas résider non plus dans un non-existant, ce dernier étant dépourvu de caractère et de capacité opératoire. Et Kamalasila de conclure que « la capacité ne peut résider en rien » (T.S.P. p. 755, 1. 19).

Impressions des actes (vāsanà)

Kumārila dirige ses attaques contre la théorie des vāsanā, ces impres­tions que laissent les actes après qu’ils ont été accomplis : Selon votre théorie de l’instantanéité, dit-il aux Bouddhistes, l’idée ne dure pas tandis que l’impression perdure, l’impression continue à exister (avavāsyate) à partir du moment où l’acte est accompli jusqu’au moment où le fruit se produit. Mais votre série n’étant que pure désignation métaphorique ne peut être réellement impressionnée par les actes. En]'absence d’un esprit qui dure où l’impression subsiste­ra-t-elle ?

Le Bouddhiste. — Bien que les impressions soient instantanées, chaque impression engendre une autre impression semblable à elle-même dans l’idée suivante ; et ainsi graduellement jusqu’au moment de la jouis­sance du fruit ; c’est la dernière idée de cette série d’idées qui sera le jouisseur du fruit/2.

Kumārila, dans un autre passage/3 de son Slokavārlika cherche à démontrer que toute impression est impossible : « Il ne peut y avoir d’impression, dit-il, étant donné que les idées sont instantanées et que leur destruction est totale 4. Il ne peut y avoir d’association entre l’im­pressionné et l’impressionnant puisque, dans une théorie de l’instan­tanéité, le moment ultérieur n’étant pas encore apparu ne peut être im­pressionné par les moments antérieurs. Et ce même moment, étant dé­truit (aussitôt apparu), ne peut impressionner le moment suivant. Alors, même si ces deux moments étaient simultanés, ils ne pourraient être en relation mutuelle/4. Etant momentanés, ils ne peuvent en effet agir l’un sur l’autre. Comment une chose en cours de destruction recevrait — elle l’impression d’une autre également en cours de destruction ?). Et Kumārila conclut : « Seuls les êtres qui durent peuvent être impres­sionnés par des êtres qui durent »/6.



1. Sur la destruction, voir ci-dessus p. 340 et suivantes.

2. S.V. p. 694, ch. ūtmauñda 51. 45-6. Comm. du SI. 43.

3. S.V. p. 262, ch. III, Sl. 181-182.

4, littéralement’ ne laissent pas la moindre trace ».

5. il. 182-183, p. 262. Selon les Sautrāntika-Vijùūnaviidin, les impressions ne peuvent être simultanées, contrairement à l’opinion des\lahāsatnghika et 3lādhyamika.

6. Auaslhithū hi vásgante bhāuā'bhūvairauaslliitaih. Si. 184-183.

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Le Bouddhiste répond/1 que cette proposition est inadmissible : “Pour qu’il y ait durée (auasthitatva), il faut que l’être conserve la même essence (ripa) dans le moment antérieur et dans le moment postérieur. Il ne peut donc y avoir impression pour un être dont l’essence est permanente, étant donné que cette essence demeure la même. Soutiendrez-vous qu’un caractère différent (visesāntara), nommé impression (vāsanā), est produit dans l’être qui dure et dans lui seul ? (Nous vous demandons :) ce carac­tère est-il distinct de l’être ? Dans ce cas l’être demeure ce qu’il est ; et s’il n’en est pas distinct, alors, à l’apparition de ce caractère, l’être non-différent de ce caractère doit naître aussi : il ne durera donc pas. Ne peuvent donc être impressionnés que des êtres instantanés”.

Dans la thèse de l’instantanéité (ksarlabhangura), il y a impression parce que le moment subséquent ressemble au moment antécédent et en est différent. Et le commentateur précise ainsi la pensée du Bouddhiste : “Dans l’hypothèse de la durée il est impossible qu’un être dont l’essence reste la même prenne une essence nouvelle au cours du temps. Par contre, dans notre système, l’impression est justifiée puisque le moment de con­naissance postérieure (jñānaksana) est distinct du moment de connais­sance antérieure : de même que de la fleur de citronnier aspergée de laque naît un fruit de couleur identique (à la laque) que l’on dit impres­sionné (vāsila) par cette (laque). Du fait que l’antécédent produit le subséquent, on dit de l’antécédent qu’il est impressionnant et du subsé­quent qu’il est impressionné. Il ne faut pas dire que l’impression dépend d’une activité (vyāpāra) parce que, alors, elle ne pourrait' appartenir à ce qui est momentané. En réalité la relation d’impressionné à impres­sionnant est une relation d’un effet à sa cause/2”.

Kumárila conclut : « Il n’est pas possible d’attribuer aux choses momen­tanées la faculté de produire et, moins encore, de produire leur semblable » (p. 267, 1. 12). Quant à l’exemple du citronnier, Kumárila ne le trouve guère démonstratif car, “en ce qui concerne la laque dont on asperge la fleur, il s’agit d’un transfert (sanikrānti) de la substance même de la (laque) et non d’une impression”. Il n’en est pas de même ici ; aucune parcelle de la connaissance antérieure ne persiste (anuuarta) dans les connaissances postérieures (p. 267, 1. 12).

De cette discussion il résulte que le rapport entre impression et im­pressionné ne peut être aux yeux des réalistes qu’un rapport entre deux substances simultanées, tandis que, pour le Bouddhiste, il se réduit à une relation entre condition et conditionné portant sur deux instants suc­cessifs.



RÉFUTATION DE L’AME SUBSTANTIELLE ET DE L’AGENT

Dira-t-on que la loi de la cause et de l’effet s’avère impossible si l’âme n’existe pas ?

Les Bouddhistes répondent que tout comme la capacité d’une graine est restreinte à la pousse alors même qu’une âme permanente est ab­sente, ainsi en est-il en ce qui concerne les expériences psychiques. Que

1. Commentaire, p. 262, 1. 12 aux 6I. 185-186.

2. Kōryakāranatua, p. 263, 1. 12.

ce soit directement ou indirectement ce n’est qu’une seule chose, et en certains cas seulement, qui possède l’efficience relativement à une autre chose. Ce n’est que de certains actes bons ou mauvais que résultent des fruits particuliers agréables ou désagréables par l’intermédiaire d’un enchainement de moments.

Kamalasila précise que, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une entité continue, cette consécution de moments (ksanapararnpara) rend compte du souvenir ainsi que des autres phénomènes conscients. Puis il formule une loi universelle :

« Quand telle ou telle chose apparaît lorsque telle ou telle autre est présente, la première est dite produite par la production de la dernière »/1.

“La notion d’agent n’est donc relative qu’à l’unité de la série. Cette série est une succession d’énergies (samskāra) qui revêtent l’aspect de causes et d’effets particuliers. Mais la dite unité n’est que construction mentale ; elle ne fait pas partie de la réalité même/2”.



Critique de l’ātman des Vaisesika

Le Sautrántika se dresse à son tour contre le moi substantiel/3 tel que le conçoivent les systèmes brahmaniques car, dit-il, c’est parce que l’on croit en un moi que naissent les passions, que se poursuit la série des renaissances et que la délivrance s’avère impossible.

Le Vaisesika admet l’existence d’un ātman substantiel, un Soi éternel, inactif, permanent et omniprésent (uibhu) qui entre en contact avec les choses en s’associant au manas, l’esprit empirique, substance égale­ment spirituelle mais impermanente et de nature atomique. Les états de conscience, pensées etc. naissent de l’âme, leur substrat ; l’âme est le facteur qui unifie et synthétise ces états successifs et discontinus par nature.

Le Sautrántika objecte : Comment expliquez-vous en ce cas la diver­sité des pensées et l’absence d’un ordre fixe dans leur apparition ? Le Vaisesika rend compte de ces deux phénomènes par la conjonction de l’ātman et de l’esprit empirique (Yas. 715, I. 3). Après avoir montré l’im­possibilité d’une conjonction entre une âme permanente et un esprit momentané, car si l’esprit change, l’âme doit, elle aussi, changer, le Sau­tràntika demande : “A supposer qu’il y ait conjonction entre une âme permanente et un esprit empirique immuable, comment la conjonction serait-elle diverse et pourrait-elle rendre compte de la diversité des pen­sées ? La diversité résulte-t-elle de la diversité de l’intelligence (buddhi) ? Cette dernière présentera la même difficulté que l’esprit empirique : l’âme n’étant pas diversifiée, comment l’intelligence serait-elle diver­sifiée ? Direz-vous que la diversité de l’intelligence résulte de la diversité de conjonction de l’âme et du manas, variété qui résulte des impressions mentales (samskāra) ? /4 Dans cette hypothèse l’âme ne sert à rien ;



1. T.S. âl. 502-304 cons. p. 173, 1. 1 et 6.

2. Kulpan< ropitaivestū nūitgam sū taitua. samsthiteh, SI. 504, T.S.Y., p. 173, I. 15.

3. A. K. IX. Trad. p. 284-300 Yakmitra, p. 687 et suivantes.

4. Ya3. p. 716, L 1 samskūrauisesūpeksādūtmainanah samyogūd iii ced buddhivisesa. Le terme samskāra est á traduire, dans ce texte, par impressions car il convient également aux Bouddhistes et aux réalistes.

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pourquoi ne pas dire alors que la diversité des pensées provient de la pensée même qui est diversifiée par les impressions ?

Le Vaisesika. Les pensées, comme les impressions, existent par l’âme ; l’âme est leur substrat (āsraya), l’âme supportant les samskāra comme la terre les odeurs, les couleurs etc... (Yas.716, I. 20).

Le Sautrāntika. De même qu’on ne constate pas l’existence de la terre indépendamment de l’odeur, de même il n’y a pas d’âme existant à part des impressions. Et si l’âme produit les pensées en raison de la variété des impressions, pourquoi ne produit-elle pas en même temps toutes les pensées ?

Le Vaisesika. Parce que l’impression la plus forte empêche la plus faible de produire son fruit ; et si l’impression la plus forte ne produit pas constamment son fruit, c’est parce que les samskāra ne sont pas per­manents et sont sujets à transformation.

Le Sautrāntika. Mais alors l’âme est sans emploi ? Les pensées diverses naîtront par la force diverse des impressions ?

Le Vaisesika. On ne peut se passer d’âme : la mémoire, les impres­sions, les désirs etc. sont des catégories (padārtha) nommées attributs (guna) qui doivent avoir pour substrat une chose nommée substance (dravya) et, parmi les neuf substances (de notre système), l’âme est la seule qui soit intelligente (Ya s. p. 717, 1. 21-24).

Le Sautrāntika. Ce système de la substance et des attributs n’est pas établi ; les impressions sont, dites-vous, comprises dans la catégorie dei attributs et ne sont pas des substances ? Nous pensons, au contraire, que tout ce qui existe est substance/1 ; les impressions n’ont donc pas l’âme pour substrat.

Le Vaisesika. S’il n’y a pas d’âme, quel est le fruit des actes ?

Le Sautrāntika. Ce fruit consiste en des sentiments de plaisir et de douleur que le moi éprouve ; ce moi est l’objet de la notion de “je” ; il est formé de la série des agrégats (skandha santāna) et a pour objet la couleur et autres qualités du corps. Si cette notion ne naît pas à l’égard des qualités d’autrui, c’est parce qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre cette notion et la série des agrégats d’autrui. L’habitude de considérer ma série comme un “je” existe dans ma série depuis l’éternité ; la cause de la notion de “je” est une pensée souillée, parfumée depuis l’éternité par cette même notion de moi et ayant pour objet la série de pensée où elle se produit.

Le Vaisesika. A défaut d’un moi, quel est celui qui fait l’acte ? Le réaliste définit l’agent (kartr) “ce qui a un pouvoir indépendant (svātan­trya) à l’égard d’une certaine action” (Yas, 718, 1. 21)/2. L’agent est un Soi (ātman) qui ne dépend pas des causes et des conditions, il est donc inactif, objectera le Sautrāntika et en ce cas ne sera pas un agent indé­pendant, car l’agent d’un acte c’est, parmi toutes ses causes, celle qui est la cause principale (pradhānakārana) de cet acte (Yas. p. 718, 1. 31) ; l’agent n’est qu’un complexe d’agrégats qu’on peut bien nommer agent si on le désire, mais qui ne peut être un agent indépendant, un véritable créateur d’actes. Ainsi ce qui produit l’acte corporel c’est la pensée agis —



1. Vidyamūna dravyu. Yas. p. 717, 1. 30. Une substance qui n’est pas le support d’une qualité mais une chose instantanée.

2. A. K. IX. Traduction, p. 29.

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sant sur le corps. Le corps et la pensée dépendent de leurs causes et con­ditions (paratantra), ces causes et conditions dépendant à leur tour d’autres causes et conditions, il n’y a pas en tout cela une entité, un producteur indépendant, étant donné que tout ce qui existe dépend des causes et conditions 1”.

À l’objection du réaliste Uddyotakara que « la pensée étant en per­pétuelle fluctuation il ne lui est pas possible d’être affectée par des actes », le Bouddhiste répond qu’une chose durable qui n’aurait pas renoncé à sa forme antérieure ne pourrait pas, elle non plus, être affectée par eux. ELre affectée, en ce qui concerne une chose impermanente, ne signifie que l’apparition d’un caractère nouveau/2.

À cette autre objection que l’homme intelligent qui serait conscient de sa propre instantanéité n’entreprendrait rien, Sāntaraksita rétorque que l’homme ordinaire qui ne voit pas les choses telles qu’elles sont et qui n’a pas la connaissance de l’hétérogénéité des instants (ksanabheda vikalpa) jouit pleinement de la conviction que sa série est unique et s’adonne en conséquence à l’activité.

Quant à ceux qui se dévouent au bien des autres et qui sont parfaite­ment conscients de l’universelle instantanéité ainsi que de l’absence de tout moi substantiel, ils acceptent, eux aussi, la concaténation causale. Ils savent que lorsqu’ils accomplissent des actes charitables surgissent des impressions (samskāra) qui tendent au bien des autres et d’eux-mêmes, impressions formant une série causale/3.

À Kumārila le Bouddhiste objecte à son tour/4 : « Si vos âmes sont inactives en raison de leur éternité et omnipénétrance, comment pour­raient-elles être des agents et des jouisseurs puisqu’elles ne sauraient être sujettes au changement. Et si, au moment d’accomplir l’acte, l’âme subis­sait une transformation, son éternité disparaîtrait.

Kumārila. — Nous ne refusons pas d’appliquer à l’âme l’épithète de non-éternelle pourvu que celle-ci implique seulement “sujet à modi­fication” et non “destruction absolue” (atyantanāsa), car s’il y a destruc­tion totale de l’âme, les actes accomplis disparaîtront ; et si l’âme possé­dait toujours la même forme (ekarūpin), elle n’expérimenterait pas les états changeants, tels plaisir, douleur… Pour nous, il n’y a qu’un chan­gement de condition. :. L’âme n’étant pas entièrement détruite, on ne considère pas le jouisseur comme différent de l’agent. Tandis qu’elle traverse les conditions diverses de plaisir, douleur, l’âme ne perd jamais son essence qui est celle d’un être substantiel et intelligent… Une conti­nuité intégrale ou une destruction intégrale… étant toutes deux impos­sibles, nous devons soutenir qu’il y a, à la fois, une continuité partielle (celle des caractéristiques permanentes telle l’intelligence) et une dispa­rition partielle (celle des états transitoires de la sensibilité, plaisir etc.), tout comme un serpent conserve la nature de serpent sous des formes successives, enroulées, allongées/5 ; ainsi l’âme, bien qu’elle soit par essence une conscience éternelle et unique… subit les états de plaisir



1. Pratyaya paratantrā hi sarve bhāvāh. Yas. p. 718, 1. 26. Trad. A. K. IX, p. 293.

2. T.S. p. 182, 1. 23.

3. T.S.P. Al. 541-542, p. 183, 1. 18.

4. S.V. ch. XVIII. ātm,. uāda, 1 $. 20-31 et T.S. sl. 223 et suivants, p. 95, 1. 7.

5. S.V. XVIII, él. 28.

et de douleur. Il n’y a donc ni disparition de son essence, étant donné que la conscience (caitanya) continue à demeurer sous-jacente aux états divers, ni continuité de son essence intégrale comme l’imaginent les Naiyāyika (T.S.P. p. 95, 1. 8).

Le caractère d’agent et de jouisseur ne relève pas des conditions de la personne mais de la personne même qui sert de substrat à ces différentes conditions… À l’apparition d’une nouvelle condition, la condition précé­dente n’est pas entièrement détruite ; mais, si elle est en harmonie avec la condition nouvelle, elle pénètre dans le caractère commun du Soi. Seules les conditions individuelles peuvent être mutuellement contra­dictoires. La caractéristique commune de l’âme leur est immanente tout en les transcendant » (S.V. XVIII, sl 29-31).

Mettons un terme à ces discussions stériles en citant avec les Sautrān­tika une stance attribuée au Buddha : « Il y a acte, il y a rétribution, mais en dehors de la production causale/1 des éléments, on ne constate pas l’existence d’un agent qui abandonne ces éléments-ci et en prenne d’autres/2 ».

Cette production causale est précisément ce qui engendre l’impression qu’il existe un agent permanent ; on reconnaît un moi dans des éléments qui ne sont pas un moi et qu’on imagine faussement être un moi. En réalité, il n’y a pas de moi immuable ni de libre agent.

Nous avons vu que l’objection principale avancée par les Sarvāsti­vādin en faveur de l’existence des époques passées et à venir c’est que, une fois anéanti, l’acte responsable (karman) qui engage l’avenir ne pourra donner un fruit si son être propre n’existe plus, étant donné qu’au mo­ment où le fruit apparaît la cause de rétribution est depuis longtemps passée. Le fruit ne naîtrait alors absolument pas ou bien il naîtrait sans cause (Ya s. p. 469, 1. 17).

Le Sautrāntika. « Moi aussi je dis que le passé et le futur sont. Le passé, c’est ce qui a été : on dit donc qu’il est. Le futur, c’est ce qui sera, la cause étant. C’est dans ce sens que l’on dit que le passé et l’avenir sont ; on n’entend pas dire que le passé et le futur, comme le présent, existent “comme choses” (dravyalas). Aussi, quand on dit qu’ils sont, c’est en visant la nature de cause du passé, la nature de fruit du futur, non pas en les considérant comme des choses réelles. Bhagavat, pour condamner la vue fausse qui nie la cause et la vue fausse qui nie le fruit, dit que le passé et le futur sont, pour dire que le passé (la cause) fut, que le futur (le fruit) sera, car on peut employer le mot “est” au sujet de choses qui sont et de choses qui ne sont pas » 3.

Le Sarvāstivādin. « Si le passé est seulement ce qui fut, si le futur est seulement ce qui sera, toute réalité manque à l’élément passé et futur, et on ne peut pas dire qu’il est. Ou, si on veut dire qu’il est, on ne doit pas dire que le passé et le futur sont seulement ce qui fut et ce qui sera »/3.

Le Sarvāstivādin soutient que l’acte passé, en soi (svabhāvatas), existe réellement et qu’il donne (prayacchati) le fruit réalisé dans le futur/4. Il se fonde sur une strophe célèbre attribuée au Buddha : « Les actes ne péris —



1. anyalra dharmusamkettit, commenté par pratilyasanudpūda.

2. kārakas lu nopalabhyale Ya.. p. 707, 1. 13.

3. M.C.B. p. 60. A.K.V. 27.

4. K.S.P. Traduction E. Lamotte, pp. 81 à 86.

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sent pas, même après des millions de périodes cosmiques ; rencontrant le complexe (sārnagri des conditions) et le temi : à voulu, ils fructifient pour l’auteur (dehin) ».

Selon le Sautrāntika, ces paroles signifient que l’acte bon ou mauvais n’est pas sans fruit et qu’il le donne longtemps après avoir été accompli ; mais de quelle façon donne-t-il son fruit ? Tout le problème est là : est-ce conformément à la thèse des Sautrāntika/1, par une évolution spéciale de la série qu’il modifie ; ou bien donne-t-il son fruit parce que son être (svalaksana) subsiste longtemps (dirghakāla) sans périr comme le veu­lent les Sarvāstivādin ? Pour ces derniers la nature propre (svabhāva) de l’acte échappe longtemps à la destruction et l’acte peut ainsi donner son fruit/2 ; si l’on dit qu’il est détruit, ce n’est pas parce que l’acte n’a plus d’être mais parce qu’il n’exerce plus d’activité. « Pourquoi l’acte n’exerce-t-il plus d’activité ? Parce qu’il ne projette plus de fruit futur. Pourquoi ne projette-t-il plus ce fruit ? Parce qu’il a, autrefois déjà, projeté ce fruit et, qu’après l’avoir projeté, il ne peut le projeter à nou­veau ; de même un élément, après être né, ne naît pas à nouveau.

« Le Sautrāntika. — Pourquoi cet acte ne projette-t-il pas d’autres fruits ?... l’acte qui, étant au moment présent, a déjà projeté son fruit, ne doit-il plus le projeter à nouveau ? L’acte en soi (karrnasvabhāva) ne périt pas, demeure éternellement présent. Pourquoi ne projette-t-il pas éter­nellement le fruit qu’il donne ?... Si l’acte en soi était constamment présent, il devrait, comme au centre même de son (existence) présente, être toujours nommé présent et toujours projeter son fruit ; il devrait, comme au début (de son existence présente), toujours renaître.

« Le Sarvāstivādin. — Mais bien que l’acte passé en soi (atitakar­Inasvabhāva) existe réellement, il n’a plus d’activité (kāritra) et par suite n’est pas présent. N’étant pas présent, il ne projette plus de fruit.

« Le Sautrāntika. — Cela n’est pas exact non plus, car si (l’acte) en soi (svabhāva) existait, il devrait, comme pendant son (existence) pré­sente, exercer toujours son activité. En outre, si les éléments passés admis par vous avaient la capacité (sāmarthya) de donner (prayam —) un fruit, comment ne seraient-ils pas présents ?

« Le Sarvàstivādin. — Mais l’expression “présent” s’applique exclu­sivement aux éléments qui prennent (pratigrhnanti) ou qui projettent leur fruit.

« Le Sautrāntika. — Cela non plus n’est pas exact, car l’activité (fruc­tificatrice) étant la même, on aurait des éléments à la fois présents (var­tarnāna) et passés (alita). L’élément n’exerçant plus l’activité de prendre le fruit est nommé “passé” ; l’élément n’exerçant plus l’activité de don­ner le fruit est nommé “présent”. Quand cette activité est épuisée on le nomme détruit •(vinasta). Si les éléments, après avoir péri, périssaient



1. T.S.P. p. 518, 1. 10 : Ce qui produit le fruit est la cause de maturation (uipākahelu) et non quelque entité passée. En réalité, le fruit procède de la série des connaissances (uijñāna pra­bandha) dans laquelle la chose avait laissé, quand elle était présente, une puissance de produire le fruit.

2. L’acte considéré dans son mode d’existence (bhñva) est impermanent ; l’acte présent, au moment où il s’accomplit, projette (āksipati) ou prend (pratiyrhnati) son fruit ; mais quand il est passé, il le donne (prayacchati).

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à nouveau, il faudrait aussi que, après être nés, ils naissent à nouveau. Donc votre théorie (d’un acte passé causant un fruit) ne tient pas »/1.

« Le Sautrāntika poursuit : “En outre l’école (des Vaibhāsika) veut que le passé et l’avenir existent en soi. Mais alors comment le futur ne serait-il pas présent et projecteur de fruit ? Si toute chose (dravya) exis­tait en tout temps, à quel moment y aurait-il quelque chose n’existant pas en soi ? Pourtant, d’après le sûtra, (l’acte) fructifie seulement lors­qu’il rencontre le complexe des conditions et le temps favorable. Enfin les (Vaibhāsika) devraient nous dire quel est ce principe, cet état (avasthā), ce pouvoir “établissant le fruit de telle sorte qu’il naisse” et nommé pour cette raison “projecteur de fruit” ; en effet (d’après eux) tout existe toujours (K.S.P. p. 85-86).

“Le Sautrāntika. — Admettons que l’acte passé existe et fructifie au moment voulu. Dans quel rapport sera-t-il avec l’individu qui trans­migre puisque cet individu n’est qu’une série perpétuellement renou­velée d’éléments mentaux momentanés dans laquelle chaque pensée diffère de celle qui précède ou de celle qui suit : en ce cas, comment une pensée actuelle peut-elle jouir du fruit de l’acte projeté par une pensée antérieure ?”

Les Sarvāstivādin répondent que, dans la série, chaque pensée a pour cause antécédente et égale la pensée immédiatement antérieure (saman­antarapratyaya). Mais c’est aux énergies coordonnatrices, les samskāra, que ressortit, en dernière analyse, la solution de ce problème. Pour expli­quer que l’acte donne son fruit en faveur de celui qui l’accomplit, les Sarvāstivādin font appel aux plus subtiles des énergies, les cittaviprayuk­tasamskāra, énergies dissociées de la pensée, c’est-à-dire inconscientes, et qui ne font partie ni des samskāra matériels, ni des samskāra spirituels, mais qui, immatérielles, ressemblent à la pensée/2.

Parmi ces énergies, les prāpti, acquisitions ou possessions, nommées encore samanvāgama, ont pour mission d’expliquer l’union intime des éléments de la série personnelle. De son côté la non-possession exclut les éléments qui ne peuvent faire partie de cette série ; ceux qui, par exem­ple, n’appartiennent pas à un être vivant ou encore les éléments d’autrui. Les prāpti apparaissent comme des forces organisatrices qui confèrent à la série sa cohésion et son unité. Elles assurent également sa continuité, car c’est sous la forme de possessions que persistent le passé et l’avenir/3.

L’acte, une fois accompli, crée chez son auteur une possession de cet acte, laquelle est instantanée ; mais, dès que celle-ci a péri, surgit une autre possession conditionnée par la précédente et ainsi de suite de pos­session en possession. L’acte continue à être possédé de cette manière jusqu’à ce qu’on se sépare de cette possession en supprimant la posses­sion des passions et des erreurs.

Les Vaibhāsika ne font pas de cette possession une pure désignation ainsi que les Sautrāntika les invitent à le faire ; ils lui confèrent une acti­vité réelle et l’imaginent à la manière d’une cause productrice (utpatti hetu).



1. K.S.P. Traduction E. Lamotte, p. 82-84.

2. A. K. 11.35-36. Ya $. p. 141-142.

3. C’est parce que Pon possède le passé que nous savons que le passé est réel. Au sujet des prāpli voir A. K. II. Yas. p. 143.

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Ils la considèrent, en outre, comme une entité à part et en soi, au même titre que les forces de la naissance, de la durée, du déclin et de l’imper­manence qui sont également des énergies subtiles et inconscientes. Aux Sautrāntika qui objectent que cette possession n’est pas directement perçue et qu’il n’est pas permis non plus de conclure à son existence en raison de son effet, étant donné que cet effet n’est pas perçu, les Vai­bhāsika répondent que la possession a un effet car elle est la cause qui détermine l’état, la condition des êtres ; c’est elle qui explique que le saint, alors même qu’il engendre une pensée mondaine, est néanmoins en possession d’un certain nombre d’éléments purs. De même, aussi long­temps qu’on n’a pas abandonné la passion passée, on est en possession de cette passion.

Le Sautrāntika ne peut accepter ces conceptions archaïques et rétor­que que ce qu’on entend par possession n’est qu’une certaine condition de la personne (āsraya) : la série du saint subit une modification et sa passion, dès qu’elle a été détruite, ne se manifeste plus ; il est donc super­flu de faire appel à une entité distincte douée d’une existence réelle.

Les Vaibhāsika distinguent les possessions qui ne font pas série, ne se renouvellent pas en série, des possessions qui forment unt série et engen­drent la durée. Les premières sont des possessions d’éléments non souil­lés qui, simultanées à ces éléments, ne sont pas moralement déterminées (avyākrta), de sorte qu’on peut dire qu’on les possède quand ces éléments sont présents, non pas quand ils sont passés ou futurs/1. Ces éléments sont faibles, ils ne proviennent pas d’un effort organisateur intentionnel (anabhisamskāra) et la possession d’un élément faible, étant faible elle — même, ne se prolonge pas (anubandhini)/2. Mais si l’action non-définie est faible en raison de la faiblesse de la pensée (mrducetanā) qui lui a donné naissance, par contre, même parmi les éléments purs qui sont moralement indéfinis, il en est certains qui sont réalisés par un effort spécial (prayogavisesa), ils sont forts et on les possède présents, passés et futurs. Ce sont les facultés surnaturelles (abhijñā), la pensée de créa­tion magique (nirmánacitla) et, selon certains maîtres, les éléments de métier (sailpusthānika) et d’attitude (airyāpathika) (marche, etc.) qui furent l’objet d’une pratique intense (atyartha abhyasta) (A.K. II.38,72. Yas. p. 150, 1. 17).

On dit également qu’un homme possède une extase à l’état futur quand il s’est élevé par ses efforts au plan de cette extase et qu’il peut ramener une extase analogue à celle qu’il a obtenue sur ce plan.

On possède de même, passés, présents et futurs, les éléments souillés, moralement définis, ceux qui engendrent une rétribution 3.

Alors que naît un élément souillé, bon ou mauvais, à un moment précis naissent trois éléments, à savoir : cet élément même, sa possession et la possession de cette possession ; de sorte que tout au long de la transmi­gration, sans origine et sans fin, les prāpti naissent, en nombre infini, d’instant en instant (A. K. II.40. Yas p. 156).



1. A. K. II.38. YaS., p. 150, 1. 20.

2. A. K. IV.24. Yaé., p. 373, 1. 23.

3. À l’objection du Sautrāntika : si le passé et l’avenir existent réellement le détachement (prahtina) du saint à l’égard de la passion n’amènera aucun changement et le nirvá {ta ne sera pas atteint (1I.C.B., p. 122-3, vol. V), les Sarvāstivādin répondent qu’on n’est plus muni des

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Il s’ensuit qu’un homme qui a éprouvé une passion (klesa) reste en possession de cette passion tant qu’il ne l’a pas coupée ; dans sa série il y a possession des passions, possession qui continue sans interruption, effet de passion ancienne, cause de passion future. Cette possession est contrecarrée par la présence, dans cette même série, d’une possession qui découle d’un chemin d’abandon et fait obstacle aux germes (anusaya) de la première, car c’est la possession des germes qui supporte les passions présentes et futures possédées grâce à eux. La possession disparaît alors, les passions sont abandonnées en la carence de la possession de leur cause/1.

Les prāpti remplacent donc désavantageusement les sarpskāra : les possessions propres au plan de l’avoir se sont substituées aux énergies organisatrices, obéissant ainsi comme pour le reste à la tendance maî­tresse des Sarvāstivādin.

Les Sautrāntika montrent que, de quelque manière qu’on définisse la possession, soit comme “cause de naissance des éléments « , principe de la condition des êtres », soit comme ‘état spécial de la personne “… la possession nous apparaît, non comme une réalité douée d’une activité spécifique, mais comme une pure désignation.

« Cette possession est-elle productrice ou simplement conservatrice ? Dans le premier cas, la possession produira des éléments dont on n’a jamais eu la possession ou dont on a perdu la possession et elle naîtra avec les éléments. Dans cette hypothèse elle fera double emploi avec cette autre entité qu’est la naissance (jāti). Dans le second cas, le Sau­trāntika demande : Comment la possession est-elle conservatrice ?

‘Le Sarvāstivādin. — La possession est la cause grâce à laquelle on ne perd pas les éléments, car c’est par la vertu de la possession qu’un être reste muni des éléments une fois possédés, même quand les éléments sont passés.

‘Le Sautrāntika. — Mais l’être n’est jamais sans posséder les éléments dont il lui est possible d’être muni : à savoir, les éléments actuellement présents. Quant à ceux dont on peut se passer, ils ne sont pas suscepti­bles d’être possédés, car il s’agit d’éléments passés et futurs qui n’exis­tent pas/2.

Rien non plus ne permet de poser l’entité nommée accroissement (upacaya) ou sans destruction (aviprar āsa) des Vātsiputriya grâce à laquelle on réalise le fruit futur. Qu’on envisage le phénomène de la mémoire ou le recueillement d’inconscience, on ne voit pas, dans le. pre­mier cas, à quel moment on produit l’élément avipranāsa qui permettra dans la suite de se rappeler le souvenir ; ni, dans le second cas, alors que la pensée se trouve interrompue, comment, à l’issue du recueillement, une nouvelle pensée peut naître de la pensée d’entrée en recueillement, détruite depuis longtemps/3.



éléments impurs, telle la concupiscence, quand ils sont coupés. Par contre, on reste muni des éléments qui ne sont pas impurs quand ils sont coupés. Ainsi le saint qui coupe la connais­sance visuelle continue à voir, avec la différence que les choses lui apparaissent telles qu’elles sont. Voir p. 123 la note 1 du traducteur.

1. Thèse de Sarnghabhadra. Note à p. 105. Trad. A. K. II.36.

2. A. K. I1.36 et Siddlsi, p. 56.

3. K. S.I ». p. 87 de la traduction E. Lamotte. Pour la thèse des Sá rnmitiya voir ci-dessus, p. 249 et suiv.



Le Sarvāstivādin. — Le Buddha n’a-t-il pas dit : “L’acte passé existe, le fruit futur existe”/1 ?

Le Sautrāntika. — En enseignant que l’acte ne périt pas, le Buddha a voulu dire que la rétribution de l’acte est inéluctable et non pas que l’acte demeure ; car si l’acte passé existait actuellement, en soi, com­ment pourrait-on le considérer comme passé/2 ?

L’acte n’est donc pas éternel et l’acte passé qui n’a pas encore mûri ne dure pas jusqu’à ce qu’il ait produit son fruit de rétribution/3 »



Réfutation de la thèse des Kâsyapiya

« L’acte dure-t-il jusqu’au moment de sa rétribution ou ne dure-t-il pas parce qu’il périt aussitôt accompli ? » Telle est la thèse discutée dans la Mādhyamikavrtti/4 entre un Sautrāntika et un Kāsyapiya ou un Vibhajyavādin.

‘Le Sautrāntika. — Si, comme vous le supposez, l’acte aussitôt accompli dure dans son être (svarūpa) jusqu’au moment de sa rétribu­tion, alors, tout ce temps-là, il est éternel car il est exempt d’anéantisse­ment.

‘Le Vibhajyavādin. — Il n’est pas éternel puisque son anéantisse­ment a lieu après (sa rétribution)/5.

‘Le Sautrāntika. — Erreur ! Ce qui d’abord, comme l’espace, est exempt d’anéantissement, ne sera pas par la suite en relation avec l’anéantisse­ment. Ce qui est exempt d’anéantissement est par le fait même incondi­tionné. Les inconditionnés, étant soustraits à la rétribution, durent toujours sans être rétribués. L’éternité des actes ne s’impose donc pas. Tels sont les défauts inhérents à la thèse de l’éternité des actes. Il est par conséquent évident que les actes périssent dès qu’ils sont accomplis.’



1. S.N. I.13.21.

2. A.K.V. Ya $. p. 473, I. 28 + anyathd hi suena bh8uena uidyamtinam atitam na sidhyet ..

3. A. K. V. 27, p. 63 (Yab. p. 476, 1. 20) : • Mais les docteurs qui affirment l’existence réelle (dravyatas) du passé et du futur doivent admettre l’éternité du fruit ; quelle efficace (sirmar­thya) pourront-ils attribuer à l’acte ? Efficace quant à la production ? Efficace quant au fait de rendre présent ? Dans le premier cas, c’est admettre que la production existe après avoir été inexistante… Au deuxième cas, que faut-il entendre par le fait de rendre présent ? Serait-ce le fait de tirer vers un autre lieu ? Le fruit ainsi attiré sera éternel… Serait-ce le fait de modi­fier la nature propre du fruit préexistant ? Mais n : y a-t-il pas, dans cette hypothèse, apparition d’une modification antérieurement inexistante ? .

4. P. 311, 1. 6. Sur les Vibhajyav5din voir ci-dessus p. 231.

5. Pasctiduinūéasadbht vūnna nityatuarn iii... M.V. ch. XVII, p. 311, 1. 11.

LE MOUVEMENT

Les conceptions de la causalité et de la destruction spontanée ont pour corollaire la négation de tout changement : les choses disparaissent aussitôt apparues sans qu’intervienne une cause étrangère. Elles n’ont donc pas la possibilité de se mouvoir ni de changer.

« Le mouvement ne petit apparaître dans la chose instantanée car celle-ci cesse à l’endroit même où elle a surgi »/6. « La chose ne durant



6. Na tduat tasya Icsanikasya fasya janmadrsa eva prirptyasambhaoñt,

T.S.P. p. 232, 1. 9. Voir sur le mouvement Th. Stcherbatsky, B.L. 1. p. 96-98.

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pas, même un seul instant, ne peut parcourir ne fût-ce l’espace le plus réduit » (T.S.P. p. 233, 1. 11).

Il faut donc admettre qu’il y a substitution à chaque instant d’une chose à une autre, succession hétérogène et non pas changement (T.S.P. p. 137, 1. 23). Pas plus que existence, efficience et évanescence, le chan­gement ou le mouvement ne peuvent se surajouter à la chose efficiente ou mouvante étant donné qu’ils ne diffèrent pas de cette chose. Au sens ultime, la chose est mouvement comme elle est efficience.

Si le mouvement, tel qu’il est compris par le réaliste, est incompatible avec une chose instantanée entendue à la manière des Bouddhistes, il n’est pas moins compatible avec une chose de durée : en effet, si un objet demeure toujours le même sans changement, il ne peut se mouvoir ni changer (T.S. sl 698).

Objectera-t-on que le mouvement forme l’essence même de l’objet qui se meut ? En ce cas, l’objet ne pourra demeurer immobile un seul ins­tant puisqu’il possède en permanence sa nature de mouvement. De façon analogue, si l’objet est par nature immobile, alors il devrait posséder en permanence l’immobilité puisqu’on ne peut renoncer à sa nature propre ou essence.

Dira-t-on que l’objet est tantôt mobile, tantôt immobile ? Mais alors, comme nous avons là deux caractères mutuellement contradictoires, nous aurons deux objets différents/1.

Si le mouvement interprété à la manière des réalistes, en tant que chose séparée de l’objet, est impossible, il ne s’ensuit pas que tout est immuable : au contraire, nous l’avons vu, la réalité efficiente ne comporte aucune permanence ; elle n’est que fulgurations d’instants qui se succèdent sans intervalle (nirantaraksana)/2 et à une allure si rapide qu’ils donnent l’impression toute illusoire d’un mouvement. Mais du fait que la chose périt immédiatement elle ne comporte pas mouvement.

Le Vātsiputriya. — S’il en est ainsi, quel est ce mouvement que l’on constate ?

Vasubandhu. — Ce qu’on voit à une autre place n’est pas la même chose (mūladravya) qu’avant.

Le Vātsiputriya. — Comment sait-on que ce n’est plus la même chose ?

Vasubandhu. — Parce qu’à telle et telle place, il y a naissance tou­jours renouvelée : tels, les flammes ou le jeu de l’ombre/3 :

‘Ainsi la lumière de la lampe n’est que la série de flammes similaires apparaissant en succession et donnant l’illusion d’une unité (eka), alors qu’en réalité il y a plusieurs flammes ; quand un de ces moments succes­sifs de la lampe a surgi dans un autre lieu, on dit que la lampe s’est mue ; pourtant il n’existe pas de mouvement à part et distinct des instants de flamme, lesquels n’ont fait que de naître en des lieux différents. De même, on désigne métaphoriquement par pensée (vijiiāna) une série de pensées. Lorsqu’un moment de pensée surgit relativement à un nouvel objet, on dit que la pensée connaît cet objet. De même encore, on dit que la couleur



1. T.S. âl. 698-703 et, sur la réfutation du mouvement, voir T.S.P. com. au âl. 383-384, p. 141.

2. T.S.P. com. 141. 590.

3. K.S.P. p. 71.

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existe, naît, dure, sans qu’il y ait un existant, un naissant, un durant distinct de ce qu’on nomme existence’/1.

« L’ombre vue à telle place n’est pas celle de telle autre ; l’écran res­tant immobile, la lumière du soleil… s’éloigne, se rapproche, tourne, et alors on voit l’ombre grandir, diminuer ou tourner. Si on cache la lumière, aucune ombre n’apparaît »/2.

Le phénomène de la chute des corps met bien en relief cette théorie de l’instantanéité : l’objet en chute est aux yeux des Bouddhistes un autre objet à chaque moment consécutif de sa chute. En effet, l’objet n’est rien de plus que poids, quantum d’énergie et mouvement, et ceux-ci diffèrent essentiellement à tout instant ainsi qu’on le voit par l’accélération du mouvement/3.

Selon le réaliste Vaisesika/4 la flamme est de brève apparition, mais elle dure néanmoins six moments et n’est pas, en conséquence, instan­tanée. Il y a d’abord le premier contact avec la cause, puis le moment de l’apparition du caractère général de l’effet, l’action parmi les parties composantes, le moment de la disjonction du composé, la destruction de la conjonction qui a produit l’objet puis enfin la destruction de l’objet lui-même.

Le Mimánsaka, lui aussi, n’admet pas le caractère évanescent (nāsilva) de la flamme : ‘En réalité, pense-t-il, des portions très subtiles de la flamme passent très rapidement d’un point à un autre ; une masse de lumière demeure au point (central) de la mèche. Est nommée flamme la portion qui s’élève ; celle qui va au-delà consiste en simple lumière (diffuse)… Il résulte que les parcelles de flamme ne périssent pas en un instant (pratiksana)’ (T.S.P. p. 732, 1. 5).

Contre le Vātsiputriya, Vasubandhu montre par un nouvel exemple que le mouvement (gati) n’est pas possible : Ne voit-on pas que dans le phénomène de la cuisson d’un pot de terre « le facteur extérieur de cuis­son, le feu etc. ne varie pas et néanmoins, dans la suite, divers produits de cuisson sont perçus. Par cette preuve on sait que, à chaque instant (ksane ksane), il y a un produit de cuisson différent (et non pas un même produit de plus en plus cuit).

« Sous prétexte qu’il n’y a pas de cause pour que ces produits diffèrent, vous prétendez que le produit vu ailleurs est le même produit qu’avant. Mais comme il n’y a pas de raison pour que ce (nouveau produit) soit identique à l’ancien, pourquoi ne pas admettre que ce n’est plus l’ancien produit ? Ces deux hypothèses ne peuvent tenir ensemble, le mouve­ment n’est pas prouvé »/5.

À cette critique exhaustive de la notion du mouvement les Vātsipu­triya répondent que si les choses impermanentes à la manière de la pensée, des mentaux, du son et de la flamme n’ont d’autres causes de destruction que leur propre impermanence (svānilyatva), il n’en va pas de même pour tout le reste des choses, leur destruction dépendant d’une cause. Prenons le bois, par exemple : il périt par le feu, il ne périt pas de lui-même, sinon



1. T.S. âl. 707, p. 235, 1. 19 et âl. 589, p. 197, 1. 9. Ct. Ya4. p. 713,1. 4.

2. K.S.P. p. 74.

3. Th. Stcherbatsky, B.L. I, p. 101.

4. T.S. bI. 693-695 com. p. 232.

5. K.S.P. Trad. E. Lamotte, p. 74.

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il aurait déjà péri avant d’être mis en contact avec le feu ou bien il exis­terait encore après ce contact.

« Le Sautrāntika/1. — Tant que le vent n’atteint pas la lampe, tant que la main ne saisit pas la cloche, la flamme de la lampe et le son de la cloche sont clairement perçus ; après, il n’en est plus ainsi. Toutefois (même d’après vous) la destruction de la flamme et du son ne dépend ni du vent, ni de la main. Il en va de même pour le combustible ; il n’y a pas là de difficulté. Supposons que le combustible… périsse par le feu… et que, de la gode, sa nature matérielle ne soit plus perçue. Aussitôt après son contact avec le feu, on devrait ne plus le percevoir, car dès la mise en contact, il est modifié. Le facteur extérieur (bāhyapratyaya) de cuis­son restant inchangé, naissent (successivement) divers produits de cuis­son possédant des caractères de produit cuit de plus en plus prononcés/2. Mais comment pourraient-ils naître, après, de la même cause qui les a fait périr avant ? Il est impossible que le dharma qui fait naître se con­fonde avec le dharma qui fait périr : deux dharma de caractères opposés ne forment pas une seule et même cause, c’est connu de tout le monde. Donc les dharma conditionnés (sarrtskrta) ne dépendent pas d’une cause de destruction (vināsa hetu) : ils périssent spontanément (svarasena nirudhyante). Que les choses soient perçues ou ne soient pas perçues comme auparavant, c’est là, sachons-le, le caractère spécifique de la continuation (anupravrtti) et de la destruction (nirodha) de la série : elle jouit d’un accroissement subtil.

« Si la destruction (vināsa dharma) avait une cause, il n’y aurait pas d’élément périssant sans cause ; la pensée, les mentaux etc., qui dépen­dent d’une cause pour naître, dépendraient aussi d’une cause pour périr. Or, (de votre aveu même), pensée et mentaux n’ont d’autre (cause de destruction) que leur propre impermanence (svānityatva), ainsi que tout le monde le sait… Enfin, à l’élément qui a déjà péri, il faudrait trouver une cause qui le fasse périr à nouveau, comme pour la matière etc...

« C’est pourquoi la destruction n’a absolument pas de cause, et comme la destruction n’a pas de cause, tout périt aussitôt né (utpattyanantara­vināsa). On saura donc qu’il n’y a pas de déplacement ».

De même que le Sautrāntika rejette tout mouvement physique (gati), il répudie la transmigration d’une personne (pudgala) pour la raison qu’il n’existe aucun pudgala.

À la question du Vātsiputriya : si un moi tel le pudgala n’existe pas, qui voyage au cours des diverses vies (samsāra), le Sautrāntika répond : De la flamme qui brûle une jungle, on dit qu’elle voyage, bien qu’elle ne soit que des moments de flamme, parce que ceux-ci constituent une série ; de même, le concert des agrégats incessamment renouvelés reçoit, par métaphore, le nom d’être ; supportée par la soif, la série des agrégats voyage dans le samsāra/3.

Devadatta, par exemple, n’est qu’une individualité fictive ; il n’est qu’un nom attribué à la série des conditionnés (samskāra) ; et si on de —



1. K.S.P. Traduction E. Lamotte, p. 71-73. On peut comparer cette réfutation du Sau­tr. ntika à celle du Sarv5stivitdin qui se sert des mêmes illustrations. Ci-dessus p 261..

2. La couleur pur exemple est de plus en plus foncée. A. K. IV. p. 7.

3. A.K. IX. p. 271, YaS. p. 710,1. 16 : yulhū lu kyaniko’ ynir samfalya samcarafīlij ucyale, lathtī Ballu’ ūkl:ya skandha sarturlūyas trsnopi3hīnn (ksaniko 'pi) sulptizlei samsnrgli.

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mande : comment marche-t-il ? Le Sautrāntika répondra qu’il n’est qu’une « série homogène de samskāra, moments d’existence se remplaçant sans interruption et, en gros, pareils les uns aux autres. Les sots voient dans cette série, ou plutôt sous cette série, une entité qui serait la cause du fait que cette série naît dans un endroit différent, la cause par l’effi­cace de laquelle les moments successifs de l’existence du corps de Deva­datta se produisent en des lieux différents. En effet, la marche de Deva­datta est simplement le fait de la naissance de la série qu’est le corps en des lieux différents ; la cause de ce fait — c’est-à-dire le moment anté­rieur de la série — reçoit le nom de marcheur.

« C’est dans ce sens que nous disons que Devadatta marche pour dési­gner une marche toute semblable à celle de la flamme ou du son : la flamme marche, le son marche, c’est-à-dire la série-flamme et la série-son vont naissant d’un lieu dans un autre. De même le monde dit que Deva­datta connaît parce que ce complexe qu’est Devadatta est la cause de la connaissance (vijñāna) ; et, pour se conformer à l’usage reçu les Arya eux-mêmes s’expriment de cette manière qui est inexacte » (Yag. 713 ; A. K. IX.279-80).

LIEN ET DÉLIVRANCE

Les systèmes brahmaniques avaient objecté que lien et délivrance ne peuvent être défendus par une doctrine de l’universelle impermanence. En effet, disaient-ils tous, ce qui est entravé par les liens de l’attache­ment dans l’humaine prison est un moment alors que le moment qui est libéré est un autre qui, lui, n’a pas été entravé.. Ceci est incompréhen­sible. En outre la libération ne peut exister pour celui qui est lié puisque, par hypothèse, il est entièrement détruit. En conséquence tout effort visant à la délivrance s’avère inutile et le réaliste de conclure que la personne libérée est la même que celle qui fut liée. /1

Réponse du Bouddhiste : Le lien et la délivrance ne sont pas les pro­priétés d’un être unique. Personne n’est lié ou détaché ; mais certaines des impressions revêtant la forme de l’ignorance etc. sont désignées par le mot’ lien’ ; leur disparition qui constitue la pureté de l’esprit est ce qu’on nomme’ libération ». Lien et délivrance n’apparaissent pas dans le même substrat puisque tout périt aussitôt né.

Quant au réaliste qui croit en une âme éternelle, ni le lien ni la déli­vrance ne peuvent produire en elle quelque spécificité, vu que si l’âme pouvait être liée et délivrée et si elle pouvait agir, souffrir etc., elle serait évanescente comme ces états mêmes/2.

Après avoir examiné les multiples difficultés que posent les problèmes de l’acte et du fruit, du lien et de la délivrance et autres du même genre et avoir montré avec quelle facilité les Bouddhistes les résolvent, nous pouvons conclure avec Kamalasila qu’il n’y a pas contradiction entre la doctrine qui nie une personne durable ou une activité permanente et le dogme de l’instantanéité absolue et qu’il a réussi à prouver : « Qu’il n’y a pas la moindre parcelle de réalité qui survive à l’instant suivant »/3,

1. T.S. 51. 496-497 et 499.

2. T.S.P. com. au M. 544-545 et 546.

3. Na hi sualpiyaso'pi vastunmâasua kasyaridanvayo'stīli pratipādayisyāmah. T.S. 1'. p. 183, 1. 11.

374

LA MÉMOIRE

Comment explique-t-on le phénomène de la mémoire dans un univers constitué entièrement par des éléments discontinus, isolés, où le passé ne se conserve pas et où le moment précédent ne porte pas ses forces dans le moment suivant ? Aucun temps réel ne conserve le passé ; aucune per­sonnalité permanente n’emmagasine les souvenirs et les impressions.

Pour les réalistes Naiyāyika et Vaisesika le phénomène de la mémoire ne semble pas présenter au premier abord de graves difficultés : l’ātman, la substance spirituelle qui dure, est un agent conscient doué de la faculté du souvenir. Elle organise et, combine toutes choses : « C’est l’âme qui (d’abord) dans une sensation perçoit un objet indistinct possédant des attributs généraux. L’âme éveille les traces d’anciennes expériences, les samskāra, et façonne le souvenir de choses qui furent antérieurement perçues ; pourvue de ce souvenir et, à l’aide des sens, elle forme le juge­ment : « Ceci est une vache »/1.

Les samskāra sont donc, aux yeux des réalistes, des traces qui rési­dent dans la substance spirituelle (ātman) où elles sont longtemps conser­vées. Le terme même de samskāra rend compte de phénomènes physi­ques comme de phénomènes psychiques : mouvement de la flèche et souvenir. Néanmoins les Vaisesika emploient de préférence le mot « bhā­vanā » quand ils veulent désigner les impressions qui sont à la source du souvenir et de la reconnaissance.

La bhāvanā, l’impression, a des causes diverses : une notion particu­lièrement frappante (pātupratyaya), la répétition (abhyāsa), l’intérêt (ādara) ou un surplus d’effort (prayainātisaya)/2.

Selon certains logiciens il y a production du souvenir lorsque la pensée empirique (le manas atomique qui est extrêmement mobile) entre en con­nexion avec l’âme dans laquelle reposent les impressions (samskāra) correspondant à la connaissance. La production du souvenir présup­pose un effort d’attention (pranidhāna). Si les souvenirs ne surgissent pas tous simultanément c’est précisément parce que les efforts d’atten­tion ne peuvent avoir lieu en même temps/3.

Pour le Bouddhiste il n’existe pas une entité unique et permanente « qui dirige et emploie la mémoire à l’objet dont elle veut se souvenir ». La mémoire n’est pas, non plus, une faculté qui conserverait les impres­sions et les relierait étroitement les unes aux autres.

Il est inutile de postuler un principe permanent, une chose substantielle toujours identique à elle-même comme l’ātlnan des réalistes ou même une entité comme le pudgala des Vātsiputriya pour rendre compte du phénomène de la mémoire. L’ego susceptible de durer est incapable de rattacher par un lien commun les diverses expériences momentanées, de leur conférer l’unité d’un tout. Car, pour ce faire, il faudrait au préalable concilier les vues contradictoires de la continuité et de la discontinuité, de la permanence et du changement.

Il n’existe en réalité que des forces autonomes, complexes, tendances, impressions (samskāra, blzāvanā, vāsanā) qui ne sommeillent plus dans



1. Vücaspati Jliâra, N.V.T.T., p. 94, 1. 23. Sur la mémoire : N. S. I1I.2.23-43, 40.

2. Bhásya de l’raastapāda aux V. S. 111.2.34, p. 267, 1. 2-13.

3. Voir N. S. 111.2.33 et les facteurs d’éveil des sarnskara de la mémoire. Sútra 41.

375

une âme d’où la mémoire aurait pour fonction de les éveiller. La mémoire n’appartient donc pas au moi mais à la cause même de la mémoire, à savoir aux complexes (samskāra) formant des séries homogènes. Ces séries, qui se réduisent à des suites d’instants, ne sont pas des choses qui demeureraient permanentes ou qui évolueraient de manière à ce que nais­sent en elles des états différents ; aux yeux des Bouddhistes « la série surgit différente d’elle-même à chaque instant »/1.

Les énergies que sont les samskāra jouent donc le rôle que le réaliste attribue à tort à la mémoire. De même qu’il y a une pluralité de durées, de même il y a une multiplicité de mémoires ou, plus précisément, d’ha­bitudes et de tendances qui tiennent lieu de mémoire.

En approfondissant le système de Dignāga nous avons vu que l’effort remémoratif repose entièrement sur l’imagination ou la conception (kal­panā), fonction dynamique de la pensée. Il s’ensuit que la réminiscence est une construction mentale et qu’elle n’est jamais une intuition directe du passé, pour la double raison qu’il n’est d’intuition que du présent et que, par définition, le passé n’existe pas.

Mais alors, objecte le Sarvāstivādin, « Si les choses passées n’existent pas, comment peuvent-elles être objets de connaissance ? »/2

Les Sautrāntika répondent que “ces éléments du passé existent de la manière dont ils sont pris comme objets, c’est-à-dire avec la note de passé, comme ayant existé… La mémoire saisit le visible (rūpa) tel qu’il a été vu, la sensation telle qu’elle a été sentie, autrement dit à l’état de présent ; si l’élément dont on se souvient est, de fait, tel qu’on le saisit par la mémoire, il est manifestement présent ; s’il n’est pas tel qu’on le saisit par la mémoire, la connaissance de mémoire a certainement un objet inexistant… En fait on se souvient de la sensation telle qu’elle a été sentie lorsqu’elle était présente.. Si, passée, elle est telle qu’on la saisit par la mémoire, elle est éternelle. La connaissance mentale nommée mémoire a un objet inexistant, à savoir la sensation telle qu’elle n’est pas actuellement”/3.

Il ressort que les Sautrāntika admettent l’existence des objets passés avec la restriction que cette existence n’est que la forme même sous laquelle ils sont conçus par nous au moment présent, à l’endroit présent, à savoir comme passés. Si quelqu’un se souvient d’un objet passé il ne dira jamais : « il existe » mais “il a existé ».

L. de la Vallée-Poussin précise/4 : ‘La note de passé n’est pas liée à l’image que donne la mémoire : on se souvient de la chose “comme présente” (varlamānaval). Si je me souvenais d’une chose passée avec le caractère de passé, on pourrait dire que celte chose passée existe. Mais l’image que j’en ai est l’image d’une chose présente : or la chose passée ne peut pas correspondre à semblable image. Donc la mémoire saisit une chose non-existante, a pour objet une chose non-existante’.

Le Sarvāstivādin” répond que “le passé n’existe pas de la manière dont il est perçu : quand on voit un homme dans un poteau… la chose



1. Supra, p. 307.

2. A.K. Ix. trad. p. 273. Com. Yasomitra, p. 710 à 712.

3. A. K. V.27, p. 60-61 de la Traduction de L. de la Vallée-Poussin et Yasomitra, p. 474, 1. 17. Voir également\1CB. V. p. 71 l’exposé que fait Samghabhadra à ce sujet.

4. I.C.B. V. p. 71, note 6.

5. I.C.B. p. 72 et suivantes.

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existe-t-elle comme elle est perçue ?... On ne peut pas dire que (passé et futur) existent de la manière dont ils sont perçus : car, leur existence étant passée ou future, on les perçoit comme s’ils étaient présents”,

“Le Sautrāntika se contredit en effet : Il dit d’abord : “celui qui se souvient d’un visible passé… ne voit pas clairement comme il fait l’actuel : cela est « , mais seulement il se souvient :, cela fut ». Il ne devrait donc pas dire ensuite : « On se souvient du visible tel qu’il a été éprouvé lorsqu’il était présent ». Car, lorsqu’on éprouve actuellement le visible, on ne l’éprouve pas comme ayant été, mais bien comme étant. EL quand on se souvient du visible passé, on ne s’en souvient pas comme étant, mais bien comme ayant été… Puisque le Sautrāntika pense que le passé existe de la manière dont on s’en souvient, comment l’être du passé ne serait-il pas réel (dravyasat) ? » Enfin Samghabhadra explique que si, pour le Sarvāstivādin, le passé n’exisLe pas comme le présent il n’est pas sans exister du fait qu’il y a plusieurs manières d’être/1.

Les Bouddhistes évitent les difficultés qui sont l’écueil des théories réalistes en élaborant une conception dynamique de la mémoire et qui remonte aux samskāra et à la sali tels que nous les trouvons décrits par le Buddha.

La mémoire, sali/2 des anciens textes pāli n’a rien d’une mémoire passive ; elle revêt l’aspect d’une attention concentrée condition de la maîtrise de soi. Véritable moyen de purification, elle sert à anéantir les tendances (samskāra) impures et condamnables ainsi que le temps qu’elles engendrent. Elle apparaît même ordinairement comme une capacité de dépersonnalisation comparable à la mémoire dynamique de Plotin.

Sali désigne moins la mémoire que la condition requise pour qu’il y ait pensée vigilante et souvenir. Elle est agilité, vigilance d’esprit, dynamisme mental et consiste principalement en une prise de conscience et en une réflexion lucide dirigée vers le corps, les sentiments, les pensées et les expériences (dharma) qui doivent être considérés comme vides, imperma­nents, douloureux et dépourvus de soi/3.

C’est bien là d’ailleurs le sens premier et ancien de smrli ; ánusmr­dans le Rg Veda (X.106.9) signifie écouter (une instruction), tandis que smr — a, dans l’Atharva Veda, le sens de ‘tourner sa pensée vers ».

Une série de discussions entre les Sautrāntika et leurs adversaires, les Vátsiputriya, Vaisesika, Naiyāyika et Mimānsaka nous montrera dans quelle direction, à date plus récente, les Bouddhistes vont chercher une solution au difficile problème de la mémoire.



1. Voir ci-dessus p. 263 et 265. Cette subtile discussion trouve un lointain écho dans le passé : le Buddha, afin de montrer qu’il n’existe pas de substrat permanent, mais des agrégats formant une personnalité mobile, pose le problème des époques de la façon suivante :. Si oo te demandait : existais-tu dans le passé, existeras-tu dans l’avenir, existes-tu maintenant, que répondrais-tu ? . le dirais que j’existais dans le passé… Et si on reprend : cette personnalité passée que tu possédais (altapatilūbha) est-elle réelle, et la personnalité future et la personnalité actuelle sont-elles irréelles (mogha), et ainsi de suite pour les attires époques (addhan).....Ie dirais que la personne passée que je possédais était réelle pour moi au moment où je la possédais et les autres, irréelles… (D. N. I, p. 200-201).

2. Sur sali voir ci-dessus p. 329 et D. N. II, p. 290-292.

3. Sur les quatre applications de la mémoire (satipatthñna) voir A. K. VI. 14-15 et 70, p. 161 et suivantes.

Vâtsiputriya

Le Vātsiputriya objecte au partisan de l’instarelanéité : Si le moi n’existe absolument pas, comment la pensée, qui périt aussitôt apparue, est-elle capable de se souvenir d’un objet perçu longtemps auparavant ? Le Sautrāntika répond que les phénomènes mentaux, les pensées instan­tanées qui forment série, sont soumis à la dépendance fonctionnelle (pralityasamutpāda), le moment suivant surgit en dépendance causale du moment précédent sans qu’il soit nécessaire que le moment du souve­nir soit identique au moment de la perception.

Le Vātsiputriya : Comment une pensée peut-elle voir et une autre pensée se souvenir ? Il répugne que Yajñadatta se souvienne de l’objet qu’a vu Devadatta.

Le Sautrāntika : Si la pensée-souvenir n’apparaît pas dans une série subjective différente de celle où s’est produit la perception, c’est grâce à cette même loi de dépendance fonctionnelle qui régit tous les phéno­mènes. Il n’y a pas connexion (sambandha) entre Devadatta et Yajña­datta, leurs pensées ne sont pas en relation de cause et d’effet (kārya­kāranabhava) comme il arrive pour les pensées formant série. En vérité, nous ne disons pas qu’une pensée perçoit un objet et qu’une autre se souvient de cet objet, pour cette raison que ces deux pensées appartien­nent à une même série. Nous soutenons qu’une pensée du passé qui portait sur un objet amène à l’existence une pensée actuelle capable de se souve­nir de cet objet. La pensée de mémoire naît d’une pensée de vue comme le fruit naît de la graine par la capacité du dernier stade de la transfor­mation de la série… /1

Kamala§ila dans son commentaire au Tattvasarpgraha (p. 184, 1. 4) fait du phénomène de la mémoire une simple caractéristique de la rela­tion de la cause à l’effet. ‘En réalité, dit-il, il n’y a personne qui se sou­vienne ou qui perçoive une chose, sinon il s’ensuivrait que la chose serait rappelée par celui-là même qui l’a perçue. Néanmoins le souvenir n’appa­raît que dans la série où le germe du souvenir a été déposé grâce à une production successive de moments de plus en plus différenciés ; ce germe a été déposé par une impression (anubhava) particulièrement intense/2. Le souvenir n’apparaît pas autre part, étant donné que la relation de cause à effet est strictement limitée’.

Nyāya

Le partisan du Soi trouve des arguments/3 en faveur de l’existence de l’âme (@Iman) dans des réminiscences d’expériences accumulées au cours des vies antérieures que possède le nouveau-né : « Il doit y avoir une âme, dit le Naiyāyika, puisque, en vertu de la continuité de la mémoire



1. A. K. IX, p. 274. Traduction de L. de la Vallée-Poussin et Yaâ., p. 711, 1. 12 h 21.

2. Yafra santáne patigasd'nubhavenottarottarauiaisfataratamaksanolpādát smrlyàdibijams dhttam, 1. 6.

3. Sataâàstra. G.O.S. Baroda, Vol. XLIX. Trad. J. Tucci, ch. II, p. 34-35. Discussion entre Aryadeva et un Nyíiyav3d+n

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des expériences antérieures, il y a joie et douleur au moment de la nais­sance »/1.

Le Bouddhiste : « Si le Soi est éternel et omniprésent il se souvient toujours et partout, sa mémoire s’étend à tout. En réalité la mémoire est localisée dans le temps et dans l’espace ; le soi est donc localisé, mo­mentané, fragmentaire et ne peut être éternel ».

Le Naiyāyika : La mémoire apparaît lorsque le Soi entre en connexion avec l’esprit empirique (manas) et à condition qu’il y ait une manifes­tation de ses puissances/2.

Le Bouddhiste : Si le Soi a pour caractéristique la connaissance il ne doit pas produire la mémoire ; et si le Soi n’a pas la connaissance pour caractéristique, il ne peut produire la mémoire. Quand la mémoire surgit,

Soi connaît, mais sans mémoire il ne connaît pas. La mémoire constitue donc la connaissance et l’āiman devient entièrement superflu.

Les Bouddhistes en reviennent toujours à leur argumentation maî­tresse : le Soi ne peut être identifié à la connaissance car celle-ci est imper­manente, successive, multiple tandis que, pour vous, le Soi est par nature immuable, unique. Il est préférable, dans ces conditions, d’assimiler cette connaissance discontinue à la faculté phénoménale du connaître, le manas, instable comme la connaissance même, et qui remplit avanta­geusement les fonctions attribuées à l’ātman.



Mimāmsaka

Dans son Slokavártika/3 Kumárila, qui veut prouver que l’âme diffère du corps, des organes sensoriels et des pensées et qu’elle est immortelle, soulève une série d’objections aux Bouddhistes. Sāntaraksita lui répond dans son Tattvasanlgraha 4.

Acceptant pour les besoins de la discussion la théorie des Sautrāntika selon laquelle il est possible de reconnaître une certaine chose comme identique à celle qu’on perçut jadis grâce aux seules impressions (vāsanā) qui surgissent dans une série d’idées, Kumārila ajoute que, néanmoins, la reconnaissance qu’on a de son propre moi conscient et identique aujourd’hui à ce qu’il était hier ne s’explique que si on postule l’existence d’une âme. L’impression de reconnaissance (pratyabflijñā) est précisé­ment, dit-il, ce qui prouve l’existence d’une âme permanente. On ne peut nier, en effet, que l’objet de la connaissance antérieure et celui de la reconnaissance subséquente soient identiques. Il en résulte que, alors même que vous (Bouddhistes), auriez recours aux impressions, celles-ci devraient être considérées comme ayant été causées par la connaissance antérieure propre à l’âme.



1.Pūruābhgastasmrtyanubandhājjātasya harsabhayabokasarnpratipatteh. N. S. IIL1.18. Ka­malaeila (T.S.P. p. 228, 1. 8, Si. 684-685) précise que ces expériences sont pour le réaliste une qualité de l’âme (ātmaguna) produite par la connaissance et cause de connaissance (jñāna), et dont l’existence est prouvée par des effets particuliers, comme souvenir et reconnaissance. Si ces bhāuanā-samskāra sont à classer parmi les samskāra, alors ils possèdent la continuité d’un élan, le samskāra n’étant autre qu’un élan pour le Vai§esika.

2. L’atman, substrat de la connaissance, est une connaissance virtuelle. Pour connaltre et se souvenir il lui faut se servir de sa faculté de connaítre, le manas atomique.

3. X V III, é`l. 110 et suiv. p. 719, 1. 1.

4. SI. 229-237, p. 97, I. 1 du comm.

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Ainsi dans la notion ‘je connais “, le « je » ne peut se rapporter qu’à un sujet connaissant. Ce sujet peut être ou bien l’âme, ou bien l’idée abso­lument évanescente. Si c’est l’âme dont il s’agit, tout va bien. Si c’est l’idée instantanée (ksanikajñāna) tout devient alors très difficile à expli­quer.

Prenons la claire conception : ‘Je connaissais ceci dans le passé et je le connais actuellement ». Dans les deux membres de la phrase la notion’ je’ apparaît comme le sujet connaissant. Si on fait à tort de l’idée ins­tantanée l’objet de la notion du ‘je “, cet instant de connaissance, deman­dera-t-on, est-il passé, présent ou les deux à la fois ? A moins encore qu’il ne prenne la forme d’une série continue (santati), ces quatre alternatives étant les seules possibles.

Si on accepte la première alternative et qu’on fasse du moment passé l’objet de cette notion, l’idée’ je connaissais’ peut être vraie puisque la chose a été connue dans le passé, mais l’idée : » je la connais actuelle­ment’ ne peut être vraie puisque l’idée instantané passée, ayant disparu, ne connaît pas la chose présente. Si, selon la seconde alternative, on admet que l’idée instantanée présente forme l’objet de la notion du’ je”, alors l’idée : « je connais actuellement » sera exacte mais l’idée : « je le connaissais dans le passé » sera fausse parce qu’elle n’existait pas à une époque antérieure/1.

Si les deux idées instantanées, passée et présente, devaient former, réunies, l’objet de la reconnaissance, alors les deux seraient fausses du fait qu’elles n’ont pas connu conjointement la chose dans le passé et qu’elles ne la. connaissent pas dans le présent/2.

Enfin la série, elle non plus, ne peut être considérée comme l’objet de la reconnaissance puisque aucune des deux formes (les actes de connais­sance passé et présent), ne peut lui appartenir. La série ne peut connaître la chose dans le passé, car elle n’existait pas alors, et elle ne peut la connaî­tre dans le moment actuel parce que, étant un pur artifice d’imagination (kalpita), elle n’est pas une chose réelle (avastuiva), et tout ce qui est dépourvu de réalité ne peut être un sujet connaissant (T.S. sl.236).

Et même, ajoute Kumārila, si ces deux idées instantanées (passée et présente) apparaissaient dans la même série (d’idées et qu’on pourrait connaître l’une comme identique à l’autre), même alors toute la recon­naissance qu’on pourrait en avoir revêtirait une forme objective (et nous n’aurions pas la notion de’ je ») (S.V. M. 123-124).

Kumārila conclut que, pour toutes ces raisons, il est démontré que le substrat de la conscience du ‘je “, qui doit être distinct de la sus-dite connaissance, est l’âme éternelle par nature (sāsvatarūpa, T.S. sl.237). Le sujet connaissant qui a formé l’objet de la conscience du « je » dans le passé doit être considéré comme continuant à exister aujourd’hui, parce qu’il est l’objet de cette conscience, tout comme le sujet connaissant actuel ; de même que ce dernier fut le sujet connaissant du passé. Toutes



1. S.V. Ch. āimauāda, M. 117-119, p. 719.

2. Le commentaire explique : ‘Si les deux idées sont différentes, elles ne peuvent faire l’objet de la reconnaissance subséquente. Ceci n’aurait lieu que si les idées avaient à l’unisson connu l’objet toutes deux, et dans le passé et dans le présent : ce qui est impossible l’idée actuelle n’existant pas au moment antérieur et l’idée passée ne pouvant exister au moment présent. Pour nous, conclut le 9fimānsaka, l’âme qui connut auparavant est la même qui connaît à pré­sent. (S.V. 119, p. 717).

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(les notions du ‘je ») d’hier et d’aujourd’hui doivent avoir le même objet, parce qu’elles sont des notions du’ je’ appartenant à un sujet connais­sant en relation avec une seule et même série (T.S. 238-240).

Le Bouddhiste rétorque/1 : Si l’intelligence (caitanya) est une et éter­nelle, alors la connaissance (buddhi), qui n’a pas d’autre forme que celle de l’intelligence, doit être également une et éternelle. Pourtant Kumà­rila n’a-t-il pas déclaré que la connaissance ne continue pas à exister, même un seul instant ? (S.V. IV M. 55). Néanmoins, sans peur de se contredire, il soutient maintenant/2 que les connaissances sont éternelles et que leur diversité n’est due qu’à la diversité des objets appréhendés. Si la connaissance est éternelle et une, comment saisit-elle les choses sensibles en succession ? (T.S.P. Com. à sl. 242).

Kumārila : C’est en raison du caractère évanescent du fonctionnement des organes que la connaissance est évanescente ; en elle-même elle ne l’est pas. Tout comme le feu, bien qu’il possède toujours la nature de brûler, ne brûle que si le combustible est à sa portée ou comme le miroir qui ne reflète que l’image de ce qui est placé devant lui/3. Le Bouddhiste montre que, même en l’absence d’objets réels, il est possible d’avoir des connaissances diverses et que le feu n’existe pas perpétuellement à l’état de brûleur de combustible, sinon l’univers entier ne serait qu’un tas de cendre. Le miroir n’échappe pas non plus à l’instantanéité ; lorsqu’il entre en connexion avec des objets il produit des illusions concernant leurs réflexions. Ces reflets n’ont pas d’existence réelle, leur connaissance est, de ce fait, illusoire. Si le miroir pouvait réfléchir l’objet sans être instan­tané il faudrait alors admettre que le miroir, qui est en contact avec l’objet, est identique au miroir qui ne le reflète pas. (T.S. 255-258, p. 103, 1. 6).

Le Sautràntika conclut que l’argument avancé par le réaliste en faveur de l’éternité de l’âme, et qui repose sur l’impression de reconnaissance, n’est pas valable : il n’existe pas de sujet qui serait susceptible d’être appréhendé en tant qu’objet de la conscience du moi et qui serait le même aujourd’hui que dans le passé, parce que ce sujet ne pourrait être ni éternel ni impermanent (T.S.P. M. 275 à 284, p. 108-111). Si la notion du moi avait une chose éternelle pour fondement, toutes les notions du moi surgiraient simultanément, leur cause efficiente étant toujours présente (sl. 278). En fait, il n’existe pas une seule et unique conscience du moi, sa multiplicité étant clairement mise en relief par son caractère occasionnel. A certains moments, en effet, au cours du sommeil profond, de l’évanouissement, etc. on perd la conscience du moi, tandis qu’à d’autres on en est pourvu (T.S.P. Com. M. 279).

Si, d’autre part, le fondement de la notion du moi n’était pas éternel, toutes les notions du moi devraient être aussi claires que les connais­sances sensorielles, puisqu’elles appréhenderaient immédiatement l’indi­vidualité de la chose/4. Il s’ensuit donc que la notion du moi est dépour­vue de tout fondement (nirālambana) et qu’elle apparaît comme (une



1. T.S.P. Comm. à il. 241.

2. S.V. Ch. sur l’éternité du son, b`l. 405.

3. S.V. Ch. sur l’éternité du son, él. 406-408.

4. T.S.P. sL 278-279, p. 109, 1. 14. U est lait ici allusion aux deux sources de connaissance entièrement hétérogènes : les sens et la conception.

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illusion) engendrée par le germe sans origine de la vision de l’être (corps, etc...)/1. Ce ne sont que certaines impressions (samskāra), et non pas toutes, qui présentent la capacité requise pour engendrer la notion d’un sujet qui durerait à travers les moments antérieurs et postérieurs du temps : c’est pourquoi cette notion n’apparaît pas partout, elle est propre à une seule série mentale (santāna) (T.S.P. M. 275-276, p. 108-9).

Le Bouddhiste s’attaque ensuite à l’identité d’un objet qu’on prétend reconnaître en dépit de la diversité des impressions sensibles qu’il déter­mine. Car, affirme-t-il, deux connaissances qui apparaissent sous deux aspects aussi différents que odeur et goût, par exemple, ne peuvent être attribuées à un seul et même objet.

Le Naiyàyika rétorque à cela : si deux connaissances, visuelle et tactile, ne peuvent avoir le même objet, pourquoi dit-on alors : ‘je touche dans les ténèbres la même jarre que j’ai vue à la lumière ». N’est-ce pas parce que l’objet est ainsi reconnu que les diverses connaissances sont suscep­tibles d’avoir un même objet ? /2

Le Bouddhiste : Lorsque les notions, d’un objet comme la jarre se sont manifestées et que, en conformité avec leur capacité (sāmarthya ou sakti), on a une idée générale des couleur, forme, odeur dûment appré­hendées, chacune distinctement par l’organe sensoriel correspondant, alors, si l’impression (sarnskāra) de l’objet perçu se présente accompagnée des signes distinctifs de cet objet, apparaît la notion d’unité et d’identité qui, fausse par essence (prakrtibhrānta), est de même nature que le sou­venir.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas de contact dire et avec le passé et que la recon­naissance n’est qu’une construction de l’imagination qui unit les deux perceptions (passée et présente) et saisit les deux objets comme s’ils n’en faisaient qu’un/3.

Le Naiyāyika : Si l’on avait autrefois perçu l’agrégat (la jarre conçue comme une combinaison de couleur, forme, etc.), ne serait-on pas justifié à considérer cette perception comme un souvenir ? Pour vous, Bouddhis­tes, qui n’admettez pas d’agrégat (samudāya) à part des choses indivi­duelles, couleur, etc..., seules réelles à vos yeux, il n’y a pas d’agrégat qui aurait pu être antérieurement connu. Mais alors, si les qualités sensibles, étaient les seules à être individuellement perçues, le souvenir ne porterait que sur la couleur ou la forme, etc. et non sur la jarre. On ne peut avoir de souvenir à l’égard de choses qui n’ont pas été auparavant perçues. Comment un souvenir surgirait-il alors relativement à un agrégat ?

Le Bouddhiste : l’agrégat précédemment perçu n’est pas, à nos yeux, différent de la couleur et autres qualités sensibles. Ce que nous soute­nons c’est que ces qualités, quand elles sont utilisées à une fin pratique, porter de l’eau par exemple, sont nommées de façon collective s jarre ». Après que chaque impression sensible a été perçue par son organe, surgit à une époque future le souvenir de ces impressions sous le nom de jarre, laquelle porte les impressions des dites perceptions. Ou, si l’on préfère, l’agrégat peut-être considéré comme une construction de la pensée (kal 



1. anádisattvadrgbitaprabheivāt kvacidevahi., 5`i. 275.

2. N. S. 3.1.1, com. N. V. p. 350, et la discussion complète du T.S.P. p. 46.

3. T.S.P. Sl. 59-60, p. 46, I. 9. Sur cette discussion concernant la reconnaissance, voir ici p. 336, 399

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panâ) et rien n’empêche alors qu’on ait le souvenir d’une telle entité (T.S.P. p. 46, 1. 20).



Problème de la fixation et du rappel des souvenirs

Nous venons de voir que la reconnaissance s’avère possible dans une doctrine qui repousse la permanence d’une âme ainsi que la faculté de mémoire… Il reste à examiner les conditions particulières de la fixation du souvenir et celles de son rappel. Mais précisons de suite que le pro­blème qui fera l’objet de cette étude n’est pas : « Comment la faculté de la mémoire se tourne-t-elle vers le passé et évoque-t-elle un objet depuis longtemps disparu ? », mais « comment et à quelle condition l’instant présent fixe-t-il un souvenir futur ? »

A ce sujet deux problèmes se poseront : l’un, plus étroit, ne concerne que la fixation et le rappel du souvenir ; l’autre, plus vaste, et qui a fait l’objet d’un examen antérieur, se rattache à celui de la durée ; le souvenir pour le Bouddhiste se constituant, en effet, dans une durée construite.

Le Milinda Pañha (p. 78, éd. Trenckner) distingue la mémoire spon­tanée, sali abhijāna, qui est la réviviscence du passé (smarana pratya bhi­jñāna des textes plus tardifs), et la mémoire provoquée (katumikā), ou mémoire habituelle, relative à l’apprentissage d’un métier, d’un art etc. Cette mémoire n’est qu’un cas particulier des samskāra, habitudes dynamiques inconscientes qui modifient la série mentale et créent perpé­tuellement des dispositions nouvelles à agir, à éprouver.

Le difficile problème qui se pose pour les Bouddhistes n’est pas tant celui de l’actualisation de ces tendances en un souvenir reconnu comme tel, que la possibilité, pour un instant actuel, évanescent par nature, de susciter une durée future. La solution va nous être fournie par une concep­tion originale du dynamisme mental.

Dès le Milinda pañha (p. 37, 1. 5) la mémoire (sati) est caractérisée par le dénombrement et l’admission (upaganhana) : ce dénombrement (apilāpana) étant en vue de l’admission ou du rejet d’états d’âme salu­taires ou pernicieux.

En tant qu’une réflexion exempte de fluctuation et qui rappelle de façon réitérée à l’esprit l’objet ou la notion à examiner, sali apparaît comme un choix et une organisation, dont il ne faudrait pas faire une fonction d’intégration de souvenirs lesquels seraient considérés comme des données inertes.

Cette réflexion (sali) est concentrée sur l’instant présent, elle n’est pas tournée vers un passé défunt ; elle vise à la délivrance et confine à l’in­tuition (samprajñāna) avec laquelle elle se trouve, à la limite, confondue.

Il est nécessaire de bien distinguer la double fonction de sali : en tant que moyen de salut elle n’est qu’une habitude particulièrement souple (kamfnaniya) et libre qui ouvre accès à la concentration en vue de la maîtrise de soi. Elle n’est pas un rappel quelconque mais une volonté de rappel ou de fixation dans ses efforts contre la négligence, la distraction et l’automatisme ; elle aboutit à la destruction de l’ordre sériai que forme l’acte karmique.

Sali, dans son rôle moins significatif de mémoire, apparaît, par contre, comme une organisation de la série qui serait du même ordre, bien que moins contraignante, que l’organisation karmique.

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Il est temps d’examiner les caractéristiques du samskāra initial qui déclenche le processus de la mémoire, autrement dit, qui construit et organise le souvenir futur.

Buddhaghosa, semble-t-il, s’efforce de montrer comment la perception construit l’objet en vue du souvenir par les deux processus de connais­sance que sont votthabbana et ladārafnmana : si l’objet n’était pas ainsi construit on se demande s’il serait remémoré par la suite. La question est difficile du fait que les activités qui jouent dans les processus de mémoire et dans ceux de la perception ne sont jamais clairement distingués. Après l’examen instantané de l’objet, la pensée établit (avalthap —) complète­ment (vi) l’objet au cours du votthabbana ; elle le détermine, met en ordre ses matériaux sensoriels, afin de construire un objet bien défini : « On dit le bien et le mal de l’objet ». Après la pleine connaissance de l’objet (jayana) succède tadārammana, l’enregistrement qui identifie durant deux instants l’objet/1.

Bien qu’ils frôlent l’hérésie, les Sarvāstivādin n’en présentent pas moins une conception intéressante de la mémoire. Après l’avoir définie comme un élément (dharma) en vertu duquel la pensée n’oublie pas l’ob­jet (A. K. II.24), ils soutiennent que la mémoire (smrti) est présente dans tout moment de pensée (citlaksana), au même titre que la concentration, l’acte d’attention, la décision (cetanā), la notion, la sensation etc.

Il est nécessaire d’ajouter que ce n’est pas toute mémoire qui est ainsi présente à chaque instant de pensée : il faut distinguer smrti de anusma­rana, la seconde est associée nécessairement à la connaissance mentale, tandis que la première ne l’est pas ; il s’ensuit que les cinq connaissances sensorielles comportent mémoire (smrti) sans qu’intervienne le sentiment de reconnaissance (anusmarana) car elles ne sont pas capables de recon­naître/2. Smrli au sens restreint « n’exprime que la chose jadis expéri­mentée » (A. K. I.33).

En exposant la théorie des Sarvāstivādin la Siddhi précise que la mémoire qui est contemporaine de l’expérience est, dans l’avenir, cause de recollection, car toute production de pensée est accompagnée de mémoire/3.

La mémoire apparaît bien ici comme la condition requise pour qu’il y ait souvenir futur, elle est présentée sous son aspect dynamique, dans son effort d’élaboration du souvenir.

Les écoles Vijflānavāda et Sautrāntika repoussent l’entité mémoire et ne font appel qu’aux seuls samskāra. Selon les premières les pensées et les mentaux, après avoir appréhendé l’objet, impriment dans la pensée racine (mülavijñāna) des virtualités qui seront causes de la réminiscence. Les Sautrāntika et les logiciens distinguent nettement l’instant de la pure sensation de l’instant de la construction qui, seul, peut comporter l’acte de mémoire.

Cet acte de mémoire ne se fait que pour certaines pensées, non pour toutes. Il reste donc à se demander de quelle sorte de pensée jaillit immé —



1. Abhidhammattha Sangaha, trad. S. Z. Aung, p. 29, London, 1910. P.T.S.

2. Autrement dit elles comportent prajñā mais non nirttpanāuikalpa, car elles ne sont pas capables d’examen. A. K. 1.33, trad. p. 60, note 4 et 61, note 3.

3. Siddhi V. 30 trad. p. 311-2. Les Vij » ánavādin objectent que, dans cette hypothèse, la foi ou le doute à venir existent ; ultérieurement ; il faudrait expliquer, en outre, pourquoi on ne se souvient pas de tout.

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diatement mémoire et impression de reconnaissance. Le problème pré­sente des difficultés du fait que les Bouddhistes ne traitent pas séparé­ment la fixation du souvenir et son rappel, dont les lois leur semblent inséparables. J’examinerai donc d’abord les conditions de la fixation et celles du rappel et ensuite la reproduction en série des tendances et impressions (samskāra et vāsanā).

Le problème de la fixation du souvenir n’est qu’un cas particulier de l’enchaînement des samskāra. Il ne se comprend bien que si on le com­pare à l’organisation de la série par l’acte moral de décision (cetanā), que si on le réintègre dans une concaténation causale. Nous avons vu que la plus puissante des forces organisatrices, la décision, parce qu’elle était liée à la valeur morale ordonnait (sam-cetayati) les éléments selon cer­taines lois. Plus la pensée est forte, voulue, et mieux elle organise la série en lui’ imprimant sa marque ». Pour que les impressions se perpé­tuent en une chaîne de conditions il leur faut devenir des facteurs, des samskāra.

Il existe des samskāra moins puissants que la décision et qui n’enga­gent pas la valeur au même degré, bien qu’ils ne l’impliquent pas moins, en raison du choix qu’ils déterminent. Répondant aux mêmes requisits que la cetanā, ils préparent les futurs souvenirs ainsi que les durées parti­culières dans lesquelles ceux-ci se constituent.

L’impression initiale, condition du souvenir, est un effort construc­teur, samskāra ou bhāvanā ; ce dernier terme signifie’ le fait de faire devenir «, il n’a donc rien d’une impression passive. S’il organise partiel­lement la série et lui assure une permanence relative, c’est parce qu’il est uh effort qui unifie la pensée en la tendant vers un but et permet à la loi de la cause et de l’effet de jouer.

Un cas particulier de la mémoire acquise par discipline et effort/1, celle de l’ascète qui se remémore ses vies antérieures ou qui prévoit l’avenir des autres, met bien en relief le caractère d’unification et de concentra­tion de la pensée (dhāranata), ainsi que la maîtrise de la série qui en dérive, qualités contenues déjà, bien qu’à un moindre degré, dans tout acte de mémoire ordinaire.

L’ascète exerce (abhinispatti) sa mémoire des existences antérieures en remontant le cours des états successifs (anupiiirvāvasthā). On précise que le souvenir concerne des états (avasthà) successifs et non des moments (ksana), car si l’ascète procédait en remontant de moment en moment la mort. viendrait avant qu’il ait parcouru la moitié de sa vie. En outre, il est dit qu’au commencement l’ascète ne se souvient de ses existences antérieures que dans leur ordre chronologique ; quand l’habitude est acquise il se souvient, en sautant une ou plusieurs existences/2.

C’est dans l’Abllidharma Kosa commenté par Yasomitra que se trou­vent les quelques rares renseignements concernant « la pensée spéciale dont jaillit la mémoire ».

“C’est une certaine pensée fléchie (ābhoga) vers l’objet de la mémoire, une pensée dans laquelle se trouvent les notions en relation avec la chose



1. Saranatā est également l’activité vigilante de la pensée.

2. L’effort semble porter sur une succession ordonnée plutôt que sur des souvenirs isolés. 1. K. VI1LI2-3, trad. L. de la Vallée-Poussin, voir p. 102, note 2, référence à la Vibbà, s, 100, 12.



perçue jadis ou semblable à cette chose. C’est encore une résolution ou habitude etc... Néanmoins le souvenir n’a lieu qu’à condition que le pouvoir (prabhāva) que possède cette pensée de produire la mémoire ne soit pas paralysé par une modification psychosomatique provenant de la maladie, par le chagrin ou le trouble mental”… Toutes ces conditions étant réalisées, la pensée ne produira pourtant pas la mémoire si elle n’est pas en relation avec l’expérience de l’objet de mémoire.

Cette relation dépend d’une association dont les conditions vont être bientôt examinées.

A l’aide de la Vākhyā de Yasomitra approfondissons cette pensée particulière qui « procède de la notion de l’objet perçu jadis et a pour condition un état d’esprit idoine et une condition antérieure ».

Certaines conditions concernent l’instant du rappel : ce sont la flexion de la pensée (ābhoga), l’acte d’attention dirigé vers l’objet dont on veut se souvenir ; la notion semblable à l’objet ou en relation avec l’objet, au cas de souvenir par ressemblance ou par, dissemblance.

D’autres conditions se rapportent à l’instant de fixation. Ainsi la pensée comporte une résolution placée dans la série mentale, un prani­dhāna qui prend la forme : « Je me souviendrai de ceci à tel moment ». Dans ce cas particulier, la série va se développer, semble-t-il, en raison de cette résolution ; celle-ci n’est pas exempte d’ābhoga, de flexion de la pensée dirigée vers l’avenir, tout comme elle peut être dirigée vers le passé. Cette flexion, nous le verrons, joue un rôle primordial dans la prévision et l’omniscience.

La pensée comporte encore un abhyāsa, une habitude ou plutôt un effort répété, qui fixe le souvenir et confirme une impression.

À ces conditions on peut ajouter, en remontant à une époque anté­rieure, les caractéristiques de l’attitude de mémoire déjà relevées : choix et dénombrement. Parmi les seize manières de se souvenir qu’énumère le Mlinda Pañha (p. 78) on ne retiendra que l’organisation des habitudes tels qu’apprentissage, calcul, etc., et le souvenir procédant de l’impression d’une circonstance dramatique ou solennelle : le roi se souvient de son sacre et le moine de sa conversion.

Mais force orientée, impression particulièrement intense, répétition habituelle, c’est toujours d’une structure de la série dont il s’agit : on assure une dépendance causale entre les moments qui se succéderont, et on explique ainsi comment un acte se déclenchera dans l’avenir ; car le présent organise l’avenir, il ordonne les événements qui, en tant que facteurs (samskāra), auront un rôle à jouer.



Association des idées

Entre le moment de la fixation du souvenir et celui du rappel, les idées en s’associant forment une série de samskāra, le précédent condi­tionnant le suivant, sans qu’intervienne la moindre transmission d’être.

Déjà le Buddha accordait une attention extrême à l’enchaînement des idées conscientes : “Ce n’est pas sans cause ni raison, mais en obéissant à la causalité (sahelu sappaccaya), que les idées apparaissent et disparais —



1. Tadeibhoga.sadrsasambandhisamtñádimárnk cittauis`esah (draya vis`esadokavyāksepādya­nupahataprabháuah. A. IX, Ya$. p. 711, 1. 4. Trad. p. 274-276.

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sent » dit-il. Il s’élève de la même manière contre ceux qui font des idées (saññā) une âme permanente et contre ceux qui s’imaginent que ces idées surgissent sans cause ni raison. (D. N. I.180).

C’est parce que l’enchaînement des idées répond à une loi, qu’on peut ordonner ces dernières à volonté de façon à en devenir le maître, par la pratique des méditations décrites dans la suite du passage cité (p. 182). L’enchaînement causal (pratityasalnutpāda) à douze ou quinze membres n’est qu’un aspect particulier de l’association nécessaire des idées.

Lés partisans d’une âme permanente, les Vaisesika et Mimānsaka, soulèvent une objection à ce sujet/1. Si la pensée postérieure naît de la pensée antérieure, pourquoi la première n’est-elle pas toujours sembla­ble à la pensée antérieure ?

Le Bouddhiste : Tout ce qui est produit par les causes (samskāta) pré­sente le caractère de l’hétérogénéité (anyathātva). Les conditions forment une série dans laquelle le moment suivant diffère nécessairement du mo­ment précédent.

Le Vaisesika : S’il y a une telle hétérogénéité, pourquoi les pensées ne se succèdent-elles pas dans un ordre déterminé (krama niyamena) comme on a pousse, tige, feuille etc. ?

Le Bouddhiste : La naissance des pensées est soumise à un ordre déter­miné/2, si une pensée naît après une autre, elle le fait avec nécessité. Certaines pensées présentent une certaine affinité entre elles (gotra, bhā­vanā ou bija) ; elles présentent une similitude partielle et s’évoquent l’une l’autre. C’est ainsi que l’idée de femme est immédiatement associée dans l’esprit de l’ascète à l’idée de corps impur et dans l’esprit de celui qui n’est pas un ascète à l’idée de mari ou de fils. Si, plus tard, réapparaît dans la série des pensées en évolution/3 une même pensée de femme, elle aura la capacité d’évoquer les idées de corps impur, de mari ou de fils selon qu’elle a l’une ou l’autre de ces pensées pour germe (bija).

Les idées multiples et diverses peuvent succéder à l’idée de femme et cela en raison de certaines causes : parmi toutes ces idées se manifeste­ront en premier lieu (en mettant naturellement à l’écart les autres idées produites par l’état actuel du corps ou par des objets extérieurs immé­diats) les idées invétérées, celles qui sont les plus fréquentes dans cette série, celles qui ont déjà formé série ; les idées les plus intensément res­senties et, enfin, celles qui ont été éprouvées récemment, parce que ces diverses idées ont imprégné plus fortement la série mentale en raison bde leur. énergie (bhāvanā)/4.

Le Vaisesika : Si la pensée qui a imprégné si fortement la série a une telle influence, pourquoi ne produit-elle pas constamment le même résul­tat ?

Le Bouddhiste : Parce que, ainsi que nous l’avons dit, l’hétérogénéité b est la caractéristique de la série. De même l’énergie (bhāvanā) est en perpétuelle mutuation et son résultat, l’idée, également 6.



1. A. K. IX et Yaâomitra, p. 713, 1. 11.

2. Krarno'pi hi cittānJm niyatatn. Ya. p. 713, 1. 23.

3. Santati parintimena. YaS. p. 713, 1. 32.

4. Cillebhyo yarl bahulararn patularatn, Gad bhdvari;hi baliynslvāt. Ya $, p. 714, I. 9.

5. Sthilyangatiad(va luk.ca (lal (« at. Yac. p. 714, 1. 16.

6. Sur le problème du rapport entre les membres impressionnés et impressionnants, voir ci-dessus p. 3, 9-6t1.

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Le Bouddhiste conclut enfin : « Tel est le sommaire incomplet des modes d’association entre les idées. La connaissance complète de ces modes appartient au seul Buddha, ainsi que le dit la stance : « Les causes de tout genre qui produisent, ne fût-ce que la plume d’un paon, personne, à l’exception d’un omniscient ne les peut connaître. »

Concluons que pour le Bouddhiste il ne peut exister d’intuition du passé. Entre l’impression sensorielle immédiate et le souvenir il y a eu une série d’intermédiaires : l’instant de la construction mentale de l’objet, qui est une élaboration d’une notion qui donnera naissance au souvenir, puis l’association des impressions inconscientes (samskāra) qui formeront une chaîne ininterrompue de causes et d’effets. C’est cette chaîne qui expliquera d’abord la reproduction, puis le sentiment de reconnaissance qui lui succède.

À comprendre ainsi le phénomène de la mémoire on verra que le passé ne s’est pas conservé tel qu’il était et même qu’il ne s’est pas conservé du tout. Le samskāra final n’est pas identique au samskāra initial : le sou­venir ne correspond pas au moment originaire de la construction et moins encore, bien entendu, au moment précédent de la sensation, qui a été le point initial de toute la concaténation des instants.



CONCENTRATION (SAMĀDHI) ET INSTANTANÉITÉ

Si la pensée est instantanée, objecte-t-on aux Bouddhistes, comment peut-on parler de sa concentration ?

Les différentes écoles ne sont pas d’accord sur les modalités de la concentration. Le samādhi est, selon Buddhaghosa (V.M. II.464), » ce qui adapte bien la pensée à l’objet ‘, ou plus simplement, la bonne adapta­tion de la pensée (samādhānamatta). Sa cause immédiate est le bien-être (sukha) ou la détente ; sa caractéristique : la non-fluctuation ; sa fonc­tion, l’unification des état coexistants ; sa manifestation, enfin, est l’apai­sement (upasama).

Les Vaibhāsika distinguent samādhi de samāpatti, extase de recueille­ment : alors que ce dernier peut être inconscient, la concentration com­porte toujours la pensée (citta) et elle est instantanée à l’encontre du recueillement qui peut être prolongé (prābandhika)/1.

Le samādhi est pour les Vaibhāsika’ l’unité d’objet de la pensée’ (cittaikāgralā)/2 ; fidèles à leur manière habituelle, ils le conçoivent com­me un certain élément mental (dharma) grâce auquel la pensée, formant une série ininterrompue, se concentre et s’applique à un seul objet.

Le Sautràntika, pour lequel le samādhi n’est autre que les pensées concentrées, objecte aux Vaibhāsika que les pensées étant instantanées (ksanika), chacune d’elle s’applique à un unique objet, le samādhi est alors superflu ? /3 Le Vaibhàsika répond que le samādhi permet à la seconde pensée de n’être pas distraite (viksepa) de l’objet de la première pensée. En ce cas, rétorque le Sautrāntika, la concentration ne joue aucun rôle vis-à-vis de la première pensée, qui d’après vous, est cependant



1. Vihhásá, 172. 9. A. K. VIII, 182, n. 4.

2. A. K. VIII.1, trad. p. 129 ois le samādhi est défini le fait que les pensées sont appli­quées : a un seul objet (ekālarnbanatā cillttnām)

3. A.K. MILI. YaS. p. 663, I. 21.

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associée à la concentration. Quel besoin avez-vous d’imaginer un samādhi à part des pensées concentrées ? Pourquoi ne pas admettre que si ces dernières portent sur un seul objet c’est en raison des causes que vous assignez au samādhi ?

Certaines sectes soutenaient déjà, à date ancienne, que la concen­tration est un flux de conscience ; ce sont, à côté des Sarvàstivàdin, les Uttaràpathaka, une secte Mahāsamghika pour laquelle « la continuité de la pensée constitue la concentration » (citlasantatisamādhi). Ils se couvrent de l’autorité de la parole attribuée au Buddha : « Je suis capa­ble de passer sept jours et sept nuits, sans mouvement et sans parole, dans l’état de la félicité absolue »/1.

Pour les Theravādin, qui se montrent fidèles à l’instantanéité, la concentration joue au niveau même des instants. ‘Le samādhi, disent — ils, ne s’applique qu’à un unique instant de pensée (ekacittakkhaniko­samādhi)’. L’épointement intense de la pensée (ekaggatā), qui forme le facteur essentiel de la concentration, ne surgit que pour un instant ; il est donc faux de dire que le samādhi est susceptible de durer et qu’il forme un flot continu (santati). Seul l’instant présent qui est actif et efficace peut constituer la concentration. La série, qui comprend les états passés et futurs de la conscience, états inexistants puisque les premiers sont détruits et les seconds ne sont pas encore nés, ne peut former un état concentré de la pensée étant donné que le présent seul est efficient/2.

En tant que répétition d’instants de concentration le samādhi ne contre­dit pas la théorie d’une conscience qui naît et meurt à chaque instant. Les états de concentration comportent une perpétuelle reprise de l’effort intense, une application soutenue que brisent sans cesse d’imperceptibles cessations et qui n’implique nullement transition ou écoulement d’un état dans un autre.

Les Sautrántika sont ici parfaitement d’accord avec les Theravādin : le samādhi est à leurs yeux une succession de pensées concentrées et instantanées. Ce qui forme l’essence de la concentration est moins l’appli­cation à un même et seul thème que la parfaite maîtrise d’une pensée que dirige un effort renouvelé.

Le samādhi n’apparaît pas comme une pensée continue, mais comme une pensée intense qui se répète à tout instant avec la même fermeté. Demeurer continue pour elle serait se relâcher et perdre sa nature concen­trée. Cet aspect de succession d’instants concentrés remplace la théorie du flux continu que constitue le samādhi des écoles brahmaniques.

Les Vijñànavàdin se refusent à suivre les Sautrāntika en identifiant concentration et pensée : « Le samādhi a pour nature, disent-ils, de permet­tre à la pensée de s’appliquer à l’objet à examiner et de ne pas se disper­ser »/3. Il n’est pas plus la pensée que ne le sont la mémoire, la sapience etc... La concentration a pour substrat la mémoire qui, d’instant en instant, conserve et tient la chose expérimentée de telle sorte qu’il n’y a pas défaillance du souvenir.



I. KVu. XI.6.

2. Paccuppannam erra cittam kiccakaram hoti. Com. au KVu. p. 132. Sur la discussion voir KVu. XI.6.

3. Siddhi, V, fol. 30. Traduction de L. de la Vallée-Poussin, p. 312-3.

Les Vijñànavàdin donnent un sens nouveau aux expressions « absence de dispersion, application de la pensée » ; elles ne signifient pas que la pensée se fixe sur un seul objet, mais qu’elle se fixe là où elle veut. Il peut ainsi y avoir concentration de la pensée alors mème que les vérités sont perçues en succession et que, en conséquence, l’objet change d’instant en instant.

Le samādhi n’est donc nullement ce qui dirige les pensées vers un seul objet, il n’est pas non plus ce qui fait qu’un moment de pensée ne change pas d’objet, étant donné que, de par sa nature instantanée, un moment de pensée ne peut changer d’objet/1.

Il y a une concentration nommée apranihita samādhi qui est particu­lièrement intéressante. Elle porte sur la quadruple vérité, à savoir dou­leur, impermanence, origine, voie de la délivrance. Ce samādhi doit son nom au fait qu’il est dépourvu de résolution et d’intention (āsaya) ou, plus précisément, de volition’ qui serait tournée vers’ (pranidhana). Il est donc apranihita. (Yas. p. 644, 1. 3-4).

L’orientation, pranidhāna, est le facteur central de la mémoire et de la prévision 2 ; il est l’effort d’attention qui tend vers le passé ou vers l’avenir, la résolution d’agir de telle ou telle manière à laquelle s’associe une intention (āsaya).

Dans ce samādhi, au contraire, l’attention n’est plus ni une attente, ni la projection d’un avenir immédiat. Etant parfaitement détachée à l’égard des époques passées et futures, elle est une attention concentrée sur l’instant présent seul réel, seul efficace. Cette concentration apparaît comme une véritable présence à soi-même dans laquelle on prend une conscience intense des grandes vérités bouddhiques.

Quand elle est pratiquée avec intensité, la concentration est une cons­cience de tous les instants et elle est conscience de l’instantané. Seule la pensée relâchée se disperse vers le passé et vers l’avenir, et surgit alors l’impression fallacieuse de la durée et de la continuité.

On comprend ainsi le rôle primordial que, dès ses origines, le Boud­dhisme a accordé à la pensée vigilante, toute concentrée sur le moment présent, car c’elle d’elle, et d’elle seule, que dépend la connaissance salva­trice.



EXTASES INCONSCIENTES ET INSTANTANÉITÉ

Au cours de deux extases la pensée se trouve interrompue pour long­temps : la première, l’asamjñisamāpatti, est exempte de toute notion ; la seconde, le nirodhasamápatti, est exempte de notion et de sensation. On se demande alors comment, à la sortie de ces extases, une nouvelle pensée peut surgir d’une pensée depuis longtemps anéantie/3.

Il est vrai que, ainsi que le remarque Louis de la Vallée-Poussin/4, « pour le Sautrántika la pensée qui vient de périr et la pensée qui a péri depuis



1. Siddhi, trad. p. 313.

2. Voir ci-dessus p. 385 et ci-dessous p. 394.

3. Yaâomitra, p. 166, 1. 29.

4. A. K. II, p. 211 note 4.

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longtemps sont également inexistantes, toutefois la pensée qui vient de périr est la cause de la pensée qui suit immédiatement ». Et précisément, dans les états d’inconscience, cet enchaînement causal de la pensée va se trouver interrompu.

Diverses sont les solutions que reçoit ce problème. Pour les Vaibhāsika, ces extases sont exemptes de pensée (acitta). Pour le Sthavira Vasumitra, elles sont douées d’une connaissance mentale non-manifeste (aparis­phuta manovijñāna). Enfin, pour les Vijñānavādin, elles sont munies d’une pensée subtile, subconsciente (ālayavijñāna).

Les Vaibhāsika tranchent la difficulté sans peine : Etant donné que l’acte passé existe, il peut donner un fruit ; la pensée antérieure aux extases est la cause semblable et immédiate de la pensée postérieure. Ainsi la pensée reprend son cours (pralisamdadhāti) à l’issue de l’extase et donne des fruits qui sont futurs par rapport à cette pensée.

Ce problème n’est pas sans présenter des difficultés pour le Sautrān­tika qui refuse toute efficience à l’acte passé. La série mentale se trouvant coupée (chinna) pendant l’extase, les potentialités (sakti) qui y furent déposées par le parfumage vont disparaître et l’acte antérieur à ces extases, celui qui avait parfumé la série, sera dans l’impossibilité de porter plus tard un fruit de rétribution, conséquence qui met gravement en péril la loi du karman.

Opinion des Dārstāntika

La pensée postérieure à l’extase n’a pas pour cause la pensée anté­rieure à l’extase, elle naît du corps muni d’organes : « C’est par la force de ses germes (bijavacit) appuyés sur les organes matériels que la pensée postérieure au recueillement vient à l’existence. En effet, les germes qui donnent naissance à la pensée et aux mentaux reposent, selon les cas, sur (l’une) des deux séries suivantes : la série mentale (cittasamtāna) ou la série des organes matériels (rúpindriyasamtāna) »/1

Ces deux séries sont semence l’une de l’autre (anyonyabija). Après avoir été interrompue pendant l’extase, la série mentale renaît de ses propres germes que lui a conservé la série des organes matériels. Il en va de même pour la forme (rūpa) : lorsque la personne renaît dans un monde qui transcende la matière, cette dernière se trouve interrompue pour un cer­tain temps ; que cette personne vienne à renaître par la suite dans le monde de la matière ou du désir, sa nouvelle matière ne procède pas de la série de la matière, interrompue longtemps auparavant, mais de la pensée/2.

Aux Dārstāntika les autres Bouddhistes font l’objection suivante : s’il est vrai qu’une même pensée a plusieurs conditions (pratyaya), il est faux qu’une pensée naisse de deux germes (bija).

A côté des Vaibhāsika et des Dārstàntika qui prétendent que le recueil­lement d’inconscience est privé de toute pensée, il y a des Sautrāntika pour lesquels cet état comporte une pensée subtile (sūksmacitta) grâce à laquelle la série mentale se continue sans interruption selon la loi de la production coordonnée.

1. K.S.Y. Traduction E. Lamotte, p. 91-2. Voir Yaâ. p. 167.1.15

2. A. K. I1.44 et YaS. p. 167, 1. 20.

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Les Sautrāntika ne sont pas d’accord sur la nature de cette connais­sance. Pour les uns, elle est une connaissance mentale (manovijñāna) non associée aux mentaux. Pour les autres, elle est une connaissance mentale non manifeste (aparisphutamanovijñāna) accompagnée de tous les mentaux qui lui sont habituellement associés, à l’exception de la notion et de la sensation qui sont incompatibles avec les états de recueil­lement extatique. (Opinion de Vasumitra et des Vibhajyavādin)/1.

Le Vaibliàsika objecte aussitôt : si quelque connaissance (vijñāna) demeure dans ces extases, celles-ci ne seront pas exemptes de notion car, de la rencontre de la connaissance, de l’organe et de l’objet procède le contact (sparsa) et, en raison de ce dernier, apparaissent sensation, notion, volition/2.

En réponse à cette objection, le Bhadanta, Vasumitra/3 proteste que tous les contacts ne sont pas cause de sensation. D’après les Sūtra qu’il cite, il apparaît que, dans ces extases, les énergies constructrices (samskara) du corps, de la voix et de la pensée sont détruites et qu’il ne subsiste que la vie et la pensée (vijñāna).

Les Sautrāntika précisent, de leur côté, que si le contact surgit lorsque les trois éléments : organe mental, objet et connaissance ; sont en état de s’unir, par contre dans les extases ces trois éléments ne sont pas capables de produire le contact, ni à plus forte raison la sensation et la notion qui en résultent, car, disent-ils, « la pensée d’entrée en recueillement est endommagée » ; c’est pour cette raison que ce recueillement ne comporte qu’une connaissance mentale (manovijñāna) sans mentaux (cilla)/4.



Théorie de Vasubandhu

Vasubandhu estime que la seule connaissance qui soit compatible avec le recueillement inconscient est une pensée subconsciente subtile (suks­macitta), qui est fruit de rétribution (vipāka) et non connaissance actuelle (manovijñāna). Il reprend la thèse de certains Siltraprāmānika et l’expose de la façon suivante dans son Karmasiddhiprakarana/5.

« La connaissance fruit-de-rétribution (vipākaphalavijñāna), munie de tous les germes (sarvabijaka), depuis la prise d’existence (pralisamdhi­bandha) jusqu’à la mort, continue en série (samtānena pravartate) sans être interrompue. Dans telle et telle existence, du fait de la rétribution, elle coule en série sous des aspects divers jusqu’au nirvāna, où elle est définitivement détruite. Puisque cette connaissance n’est pas interrom­pue (pendant ces recueillements), ces états qu’on dit privés de pensée sont aussi munis de pensée. Comme les six corps de connaissance (sadvij­liānakāya) n’existent plus dans ces états, ils sont nommés privés de pen­sée. Par la force de la pensée préparatoire au recueillement d’arrêt, il arrive que les germes des six connaissances sont temporairement domp­tés (vinasta), ne se manifestent plus ; et ainsi le recueillement est nommé recueillement privé de pensée. Mais il n’est pas privé de toute pensée.



1. Yaâomitra, p. 167.

2. A. K. I1.44. Yas. p. 167, 1. 21.

3. Ce Vasumitra n’est pas le même que celui cité p 256.

4. K.S.P. p. 95.

5. K.S.P. p. 100.

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“Il y a deux sortes de pensée : une pensée magasin (àcayacitta) parce qu’elle est le lieu où d’innombrables germes sont emmagasinés ; une pensée multiple (nànàcitta) parce qu’elle fonctionne avec différents objets, aspects et modalités/1. Puisque cette seconde pensée manque dans ces états de recueillement, on les nomme privés de pensée.

...« Dans ces états où les germes des connaissances sont domptés, la connaissance fruit de rétribution (subit) d’instant en instant (ksane ksane) une évolution spéciale (parinàmavisesa) et la force qui domptait (les germes des connaissances) diminue graduellement jusqu’à disparaître entièrement… Alors les germes des connaissances donnent leurs fruits : d’abord, en vertu de ces germes, la connaissance mentale (manouijñàna) vient à l’existence ; ensuite, et suivant les conditions (anupratyaya), les autres connaissances naissent successivement’.

L’OMNISCIENCE

À date ancienne/2 l’omniscience du Buddha nous est décrite comme une triple connaissance portant sur les existences passées ou futures, sur la mort et la renaissance des êtres, sur la destruction du flux (àsava) du devenir.

En examinant de près cette connaissance surnaturelle (abhiññà) on remarque qu’elle se ramène principalement à une connaissance des actes, de leur rétribution et de leur anéantissement. Le Buddha connaît et prévoit des actes et ce qui s’y rattache/3, c’est-à-dire des instants actifs et leurs conséquences, tout comme le feu sacrificiel, agni, le prévoyant par excellence, possédait la science des rtu, l’ordre des instants réalisa­teurs dont il fixait la trame.

Parmi les écoles bouddhiques les avis sont partagés quant à l’omni­science du Maître et à la manière dont elle fonctionne.

Le Milindapañha (p. 102) enseigne que cette omniscience (sabbaññu­tañàna) dépend de la réflexion (àvajjana) laquelle suppose une recherche (pariyesanà) ; mais, étant pure, la pensée du Buddha ‘naît et se repose aisément et rapidement sur tout (lahukam uppajjati)’.

À ce sujet Louis de la Vallée-Poussin précise qu’il en résulte que ‘le Buddha n’est pas omniscient’ en acte’ (na ca… paccupatthitam), bien qu’il connaisse, à chaque instant, tout ce qu’il désire connaître’/4.

Pour les Sarvāstivādin le Buddha, et lui seul, est omniscient. Grâce à la puissance (bala) infinie de sa pensée il connaît à son gré tous les objets/5. Sa connaissance porte sur les éléments séparés de l’existence, éléments privés de toute relation à un moi substantiel.



1. La pensée magasin sera nommée ālagauijñāna par les Vijñànavádin. Bien qu’elle se repro­duise d’instant en instant elle forme un flot continu ; au contraire, la pensée multiple que cons­tituent les six connaissances en acte (connaissance mentale et sensorielle) est intermittente. Voir à ce sujet, cldessus p. 252-253.

2. Dans les Nikáya, D. N. I, p. 62. Par lui-même Il voit parfaitement, face à face, cet uni­vers et les autres plans de l’univers.

3. Notamment les causes spécifiques, les facteurs multiples, les intentions ou inclinations (adhimukti) des êtres qui ne sont, tout comme la connaissance des phénomènes extatiques et concentrés (samādhi), que les divers aspects de l’activité pure ou impure. (M.N. 1.70).

4. Muséon 1914, p. 48.

5. A. K. VII.30. Trad. p. 72.



Selon le Māhāsamghika, les Mahāyānistes et la plupart des Sautrān­tika le Buddha est omniscient parce qu’il connaît toutes les choses (dhar­ma) en un seul instant de pensée, à savoir par une connaissance univer­selle et simultanée. Cette connaissance est une intuition instantanée ultime qui embrasse tous les aspects de l’existence, existence empirique aussi bien qu’existence absolue.

D’après les Vaibhāsika (A.K.III.18) une seule connaissance ne peut connaître toutes les choses : ainsi la connaissance qui voit que toutes les choses sont dépourvues de soi : 1° ne se connaît pas soi-même (contre la thèse Mahāsa rpghika) ; 2° ne connaît pas les choses qui lui sont asso­ciées lesquelles ont même objet qu’elle (contre la thèse des Dharma­gupta) ; 3° ou lui sont coexistantes, inconscientes parce que trop proches (contre la thèse des Mahisāsaka)/1.

Quant aux adeptes du grand Véhicule ils font de l’illumination instan­tanée (ekaksana abhisambodha) qui précède immédiatement l’acquisi­tion de l’état de Buddha une intuition cosmique. Le Buddha possède de l’avenir une connaissance immédiate (pralyaksa) parce qu’elle fonctionne sans effort, et intégrale (sàmarthya), puisque rien ne fait obstacle à sa science dans tous les temps/2.

Une série d’objections est faite aux partisans de la pure instantanéité : comment, leur demande-t-on, se peut-il qu’en l’absence d’un moi perma­nent un unique instant de pensée appréhende l’universalité des choses ; et comment l’omniscient connaîtra-t-il des choses futures dont vous soutenez l’inexistence/3.

Les Vātsiputriya, pour qui l’omniscient désigne un certain moi de connaissance universelle, objectent aux Sautrāntika que le Buddha ne saurait être un omniscient si le moi n’est « qu’un moi de désignation pareil à un agrégat, simple amas sans unité, ou encore, pareil à un courant d’eau, pure succession dépourvue de permanence »/4. En effet les pensées et phénomènes mentaux du Buddha naissant et périssant d’instant en instant ne sont pas capables de connaître toutes choses. L’omniscience ne peut donc appartenir qu’à un moi, à un pudgala/5.

Le Sautrāntika réplique que le pudgala sera éternel s’il ne périt pas quand périt la pensée : thèse qui contredit la théorie Vātsiputriya d’ùn pudgala dont on ne peut dire qu’il soit éternel ou qu’il ne le soit pas. ‘Pour nous, continue-t-il, nous ne disons pas que le Buddha est omnis­cient dans le sens qu’il connaît en même temps toutes les choses : par le terme » Buddha’ on désigne une certaine série ; à cette série appartient la singulière puissance que, par le seul fait de l’inflexion (ábhoga) de la pen­sée, se produit immédiatement une connaissance exacte de l’objet relative­ment auquel un désir de connaissance a surgi. On appelle donc cette série du nom d’omniscient 6. Un moment de pensée n’est pas capable de tout connaître ; sur ce point il y a une stance : De même que le feu, par la



1. A. K. II. trad. p. 45-46.

2. M.S.A. I.8, p. 4, 1. 2.

3. Voir ci-dessus p. 264.

4. Yaâomitra ad. A. K. p. 705, 1. 22.

5. Sur ce terme voir ci-dessus p. 247 et suivantes.

6. Buddhākhgágāh samtater idam sāmarthgarn gad ábhogamátrenáuiparitam jñánam utpa­dgate gatresfam. Yaé. p. 705, 1. 28.

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capacité de sa série brûle tout, de même l’omniscient ; et ce n’est pas par une connaissance universelle simultanée’/1.

La connaissance de l’avenir « qui porte sur toutes les choses » est un savoir qui résulte d’une résolution (pranidhijñāna) parce que celui qui veut produire ce savoir commence par prendre une résolution qui tend à la connaissance d’un certain objet : il entre dans le recueillement de la quatrième extase (prāntakotika)/2 ; puis il en sort et produit alors une connaissance exacte conforme à sa résolution et dont le champ varie suivant la puissance du recueillement/3.

Dans ce passage qui nous fournit bien peu de précisions sur la pré­voyance de l’avenir notons néanmoins que les conditions primordiales de cette connaissance sont les mêmes que celles du souvenir/4 : à savoir inflexion (ābhoga) de la pensée et résolution (pranidhijbena). Cette der­nière est une préparation de l’avenir, mais rien de plus ne nous est dévoilé à son égard. Comme elle appartient à une série de causes et d’effets on peut supposer qu’elle n’est pas sans rapport avec l’organisation parti­culière de cette série, organisation qui dépend d’une unification parti­culièrement intense de la pensée. C’est ce qu’exprime le fait que le Buddha entre en recueillement (samādhi) afin de susciter cette connaissance.

Comment le Buddha peut-il connaître « l’ordre de naissance de tout ce qui naît jusqu’à la fin des temps ? » Comment sait-il que telle chose future naîtra d’abord, telle autre ensuite, puisque les choses à venir ne présen­tent ni antériorité ni postériorité et ne peuvent être entre elles en rela­tion de cause égale et immédiate (sarnanantarapralyaya) ? /5 Dans ces conditions comment le Buddha peut-il connaître l’avenir ?

Telles sont les questions qu’on pose aux Bouddhistes. Selon certaines écoles la connaissance du Buddha résulte d’une inférence (anumāna) induite du passé et du présent : il voit le passé et se dit : De telle sorte d’acte passé naît tel fruit de rétribution ; de même il voit le présent et se dit : de tel acte tel fruit naîtra dans l’avenir.

On objecte cependant que la connaissance du Buddha est nommée’ pranidhijñāna’ connaissance intuitive et directe et non pas connais­sance par raisonnement. C’est que, répond le Sautrāntika, bien que le Buddha connaisse d’abord au moyen d’une inférence, il connaît par la suite d’une vision immédiate les choses confuses de l’avenir/6.

Mais dit-on alors : Si le Buddha ne connaît l’avenir qu’en l’induisant du passé/7, il n’est pas omniscient (sarvavid —).

Selon d’autres Bouddhistes il existe dans la série (santāna) des êtres une certaine énergie organisatrice (samskāra) inconsciente (littéralement, dissociée de la pensée), qui est l’indice (linga) des fruits qui naîtront dans l’avenir. En la contemplant le Buddha connaît les fruits futurs sans qu’il doive pour cela pratiquer la méditation (dhyāna).



1. A.K. Trad. IX, p. 255.

2. Sur les dhyána voir ci-dessus p. 321-322.

3. A. K. VII.37. Trad. p. 89.

4. A ce sujet voir le problème du rappel et de la fixation du souvenir ci-dessus p.382 et suiv.

5. Thèse des Sarvàstivàdin. A. K. 1I.62. Trad. p. 303. Ya $. p. 233, L 28. Les choses futures sont pèle-mêle (oyiikula).

6. A. K. 11.62, p. 303 trad.

7. Sur la discussion à ce sujet Vibhàsā, 179,4.

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À cela on réplique que s’il en était ainsi le Buddha serait un inter­prète de pronostics, il ne serait pas un voyant (sāksātkārin)/1.

De son côté le Sarvāstivādin qui admet une certain, — existence du passé et de l’avenir/2 objecte au Santrāntika en substance : Admettons que, par la force de la série (théorie du Sautrāntika), une chose qui a péri depuis des milliers de millénaires puisse être actuellement saisie. Par contre, comment un objet futur qui doit exister dans des milliers de millé­naires sera-t-il actuellement appréhendé ? Ne répondez pas que c’est grâce à la force de la série des causes et effets en succession (comme pour le passé), car, ainsi qu’une corne de cheval, le futur à saisir n’a pas de réalité, sa série ne contenant pas une puissance (anudhātu) relative au futur/3.

À ces objections certains Sautrāntika semblent ne pas pouvoir répon­dre et ils avouent franchement leur ignorance : « Le Buddha connaît à son gré et immédiatement toute chose ; ce n’est ni par induction ni par divination » (A. K. II.62). Et ils justifient leur ignorance en citant une parole qu’ils rapportent au Buddha : « Les qualités des Buddha, le do­maine des Buddha sont incompréhensibles. »

Et de son côté Sāntaraksita soutient : « il faudrait être soi-même un omniscient pour être apte à comprendre un omniscient » (T.S. M. 3275­3276).

Le Buddha omniscient transcende le temps ainsi que toute expérience. Notre connaissance logique se bornant à une expérience, elle ne peut rien avancer au sujet d’un omniscient : mieux même, elle ne peut ni affirmer ni nier son existence. Les logiciens sont donc d’accord pour écarter de leurs recherches le problème de l’omniscience qu’ils estiment insoluble.

Néanmoins Sāntaraksita et son commentateur Kamalasila, aux ten­dances idéalistes, s’efforcent de répondre aux objections de leurs adver­saires. En abordant le problème du point de vue métaphysique, et non plus seulement du seul point de vue logique, on comprendra que si la durée n’est qu’une construction mentale, le saint puisse avoir une vision totale des choses en une intuition mystique instantanée dès qu’il a éli­miné toute élaboration de la pensée.

L’omniscient connaît donc le monde entier en sa véritable essence, à savoir comme dépourvu d’âme, de substance et impermanent de nature/4. Lorsqu’on a la perception immédiate (sāksālkrti), non conceptuelle qui est réalisation complète et définitive de l’universelle absence de Soi (âtman), on a la claire connaissance des choses et l’on est omniscient. Et le Buddha possède cette omniscience puisqu’il a enseigné la doctrine de l’inexistence d’un Soi/5. Son omniscience ne repose pas sur la connaissance du nombre des insectes de l’univers bien qu’une telle connaissance demeure à sa portée/6.

On ne peut comprendre l’omniscience qui illumine tous les dharma sans exception si l’on a, au préalable, compris ce qu’est la vacuité de



1. A.K.II. Trad. p. 304.

2. Voir ci-dessus p. 263.

3. Vibhàsà 629. Voir trad. M.C.B. V, p. 76.

4. T.S. âl. 3337, p. 869, 1. 15 et com. I. 17.

5. T.S. Com. à 3338-3339. p. 876, L 4 et I. 12.

6. T.S.P. p. 877, I. 1.

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substance et de moi (nairātmya)/1. Il suffit d’avoir pris conscience de cette vacuité pour que, automatiquement et à l’instant même, surgisse l’omniscience.

Ce n’est que lorsque le saint s’est définitivement libéré des deux voiles (āvarana) qui obscurcissent sa vision/2 ainsi que des préjugés et concep­tions fallacieuses prenant racine dans la croyance en un moi substantiel qu’il perçoit immédiatement la nature authentique des choses et connaît tout en une seule connaissance/3.

Comment s’acquiert l’omniscience ? L’omniscience qui s’accom­pagne toujours d’un universel amour et de sagesse s’obtient par une pratique assidue/4. Tout obstacle à la vision de la Vérité ayant été éli­miné lorsque connaissance et amour ont atteint leur perfection suprême, l’omniscience se révèle (T.S. sl. 3423).

La chaîne de conscience (qui constitue le Bodhisattva) devient de plus en plus lumineuse (prabhāsvara) à mesure que le flux des qualités appa­raît (51. 3434 p. 895).

Mais étudions de près la définition que donne Sāntaraksita de l’omnis­cient : « Est omniscient, dit-il, celui qui connaît toutes les actions ainsi que leurs causes et leurs effets en une connaissance unique et extraordi­naire engendrée par le recueillement extatif »/5.

En cette extase l’on a connaissance de soi, une pure conscience/6 libre de toute impureté, affranchie des deux méprises de sujet connaissant et d’objet connu/7, tous deux n’étant plus considérés comme des réalités ou des essences. Telle est la connaissance supérieure propre au mystique et au Buddha.

L’omniscience apparaît ainsi comme une intuition intense et cosmique qui ne consiste pas en une succession de connaissances (vijñāna) mais en une seule Connaissance instantanée : « Est omniscient, précise Sānta­raksita, celui qui embrasse en un unique instant de connaissance la tota­lité de tout le connaissable. C’est pourquoi on n’admet en ce cas aucune succession/8 ». Et encore : « L’omniscient connaît simultanément toutes les choses par une intuition intelligible (manovijñāna) qui est aussi claire que la sensation et correspond à la réalité des choses »/9.

On objecte à cela que si tout le connaissable est appréhendé en un seul instant de connaissance les choses pourront être dénombrées, elles ne seront pas en nombre infini et, en conséquence, l’univers sera limité/10.



1. T.S.P. sl. 3338.

2. Ce sont le voile des passions (klesa) telles la haine, qui disparaît lorsqu’on a conscience que l’âme n’existe pas. Et le voile du connaissable (jñega) qui empêche de discerner ce qu’il faut rechercher et ce qu’il faut rejeter et ne permet pas de décrire tes choses. T.S.P. p. 869, 1. 27.

3. T.S.P. p. 869 com. au 3338.

4. Prajñākrpādināmabhyāsāt. T.S. ši. 3411, p. 869.

5. Sahetu sa phalarp karma jñānenālaukikena yah / Samādhijena Klein sa saruajño' padi­ágate I / T.S. el. 3638.

6. Bhāsuara cilla. M. 3538. Cf. 3545.

7. Auedgavedakākārà buddhih. T.S. $ l. 3536.

8. Ekujñānaksartauyāptanih$esajñeyamandalah / prasādhito hi saruajñah kramo nàeigate tatah I I st. 3627.

9. Sphula pratihhàsāuisamuādituābhgàm pratyaksatāmupagalena.... Cette intuition est engen­drée par la pratique très assidue de la vérité de l’impermanence et autres. • T.S.P. p. 887, 1. 7.

10. T.S.P. p. 929, 1. 22.

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Kamalasila répond que de même que les couleurs multiples d’une pein­ture sont saisies en un seul coup d’œil, exactement telles qu’elles sont, sans que leur multiplicité en soit atteinte et sans qu’elles perdent leur individualité en se confondant ; de même l’univers est appréhendé par un Omniscient, tel qu’il est, en son infinie variété et dépourvu de limites.

On objecte encore : Si la connaissance est dépourvue de forme (nirā­kāravijñāna) on ne peut saisir un objet car une telle connaissance est sans distinction et on ne pourra différencier les choses les unes des autres.

On répond que la différenciation des choses et des activités n’est pas compatible avec la connaissance d’un omniscient qui embrasse toutes les choses et non telle ou telle en particulier.

Cette connaissance privée de toute forme est engendrée par la puissance du yoga. Mais alors, comment n’y aurait-il pas incompatibilité entre les choses que l’on connaît, par exemple entre la chose qu’il faut rejeter et celle qu’il faut acquérir ? On répond à cette objection que lorsque le monde entier apparaît à la Conscience, ces choses prétendues incompa­tibles sont révélées dans la conscience sans aucune incongruité et sans perdre leur caractéristique ; le tout étant appréhendé par une connais­sance pure bien qu’ordinaire et qui est engendrée par la puissance de la connaissance de l’omnicient.

À cela on objecte que ce qui est unique (la connaissance instantanée), ne peut considérer des formes multiples. Kamalasila répond que ces formes sont irréelles ; il n’y aurait incompatibilité entre l’un et le multi­ple que si les formes étaient réelles et appartenaient à une chose unique, ce qu’un Bouddhiste ne soutient pas.

L’Omniscient connaît donc l’irréel en tant qu’irréel et tout ce qui appa­raît dans la conscience de l’Omniscient apparaît comme libre de limites car sa capacité est sans borne/1.

Une série de problèmes allaient se poser aux logiciens qui n’admet­tent en logique que deux sources absolument hétérogènes de connaissance : la première étant un contact instantané et immédiat avec la réalité et la seconde une traduction claire mais mensongère de cette réalité/2.

Les adversaires objecteront aux Sautrāntika que le Buddha omniscient, pour s’exprimer en paroles, doit se servir d’un contenu conceptuel (vikalpa) et toute conception étant par nature erronée il s’ensuit que le Buddha est sujet à l’erreur et ne peut être omniscient.

En réalité, répond Kamalasila/3, ce contenu conceptuel est engendré par la connaissance de l’Omniscient et se trouve indirectement en rela­tion avec la Réalité. C’est ainsi qu’on ne parle de la chaleur qu’après l’avoir directement éprouvée. Le Buddha posséderait une connaissance erronée s’il ne faisait pas la différence entre l’objet réel qu’il appréhende en une connaissance sans concept (nirvikalpa) et ce qui est surimposé (āropila) ou irréel. Quand il forge des concepts afin de pouvoir s’exprimer en paroles, il demeure perpétuellement conscient de cette création et



1. T.S.P. p. 929-932.

2. Voir ci-dessus p. 250.

3. T.S.P. p. 882, I. 18.

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des moyens qu’il emploie. Il est comparable à un magicien qui n’est nul­lement dupe de sa magie sachant que sa création est irréelle/1.

Autre difficulté à ce sujet : si tout contenu conceptuel (vikalpa) a disparu chez le Buddha comment pourra-t-il parler et enseigner et com­ment en aurait-il le désir ? /2

Kamalaela répond que c’est en raison de sa miséricorde qu’il a le désir de délivrer les hommes de leur illusion et de leur dispenser son enseigne­ment. Ce contenu conceptuel est donc hautement bénéfique et personne n’y trouve à redire (T.S.P. p. 924, I. 25) ; mais, en vérité, le Buddha est affranchi de tout contenu conceptuel polarisant (vikalpa), car son ensei­gnement se poursuit grâce à la puissance de l’élan (vega) qui lui fut imparti par sa ferveur passée, tout comme la roue continue à tourner un moment encore après que la cause du mouvement a disparu/3.

L’adversaire élève une autre objection : Comment un omniscient pourrait-il connaître la nature spécifique de toutes les choses ? En effet pour le réaliste la connaissance du yogin porte seulement sur l’universel et jamais sur le spécifique.

Kamalasila rétorque que l’Omniscient qui appréhende toutes les choses en leur forme propre et en leur indifférenciation foncière connaît la forme même de toute chose/4. La conscience du yogin ne saisit pas l’universel (sāmānya) dont on ne peut dire » ceci’ et que certains réalistes considè­rent comme réel/5 mais elle appréhende l’individualité spécifique, l’abso­lument particulier/6 (svalaksana). Cette connaissance est due à la force de la méditation et n’apparaît que chez les grands mystiques/7. Elle est immédiate et exempte de toute illusion, elle porte sur la réalité ultime et est efficiente.

On objecte encore que l’intuition portant sur l’extrêmement parti­culier ou la spécificité des choses propres au seul moment présent, le passé et l’avenir étant totalement privés de cette spécificité, comment alors la connaissance de ces époques porterait-elle sur leur spécificité ? /8

Le Sautrántika répond ingénieusement que s’il est vrai que passé et avenir n’ont pas de caractère spécifique, pourtant la connaissance, en s’appréhendant elle-même, porte sur la spécificité et comme elle est claire et distincte, elle est affranchie de tout contenu conceptuel, est conforme à la réalité et remplit toutes les conditions d’une connaissance immédiate (pratyaksa)/9.



1. Naca tasya vikalpasya so'rthauattāmavasyali tapi hi vetti nirālambarrt māyākārasamo hyasau rnāyākāro yalhtī kascinni$citāávādi gocaram celo niruisayam petit tena bhrānto na jáyate. T.S. 1 $. 3599-3600, p. 925, I. 7 et šl. 3363-3363, p. 882-883.

2. T.S. 1 $. 3597.

3. T.S. Com. au Sl. 3368-3369, p. 884, 1. L

4. T.S. 3632. Suabhāvenāvibhaktena yah sarvamavabudhyate I suari pānyeva bheivdnārn sarvesrttrt só uabudhyute. /f

5. T.S. 3635.

6. Voir à ce sujet ci-dessus p. 281 et suivantes et sur l’intuition intelligible du yogin, p. 290 et suivantes.

7. T.S. 3633-3634 tad grāhakam ca uijitānam bhāuanābalabhāvi yat.

8. P. 902, 1. 4.

9. T.S.P. p. 902, I. 11.

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Le Sautrāntika conclut que le mystique saisit la spécificité même en une connaissance directe (pratyaksa) exempte de dialectique (avikalpa) et, en conséquence, libre de toute erreur/1.

La position de Sāntaraksita n’est pas facile à définir. Formulons nette­ment l’objection principale du réaliste ; la réponse que lui fait Sānta­raksita nous éclairera sur sa propre position :

« L’Omniscient doit connaître le passé et l’avenir ; s’il ne connaissait que ce qui advient au moment présent il ne mériterait pas le nom d’om­niscient »/2. Or l’on sait que pour les Bouddhistes il n’est pas possible de connaître l’avenir, ni par la sensation (pratyaksa) qui ne porte que sur la chose efficiente, actuelle ni par l’inférence ou toute autre forme de connaissance. En outre, nous le savons, les époques passées et futures n’existent pas aux yeux des Bouddhistes Sautrāntika.

Sāntaraksita distingue alors deux types de mystiques : l° Celui qui n’ayant pas atteint l’état suprême connaît l’avenir parce que toutes les choses, directement ou indirectement, sont en relation de cause et d’effet : « Les mystiques connaissent cette forme de la chose présente qui directe­ment ou indirectement est devenue cause (de l’avenir) ou effet (du passé), en conséquence ils la suivent au moyen de connaissances conceptuelles (vikalpa) dépourvues de tout objet réel, autrement dit d’essence spécifi­que, laquelle ne peut être appréhendée par une connaissance discursive. « C’est ainsi qu’en prenant appui sur les séries passées et à venir de causes et d’effets on explique tous les enseignements qui concernent le passé et l’avenir »/3.

2° L’autre type de mystique est le mystique suprême, le Buddha, et « son enseignement n’a besoin d’aucun détour car la série de ses con­naissances est entièrement libre du réseau des concepts »/4.

Sur ce point le Sautrāntika avance la théorie suivante : “Grâce à la méditation et à l’extase/5 le mystique a la connaissance directe ou intuition intelligible (mānasa yoginām) du passé et de l’avenir comme il l’a de l’instant présent. C’est une claire perception qui se passe de l’aide de l’inférence et de l’expression verbale. Cette perception est la preuve de l’omniscience. Ainsi dans le rêve, bien que la connaissance n’ait aucun objet correspondant dans la réalité, pourtant l’objet est présent, indé­pendamment de toute inférence et il est en soi (paramārthalas)”.

Mais Sāntaraksita n’est pas d’accord avec cette théorie. Il semble que le débat porte sur la connaissance que le Buddha possède du passé et de l’avenir. Selon le Sautrāntika le Buddha a la connaissance immédiate de ces époques tandis que Sāntaraksita introduit une distinction entre la connaissance immédiate que l’omniscient a de toutes les choses réelles et présentes et la connaissance qu’il prend des époques passées et à venir et, en ce dernier cas, la connaissance immédiate (saksātkāri) du Buddha est causée par sa puissance mystique (bhāvanā) et procède de l’inférence (anumāna)/6.

1. T.S.P. p. 694, 1. 3.

2. T.S.P. p. 828 1. 4 et 9 et Sl. 3174.

3. T.S. sI. 1853-1836.

4. Com. au 1853-1856.

5. Yogasāmarthya. T.S.P., p. 901, 1. 27.

6. T.S.P. p. 902, 1. 16.

400

Etant toujours apaisé et concentré puisqu’il a mis fin à toute illusion la série des connaissances du Bouddha est sans contenu conceptuel/1. Tout ce que (l’omniscient) désire connaître il le connaît sans omission. Telle est sa puissance car il a chassé tout mal. Il connaît les choses à son gré ou simultanément ou successivement/2.

Lorsque la connaissance du Bouddha procède en succession elle ne délaie pas un seul instant.

Quelques problèmes secondaires se posent à l’occasion de l’omnis­cience : si le Buddha, objecte le MImánsaka, a la connaissance directe de toute chose il connaîtra par exemple le goût du vin et sera condamné en conséquence.

Kamalasila répond que le Bouddha ne percevra pas le goût du vin par l’organe du goût mais, sans le moindre contact avec le vin, il en aura le goût par le truchement de la pensée à l’aide des impressions des expé­riences de vies antérieures/3. Ses organes ne sont donc pas contaminés par la liqueur et sa pensée n’éprouvera pas le désordre de l’ivresse/4, car il est pur et connaît toutes les choses en leur réalité et instantanéité.



Conclusion

Dès que le flux du désir et les impressions du passé (āsrava et vásanā) ont été éliminés et que disparaissent du même coup la tension engendrée par la soif et la tendance vers l’avenir, le saint demeure en lui-même, concentré en sa pensée actuelle, attentif au seul présent, baignant dans la conscience qui ne connaît plus la dualité du sujet et de l’objet. Il est en samādhi ou en dhyāna et jouit de l’intuition de l’inexprimable asamskrîa » ce qui n’est pas élaboré’ par nous. Le temps que forge notre pensée polarisante s’étant aboli, il n’y a plus pour lui ni passé ni avenir, il est donc omniscient, sa pensée ne rencontre aucun obstacle car elle est la seule réalité. Elle porte en conséquence sur l’unique instant efficient là où passé, présent et futur se confondent.

1. T.S.P. Com. au 1856.

2. T.S. M. 3628-3629.

3. Bhūtarthabhāvanodbhtitamânasenaiva cetasā. T.S. š 1. 3318-3319.

4. Auiparitdnityddirapena sa, ¡ wedanānnápi uiparyastatvam, p. 865, 1. 9.





CONCLUSION

A l’issue de l’examen auquel elles ont été soumises, durées et conti­nuités nous sont apparues, dans une ligne ininterrompue qui va des Veda au Bouddhisme tardif, c’est-à-dire pendant plus de trente siècles, comme l’œuvre d’une pensée prévoyante. Elles se réduisent à des comporte­ments qu’unifie un projet. Ne dure que ce qu’on veut faire durer et ce que l’on organise en conséquence.

Nous avons constaté que l’acte impulsif est sans rapport avec la durée et qu’à une tendance organisatrice faible correspondent des rythmes faibles, tandis qu’à une tendance forte, bien centralisée, enracinée dans le désir, correspondent des constructions tenaces et des enchaînements nécessaires.

Ce qui est ainsi organisé en vue d’un but est le forgé (sarnskāra, klpta, krta), qui s’oppose au non forgé (akrta). Le forgé est la construction tem­porelle ; le non forgé est ce qui échappe à cette construction, l’intem­porel, le nirvana des Upanisad et du Buddha.

C’est en devenant des samskâra, forces concourantes en vue d’une fin, que des éléments naturellement discontinus constituent les facteurs de la durée.

Dans les Veda tout comme dans le Bouddhisme cette construction qui n’exprime qu’une intense aspiration à la sécurité et à la stabilité cherche à porter remède à l’impression angoissante d’impermanence et de fragilité auxquelles rien n’échappe. Si, à l’origine, c’est jour après jour que tout se stabilise, plus tard, c’est instant après instant que tout se renouvelle.

Aux yeux des rsi védiques l’immédiat, le primitif a l’aspect de l’amorphe, du multiforme, du précaire. La succession des jours n’y est pas assu­rée, la stabilité cosmique a sans cesse besoin d’être affermie.

Le cosmos védique est, en effet, un douloureux cosmos de l’angoisse, du resserrement et de l’étreinte (amhas) qui revêt la forme des ténèbres (tamas) et du fluent (salila), à l’image de la mer ténébreuse des origines l’arnava sans limite, sans mesure et sans forme, qui menace de tout engloutir.

Cette angoisse revêt les traits les plus divers ; notons entre autres les thèmes du ligotement et de l’encerclement envahissant : nous aurons, d’une part, les figures de Sunahsepa entouré de liens et enchaîné à l’arbre cosmique, ainsi que les libérateurs de ces liens, les Aditya, fils d’Aditi, la délivrance, et dont le prestige vient vraisemblablement de leur fonction

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même. D’autre part, l’enveloppement (vr — ) de la troupe aux mille noir­ceurs (krsna) qui fond de toutes parts, ces ténèbres à l’emprise innom­brable, innommable, dont l’Atharva Veda fait un noir serpent qui s’étend à son gré selon la magie (māyā) de l’asura (VI. 72,1).

Aux rsi des Veda rien ne semble assuré : ni la vie des humains, ni le lever du soleil, ni la chute des eaux, de sorte que la plus grande partie des hymnes du Rg Veda obéit à un même plan : on rappelle au Dieu invoqué l’exploit secourable qu’il a accompli jadis en faveur de tel ou tel personnage cosmique ou sacrificiel et, au cours des deux dernières strophes, on l’im­plore de renouveler ce même exploit à l’aube actuelle, car c’est ordinai­rement de l’angoisse accompagnant l’absence d’étaiement nocturne qu’on désire être protégé.

Angoisse dans l’espace, car il n’est pas de point d’appui, angoisse au niveau du temps, car on craint de ne plus être et c’est cette même angoisse que nous retrouvons dans les Upanisad et dans le Bouddhisme, chacun d’eux s’efforçant d’y mettre un terme.

Ce mystérieux univers source d’oppression est nommé par les Veda l’anrta, l’inagencé aux formes fluentes, ondoyantes, l’innombrable et le discontinu sur lequel règne l’asura à la puissance ambiguë.

Bien des hymnes du Rg Veda implorent et célèbrent l’établissement du parfait agencement spatial et temporel (rta), d’où procéderont stabilité, certitude et efficacité, en un mot, l’être même (satya et sat).

Parallèlement à la quête du point d’appui (skambha) ou du levier qui servira à séparer et à agencer les deux mondes, ciel et terre confondus, s’effectuera la recherche des temps solides, bien agencés, les rtu, corres­pondant à une activité adaptatrice de laquelle va dépendre la vaste éla­boration de l’espace étayé et du temps consolidé qui se substituera à l’ina­gencé des origines (anrta).

C’est afin d’échapper à l’instabilité et à l’amorphe dont ils ont horreur que les sages védiques (rsi) font de l’activité ordonnatrice et normatrice — à quelque être ou puissance qu’elle appartienne — l’activité primor­diale sans laquelle l’univers tomberait dans le chaos.

Néanmoins l’anrta, domaine caché et infiniment mystérieux, demeu­rait ambivalent : s’il était en deça de l’édification de l’agencement cos­mique et, en conséquence, craint et même quelque peu méprisé, il appa­raissait à certains rsi amateurs de mystères, les brahmavādin, comme l’objet de la suprême valorisation. Atteint par la rapidité d’une pensée intuitive et synthétiqfte, il est alors au-delà de l’agencé (rta) et de l’ina­gencé (anrta) dont il forme la source commune, l’Un qui transcende pensée, organisation et expression, (l’anudita de l’Atharva Veda), el dans lequel tout est agencé. Sous l’aspect de la matrice originelle, du moyeu de la roue du temps, il est l’intemporel qu’on peut mettre en regard de l’immortel ou de l’infiniment répété que procure une adapta­tion parfaite.

L’Inde restera fidèle à ce grand schème de l’en-deça et de l’au-delà du bien agencé, schème dans lequel je verrais volontiers le rythme même de sa pensée qui se joue entre les pôles de l’activité relâchée, l’inagencé chaotique (anrta), et de l’acte concentré, l’Un (eka), en passant par l’inter­médiaire de l’activité structurante (rta).



À la suite des Veda, mais plus systématiquement qu’eux, les Brāhmana font du cosmos un rite immense. A partir du tout indéfini, sans lien, épars, innombrable, discontinu et périssable, ils façonnent un tout bien structuré, illimité et impérissable. En parachevant l’autel une année durant et en le portant au comble de la perfection (sarvam krtsnam sams­krlya), ils l’érigent tout droit dans l’espace et dans le temps comme un bastion contre la dissolution et, ainsi édifiée, la personnalité du Dieu Prajāpati ou celle du sacrifiant, devenue un temps solide et bien bâti, ne sera plus soumise aux assauts de celle’ qui met un terme «, la mort.

Si les prêtres se sont souciés avant tout de la parfaite structuration, ils n’ont pas entièrement ignoré l’inagencé : en effet Prajāpati-l’Année, en tant qu’activité procréatrice et impulsive, leur est apparu comme le temps dispersé et dévorant. Parallèlement, sous son aspect de l’Un concen­tré avant son émission ou de l’Un reconstruit après sa restauration, ce même Prajāpati formait le thème des spéculations de certains brahman plus audacieux comme Yājñavalkya, Saāndilya, Kausītaki, lesquels en approfondissant les notions d’intemporel, d’illimité, de cycle, de récur­rence etc., ont été amenés à inspirer, si ce n’est à composer, certaines portions des Upanisad telles la Brhadāranyaka, la Chāndogya, et la Kausītaki Upanisad dans lesquelles ils répudient les activités construc­trices, rattachées désormais à un devenir indéfiniment recommencé, pour ne plus aspirer qu’à une évasion définitive hors de la durée.

L’énorme élaboration de la stabilité et de la continuité à laquelle s’étaient adonnés pendant des siècles les prêtres des Brāhmana n’a pas suffi à assurer confiance et sécurité. Leurs auteurs mêmes, s’il faut en croire les Upaniad, ont perdu la foi en l’efficacité de l’activité structu­rante et l’angoisse sourd à nouveau. Mrtyu, la faim, la mort, n’a pas été vaincue. Bien au contraire, c’est dans le désir même de la durée qu’on découvre la racine dernière de l’angoisse.

Pour apaiser cette inquiétude certains auteurs des Upanisad s’enquiè­rent du point d’appui solide et immuable (pratisthā), la patrie originelle. D’autres, plus radicalement encore, aspirent à la plénitude de l’unité première, car on sait désormais que la peur est liée à la présence de’ l’au­tre’ : « Il eut peur, c’est pourquoi celui qui est seul a peur. Il considéra : puisqu’il n’existe rien d’autre que moi, de quoi aurais-je peur ? Et du coup sa peur (bhaya) s’évanouit. De qui aurait-il peur ? C’est d’un autre qu’on a peur ». C’est parce que l’atman est exempt de dualité qu’il « est inaccessible à toute inquiétude et à toute souffrance », cette raison der­nière étant « le secret de l’immortalité » (B.A.U. 1.4.2 et IV.5.15).

Ce qui est sujet à la répétition, le construit, l’éphémère, n’intéresse plus les auteurs des Upanisad : ils exigent l’éternel et l’immuable. Dans leur désir de plénitude ils repoussent toute activité structurante, même celle qui, chez les Brāhmana, tendait à la plénitude, car le plein ne peut faire l’objet d’une activité de remplissage ; il est donné d’une façon immé­diate et ce n’est que passagèrement qu’il est limité en une multiplicité que peut abolir l’activité destructrice (yoga). L’activité intentionnelle védique qui a pour but le » vouloir durer » n’est plus, pour les Upanisad, qu’un obstacle au salut. Elles cherchent non pas tant à dresser des structures résistantes qu’à les détruire. Il s’ensuit que le Soi, l’ātman, n’est plus une somme achevée d’actes, il est éternel et les actes ne collent pas à lui.

Les Upanisad ont donc jeté le discrédit sur l’agencé, le nom et la forme périssables, ainsi çue sur les actes qui les suscitent, tout comme elles repoussent mrtyu, l’année, la mort. Par contre, elles se sont attachées à

404

ce qui transcende toute activité, à cet intemporel dont elles ont cru pénétrer le mystère.

Les réflexions du Buddha, elles aussi, ont pour thème primordial la douleur et le remède à la douleur. Comme ses prédécesseurs le Buddha cherche à se délivrer de cet angoissant sentiment d’instabilité mais ce ne sera pas en consolidant la durée, comme les Brāhmana, ni en cher­chant de solides assises (pratisthā) dans un principe absolu, immuable et unique, comme les Upanisad. Afin d’atteindre le repos définitif, le nirvana, il va jusqu’au fond de l’angoisse car cette angoisse est radicale, elle est la vie même. Il sait qu’il n’existe pas de point d’appui, de struc­ture assurée et qu’il n’y a pas de durée qui ne puisse se rompre. Il s’en­quiert alors de la cause de l’angoisse et la découvre dans une soif insatia­ble, soif qui oppose, comme dans]'Upanisad, le moi à l’autre. Cette soif ne disparaîtra que grâce à la pleine conscience de l’impermanence, du vide, de l’absence d’un moi, et c’est dans cette évanescence universelle et dans la connaissance du pratityasamutpāda, le ressort interne de la construction des fausses permanences ayant pour source l’ignorance et le désir, que réside l’apaisement ultime, car l’angoisse a pour origine la croyance erronée au moi, le désir du moi.

Ce n’est qu’après avoir dissocié les organisations temporelles asservis­santes que sont le passé et l’avenir, que le Buddha accède à l’intemporel, le nirvana, leur extinction.

Si, comme les Upanisad, le Buddha aspire à l’intemporel, au non-fait (akrta), c’est avec un apport nouveau : ce non-fait est aussi le non-concep­tuel, l’absence de toute spéculation.

S’il est d’accord avec elles pour reconnaître que l’activité qui plonge dans le désir est la cause première du tourment vital, il ne néglige pas pour autant l’étude de cette activité car, à la suite des Brāhmana, il affirme que tout, hormi le nirvana, est samskāra, construction.

La doctrine de la concaténation causale (pratilyasamutpāda) forme le noyau de l’enseignement du Buddha. Comme le rta des Veda, cette loi rend intelligible une réalité dont elle constitue l’agencement même.

Si Veda, Upanisad, Brāhmana et Bouddhisme ne sont pas du même avis sur la configuration que crée le désir et la pensée pragmatique qu’ac­tionne ce désir, tous sont d’accord pour croire que cette pensée engendre la durée et des formes relativement permanentes, alors qu’en fait tout est évanescent, instable, précaire. Mais tandis que le but des Brāhmana se réduisait à organiser l’univers en agençant des dharma afin de les faire durer, le but du Buddha est de les désagencer en remontant à leurs causes : les psychismes fortement centrés et orientés de telle sorte qu’ils ont perdu toute souplesse, toute liberté.

Si, d’un côté comme de l’autre, cette œuvre est possible c’est parce que les dharma ne sont que des résultats d’actes et non de véritables supports substantiels.

Brahmanisme et Bouddhisme enseignent comment on construit la durée à partir d’éléments discontinus : Prajāpati-l’Un se fragmente d’abord en jours et en nuits puis, à partir de ces derniers, on reconstitue le temps en sa totalité. Le second moment est fondamental aux yeux des Brāhmana. Les Upanisad ne s’intéressent qu’au premier moment, à Prajāpati-le­Tout-indifférencié, le continu qui se morcelle, la plénitude qui se fissure et, par la seule intuition, elles prétendent retrouver l’Un au-delà de l’agencé, le donné intégral, le non-fait en sa plénitude première, car les noms et les formes ne sont que l’ceuvre de notre activité.

Le Buddha, bien qu’il s’efforce d’atteindre l’intemporel qui est au-delà de l’agencé et qu’il prétende y accéder par une intuition, porte néan­moins toute son attention sur le second moment que dégagèrent les Brāh­mana : il part du vide et du discontinu puis, par une activité de remplis­sage et de consolidation, il accède à la durée et au continu/1. Il va ainsi des parties jusqu’aux totalités partielles et non au Tout unique comme le faisaient ses prédécesseurs car le Buddha refuse de poser le problème du tout : il ne s’intéresse pas à la totalité intelligible mais à la succession intelligible ou loi de production conditionnée.4

On peut néanmoins établir que pour les Upanisad et le Bouddhisme, la structuration des touts individuels est l’activité honnie par excellence : chez les premières, parce qu’elle limite le tout absolu en touts indivi­duels (vijñānatman), chez le second, pour la raison inverse qu’elle façonne des éléments séparés afin d’en faire des touts, ātman.

Le ressort de cette activité structurante est le désir ; désir de sacrifier dans les Brāhmana, désir condamné dans l’Upanisad s’il ne vise que le partiel et non le Tout. Désir condamné de façon absolue dans le Boud­dhisme parce qu’il forge, à partir d’éléments réels, le tout illusoire qu’est le moi en l’opposant aux autres touts illusoires, les non-moi.5

Pour les Upanisad la délivrance de l’individu consiste à perdre ses limites et à se perdre dans le Tout qui seul est réel. Comblé, le désir se trouve supprimé. Pour le Bouddhisme l’individu doit prendre conscience que ses actes ou éléments discontinus sont seuls réels, qu’ils ne sont ni internes ni externes et ne forment ni un moi ni un non-moi ; leur appropriation étant le seul obstacle qui s’oppose à sa libération et à son apaise­ment.

Si nous franchissons d’un bond les mille ans qui séparent le Buddha de ses lointains adeptes, les logiciens de l’école de Dignāga, nous consta­terons que c’est toujours la même idée fondamentale qui guide leur pen­sée et qu’ils mènent à son aboutissement la double tendance qui, dans les Veda, avait pour thème le rta et l’anrta et que l’ancienne pensée brahmanique avait scindé au profit de l’une ou de l’autre. C’est cette tendance qui, opposant intuition à construction est, sans contredit, le plus grand schème de la pensée indienne.

Dans un bref tableau d’ensemble, on peut dégager les linéaments sui­vants :

I

Il y a, au départ, en deçà de l’acte structurant, l’anrta, l’inorganisé saisi en une intuition inagissante qui s’exprime facilement en termes de toucher, mrs — sprs —, ce contact immédiat que nous trouvons dans les Veda et dans le Bouddhisme. C’est encore le principe de désorganisation (nirrti), le temps discontinu, dévorant, destructeur, l’incertain sur lequel on ne peut rien fonder.



1. Le Buddha se contente d’enseigner de quelle façon se constitue cette durée. En fait tout son effort tend à la détruire.

406

Dans les Veda il revêt des aspects divers : l’informe, le multiforme, le dispersé, l’innombrable, Visvarûpa, la magie maléfique aux brusques mutations qui n’obéit pas à des lois. Dans les Brahmana c’est le Prajāpati virūpa, aux formes multiples, l’illimité, l’indéfinissable par excès de dispersion. Dans les Upanisad il apparaît comme lnrtyu, la mort.

Les logiciens bouddhiques font de cet inagencé l’immédiat, l’en soi (svalaksana), l’absolument particulier, localisé dans un point de l’espace et du temps (ksana) et qu’appréhende une intuition sensorielle instan­tanée et inexprimable, entièrement exempte de construction mentale et, en conséquence, de nécessité et de certitude (niscaya).

II

Le plan intermédiaire de l’agencement (rta) : la réalité élaborée par l’activité structurante d’une pensée qui fait des plans et prévoit (mantu, kratu, kalpanā, abhisamskāra). C’est elle qui engendre des formes stables, le temps convenablement construit, la durée prolongée qui, dans les Veda, culmine en non-mort et, dans les Brahmana, en Prajāpati recons­titué, en un mot l’ensemble des formes sacrificielles solides, aux connexions bien assurées.

Dans les Upanisad ce même réseau de connexions et de concordances se trouve dévié de son but, l’organisation. Celle-ci n’est plus que nāma­rūpa noms et formes soumises au discrédit. Mais notons-le, ce qui est adapté et construit est toujours lié à l’expression (vāc), la parole nirukta, le bien énoncé et fait l’objet de certitude et de détermination.

Le Buddha pose de son côté l’activité en vue d’une fin (cetanā, karman) qui engendre le pratityasamutpāda, et il sait agencer et désagencer la réalité soumise à ces connexions.

Ce plan du rta est celui du continu et de l’élaboré, l’impérissable qui se répète indéfiniment, la non-mort et qui, se rattachant à l’activité structurante, n’a rien d’un éternel, car il dépend des fluctuations de cette activité.

Néanmoins ce temps bien construit, cette durée qui ne s’achève que pour reprendre, suffiront aux aspirations de la plus grande partie des tenants des Veda et des Brāhmana. Ce n’est qu’exceptionnellement que certains d’entre eux ont imaginé qu’il est possible d’accéder à l’intem­porel grâce aux concordances et aux structures bien agencées et présen­tes, de façon simultanée, à l’esprit du chantre ou à la pensée du prêtre brahman, cette parfaite adaptation de structures étant ce qui donne rapidité et agilité à la pensée intuitive. C’est ici qu’on cherchera volontiers une transition entre le plan du forgé et le plan du non-forgé, autrement dit de l’exprimable et de l’inexprimable, car c’est là qu’apparaît le pre­mier germe des fonctions négatrices (yoga) de la pensée, alors qu’elle réfreine la parole, au seuil même du silence.

III

Nous abordons le domaine (pada) caché qui est au-delà du continu et du discontinu, là où règne l’intuition qui saisit les rapports occultes entre rta et anrta parce qu’elle les domine ; ce sont les trois domaines mysté­rieux dont la parole est le quatrième, le non exprimé (anudita) de l’Atharva Veda.

Dans les Brāhmana/1 cet aspect est celui de Prajāpati en son silence originaire (tûsnim), l’unique et sans forme (arūpa) auquel on parvient grâce au jour central, le visuvat, l’intemporel.

C’est encore le non-construit (akrta) des Upanisad et du Buddha, l’asamskrta et le nirvana. Les Upanisad en font le sacré (brahman) au delà des noms et des formes et qui n’est atteint que dans une intuition instantanée. Une Upanisad (T. U. II.6) lui restaure même son véritable nom devenu un objet de mépris : à savoir l’anrta, en lui conservant sa valeur première d’inorganisé transcendant, ce qui est au-delà de l’ordre cosmique ; elle oppose les deux aspects du Soi (ātman), l’exprimé (ni­rukta), l’immanent (nilayana), le discriminant (vijñāna) et la réalité (satya) d’une part et, de l’autre, l’inexprimable (anirukta), le transcendant (anilayana), le non discriminant (avijñāna), enfin l’inagencé (anrta) qui, nous le voyons, forme le pendant du satya. Cette indication est précieuse car, dans ce court passage, nous est donné en raccourci toute l’évolution qui va des Veda aux Upanisad.

Les logiciens bouddhiques font de cet inagencé l’objet de la suprême va­lorisation, il est l’inexprimable auquel le yogin accède grâce à une intui­tion, après qu’il a éliminé toute construction mentale.6

Cette même ambiguïté que l’on remarque dans les Veda au sujet de l’inagencé dans son double rapport avec l’organisation se retrouve chez Dignāga car, à côté de la structuration factice, il y a l’immédiat, l’expé­rience réelle et ultime qui fait à la fois l’objet et de la sensation et de l’intuition mystique, chose en soi et être absolu, dont il est difficile de déceler la relation exacte.

Mais tandis que le plan de la construction, dans les Brāhmana, était considéré comme indispensable à l’obtention de ce qui transcende le construit, dans le Bouddhisme, le plan de l’élaboration mentale ne peut être, en tout état de cause, qu’un obstacle à l’intuition. Il faut accéder au plan où ne règne plus la loi de contradiction pour accorder des exigences aussi contraires qu’un présent éternel qui se réalise dans les limites les plus exiguës de l’évanescence.

Quant à l’abîme creusé entre la pensée constructrice et l’absolu, entre l’exprimable et l’inexprimable, et qui n’est pas sans avoir un écho éloi­gné dans le Rg Veda, il est le propre d’une tendance mystique qui prise très haut l’instant aux dépens d’une laborieuse et patiente organisation de la durée.

On pourrait faire, sans trop d’arbitraire, un rapprochement entre ancien Védisme et Bouddhisme tardif : il porte sur la connexion qui relie anrta à rta, pour le premier, intuition et conception, pour le second. Ces deux réalités, remarquons-le, ne s’écoulent pas l’une dans l’autre et ne sont pas non plus face à face car elles ne peuvent être simultanées. La première est détruite nécessairement par l’apparition de la seconde : l’inorganisé disparaît lorsque Varuna instaure le rta tout comme, chez le Bouddhiste, les sensations discontinues ne sont plus perçues en tant



1. On peut encore citer un passage étrange du S. B. IV.6.7.5 qui tend à ce sens :. « Or là où était la parole, là tout s’accomplissait, tout était intelligible. Et là où était l’esprit, là rien ne s’accomplissait, rien n’était intelligible. Car la réflexion intime demeure inintelligible (sa yatreyagt vāg civil sarvam eva latrākriyata sarvam prājiaīyatātha yatra mana āsīn naiva taira kiryt canākriyala na prājdāyala no hi ntanasā dhyāyatah kas canājānāti) ».

408

que telles, mais sont façonnées en une durée par la construction mentale propre à l’instant qui suit la sensation. De même encore, la destruction menace sans cesse la stabilité et la durée fondées par Varuna alors que, pour le Bouddhiste, l’intuition mystique, en surgissant, fait disparaître tout l’appareil conceptuel.

Avant de quitter le domaine de l’angoisse pour aborder l’instant de l’apaisement, on voudrait signaler l’étrange sorte de courage dont fait preuve l’Inde védique et bouddhique : elle se livre totalement à ce qu’elle craint le plus et c’est là même qu’elle trouve le remède à sa crainte7 : la mort lui procurera l’immortalité (Veda) et le vide, l’absolu (Bouddhisme). Le Bouddha est-il torturé par l’évanescence de toute joie ? Il fera de cette évanescence même la condition de toute félicité.

S’il est vrai qu’une réflexion portant sur la pluralité des choses puisse conduire à une théorie de la discontinuité et de l’instantanéité, ce n’est pourtant pas de ce côté qu’il faut essayer de découvrir l’origine véritable de ces théories car, en cherchant l’instant, c’est le repos ultime qu’a voulu le Buddha.

On ne peut méconnaître, en effet, l’importance que peut avoir, dans une philosophie entièrement orientée vers le salut, l’instant de l’illumi­nation (bodhi), l’instant par excellence, ce moment différent de tous les autres moments (visabhâga ksana) et libéré de tout lien causal.

Ce repos, le Buddha le place, non plus au cœur de l’année, le jour central, mais dans la trame même du tissu temporel, dans l’instant car l’instant est statique, — le temps n’ayant rien d’une durée et d’un élan en soi et n’étant qu’une construction fallacieuse, — et c’est du carac­tère statique (sthiti) de l’instant que dépend toute quiétude ; car l’ins­tant qui est source de tourment en raison de son évanescence est égale­ment la seule voie d’accès à l’apaisement définitif.

Cette quiétude peut être atteinte, de ce fait, à tout moment : il suffit que le travail de l’imagination soit suspendu, ses notions factices suppri­mées, pour que surgisse l’intuition qui appréhende les choses telles qu’elles sont (yathābhûta). La constatation de l’universelle impermanence sera le meilleur moyen d’obtenir le renoncement indispensable à l’acquisition de l’apaisement8. Et ce dernier est, à son tour, condition de toute concen­tration (sati) sur l’instant et sur l’immédiat. La pensée à la fois intense et souple, dégagée du poids de l’expérience passée, « sachant que ce qui était à faire est fait », ne se tourmente plus : elle ne se disperse pas ni ne tend ses forces vers le passé ou vers l’avenir. Le flot temporel, son œuvre, est en conséquence aboli.

Si la délivrance dépend d’un acte efficient de la pensée, on comprend que, prenant cet acte pour thème de leurs réflexions, les Bouddhistes aient été naturellement amenés à faire porter toute efficacité sur l’actuel, le moment présent dont ils feront la réalité éminente, celle où les yeux se dessillent, l’instant particulièrement favorable de la délivrance et que désignera tout spécialement le terme » khana’ : « Ne laisse pas passer l’instant, car ceux qui l’ont laissé fuir se désolent »/1.

L’instant aura un rôle non moins important sur la voie qui mène à la délivrance : « Instant après instant le sage se purifie de ses souillures » DmP. 239).



1. Khano ve mâ upaccagâ khanati hi socanti. DmP. 315. Cf. Sn 333 et U.V. V.17.



En soutenant la thèse de l’impermanence et de la discontinuité, les Bouddhistes sont à même de donner une orientation entièrement diffé­rente à la vie : commencements absolus et destructions définitives vont être désormais possibles. C’est ce que nous dit un texte archaïque : « L’an­cien est détruit, le nouveau n’a pas surgi. Ceux dont l’esprit a renoncé à l’existence future, les sages qui ont détruit les germes (bîja) (de l’exis­tence) et dont les désirs ne s’accroissent plus, s’éteignent comme une lampe »/1.

Lorsque le désir a disparu toute l’architecture qu’il avait édifiée s’écrou­le et le séjour immortel, non forgé, apparaît : « Lorsque (le sage) a appré­hendé l’apparition et la disparition des agrégats, il obtient la félicité de ceux qui savent discerner l’immortel » cela’/2. Et encore : “Celui qui plonge dans l’immortel (amatagadha) c’est le brahman qui ne spécule pas (akathankathin)” (DmP. 411).

Lorsque la lame fulgurante de la concentration intuitive (aññā, ñāna) s’insère entre les tendances structurantes, l’intemporel surgit instanta­nément.

Le présent parfaitement coupé de ses attaches au passé et à l’avenir est ainsi ce qui permet d’accéder au non construit exempt de durée, et les saints qui ont transcendé la construction du temps (kappātita) « touchent le nirvāna »/3.



1. Khinam puranam navam natthi sarmbhavam virattaeittâ âyatike bhavasmin te khina bíjâ avirulhichandâ nibbanti dhirâ yathâyam padîpa. (Sn. 235).

2 : Amatam tam vijanatam. DmP. 374.

3. Phusanti dhirâ nibbânam. DmP ; 23.













BIBLIOGRAPHIE ET TABLE DES SIGLES

TEXTES ET TRADUCTIONS

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Abhijfià, p. abhififià, connaissance intuitive efficace, faculté surnaturelle. 168, 367, 392.

Abhinivesa (° na), inclination qui porte au mal. 191, 202.

Abhirilpa, forme éminente et appropriée. 61-62.

Abhisa mbodha, illumination. 393. Abhisa rpceti, achever un acte. 155, 212, 213, n. 3.

Abhisa mkhata, résultat de l’effort intentionnel. 155, 212.

Abhisa mskàra, activité parachevante, unifiante. 155, 200-1, 212-4, 306, 405. Dessein. 318.

Abhisa rpskr —, achever parfaite ment. 1, 48-49, 58, 60 seq., 90, 194, 213 seq., 309, 323.

Abhisa mskrta, parachevé, modelé. 305.

Abhyàsa, effort' répété. 274, 329, 385.

Abudhipùrva (acte), inconscient. 305.

Acetasika, inconscient. 243.

Acte, et être. 4-5, 117, 151, 191, 226, 246, 249. ° Et temps. 1,° et délivrance. 327, 329, 408. ° Substantiel. 5, 134, 152. ° Initial, pris en sa source. 29, 304, 310, 325 et n. 3. ° Indivis, intemporel. 54, 58, 84, 94, 102, 105. ° Spirituel. 102-104, 162. ° Libre. 223-226, 316-7, 319, 322, 324, 326, ses caractères : 325-6, 328. ° Efficient, 204, 226, 268, 324. ° Instantané. 195, 235, 304, 324. ° Actuel, présent. 1, 319. ° Moral, doctrine de l’acte. 127 seq., 130 seq, 133, 157, 161, 189, 225, 305. Conflit avec inexistence du moi. 189 seq. Discontinuité de acte et fruit. 120, 234, 249 à 251, 192, 274, 347 seq., 357-369. Acte de décision. 295 seq., 304 seq., 316 seq., 328 seq. ° Projecteur. 311 seq. Ses caractères. 162, 193, 317 seq. ° Alimenté au désir. 119, 126, 143 seq., 148, 162, 169, 212, 306, 384. ° Intentionnel. 120 seq., 126, 133, 212, 217, 243, 304 seq., 310, 314. ° Passé et son existence. 212, 232 seq., 234 seq., 340, 364 seq., 390.

Actes, discontinus. 1, 35, 90, 108, 190, 214, 405. ° Désarticulés. 325° qui s’enchaînent. 49, 62, 90 seq., 104, 162. ° Parachevés et assumés. 68, 194, 213 seq., 305. ° Engendrent immortalité. 19, 26, 29, 34, 39, 44 seq., 49, 91. ° Forgent moi et nommoi. 171° et durée. 18, 20, 27, 33, 36, 58, 223, 228, 306, 369. ° Et impression. 359 seq. ° Et fruit .189 seq., 243, 357 seq., voir karman et rétribution. ° Et accumulation. 110. 243 seq. ° Divins et durée-3, 19, 24, 28, 30-1, 38, 41. ° Rituels. 19, 32, 34-5, 38 seq., 57. ° Convergents. 34 à 37, 40, 75, 93. ° Dévalorisés. 110, 115.

Activité. Négatrice et ascétique. 122-6, 137, 154, 159 seq., voir yoga. ° Créatrice de la durée et de la continuité. 1, 5-620 seq., 24, 86, 89, 101, 148, 193, 200 seq., 288, 402, 406. Ses caractères. 1, 20 seq., 48-49, 56. 1) Tendue. 119, 211, 216 seq., 220, 227, 3178. 2) RFtâchée. 317-8. 3) Mesurée. 31 ' Normative et exacte. 3, 29, 31-2, 60, 102, 403. Son intentionnalité. 5-6, 20-1, 32, 49 seq., 107, 109, 121, 126.

193, 204 seq., 227, 288, 324, 403, 406 (voir kratu) 0est discrimi-

natrice. 29 seq., 35, 39, 41 46.

0 Et nature propre. 266 seq. ° Ses formes variées : 1) procréa-

trice, dispersée, germinative. 1,

3-4, 49-57, 403. 2) Structurante, articulatrice. 1) 3, 50, 56, 84

97, 402 seq. 3) à double pôle : désir et ascèse. 123 seq., 223. 4) Spirituelle, dépolarisée. 1, 4. 6, 202, 225, 320, 326 à 329 :

416 INSTANT ET CAUSE

oEt époques. 266 seq. Problème de l’o. 347 seq.

Addhan. Epoque, chemin, perspective temporelle. 210, 241, 376, n. 1.

Adhiccasamuppana ou° pannika, produit au hasard, sans cause. 133, 192, 197, n. 4.

Adhimukti, complaisance. 306 et n. 1, 392, n. 3.

Adhi§thà, établir, stabiliser. 311, 315.

Adhi§thàna, prolongation de la durée. 315.

Adhittàna, détermination, vœu. 202.

Adhyàtma, Soi intérieur et suprême. 10, 65, 74-75, 104-105, 109, 153.

Adhvan, chemin, époque, temps. 231, 255, 257, 262.

Aditi, déliement personnifié, androgyne primordial. 16, 24-25, 38 et n. 246 et n. 4, 88, 401.

Agencement et continuité. 35, 36, 39, 101, 190. ° Des temps. 2-3, 35, 49-50, 99, 402. oDes actes rituels. 5, 33-34, 37, 39, 48, 64, 78, 84, 173-4, 192 seq. ° Cosmique. 12-16, 19-20, 23, 26, 31 seq.,

41, 43, 45, 64, 196, 402, 406.° Spatial. 50-51, 79, 402. ° De la concaténation causale. 162, 175, 194 seq., 210, 404. ° Et libération. 175, 328.

Agent. 56-7, 106, 115, 144, 148, 149, n. 1, 157, 159, 163, 193, 214, 307. ° Et discontinuité. 347 seq. Son rejet. 199. 132, 204, .226, 234, 360-369.

Agitation. 6, 170, 198, 216-224, 225, 227, 245, 317, 321, 328.

Agni, feu sacrificiel. 13 à 49. Sa nature discontinue. 16-17. Sa prévoyance. 32-41, 392 seq.,° cayana édification de l’autel du feu. 65 seq., 105. ° hotra, sacrifice du feu, 106. ° va gvànara feu céleste. 29-32.

Ahetuka, sans cause. 243, 260. Ahetuvàda, doctrine de la production sans cause. 133.

Ahi, le Serpent. 26, 28, 42, n. 3. Aja, non né. 15, 45.

Ajjhatta (sàdhyàtma), solitude intérieure. 155, 223, n. 4.

Akâla et akàlika, intemporel. 146, 158, 211, 215 et n. 4, 314.

Akammaniya ou oiya, manquant de souplesse, de vivacité. 220, 224.

Akammalifia, non maniable. 220, 223, n. 2.

Akammafifiatà, raideur, tension. 223, n. 2.

Akarmanyatà, raideur, tension. 224.

Akata, non fait, non façonné.

117, 150, 226, 331, n. 3. Akratu, sans dessein ni désir. 126,

163.

Akriyàvàda, doctrine de l’inef-ficience de l’acte moral. 115, 130 seq.

Akrta, qui n’est pas élaboré par nous. 117, 150, 226, n. 3. 331,

401, 403 à 406.

Akera, Syllabe, impérissable. 92, 109 seq., 116, 122 seq., 141. Ak dta, impérissable. 19.

Aksiti, indestructibilité. 89, 100. Aktu, crépuscule, jointure temporelle. 40, 57.

Ame substantielle et permanente. 97, 338, 360 seq. Inévoluée. 144, oet devenir. 119 seq., 124 seq., 128 seq., 132, 144, 159, 165, 327, 334-5. ° Réfutée, 157, 163, 191, 326.

À mhas, angoisse, étreinte. 8, 34, 38, 401.

Amita, illimité. 81.

Amata, non-mort, immortel, pàli amata. 19, 34, 44 seq., 98, 116, 149, 162, 219, 330 seq.

Anabhisaiketi, agir sans effort intentionnel. 212, 323.

Anabhisarnskr —, agir sans achever ni assumer l’acte. 323.

Anabhisa mskàra, acte dépourvu de projet. 212, 223, 328, 367.

Anàbhoga, absence de tension. 217, 223, 328.

Anakkhâta, indicible. 226. Ananta, infini, sans fin. 11, 81,

86, 89, 106, 110, 144. ovifttià

323.

Anàtma p. Anàtta, sans Soi. 118,

121, 147, 151-3.

Anàtmya, absence de Soi. 145, 155 seq.

Androgyne. 12, 196.

Angoisse. 7, 24, 32, 34, 38 et n. 1, 42, 181, 216, 220, 222, 225, 227, 309, 401-404, 408. Voir a mhas.

Anicca et aniccatà, impermanent et impermanence. 155, 181.

Animitta, sans projet. 154, 155, n. 1, 218, 223.

Anirukta, indéfini, inexprimable. 54 et n. 4, 55, 81 seq., 98, 107, 406.

Anitya, transitoire. 141.

Anityatà, impermanence, 256.

Année, cycle parfait. 40, 41, 48, 58, 70, 79, 80-1, 96, 98 seq., 101. Sacrée. 70-72, 97. Dispersée, discontinue. 4, 50 seq., 59, 67, 84 seq., 95-6, 98, 100. Concentrée, structurée. 4, 49, 56 seq., 84, 96. Sa construction. 56 seq., 67, 71. Son centre. 71, 100. ° Cyclique. 99 seq., 139. Son uniformité. 73. ° Spirituelle. 45, 54, 64, 85, 96-8, 100.

Anrta, inagencé. 12, 15, 22, 28-30,

36, 192, 196, 401-406.

Anta, limite. 125. Vue extrême. 127, 137, 152.

Antaràtma, personne intérieure.

65, 74, 76, 102, 104, 122, 125, 154.

Antaryàmin, agent interne. 106, 115.

Anu, infime. 113 ; atome. 299. À ttubhava, intuition. 292, 303,

344. Impression intense. 377. Anucchitti, indestructible. 116. Anudita, inexprimé. 46, 84, n. 1,

402, 406.

Anumàna, inférence. 284, n. 3, 394, 399.

Anurùpa, forme congruente. 62, 86, 87.

Anu4aya p. anusaya, penchant, tendances obsédantes. 202 seq., 212-5, 220, 236, 250, 275, 317. Passion en germe, 243, 250, 368.

Anusmarana, souvenir, reconnaissance. 213, 383.

Anusmr —, remémorer. 376. Anvaya, continuité. 351. Anyâpoha, rejet de l’autre. 285. Anyathâtva, hétérogénéité, alté-

rité. 7,• 257, n. 2, 259, 279, 307, 310, 386.

Anyavyàvrtti, exclusion de l’autre. 287, 296.

Aparimita, incommensurable. 80 seq., 102 et n. 2.

Apoha (théorie) du rejet de tout concept en tant que négatif. 285 seq.

Appamàda, sans relâche. 223. Appanihita, libre de tension. 220. Appativâni, (acte) impulsif. 212. Appossukka, sans désir ni anxiété.

220.

Appropriation et durée. 199 seq. 206, 209 seq., 219, 222, 225, 306-7, 317, 320, 323, 328. Voir upàdâna. Apraketa, indiscriminé. 22, 29. Arani, bois sacrificiels. 18.

Arhat, Saint qui a atteint l’état suprême. 176, 219, 243, 272 273, n. 2., 279, 315, 324 seq., 331.

Arnava, océan. 209, 401.

Arpita, adapté. 12.

Articulation temporelle et rituelle.

19, 20, 29, 31, 34, 36, 41, 43, 49,

50, 53, 56, 65, 76-78, 82, 85,

89, 97, 122, 175. Disloquée.

52 seq., 65, 77 seq. Voir rtu.

Artha, objet, ce qui est agencé à

un but. 1, 281, 288 seq., 344.

Unité d’intention. 300.

Arthakriyà, efficience, acte inten-

tionnel efficace. 281, 284, 288

seq., 300, 339.

Arthakriyâsâmarthya, efficience.

266, 282, 288,. 332, n. 2. Arthakriyàkâritva, efficience dirigée vers un but. 340, 352. Arûpa, sans forme. 84-5, 406. Arûpadhâtu et àrùpyao, plan du sans forme, les extases, 320, 323-4.

Asa mkhata, non construit. 226. Asa ! psi (da, qui n’est pas élaboré

par la pensée. 161, 226, 250,

254, 267, 328, 400, 406.

Asat, non-être. 18, 44, 63-4, 145,

158, 192, n. 2, 221.

Asura, Dieux à la puissance ambiguë. 45, 54, 401. Détenteurs de la Roue. 15, 20, 23-4. Leur activité mensuratrice. 21-2. Maîtres

de l’agencé et de l’inagencé. 22 seq., 34, 36, 47, 64, 69,. 91, n. 1, 143.

AtIta, passé. 211, 365.

Attan (s. àtman), Soi, individua-

lité. 191, 210, 223, n. 4, 314. Attaghafifia, destruction du soi.

149.

Auddhatya (p. uddhacca), dissipation, indolence. 219-20 et n. 1.

Avasthâ, condition. 255, 266. Durée. 279, 366.

Avasthàna, prolongation durée.

313, n. 1, 315, n. 2, 384. Avidyà, nescience, ignorance. 124,

156, 171, 199 seq., 205 seq. Avijjà, ignorance. 227 et n. 1. Aviparinàma, immuable. 129, 210. Avipraetia, entité sans destruc-

tion. 246, 249 seq., 368.

Avyàk da (p. avyàkata), moralement indéterminé. 236, 243, 253, 367.

Avyakta, inévolué. 114, 144. Ayoniso, qui ne va pas jusqu’à

la source. 202-3, 227 o manasi-

kàra. 3, 202, 318, n. 2.

À

Abhisa rpskàrika, effort intentionnel. 305, 320, 323.

Abhoga, tension, flexion de la pensée. 171, n. 1, 204, 216 seq., 223, 319 seq., 325, 329, 385, 393 seq.

Adana, appropriation. 169. ovij-fiàna, connaissance appropria-trice. 253.

Aditya, fils d’Aditi. 19-20, 22, 401. Ahâra, aliment psychologique. 198, 207, 225.

Akààa, espace infini. 108 seq., 117 seq.,

123, 156, 326, 344, 345, n. 2.

Àkificafifia, vide, non — existence. 154, 167 :

Alfflpaka (acte), projecteur de destinée ou de fruit. 121, 203, 270, n. 2, 305, 311, 357, 365, n. 2.

Alaya, fondement, attachement, vue erronée. 174 seq., 220, 252.

Alayavijfiàna, pensée réceptacle. 237, 252 seq., 275, 292, 390, 392.

Anifijya, àniftja, anefija, ânerija, ànejja, ànahja, calme, inamovible. 171, n. 1, 223-4, 236, 328.

Arabhata (énergie) prise en son départ. 325.

Arambha, entreprise, effort. 155, 198, 203, 218.

Arûpyadhri tu, plan du sans forme. 167, 207, 320, 323 seq.

Maya s. A 4rava, flux impur du désir. 152, 168, 170, 209-211, 219 seq., 225-6, 306, 312, 318, 330, 400. Automatisme. 322, 392. Pour les. Jaïna. 159-160, 169 seq.

Asevanà, habitude persévérante. 239, 329, 378 seq.

Aàraya, support, personne. 358, 362, 367, 384, n. 3.

Atman, personne totale. 3-4, 8, 50, 56, 60, 68, 74 seq., 87 seq., 95 ; 97 seq., 194 seq., 403-5. Identique au brâhman. 4, 28 seq., 75, 104-126, 143, 147, 151 seq., 155, 326. Soi. 104 seq., 110 seq., 191, 252, 264, 271, 293, 395, 361. Essence. 358. Fait d’actes. 74 seq., 149 seq., 167, 190, n. 191. Sa construction. 69-71, 74-6, 292, 362, 374, 377 seq. Entité permanente. 190-1, 247, 302, 395. Deux aspects du Soi. 406. odrei, illusion de la continuité. 292. Avarana, voile. 315, 396. Avattanà ou à' vajjana, avertissement, choc. 203 seq., 243, 392. Ayatana, siège, fondement. 87, 124, 167, 225, 243, 245.

Ayus, temps de vie, durée. 9, 18, 36, 47, 60, 77, 81, 96, 99 seq., 106, 312 seq.

Ayùhana, effort acharné. 203.

B

Bandhu, ensemble des connexions rituelles. 33, 62 seq., 193, n. 1, 196.

Bandhutà, parenté spirituelle. 3, 87.

Bija, germe inconscient. 233, 251, 253, 304, 386. ° instantané. 308 seq.

Bhava, existence, naissance. 126. Devenir. 151-2, 171, 198, 209.

Bhàva, être, condition. 341. Efficience. 262. Manière d’être. 265, 269 seq., 365, n. 2.

Bhàv —, faire devenir, méditer, cultiver la pensée. 147, 219, 224, 311 seq., 319.

Bhàvanà, culture de la pensée, concentration, réalisation mystique. 147, n. 3, 154, 254, 311, 319, 328 seq., 399. Energie. 386. Imprégnation de la série. 308 seq., 374, 378. Affinité. 386.

Bhavatigacitta, pensée subconsciente. 240, 243, 252.

Bhaya, angoisse, peur. 195, 206, 218, 225-7 et n. 1.

Bheda, discontinuité. 301, 351. oagraha, négligence de la discontinuité. 297.

Bhûman, plénitude. 114, 135-5. Bhûta, matière, élément. 132, 145. Bhûtàtma, âme élémentaire. 143 seq., 190 n.

Bodhi, illumination du Buddha. 169, 195, 237, 316, 319, 328, 408. ° sattva, Saint du Mahàyàna qui a atteint l’illumination mais demeure ici-bas pour sauver les êtres. 217, 316.

Bràhman, hymne improvisé. 63, 94, 196. Enigme. 63. Principe absolu sacré, infini. 36, 70, 75, 77, 81-2, 92, 94, 103, 105, 109 111, 123, 138 seq., 150, n. 2, 153, 226, 326. Identique à

àtman. 75, 104, 105, 115, 126, Tout cosmique. 4, 55, 85, 97 104, 122. Unité. 105, 117. Totalité des rites. 4, 74-5, 97-8, 101. 104, 106, 149, 330. Essence du sacrifice. 63, n. 103. Connexion sacrée. 43, 63, 77, n. 2, 94, 109. ° et espace. 111, 112, n. 2, 114, 150. ° et temps. 138-9, 146-7. Sens nouveau. 104 seq., 110, 113, 116, 153. ° Et purusa. 123, 125.

Brahma, le Dieu. 128, Baka. 183 seq.

Brahmàn, prêtre chef d’orchestre du sacrifice. 56, 58, 77, 81-2, 91-95, 103, 406. Sa maîtrise des durées. 4, 55-57, 324. ° Et normes. 93. ° Médecin du sacrifice. 60, 91 seq. Concentration de sa pensée. 4, 57, 84-85, n. 2, 92, 94, 164, 324. Son silence. 84, 92, 94.

Brahman, homme pur. 319, partisan du bràhman. 4, 96, n. 161, 402.

Bràhmana, connexion mystique. 62 seq.,

162 n. 1.

Buddha, éveillé. 169. Buddhi, intellect. 361, 380.

C

Caitanya, conscience. 364, 380.

Causalité. 131, 156, 288. ° Vitaliste, substantielle. 56, 174, 192, 210, 241. ° Formelle. 56, 94. ° Et discontinuité. 338, 347. ° Et évanescence. 345 seq. ° et durée. 340 seq. ° Pour le Réaliste. 347 354, 133, 271. ° Pour le Bouddhiste, métaphorique. 307 seq., 351, 356 seq., 369 seq. 0 Et liberté. 355. Trois moments de 0. 336. Jugement de° 295 seq.

Centre temporel. 56, 65-67, 71 seq., 324. Jour central. 3, 85, 100, 112, 407-8. Voir Vimvat. ° Intemporel. 195. ° Spatial. 65,

71, 74, 195. de la personne.

65, 74. du soi. 103, 125, 196.

Cetanà, acte de volition, intentionnel, qui porte fruit. 8, 152, 200-5, 214, 227, 253, 289, 293, 304 seq., 316 et n. 2, 318, 367, 383 seq., 406.

Chanda, désir et volition. 209, 305-6.

Cit —, percer un mystère, empiler couches de l’autel. 29, 33, 66.

Ceteti, caus., faire des plans. 204, 212.

Citta, conscience, pensée empirique. 101, 121-2, 154, 206, 243 seq., 253, 383, 387 seq., 390 seq ». ° caitta. 236, 307. 0vi-prayukta inconscient. 250, 313, 366.

Concentration. 125, 139, 326. de la pensée. 57, 60, 120, 154 seq., 206, 219, 224 seq., 315, 319. du brahm Mt. 90-95, 102, 194,

324. 0 du Buddha. 194. du

temps, de l’espace. 112. Sur le souffle. 107 seq., 123. 0 Sur l’instant. 170 et n. 3, 218, 324, 329, 408. 0 et discontinuité. 319, 321, 347, 387-89 (voir samàdhi), 382, 384.

Concentré. 54, 46, 60, 77, 98 seq., 102 seq., 194, 226. Voir samà-hita.

Connexion. 225. Rituelle. 4, 33-4, 37, 94, 196 seq. ° des formes. 62-4, 66, 87, 406. 0 de l’année. 70-71. 0 Des temps actifs. 2, 93, 97. 0 spirituelle. 64, 66, 87, 105, 109. 0 de rta-anrta. 407. Voir Upan4ad, nidàna. des actes dans le Bouddhisme. 162, 169, 174, 179, 192 seq., 201 seq., 377.

Conscience. 251 seq. Et durée. 200 seq., 214, 317 seq. infinie 130, 166 seq., 182 seq., 188,

323. Discriminatrice de moi

et de non-moi. 6, 29, 187, 206 seq., 223, 292. 0 abolie. 323. ° sous-jacente. 364. Imperma-nente. 208. 0 conditionnée. 166 seq. 0 multiple. 380. ° pùre, authentique. 321-4. Voir vijûàna.

Construction — mentale. 170, 178, 202, 2 (), 226, 276, 282, 375, 381, •'0, 387, 395, 400 seq., 404-8. u Rituelle. 4, 105. ° temporelle. 210-215, 292 seq. ° et sensation. 301, 303, 338. ° et durée. 7, 279 seq., 282, 287 seq., 327. ° et extase. 323. Voir kalpanà.

Continu. 4, 35, 88-9, 97, 101, 121, 333, 285, 406. Illusion du° 292.

Continuité. 113, 153, 157, 265. Sa nature. 4, 31, 44, 62, 83, 97, 285 seq. 0 organique. 6, 57, 82-3, 321. ° du souffle. 110-113. ° du' rite. 33, 35, 56-58, 67-69, 71. ° organisée, fruit de l’activité. 2-3, 19-20, 24, 32, 43-4, 78-9,

85 seq., 91, 308 seq. consolidée. 64, 88 seq. d’agencement. 57, 83, 93, 96, 98, 101, 113, 126, 403. ° d’exécution. 93. Facteur de la 6, 200 seq., 277 seq., 319. donnée pour les Réalistes. 192, 351 seq., 363, 374, 377. ° construite pour les Bouddhistes. 154, 193, 205, 279, 326, 249, 309. 351 seq., 353, 357 seq., 389,° et intimité. 105, 115 seq., 207. de la conscience. 208, 240. du subconscient. 252

seq. et affectivité. 227, 291,

317 seq. Spirituelle. 212, 321.

O illusoire. 324. abolie. 326,

327.° du sujet et de l’objet. 336.

Convergence, coïncidence des actes, 29, 34 seq., 43, 197, 201, 211.

• des formes. 62. des conditions. 353. ° des efforts. 212. Voir rtu, samaya, sàmagri.

D

Délivrance. 30, 132, 134, 142, 160,

172, 175, 185-6, 202, 224, 401.

o et discontinuité. 154, 157, 247, 361, 373, 382, 408. Dépendance causale. 159, 169, 189 seq., 197. Voir pratitya-

samutpàda. -

Désir. 3-7. 316. 326-8° et durée. 52 seq., 55, 63 seq, 96, 101, 113, 120, 111, 125-6, 139, 143 seq., 148, 150, 155, 162, 167-175, 180, 187, 194, 198 seq., 201-207, 211, 214 seq., 227, 227-231, 289, 292 seq., 300, 306-7, 320, 403-5, 409.

Désorganisation. 254. Temporelle. 7, 326 à 332.

Dessein, 25 seq., 28, 32, 43, 307, 311, 318, 320, 323. Voir kratu.

Destruction. 2, 19, 24, 152, 180. Double. 342-5. Est désordre temporel. 88. ° et instantanéité. 348 seq., 357, 363. spontanée. 157, 177, 257, 260 seq., 278 seq., 334, 342, 369, 372. Force de

O 256 seq., 260 seq., 273, 345

• des Nihilistes. 127, 129-131,

140. des Réalistes. 341, 371

seq. Sa cause. 342-3.

Détente. 218, 223 seq., 225, n. 1, 228, 325, 331. Voir Passaddhi. Devenir. Cyclique. 46, 48, 402.

Organique. 3, 41. ° formel. 214, 317 seq. ° spirituel. 320 seq., 323 seq. Différents types de° 151-2. ° du Soi. 147, 165 Devenir en soi. 5, 127. Des-Upanisad. 111, 117 seq., 124 seq., 127, 132-35, 137, 151.

Dans Bouddhisme. 169, 177, 191 seq., 195-198, 209, 211, 225, 245, 248, 317. des actes. 142, 148 seq., 151 seq., 195.

Dieu et temps. 11, 20-1, 124, 129, 144 seq. ° et temps. 146, 148, 152, 153, 177, 332. Voir Iivara.

Di4, direction spatiale. 27, 65, 80, n. 1, 110-1.

Discontinu. 1-7, 16, 55, 57, 97, 101, 131, 148, 153, 157, 160, 162, 171, 174, 176, 206, 231, 254, 285, 290 seq., 304, 313, 316-7, 324, 333, 361, 374, 401-7.

Discontinuité. 6-7, 24, 54-5, 83, 126, 132, 135, 150, 174, 180, 190, 222, 230 seq., 248, 301, 307, 331, 357. Niveaux de discontinuité temporelle. 317 à 325. Théorie de la 131, 347 seq., 408. ° De l’acte rituel. 90 seq.,

117, 121. Sa réparation. 89.

discontinuité entre cause et effet. 160, 310 seq., 354 seq.

et mémoire. 374 seq. ° et impressions des actes. 354 seq.

o de l’élan. 312. ° et délivrance. 373. d’agni. 16 seq.

Di tti (s. drsti) croyance, idée

fixe. 172, 191, 209, 219. Dhàman, essence. 12, n. 3, 35.

Fondement. 45.

Dhamma et dharma. Vue intuitive de la réalité. 6, 154, 171 seq., 325. Eléments, expérience, chose. 121, 166 seq., 189-201, 210 seq., 215 seq., 257, 304, 307, 326, 372, 383, 387, 376, 404. Entité séparée. 250, 327, 393. Doctrine. 210. Attribut. 132, 137. cakra, roue de la loi. 195.

drsti. 292. kàya, corps de

la totalité des dharma. 167.

niyàmatà. ordonnance des 192, 215. Substance, être, 264 seq., 271.

Dharman, ce qui est consolidé et agencé. 12, n. 7, 404. Structure ultime. 24, 44, 106 seq.

Dharmatà, nature d’une chose. 259.

Dhàsyu, qui cherche sa place. 45, 46 et n. 2, 47.

Dhàtr, ordonnateur suprême. 10,

18, 21, 38, n. 3, 95.

Diiàtu, pouvoir édificateur. 21,

25, 35 et n. 1. qualité. 137.

Dhyàna, méditation extatique.136, 237, 317, 321 seq., 326, 394 et n. 2, 400.

Dhuva, stable. 129, 210.

Dhva nIsa, destruction. 345. Domaine caché, ambivalent et

inorganisé. 3, 15-6, 21, 25-27,

45-7, 63-4, 112, 139, 196, 402,

406-7 et caverne. 112. Voir

pada, nàbhi.

Doute et durée. 289.

Dravya, substance. 264 seq., 270,

298, 308, 313, 334, 362, 366. Dravyasat, ce qui existe en soi.

263, 273, 376.

Dukkha, malaise, instabilité, douleur. 214, 218, 220-222, 245, 329.

Dukkha, sk. 8, 156, 168, 218 seq., 221.

Durée. 59, 96. Sa nature. 2-3, 97, 210, 235, 242, 257, 279 seq., 300. Est négation de l’instant. 285. substantielle, vitale. 5, 126, 132, 135, 139, 146, 158 seq., 310, 318, 327, 375. ° multiple. 2. 37, 316 à 326. Différents types de 0 2-3. Anagénique, catagé-nique. 304 seq., 314. ° Dans les Veda. 41-44. ° organique. 3, 41. ° fluide. 83, 210, 307. ° totale. 80. ° Récurrente. 295. ° Cyclique. 4, 98-100. ° propre à chacun. 312. ° Continuée, rejetée. 62, 253-4. ° prolongée. 2, 32, 99, 314-5.406. Elaborateurs de la 024 seq., 38. ° métaphorique des Bouddhistes. 177, 210, 233, 259, 284 seq., 290 seq., 339-346, 349 seq., 389, 395, 401, 404. ° Façonnée par l’acte. 20, 33, 38 seq., 43, 49, 88, 96, 99, 121, 203, 210, 241, 297, 317, 406-8. Pour le Buddha. 162, 168, 171. ° faite de points instants. 332. oet ordonnance. 1, 213 seq. ° et impressions. 254, 338. Facteurs de 211, 213 seq., 218 seq., 227 seq., 279 à 316, 329. Chose et être de 0 7, 235, 249 seq., 283, 293, 296, 299 seq., 333-340, 370. Voir avipranàga. Force de

256 seq., 258 seq. Elaboration

de la 2. 100 seq., 287 seq.,

299 seq., 336-8. Désorganisation de la 2, 326 à 332° et efficience. 340-1. et rétribution. 7, 309 seq. Perception de la° .335 à 339.

et reconnaissance. 336 seq.

de vie. 312 seq. au saint. 314

à 316. du Buddha. 314 seq.

Voir santàna, santati.

Dutthulla turbulence. 220 seq., 223, n. 2,317.

E

Efficience, efficace. 2-4, 61, 65, 73, 79, 89-92, 97, 102, 111. Etre,

acte et 0. 131, 152, 204, 263,

266 seq., 278, 281, 287 seq., 322, 333, 339 seq., 367, 404. Voir

arthakriyâ. ° causale. 350 seq., 370, 373, 383, 390. du moment présent. 211, 248-9, 263 seq., 278 seq., 330. = actuel. 408.

Eka, l’Un. 49, 95, 102, 104 seq. 117 seq., 124 seq., 145, 148, 402. Ekadhâ, unité. 118, 123. Ekatva, unicité. 153. Ekatà, permanence. 336.

Ekàgratà, p. ekaggatà, unification de la pensée. 311, 321, 387-8.

Elan. 3, 38, 41, 139-140, 171, 218, 311-313, 320, 326 (du désir), 398, 408.

Energies constructrices. 366, 368, 270. Voir sa inskâra.

Emotion et durée. 227, 291, 312.

Epoques temporelles, 205. 210-1, 213, 318, 330, 310, 364 seq., 369. Façonnées par le désir. 214 seq., 225, 255, 262 seq. Voir Addhan.

Espace. 3, 12, 35, 76, 90, 280-1, 296, 327. Libre°. 42. 0 et angoisse. 38, 402. Sa construction. 27, 29, 31, 46, 70, 126, 217, 402.

et mesure. 47, 67, 139. Sa

continuité. 33, 108, 351. In-

time. 110-111. infini. 117,

123. 0 et extases. 323, 326. Point de 1°. 332, 406. 0 et désir. 52-54. Centre de l’o. 3. Son inexistence. 339. Voir àkàga.

Etai, étaiement. 13, 17, 24-26, 32, 38, 41-2. 47, 117, 173, 196, 402.

Eternalisme. 127 seq., 163 seq., 197, 5.

Etre. 108, 110, 117, 126, 148, 153,

327. et non — être. 5, 44-5.

46 n. 2, 47, 52, 64, 221, 323.

et acte. 151-2, 260. 0 et efficience. 1, 124, 152-3, 170, 191 seq., 264 seq., 272. e et nirvâna. 226. Voir sat.

Evanescence. 6, 54, 58, 81, 100, 141, 211, 222, 312, 339, 343-4,

370, 407-8. des actes. 108

seq., 156, 158, 168, 177-9, 181.

Evolution. 5, 132-135, 137, 143 seq., 151, 153, 158, 216, 240. 0de la série. 254, 304 seq., 306-7,

422 INSTANT ET CAUSE

310 seq., 357, 365. Voir Pari-nâma.

Extase. 127, 130 seq., 137, 155, 168, 182, 187, 223, 233, 317, 320 seq. ° et instantanéité. 273, 367, 387 seq., 394 seq., 399.

F

Formes, définition. 58 seq. Connexion des. ° 62 seq. Consolidation des° 64 seq. Congruence des° 62 seq., 73 seq.

o mesurées. 21 seq., 41, 58, 76, 406. ° achevées. 62-4. ° diverses. 58. ° dispersées. 23-4, 53, 56.

périssables. 58. ° spirituelles. 97-8. noms et° 9, 107, 111 seq., 117, 126, 181, 186, 198. Sans 0 84, 407. Plan de la° 320 seq. Voir ri-11) a, tanu, sa rnsthâ.

G

Gati,

cours, mouvement. 146, 246, 371. Destinée. 314.

Germe. 3, 17, 50 seq., 55, 69, 231, 234, 240, 251, 253 seq., 304, 308,

390. Concentré. 70, 80, 82.

du souvenir. 377, 386. Discontinu. 309.

Grah, saisir sans construire, gràhi, prise. 281 seq., 303, 344 et n. 1.

Gùha, caché, mystérieux. 16, 27, 47. La caverne. 112. Voir pada. Guna, qualité, attribut. 313, 362.

H

Hetu, cause projectrice, incita-

trice. 35, 201, 204, 343, 366, 270

et n. 2.

Hotr, sacrificateur védique. 32 seq.

39, 48, 91, 150.

I

ldam, ceci, l’immédiat. 226.

Ida ippratyaya° (tâ), idappaccaya. (ta), état d’avoir ceci pour cause, corrélation. 174, 192.

Iddhi, mouvement spontané. 224. Pouvoir surnaturel. 315, 319.

Ignorance. 6, 124, 153, 156 seq., 162, 170, 194, 200 seq., 205 seq., 216 seq., 220, 224, 227 seq. à 328, 404.

Illimité. 1, 3-4, 59, 80 seq., 145, 403-6. Pensée° 84. Année° 85 seq., 95. Existence 316. Voir aparimita.

Illumination. 226, 316, 393, 408. ° et instant. 168, 172, 182, 227, 237, 328, 331. ° du Buddha. 180, 195.

Immortalité. 3-4, 18 seq., 32-34, 38. Est construite. 44, 47, 54 seq., 59, 69-75, 85-7, 91-6. Sa définition. 98 seq. ° Dans les Upanisad. 104-7, 109, 111-114, 121, 126, 138 seq., 162, 195, 221, 403, 408.

Inagencement 12. Voir anrta. 3,

21-32, 39, 42, 45, 48, 54, 63, 196, 402-7.

Incitation et durée. 3, 11 seq., 19, 27-8, 101, 146.

Incommensurable. 4, 54, 81, 84 seq., 102.

Indra, Dieu védique. 15, 19, 23

seq., 27 seq. 39 seq., 42 seq. Instant, Définitions. 225-6, 258,

277-8. Sens de destruction. 278.

Crucial. 30-40, 211, 228, 357

seq., 367. et efficience. 36, 41,

43, 97, 248 seq., 277, 282, 304,

325, 340, 351 à 356, 363, 370,

382-3, 388, 392 seq., 396, 400

seq., 407. Voir kiriya, viriya°

seul réel. 213, 242, 248 seq., 262,

285.° et cause. 348 seq. ° nova-

teur. 1, 319, 324-6. Point-ins-

tant. 177, 255, 276, 280 à 285.

définition. 333. ° et durée. 287,

295, 301 seq., 332. ° sans durée.

260, 326. Leur fulguration. 370.

Leur maîtrise. 227, 325, 327,

330. Relation entre les° 295,

307, 316, 318 seq., 326, 331.

suprême. 108, 227, 331. éter-

nel. 295. 320, 330 seq., 375.

Conscience de l’ 218, 221, 325.

initial. 1, 304. présent, actuel.

1, 227 seq., 235, 238, 248, 285,

295, 318, 325, 330, 335. de

durée. 235, 255-262. ° a deux

époques. 235 ° et sensation. 279

seq., 284 seq., 287 seq. sta-

tique. 290 et durée. 297-9. Voir abhika, Ifflna, kâla, samaya. Instantanéité. 6-7, 109, 131, 227 et n. 2, 232 seq., 238 seq., 249 255, 258, 262-272, 279, 288, 295, 302, 307, 326, 335-6, 347 seq., 363, 371, 373, 388, 393,

408. de l’énergie. 325 et n. 3, 336 et efficience. 327, 339. Universelle instantanéité, sa démonstration. 332 à 346, 339, 343. Conscience de l’ 0. 303, 344.

et perception. 335. 0 et reconnaissance. 336.



Ifijita, agitation et durée. 198, 216 seq., 223 n. 2, 317 seq.

Impulsion et durée. 49 seq., 122, 139, 171, 212, 321, 400.

Intemporalité, intemporel. 1, 3-5, 7, 45, 48-9, 72, 85-7, 97-105, 126, 146, 162, 195, 211, 215, 228, 314, 324, 326-8, 401, 406.

Intention et durée. 2-3, 20 à 24, 27 seq., 31 seq., 37, 39, 77, 91, 101, 107, 120, 126, 146, 156, 162. 170, 194 seq., 202-215, 228, 295 seq., 304 seq., 316, 325, 389, 403. Voir sa rpkalpa.

Intentionnalité, intentionnel. 34, 38, 42, 120, 201 seq., 212, 282-3, 287 seq., 300 seq., 318-321, 323 seq., 367.

Intuition mystique. 105, 109 seq., 114, 117, 119, 123, 125-6, 143, 152 seq., 171 seq., 184-6, 206, 233, 275, 280 seq., 295, 328, 331, 375, 382, 387, 393 seq., 398-408. Voir yogi pratyaksa.

du moi. 206, 291 seq., 295 seq.

mentale. 290-295. et sensa —

tion. 281, 285, 293. du passé.

338. du Buddha. 6, 168 seq., 177, 198 seq., 238. de l’instantanéité. 303, 344.

J

Jàra, déclin. 256, 259.

Jàtavedas, qui connaît les engen — . drements des connexions. 18, 34, 37.

Jàti, naissance. 171, 256, 368. Jhàna, s. dhyâna, méditation. 168, 321.

Jhàyin, l’extasié. 330.

Jivitendriya, organe vital. 312. Jiiàna, gnose, connaissance. 117,

206, 217, 329, 360, 378, n. 1,

379.

cognoscible. 264, 396, n. 2. Jointure. 40, 50, 53, 57, 67, 76 seq., 92-3. Voir parvan.

K

Kaivalya, isolement mystique. 118,

121.

Kâla, temps. 9, 41 et n. 1, 44, n. 1.

absolu. 9, 127, 137-142, 146, 210. des Réalistes. 276-7. ° Des Bouddhistes. 210 seq., 258, 262, 276-8. Sa définition. 255, 315.

Kàlavâcla, Théorie du Temps. 137, 142, 146, 158, 210.

Kàlavàdin, partisan du Temps absolu. 127, 138, 146 seq., 147 n. 1.

Kalpa, éon, 217, 314. Organisation.

211 n. 2, 295 seq., 303, 338, 406.

Kalpanâ, conceptualisation. 287. Construction mentale. 206, 281 n. 3, 282 seq., 287, 295, 301, 303, 327, 338, 375, 381.

Kalpita, factice, construit. 268, 301, 309, 379.

Kàma, désir et kàm —, désirer. 52, 120, 206, 209, 222, 300, 320 seq.

dhàtu, plan du désir. 320. Kamma, action morale. Voir karma. Kammaniya ou iya, souple. 224,

382.

Kammaiiria, apte à agir. 323. Kammaiiiiatà, souplesse, disponibilité d’esprit. 223 seq.

Kappa, adaptation, temps, comportement. 211, 312.

Kàra, succès. 39, 41 n. 1 et 9. Kârapasàmagri, concours des facteurs causaux. 353 seq.

Kàritra, activité. 258, 263, 266, 268 seq., 365.

Karman (p. kamma), Œuvre sacrificielle. 54-61, 68, 82, 75, 103, 106 seq., 115-121, 127, 149. Acte divin. 146. Activité intentionnelle, valorisée. 5, 19, 204,

212 seq., 221, 226, 245 seq., 253 seq., 252, 304 seq., 311 seq., 318, 329, 347, 406. Théorie du 0 189, 191. ° svabhàva, acte en

soi. 365 vipâka, rétribution de l’acte. 133 seq., 143, 149, 151, 157 seq., 189 seq., 192, 269, 242 seq. phala. 245.

Kàrya, effet, emploi. 261, 267.

kàrapa, cause et effet. 377. Karyà, acte pur sans rétribution. 325.

Kàya, teinture. 6. Catégorie, corps.

128. L’être entier. 171 n. 2. Ketu, efficience discriminatrice.

16, 21, 28-31, 35, 39, 46.

Kha, espace intérieur. 112, 114, 196.

Khana, instant. 179, 228, 408. Khema, apaisement. 115, 218. Kiriya, acte efficient, spirituel.

325, 328.

Klea, passion. 220, 315, 368, 369 n. 2.

K!p —, adapter. 10, 20, 48, 80 n. 1. Construire. 281, 401. Forger. 202.

Kratu, efficience intentionnelle. 5, 19, 21, 25 seq., 29, 38, 49. Projet. 8, 24, 406. Vouloir, dessein.

28, 32-537 n. 6, 39, 42, 120 seq., 190 n. 1, 200. Sacrifice. 109.

Kriyà, action efficiente. 277, 289, 300. o kâritva (théorie) de la réalité en tant qu’efficience. 131, 352.

Kr —, façonner. 20. Krti, activité sacrificielle. 155.

Krta, fait, façonné. 117, 305, 401. Acte. 142 seq. Krtàtma. Soi façonné par les actes. 122, 150.

Ksana, instant, sa définition. 2, 256 seq., 258, 278, 360. Moments sensibles particuliers. 284, 290, 298-354. Général. 141, 344-5, 354, 360, 363, 370-1, 383-4. Point-efficient. 276 seq., 280, 290, 406. 0 ultime. 393, 408. 0 nirodha, destruction instantanée. 262. o para rnpara, consécution d’instants. 361, 393. 0 bhafiga, instantanéité. 332, 360.

Ksanika, instantané. 246, 251, 263, 267, 278 seq., 299, 307, 309, 379, 387.

K sanikatva, instantanéité. 342, 344, 355, n. 1.

Ksaya, destruction. 78, 156, 278.

L

Lak sana (force) caractéristique.

256, 265.

Liberté. 223 seq., 404.

Lieu o originaire. 45 seq. u ultime.

111-114.

M

Mina, mesure. 25.

Manag, pensée empirique, sens interne. 50-54, 58-59 n. 1, 63, 75, 85, 92, 95 seq., 101 seq., 111, 113, 121, 145, 154, 253-4, 290-292, 361, 374, 378 et n. 2.

Manasa 0 pratyak sa, sensation mentale. 289. 0 yoginàm, intuition intelligible des yogin. 399.

Manasikàra s. manaskàra, acte d’attention non apaisé. 203, 219, 238, 306.

Manojalpa, murmure de la pensée. 289, 293.

Manosarncetanà, effort mental en-

gageant l’avenir. 200, 204, 205. Manovijriàna, connaissance men-

tale. 251, 292, 310 seq.

Mantu, le penser efficient intentionnel. 21, 24-25, 32, 38, 406. Manyu, courroux. 24, 26, 32, 38.

Mira, la Mort, le Tentateur. 219, 315.

Marana, mort. 156, 171.

Màtaribhvan, Mâtarigvan, sacrificateur. 13, 26.

Mati, pensée. 155, 157.

Màtrà, mesure. 59, 67-8.

Matrice. 45-6, 116, 146, 402 o du sacrifice. 17 seq., 69 à 71, 81, 99. 0 du bien fait. 48, 50. o de l’agencement. 195. 0 Engloutissante. 47-8. Voir yoni.

Maturation. 55. o de la série. 307 seq. o de l’acte. 192, 207, 226. 234, 243, 252, 304, 310 seq. Tension et 0 217. Voir acte et vipàka.

Màyà, magie mensuratrice aux formes bénéfiques et maléfiques. 21, 25, 27-31, 146, 401.

Mémoire. 319. De deux sortes. 382. 0 et discontinuité. 293-5, 337, 347, 362, 374, 387. Fixation et rappel. 382-385. Association des idées. 385. Reconnaissance. 284 seq., 338-339, 343, 379 seq., 381 seq. 0 pour les Vâtsipu-trIya. 377. pour les Nyàya. 377. pour les Mimânsaka. 378.

Mensurateur, poète. 21 seq., magie 0 21-34, 162.

Mensuration exacte. 38-39, 59-65.

Mesure (des formes). 20, 22-25, 38-9, 47, 58-60, 66 seq., 83-4, 102, 284. o unique. 67. Absence de o 1-3, 54, 102, 401 :

Moha, confusion. 204 n. 2, 205, 214, 320.

Mouvement, contiguité de points-instants. 332. Sa construction. 287 seq., 327. Réfutation d’un réel. 369-373.

Moyeu. 15-7, 25, 31, 45, 138. Intemporel, immortel. 48-9, 79, 100, 195-6, 402. Voir nâbhi.

Mrtyu, mort. 47 n. 1, 54, 106, 402, 405.

Mudu, souple. otà, douceur souple

et apaisée. 223 et n. 3, 224. Mûla, racine. 251. ovijiiâna, con-

naissance, racine. 252, 237, 383. Muni, sage, silencieux. 324.

N

Nâbhi, moyeu et nombril cosmique. 15, 31, 45, 80, n. 3, 196, 396.

Nairàtmya, absence de Soi. 118, 147, 151, 217, 189 seq. Nairâtmyatva, 144-5.

INDEX 425

Nam —, tendre un arc. 216 et n. 1. Ployer vers (objet passé ou futur). 306.

Nàma, nom et essence. 21, 107, 117. 0 rûpa, nom et forme. 53-4, 58, 102, 118, 206, 405. Structure. 139.

IÇ : là na, connaissance. 218, n. 2,

224-5, 238, 392.

Nandi, complaisance. 207, n. 2, 209.

Nàgitva, évanescence. 371.

Nati, tension. 212, 216 seq. Nicca, permanent. 129, 315. Nidâna, connexion. 62 seq., 97,

192 à 197. Facteur causal. 156,

n. 1, 160-169, 192, 201. Nirmà —, façonner. 49.

Nimitta, projet, projection, intention, dessein. 155, 201, 216 seq. Nirodha, arrêt (du monde phénoménal). 167, 209, 225, 254, 372. samàpatti, extase exempte de notion, de sensation. 389. Nirtti, désagencement cosmique, activité désarticulatrice du temps. 10, 12, 15-17, 38, 45-48, 63 seq., 79, 158, 405.

Nirukta, parole articulée. 82 seq., 98, 405.

Nirfipaeà, examen. 293, 383. Nirvàea, extinction, apaisement suprême. 137, 148, 154, 166,

•170, 191, 216-218, 221-2, 367, n. 3, 403 seq. o et sa msàra. 247 seq., 251, 254. L’intemporel. 162, l’inconditionné. 259. Ce qui n’est pas forgé par la pensée. 226 seq., 401 seq. But ultime. 314, 324, 326 seq.

Nirvikalpa, sans polarisation de sujet-objet. 280, 286, n. 1, 287, 290, 292, 329, 397.

Nigcaya, connaissance certaine, dé-

finie. 281, 303, 344 et n. 406. Nitya, éternel. 116, 118, 124, 276.

tva éternité. 432, n. 3. Nissita,. dépendant. 216, 323. Niyati, loi, nécessité. 127, 133,

145, 158.

O

Ogha, flux de l’existence. 195, 209, 214, 220, 225, 331.

0 zp, essence de l’udgitha. 92, 113. Son primordial continu. 113, 116.

Omniscience, 32 seq., 217, 237 seq., 273, 276, 288, 392 à 400. Sa définition. 396.

P

Paccatta (s. pratyàtma), par soi-même. 171, 215, n. 5.

Paccaya, 201. Voir pratyaya.

Pada, 1) domaine caché, inagencé. 15-6, 21, 25, 27, 44, 47, 63, 64, 112, 406., Chemin. 113. 2) Strophe. 82, 63.

Padàrtha, catégorie. 255, 362. Pamàda, négligence, torpeur et

durée. 222 seq., 227, 328. Panidhi, résolution. 203-4. Pa eihita, effort tendu. 220. Pafifià, sapience. 172, 202, 319,

328.

Pafifiatti, désignation nominale. 247.

Papafica, obsession, idée fixe. 191,

198, 214, 219, 220, 225. Pàragu, qui est allé jusqu’à la

rive opposée. 214.

Paramanu, atome. 255.

Paramàrtha, ultime. ° sat, réalité ultime. 282 o pudgala, personne suprême. 251-2. ° tas, en soi. 399. Parasparopakàritva, efficience causale en tant qu’aide mutuelle. 350, 352.

Parijman, qui fait le tour. 12, 16. Paricchinna (existence) délimitée, découpée. 316.

Parikalpita, forgé. 332.

Pari làha, désir anxieux. 209. Parinam —, incliner intégralement.

216, n. 1, 306, 316.

Parinàma, évolution, transformation. 133, 143, 158, 166, 266, 272, n. 1 a de la série. 254, 304, 307 seq., 357, 392. Définition. 216. o vâdin, partisan de l’évolution. 127, 137, 158.

Parinâmiki (existence) de transformation. 316.

Parinipphanna, déterminé. 241seq. Paritassanâ, crainte pour ce qu’on désire. n : seq.

Pariyesan :. enquête. 225, 392. Parva, articulation rituelle. 40,

49, 76-7, 85-6, 89, 92, 100. Paryàya, modes successifs. 298,

334, 141.

Passaddhi, détente, apaisement.

216, 219, 223-4, 227.

Passé (et avenir). 318. Son existence. 6, 132, 139, 170, 202, 226, 236 seq., 244 seq., 262 à 274, 271, 364, 376-382, 387, 389, 394-5, 398 seq., 408. Comment on l’engendre. 214. Sa négation. 254 seq., 266 seq., 271. 0 aboli

28

324-7, 330. et sensation. 290, 338. o et extases. 321-325. Voir époques, atita.

Patisevana, pratique assidue. 329 et n. 1.

Patthanà, intention unie au désir, anticipation. 203-4.

Patti (s. Pràpti), acquisition spirituelle. 243 seq.

Personne. Sa définition. 98, 204.

Immortelle. 23, 74. ° formée des actes sacrificiels. 48, 60, 69 -

70, 75-6, 87, 95.° morcellée. 50, 74. 0 reconstituée. 54 seq.,

71, 76, 85, 403 seq. Centre de la

O 71, 74, 102° achevée, universelle. 3-4, 97 seq., 105, 112, 132, 148, 153 seq. ° faite d’actes de désir. 161 seq., 1, 169 seq., 189 seq. ° ineffable des Vâtsi-putrIya. 247 seq. Voir pudgala.

est une série. 304-6, 367. o durable. 167, 234, 251, 318. Voir àtman.

PIti, satisfaction extatique. 224, 321.

Plénitude. Dans les Bràhmana. 68, 403-404. Dans les Upanisad 5, 110-118, 122-3, 125 seq., 153 seq., 156 seq., 326.

Prabandha, continuité sériale. 309 et n. 1, 365, n. 1.

Pràbandhiki (existence) ordinaire, continuée. 313, 387.

Pracetas, prévoyant. 23-4, 26-8, 31-2, 34, 38 net, n. 1.

Pradhàna, nature évoluante. 5, 118, 120, 124, 144, 151.

Pradhva rpsa, inexistence. 341, 344.

Prajàpati, le Père-Temps. 16. Activité créatrice du Temps. 3, 14, 49 seq. o l’Année. 3, 58 seq., 64 seq., 66, 68, 77, 82. 0 le sacrifice. 50, 56, 67 seq., 82, 102. ° procréateur. 49, 58, 69 à 74, 77, 81, 100. ° et germe. 55. ° La mort. 53 se 59. o reconstruit 53 à 59, 65 seq., 66, n. 1, 77, 81 seq. Centre de la personne de

P. 71 seq. ° l’illimité. 54, n. 4, 55, 80-4, 102, n. 5. Trois aspects de P. 84 seq., 101. o Concentré et Un. 51, 54, 60, 84-85, 94 seq., 102-3.

Prajfiâ, sapience. 33-4, 320. 0 ghàna masse de sapience. 111, 117-8, 154.

Prajfiapti, métaphore. 245. ° sat,

existant à titre de. ° 263. Praketa, signal discriminateur. 29—

30.

Prakalpa, de prak lp — faire des plans : Projection. 202.

Prakrti, Nature. 271, 332. Pramà, norme. 20, 62.

Pramàna, source et norme logique.

280, 284, 303.

Pr-à na, souffle vital et cosmique.

36, 75, 82, 95, 106-8. Pranidhàna, effort d’attention.220,

374, 385, 38e. Résolution. 305. Pràp —, s’emparer de, activité im-

pliquant construction. 282 seq. Praparica, obsession. 152, 172. Pràpti, possession. 272, 366 seq. Pratimâ, structure, contrepartie.

50, 62-3, 86.

Pratirûpa, prototype. 22.

Pratisarpdhà —, qui s’articule, se renoue. 60, 91, 100, 253, 390. Pratisthà, pivot immuable. 124, 403 seq. Fondation. 57, 61, 64, n. 1.

Pratityasamutpàda, p. Paticca-samuppada (ou panna), appa-

rition (ou produit) en dépendance fonctionnelle, agencement des facteurs, « faire, agencé ». 5, 117, 133, 159, 169 seq., 174, 190-201, 215 seq., 236, 272,

310, 328, 377, 386, 403-4, 406. Pratyabhijrià, reconnaissance. 336, 378.

Pratyak sa, sensation, connaissance immédiate. 280 seq., 290, 303, 336, 338 seq., 393, 399. Manifeste. 77, n. 2.

Pratyaya, condition auxiliaire. 270.

Idée, notion. 238, 279, 366,

372, 374, 390, 392, 394. Pravàha, série. 259, 310.

Préoccupation, 202 seq., 213 seq., 216-222, 227, 309, 317, 328, 330.

Présent. 365 seq., 375, 382, 385, 388 seq., 394, 398-400, 407. Voir époques.

Prévoyance et durée. 2, 4, 2333, 35, 38, 46, 213, 217, 394.

Projet. 24 seq., 32, 33, 37, 41, 97, 120-1, 154, 201 seq., 204, 208, 213, 215, n. 4, 217, 221, n. 2, 223, 300, 306, 309, 327, 401.

Projection. 25, 96, 121, 171, 202, 212 seq., 227, 297, 300, 305-6,

311, 313, 315, 389.

Pudgala, entité transmigrante, ineffable. 190, 246 seq., 332, 372-4, 393.

Pumân, mâle cosmique. 14-16. Punarmrtyu, naissance répétée. 162.

INDEX 427

Puruea, prototype de Prajàpati. 14, 16, 46, 79, l’homme sacrifié par les Dieux, 50 et n. 2 seq., 118, 120-122, 126, 144-145, 148, 151, 196, 276. ° artha, but d’un acte intentionnel humain. 288.

Ptir4a, plein. 68, 111, 114, 153.

R

ga, passion, désir. 203, 204, n. 2, 207, n. 2, 209, 320, 329.

Rasa, suc, essence. 52, 113, 145, 351.

Ratu, articulateur de la durée. 34. Reconnaissance, voir mémoire. Regret, son rôle dans la construc-

tion temporelle. 28, 212-214,

227, 317.

Retas, germe. 50 seq., 80 seq. Rétribution. 7, 249-250, 253, 269

seq., 272, 305 à 314, 362, 369,

voir vipàka.

Roue de l’agencement. 2, 14, 19 seq., 27, 45, 48 seq., 78, 86, 98 100, 195, 402. 0 du temps. 138 seq., 140. 0 du dhamma. 195 seq.

Rythme temporel. 3, 20, 24, 76, 78, 80, 96 seq., 107, 316 seq., 324, 353 402 seq.,° alterné. 23 seq., 41, 44, 48, 106, 146. o solaire. 11-2, 69, 83. Acte et 0 97, 101. o de durée. 231, 330, 401. 0 de progrès. 322.

Rilpa, forme, structure. 21-22, 58, 60-63, 107, 117. Qualités. 137, 183, 268, 390. Eléments sensibles. 167. Essence. 360. odhâ. tu, plan de la forme. 257, 320 seq., 321, n. 1.

f. t

R. —, agencer, adapter. 1, 26, 34,

219, n. 4.

Rbhu, Dieux de l’agencement, arti-

culateurs des temps. 11, 20,

24, 26-7.

Re, sage védique. 1, 100 14, 41,

52, 64, 401 seq.

Rta, agencement cosmique. 1-2,

12, 24, 51, 64, 402 seq. Flot, chemin, trame, roue, lait du rta. 13-16, 25. 0 et Varuna. 25 seq. 0 et Indra. 23, 30-36, 48, 192 et n. 2, 196.

Rtu, activité articulatrice. 2, 49, 50-55, 65-6, 85, 99 seq., 325, n. 2. Capacité d’agencer les temps. 21, 29, 55. Temps efficace, opportun. 23, 32, 34-41, 43.

kitvij. Prêtre qui articule actes et durées. 35, 39, 43.

S

Sacrifice. Définition. 19. Dans les Veda. 14 à 48. o dans les Brà-mana. 50 à 103. o est Prajàpati. 50. Est brâhman. 98. Sa concentration. 60 seq, 70 seq. Son achèvement. 74, 98. o et durée. 87 seq., 97. Le brahmân et le 0. 90 seq. Voir bràhman, karman.

Sage, saint. 6, 157, 176, 180-185, 191, 204, 212, 214, 217. o délivré. 191, 326-7, 330. Sans tension. 217-8, 223-226. Son intuition. 303. a surmonte le temps. 211, 225, 324. Son activité. 223, 226 seq., 325-6 o et l’instant. 238, 243 seq., 113 seq. Sa durée de vie. 313 sen.

Salila, mer, le fluent dépourvu de structure. 29, n. 2, 41, 46, 401.

Samàdhi, définition. 120, 387. Concentration spirituelle. 170, 218-9, 223, n. 3, 315, 321 et

n. 2, 326, 347, 400.

Samàgri, concours des facteurs causaux. 262, 353.

Samàhita, recueilli, concentré. 54, 120, 138-9, 219, 223, 226, 321, n. 2. Le brahmân 0 94. Réuni, composé. 138, n. 1.

Samàpatti, recueillement extatique

321, n. 2, 324, n. 4, 326, 387 seq. Sàmarthya, efficience causale. 223,

270 seq., 277, 296, 365, 357, 369,

n. 3, 381, 393.

Samavàya, relation d’inhérence.

298, n. 3, 335.

Samaya, rr,,ment opportun, ap-

proprié. 1, 211, 228.

Sambhava,. ambhuti, devenir, 152. Sa rncetanà », projet initial qui orien-

te, décision. 1, 6, 204-6. Sa rricit — .

213, n. 3.

Sa mdlià —, composer, articuler. 60, 69, 77-8.

Sa rndhi, jonction, continuité. 53, 77, 87, 153.

Sa milita, concentré. 60, 77, 108. Sa rnj fià, représentation définie,

concept. 187, 206, 220, 225, 278,

285.

Sa mkalpa, impulsion réalisatrice. 109, 121, 223, 101. Définition. 202 seq. Connaissance constructrice. 206, 211.



Sa mkappa, intention organisatrice. 170, 202 seq.

Sarpkhâra, énergie élaboratrice de la durée. 160, 199 seq., 204 seq., 221, 245. Voir sa rpskâra.

Samkhata, construit, préparé. 201, 218, 323-324. Conditionné. 248.

Sa relp —, agencer, façonner. 1, 60, 71, 202, 206.

Sa rpkrânti, déplacement, transfert. 246, 360.

Sa rpmâ, symétrie. 22, 60, 63.

Sa mmoha, confusion. 227. ° na. 205, n. 2.

Sa mnirmà —, commensurer. 60.

Sa mpad, congruent, coordonné. 59, 61-2, 67, 197.

Sa mprajilâna, intuition. 382. Samrddha, congruence efficace. 61-62.

Sa msâra, devenir phénoménal. 5, 225-6, 247, 372. Durée. 119-121, 126, 134 seq., 137, 144, 157 seq., 191, 204, 211, 225 seq., 252, 314.

Sa mskâra, énergie coordonnatrice intentionnelle, facteur de la durée. 6, 169, 190 seq., 199-208, 221, 225, 233, 313-318, 320, 327, 330, 357, 361, 366, 391, 394, 401, 404. Tendance subconsciente. 8, 150, 363, 338, 384, 387. Complexe. 214 seq., 327, 374 seq. Habitude dynamique invétérée. 154 seq., 167, 170, 382 seq. Conditionné ou conditionnant. 245 seq., 255 seq., 266, 308 seq., 372 seq. Force. 271. Impression et mémoire. 374-387. Pour le Réaliste, trace réelle. 374. Impétus. 313, 374, 378, n. 1.

Sarnskr —, façonner. 48, 58, 60 seq., 71, 76, 92, 96.

Sa mskrta, construit, élaboré. 48, 75, 170, 226, 254, 271, 305, 386. conditionné. 190 seq.

Sa rpsk rti, fabrication. 71.

Sa rnstlà —, parachever en stabilisant. 47, 60-1, 75, 78, 150, 155, 194.

Sa rnsthâ, structure sacrificielle achevée. 60-1, 97, 99.

Sanditthika, immédiat, accessible, actuel. 211, 326.

Sailtià, conception, 187, 198, 202, 219 seq., 225, 386.

Santa, apaisé. 154.

Santan —, tisser, articuler. 4, 69, 78, 86, 87, n. 1, 193, 307-8, 357, 362, 381 seq.

Santâna, connexion. 4. Continuité causale. 259, 284 seq., 300, 353. Série des instants. 290, 297, 300, 337, 351 seq., 357, 390-1, 394.

Santati, connexion sacrificielle. 87,

88, n. 3. des éléments. 267, 343. Continuité de la conscience. 193, 213, 242, 307, 379, 386, n. 3, 388.

Santi, apaisement. 155, 218, 223, 226. ° pada, état de paix. 226.

Sârûpya, conformité. 287. ° entre instantané et durée. 300.

Sarva, Tout. 49, 53, 104, 117 122, 141. Tout achevé, unifié. 62, 79, 91, 102. o jilâtà, omniscience. 237 ovid Omniscience. 394.

Sarvâtma, Soi universel. 97-8. Sarvàtva, totalité. 105.

Sat, être. 151, 402.

Sata, vigilant. 123, 154, 223. Sâti, attention vigilante. 170 n. 3,

329 seq., 408. Mémoire. 376, 382

° mat, vigilant. 226.

Satya, exactitude de la norme. 4, 20, 69, 89 Seq., 59, 62, 107, 406. Mesure précise efficace. 24, 29, 32 seq., 324. Réalité. 38, 96, 402. Science. 155-6. ° dharma, étaiement conforme à la norme. 11, 26. 0 sava, à l’incitation exacte. 11, 28.

Savitr, le Dieu incitateur. 10 seq., 19, 24, 27 seq., 41, 45, 50, 146.

Sensation,. et mémoire. 290, 375, 383, 385, 387 seq., 396, 407.

instantanée et durée. 6, 279 seq., 284 seq., 290 seq., 302-3, 335 seq., 338. o mentale et durée. 290 seq., 301.

Série, définition. 279, 307-8, 357. Son moment initial. 304-7, final culminant. 304, 308. o des instants. 7, 212, 250, 254, 284, 290, 295 seq., 352 seq., 308 seq., 326. a est homogène. 343 seq.

est métaphorique. 267 seq., 307, 356. o des conditions. 156. Elaboration de lao 300, 306 seq. Transformation de la o 377. Coïncidènce des a 313, 353 seq., 356 seq.,° karmique. 304. o et durée. 297, 338, 358-9. ° et mémoire. 375, 383-385. o et parfumage. 252 seq. o et germes. 308-9. o et concentration. 387 seq., 390. ° et omniscience. 393-400. o et causalité. 351.

O est le moi. 302, 362, 366-7,



373.° et inconscience. 234, 242. Voir santàna, santati.

Silence, 54, 81-2, 83 et n. 1, 84

et n. 85 et n. 1, 92, 94-5, 406-7. Sinehita (s. sneha), visqueux, affec-

té de désir. 219-220.

Skambha, étai cosmique. 41. Skandha, agrégat. 247, 253, 362. Smrti, mémoire. 376, 373, n. 2,

382 seq. Smr — . 109, n.

Soi. 191, voir âtman, intime. 3, voir antarâtma et actes. 104, 106, 115, 145, 150, 187, 403,

407. et temps. 116, 128. ° et

espace. 111-114. ° absolu. 116 119, 129 seq., 155, 177. Sa destruction. 149 seq. Absence de

5, 144-5, 147 seq.

Soif. 6, 68-9, 176-198, 209 seq., 213-219, 225, 306-7, 318, 330, 400, 404, Voir nairâtmya.

Soleil. 3, 14 seq. est l’embryon. 16.

Sa destinée mortelle et procréatrice. 16-22, 24-5, 30-33, 40.. et jour central. 73 seq. ° est le fil universel. 77, 106, 111. Voir Sûrya, Savitr.

Soma, breuvage d’immortalité. 19, 42, 47, 60-61.

Souffle vital et continuité. 36-7,

46, 75, 82-85, 93, 95, 106-108.

Voir pràr. ia.

Sthà —, s’établir, durer. 213, 358,

408. Faire durer, taus. 256, 358. Sthiratva, durée. 297.

Sthiti, existence continuée. 213, 234, 358. Durée. 256, 259, 312, 278, n. 3, 279.

Sthyàna, langueur. 224.

Structures temporelles. 1, 3, 23 seq., 76 seq., 82, 84, 106-7, 125 seq., 196, 403° de la personne. 307. ° de la réalité. 58, 173-4, 309 0 du sacrifice. 38,

47, 58-9, 87. Leur construction.

60-64, 101-2, 406. achevées.

61, 79, 90, 94. Leur congruence.

62, 86, 97. Leur équivalence. 66, 88. Leur consolidation. 67-8. ° agencées. 201. dissociées. 3289. ° spatiales. 44. primordiale. 65. 0 du jour cental. 73. ° idéale.

3, 78. de l’esprit. 85, 97, 287

seq. universelle. 194.

Subconscience. 6, 199, 206, 390. Sa continuité. 240 seq., 252. ° et élaboration de la durée. 212 seq., 227 seq., 233 seq., 237 seq., 292, 294, 299.

Sucetu, intention favorable. 32.

Sukha, bien-être. 155-6, 168-9, 321, 220 seq.

Sukratu, bon dessein. 28 seq., 32. Sukrta, bien fait. 12, 36-7, 47

50, 78-9. seq., 104, 145, 151, Sumeka, bien construit. 12-13, 79. Sûtra. 1) fil cosmique qui relie

les mondes. 106, 113, 115. 2)

Textes concis. 129, 247.

Svabhàva, nature innée, spontanée. 127, 140, 345. Force immanente. 129, 132 seq., 145, 163. Essence ou existence (opposée à efficience, bhàva). 262 seq., 269 seq., 272 seq., 342, 357 seq.

Svadhâ, fondement personnel. 46 n. 2.

Svalaksana, nature prbpre, chose en soi. 259, 264, 280 seq., 286 à 290, 333, 398, 405.

Svarûpa, essence. 264, 267, 278, 341. Réalité sui generis, 357, 369.

Svasa rrIvedanà, introspection. 290.

Sakti, potentialité. 233. Capacité. 308, 313, 357 seq., 381, 390. Sagvat et iàgvata, éternel, permanence. 20, 57, 116, 163, 235, 250, 247, 307, 379. ° vàdin. 116, 128. ° vàda, éternalisme. 128-9. raddhà, crédit accordé au rite. 59, 89 seq., 225.

grotàpanna, qui est entré dans le flot. 237.

unat. igepa, personnage solaire enchaîné. 15, 23, 29, 30, 401.

Silnya, p. sunna, vide. 96, 144, 154. i'inyatà, p. sufiriatà, vacuité. 1534, 327.

T

Tàdàtmya, identité. 339.

Tan —, tisser. 20, 30, 87, 89. Tantra, cadre. 59, 68.

Tantu, acte efficient qui trame, tissage du da. 13, de la durée. 21, 31, 34 et n. 3.

Tanu, forme sacrificielle. 76. Taigià, soif, désir. 169, 171, 209 seq.

Tapas, ferveur ascétique. 40, 46,

52, 118, 120, 125, 138-9, 149, 154.

Tathatâ, ainsité, nature inconditionnée. 236, 238-9.

Tathâgata, ainsi venu ou parti, ou qui est allé de la même manière, désignation du Buddha. 315.

Tattva, qualité, essence. 126, 301.

Temps, 78, 81, 86. Définition. 48, 127, 132, 227, 244 seq., 255, 285, 300. Termes qui connotent le 2. 210 seq. Deux sortes de,

• instant réel et durée construite. 284 à 287. Différents 1) phénoménal. 317-8. 2) Spirituel 319 à 324, 84. 3) Discontinu. 324. ° absolu. 2, 5, 58, 127, 137 à 142, 158, 163, 200, 277, 403. Donné, discontinu, épars, vécu. 1-2, 51 seq., 70, 85, 96,

100, 228, 405-6. séminal. 53,

70, 83.° cyclique. 57, 72, 78, 80, 86. ° et devenir. 143 seq.,

146. destructeur. 42, 53 seq.,

138, 140, 142, 146-148, 405. et activité. 1-2, 317 seq. des décisions. 304 seq., 316 seq. ° agencé. 26 seq., 43, 46, 56, 83, 228, 241, 297, 403. mesuré. 47, 54, 85, 96, 101. ° efficace. 23, 36, 39, 41. Ajustage des° 35, 402. Voir rtu° temps articulateur.

78, 100 seq. et rythme. 20,

23, 83, 316-317, 324.° des réalistes. 351-355. des Bouddhistes

351, 355, 400. discontinu des

Sarvàstivàdin. 255 seq. Deux

sortes de 0. 262 seq. infinité-

simal. Maîtrise du o. 324. Voir samaya.

Tension. 6-7, 52, 55-57, 85, n. 1, 203 seq., 212-3, 216-226, 310 seq., 319 seq., 325-330. Ses degrés. 316-17. Réduction de la 0. 323, 337. Voir àbhoga, nati.

Thiti, ordre et durée. 209, 212-215, instant de durée. 234 et n. 2.

Thinamiddha, paresse et torpeur. 223, 317.

Tissage temporel. 2, 13-4, 26, 29-30, 39, 43, 49, 86.

Toucher. 198, 283, 405, 109. Tout. 5, 42, 104-5, 117, 124, 132,

405.° Indifférencié. 118, 122,

156. 0 éparpillé. 49 à 56, 84,

103-4, 402. Voir vigva. struc-

turé, concentré. 3, 49-51, 56,

62-5, 68, 79, 81, 103-4, 403.

o unifié. 49, 51, 53, 66, 85, 87-8, 102-3. ° parachevé. 91, 98, 104, 118, 149. de la personne.

4, 75, 118, réfuté. 333. con-

tinu. 297. et parties. 333-335.

• réfuté par les Bouddhistes. 183-4, 188, 333. Voir sarva.

Trame cosmique. 23, 39, 117. ° temporelle. 13-4, 25 seq., 29, 31-2, 36-46-117. Voir tantu.

Trgia, soif. 117, 168, 198, 209 Seq.

– Tu, suffixe, exprime efficience et intentionnalité. 13, 20-21 et n. 1, 29, 34-57. Voir Ketu, kratu, mantu, dhàtu, rtu, tantu.

Tûglim, silence. 84, 93, 406.

Tvastr, le Dieu forgeron. 24 et les formes. 68, 78. et la coupe unique. 27. ° et la mâyâ. 22, 41, 44, 53.

U

Uccheda, anéantissement. 235, 247,

250, 259, 307. vàda, théorie

de 192.

Uddhacca, excitation. 218-9. Uju, ujjugata, dressé, dit de

l’homme vigilant et ardent. 320. UN (1'). 5, 15, 17, 45, 54 seq.,

95, 105, 112 seq., 124, 148, 402

à 407.

Unité. 118, 122 seq., 56, 139, 208, 301. de mesure. 59, 105, 309, 333. d’action. 200. du regard et d’intention. 91, 102 seq., 123 seq., 300. Illusion de 1'° 191, 214, 297-9, 370. ° du sujet et

de l’objet. 153, 302. de la.

série. 296, 302, 307. ° des origines. 49-50, 95, 118-120.

Unicité. 153.

Upacaya, accumulation, accroissement (de l’acte). 233, 368. Upacita. 306.

Upâdâna, appropriation. 169, 198, 209, 317.

Upadhi, a même sens probablement que upàdi, lien attachant à l’existence, attachement, substrat de l’existence. 175, 198.

Upan4â, connexion. 162, n. 1, 224-225.

Upanisad, connexion. 87, 109, 123, 193-4. Identité totale de structures. 3, 62 seq., 162, 169. Equa-tion fondamentale. 87, 105. Intuition du brâhman. 110.

Upasama, tranquillité d’esprit. 218-9, 324, 387.

Upasanta, apaisé. 219, 223. Upasevanà, habitude dynamique. 209.

Upekhà, impassibilité. 322-3.

V

Vàc, parole. 406.

Vacuité. 5, 7, 125, 144, 148, 153 à

157, 168, 177, 320, 324, 327, 395. Voir gùnyatà.

Varivas, libre espace. 12, 38. VartamAna, présent. 263-5, 375. tà, actualité, présence. 263. Varuna, Dieu védique. 12. Ordonnateur du cosmos. 15, 24. Est prévoyant, maître du rta. 25-6, 28-30, 32, 36, 41, 43. Est le Maître. 46.

Vàsanà, énergies imprégnantes, force subconsciente de cohésion. 8, 233, 299, 338, 355, 358 seq., 378, 384.

Vastu. 1) Crépuscule, jointure du jour et de la nuit. 40, 57. 2) Chose. 232, 264, 278, 289. Vaya, s. vyava, périssable, transitoire. 70, 234.

Vàyàma, effort autonome. 223, 305.

Vàyuna, de vi —, se diriger vers un objet, tissage. 26, n. 3. Cheminement sacrificiel. 29, 33, 39. Norme. 62, n. 3.

Vàyu, air, vent. 52, 65, 106, 108. Vedanà, émotion. 198, 209, 291. Vega, élan. 308, 311, 313, 398. Vicàra, notion, examen subtil.

293 et n. 1.

Vidhr —, séparer et étayer. 19, 117, 139.

Vidhàtr, ordonnateur des mondes. 11. 0 des jours. 12, 21, 24 seq., 33, 38, n. 3.

Vidyà, science. 54, 92, 153. Vidvas, qui sait. 32-33.

Vijftàna, p. viftftàna, conscience. 6, 171, 212 seq., 222 seq., 252, 365, 370, 375, 391, 397, 405.

son infinité. 130, 151, 155-6. Connaissance discriminatrice du moi et du non-moi. 109, 222, 208, 322 seq., 406. Connaissance intermittente. 252. Principe permanent. 165 seq., 183 seq., 190-3, 199, 200-2, 206-8. Idée. 303. Intelligence. 113, 121, 151. o dhàtu. 166. o pravàha, flot de conscience. o vàdin, partisan du Vijfiàna ou Yogàcàra. 166, 201.

Vikalpa, polarisation en un sujet et en un objet, dichotomie, notion. 206, 363, 282 seq., 293, 295 seq., 397 seq.

Vik lp —, structurer la réalité phénoménale. 202.

Viksepa, p. vikkhepa, dispersion.

52, 219, 222, n. 2, 223, 387. Vimàna, mesure. 39, 62 n. 3.

Vinàtga, destruction. 130, 152, 342 seq., 372.

Vipàka, maturation automatique (de l’acte). 207, 226, 228, 233, 274, 304, 312, 314, 391. Ses deux sens. 310 seq. Agrégat de rétribution. 253.

Viparinàma, évolution discontinue. 128, 216, 221-2. Succession hétérogène. 7, 179. 0 et tension. 216, 239-240. Sens du terme. 216, 308-310.

Vipra, prêtre inspiré. 39.

Viprayuktasamskàra, énergies inconscientes. 236-260.

Viràj, royauté éparpillée. 14, 46. Viràga, absence de passions. 160, 168, 222, 224-5.

Viriya, s. vitya, libre effort du saint. 223, 325 et notes.

Virûpa, formes multiples. 53, 84, 406.

Visaya, objet. 264, 299.

Vi§e§a (moment) culminant de la série. 304, 308, 392.

Visuvat, jour central, équinoxe. 56, 65, 72 seq., 85-6, 406.

Visva, le tout disséminé. 53, 120. 0 karman, l’artisan universel. 35, 44, 94, n. 3. o rfipa. Le monstre aux formes éparses. 24, 27-8, 35, 53, 67 seq., 405.

Vitakka, soucis, obsessions. 202, 214, 219, 225.

Vitan —, tendre en dispersant. 14. Vitata, tendu. 13, n. 4, 14, 47.

Vitarka p. vitakka. Doute et obsession. 168, 202, 216, 219, 220 et n. 4, 225, 324, n. 3, 329. Enquête, 293 et n. 1.

Viveka, solitude, détachement. 112, 168, 222.

Voie du milieu. 5-6, 127 seq., 189 à 197, 250, 307. Entre torpeur et tension. 222 seq.

Vo t. thàpeti, établir intégralement. 383.

Votthabbana, construction de l’objet. 383.

Vitra, le monstre multiforme. 28, 42 et n. 2-3, 44.

Vyàkrta (acte) moralement qualifié. 249 seq.

Vyàpàra, activité. 270, 281, n. 4, 360.

Vyùha, coordination en vue d’une fin, structure. 203, 351.

Y

Yama, Dieu de la Mort. 16, 30, 40.

432 INSTANT ET CAUSE

Yathàbhûta (choses) telles qu’elles sont. 154, 408.

Yoga, ascèse. 5, 107, 119-120, 122 seq., 126, 136, 145 seq., 150-4. Activité destructrice. 403 406.

Yogin, ascète. 107, 127, 135, 145,

152. 0 pratyak Son intuition mystique. 290 à 295, 303. 407,

Yoni, chemin, matrice du feu sacrificiel, source. 45-46 et n. 2,

47, 50, 122, 145, 203.

Yoniso, fondamentalement, en remontant jusqu’à la source. 203.

Yuj —, atteler. 20, 40-1, 87, 101, 122.



AUTEURS ET DOCTRINES

Abhayadeva, commentateur Jaïna. 131.

Andhaka. 230, 234, n. 1, 238 seq. Ahrika, Phil. Jaïna. 334.

Ajita Kesakambali ou 0 lin Matérialiste du vie s. av. J.-C. 129 130.

Arivika. 5, 127, 132, 135, 151, 163, 314.

Alâra Kàlàma, Maitre du Buddha. 147, 168.

Àryadeva Phil. Màdhyamika. 377. Aviddhakarna, auteur Nyàya. 342. Bali, partisan du Temps absolu. 140-141, 163.

Bhùtavàdin, matérialiste. 166. Buddhadeva. Phil. Sarvàstivàdin. 265.

Buddhaghosa. 199, 200, 208, n. 3, 241, 383, 387.

Candrakirti. Phil. Madhyàmika. 246, n. 1.

Dàrfitântika. 390, 234, 255. Dignàga ou Di igga, logicien Boud-

dhique. 4, 6, 233, 275 seq.,

279 seq., 304, 354, 375, 405. Dharmagupta. 393. Dharmaguptika. 230. Dharmakirti. 275, 288, 294, 354. Dharmatràta, Sarvàstivàdin, 265. Dharmottara. 356, 294-5. Ekadandin. 129. Ekavyàvahàrika, secte bouddhi-

que. 245, 229.

Gho§a, Sarvàstivàdin. 265.

Jaïna. 127, 130-1, 152, 159, 189, 333.

Jfiânagarbha. Bouddhiste. 294 et n. 3.

Kàlavàda et kâlavàdin. 5, 127,

138, 140, 146-7, 158, 210.

Kamalagla. 275 seq., 284, n. 2, 295, 297 seq., 308 seq., 332, 339, n. 4.

Kapila. 271.

Kâgyaplya. 230, 232, 245 seq., 369. Kausitaki auteur d’un bràhmana.

81, 102 n. 2, 402.

Kumàrila, Mïmànsaka. 295, n. 1, 302, n. 1, 307, 337 et n. 4, 344, 347 seq., 357 seq., 359 seq., 378 seq.

K'ouei-ki. 240, 244.

Lokottaravâ da. 229.

Màdhava. 339, n. 4.

Màdhyamika, école Bouddhique. 233, 239, 244, 250, 275, 285, 294, n. 3.

Mahà§à reghika ou Mahàsa rpghika. 166 seq., 252 seq., 217, 229 seq., 234 à 236, 314 seq., 388, 393.

Mahàvïra, fondateur du système Jaïna. 6, 134.

Mahàyàna, Grand Véhicule. 229, 238, 244.

Mangsaka. 219, 230, 232, 236, 238-9, 252, 393.

Makkhali Gosàla, partisan de l’é-Nolution, chef des Ajivika. 5-6, 127, 132, 135, 140, 144, 161, 177.

Mïmànsaka. 8, 129, 276, 336, 349, 371, 376 seq., 400.

Nàgàrjuna, Màdhyamika. 257, n. 4. Nairàtmyavàdin. 145.

Nigaetha, Jaïna. 152, 329.

Nigantha Nàthaputta, célèbre mai-tre Jaïna. 158.

Nyàya, système Réaliste. 8, 129, 275, 241, 288, 302, n. 2, 349 seq.

Naiyàyika, partisan du Nyàya. 280, 313, n. 4, 336, 342, 364, 374, 376 seq., 480-1.

Pakuddha Kaccàyana, partisan de l’éternalisme. 5, 128, 163. Paramàrtha. 230.

Prajfiaptivàda. 230, 232, 244 seq. Pra4astapàda, philosophe réaliste. 355.

Pûrva4aila, pâli Pubbaseliya. 230, 236, 238.

Ràjagirika. 239, 244.

Sa reghabhadra, Sarvàstivàdin. 232 seq., 256, 263, 266, n. 1, 267 seq., 278, 375-6.

434 INSTANT ET CAUSE

Sa rpjaya Bellatthiputta, sophiste, 136-137.

Sàrpkhya, système dualiste. 5, 8, 121, 129°, 130, 136, 183, 241, 349 seq.

Sarpkrântika. 230.

Sà rpitiya. 230, 233, 243, 246 seq. San nagarika ou Channagirika. 230. gà ndilya, sage upanisadique. 126, 136, 403.

gàntaraketa, philosophe Bouddhique. 246, 295, 297, 299, 301, 322, 275 seq.

Sarvàstivàda. 230.

Sarvàstivàdin. 6, 177, 217, 219, 231, 235, 236, 238, 254, 254 seq., 278, 306, 312 seq., 316, 332, 352 seq., 364 seq., 376, 383, 388, 392.

Sàti, disciple du Bouddha. 207. Sautràntika. 6, 7, 233-4, 249,

251 seq., 256 seq., 357 seq., 360. gankara, célèbre phil. Veànta.

355.

gàévatavàdin, éternaliste. 127 seq., 163.

gilânka, Jaïniste. 128, n. 3, 133 et n. 2.

gramane ou Samana, moines errants. 5, 127, 152, 157, 326.

Svabhàvavàda, doctrine de la Nature spontanée. 127, 132-135, 158 seq., 163.

Sumati, Jaïniste. 334.

Sthaviravàda, 231, 229. Voir The-ravà da.

Theravàda, école ancienne du Bouddhisme. 228.

Theravàdin. 183, 217, 233 seq., 314 seq., 388.

Ucchedavàda, Nihilisme. 127 seq., 129-132, 163, 185.

Uddaka ilknaputta, Maitre du

Buddha en extases. 147, 168. Uddyotakara, un partisan du NA-

ya. 278, 285, 344-5.

Uttaràpathaka. 239, 242.

Vàcaspatimigra, commentateur de systèmes réalistes. 227, n. 2, 296, 301, 343.

Vasubandhu, philosophe Bouddhi-

que. 251 seq., 256, 275, 277, 279,

293, 304, 311 seq., 354, 371. Vasumitra. 230, 255-6, 266. Vasumitra (Sthavira). 390 seq.,

219.

Vaibhà. sika. 254 seq., 288, 290, 293-4, 310-311, 366 seq., 387 seq., 390-4.

Vaigeeka, système réaliste. 8, 129, 275, 277, 280, 288, 313, 335-6, 341, 349 seq., 361 seq., 371, 374, 376, 386.

Vâtsiputriya. 230, 246 seq., 332, 368, 370, 376 seq., 393.

Vedànta. 349.

Vibhajyavàdin. 223-4, 231 seq., 244 seq., 255, 369, 391.

Vijiiânavàdin. 17, 174, n. 2, 201, 233, 235, 237, 254, 275, 383 et n. 3, 388 seq., 392, n.

Vyàsa, partisan du temps absolu. 140-1, 163.

Yàjhavalkya, sage des Upanied. 106, 117, 121, 124, 126, 147, 163, 187.

Yagomitra. 220, n. 1, 246, 293, n. 2, 310, 384.

Yoga, système philosophique. 129, 136, 276, n. 4, 350.

Yogàcàra, système Mahàyâna. 239, 252, 254, 291-2.

Yogasena, Sarvàstivàdin. 352 seq.

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

[non reprise, voir le table générale]



ERRATA

LIRE

page 15, lignes 4, 7 et 28 : rais page 20, ligne 20 : on aboutit page 31, ligne 1 : et celui de la lune page 33, ligne 1 : les espaces bril-

lants

page 73, ligne 7 : C’est le jour éminent de l’année

page 74, ligne 5 : un ferme support page 89, ligne 33 : ou du crédit page 91, note 1, ligne 4 : Il s’en fal-

lait de peu que

page 94, lignes 13-14 : qui fait une

personne céleste du sacrifiant/

note 3 : fréquemment évoquée page 95, ligne 18 : chercha page 96, lignes 1 et 2 : tourner sous lui page 108, ligne 35 : (Mund. U. I. 2.7 -

12)

page 111, ligne 34 : en rentrant ses innombrables rayons

page 135, ligne 8 : êtres conscients page 144, ligne 33 : cette absence de soi

page 147, ligne 10 : des Brahmanes

page 149, ligne 22 : la Brhadâranyaka

Upanisad

page 158, ligne 32 : l’évolution spon-

tanée

page 166, ligne 29 : s’attachent

page 168, ligne 29 : Uddaka Ràmaputta

page 191, note 1 D. N. III. p. 137 page 194, lignes 12-13 : Il examine

les sources et les résultantes de l’activité, que les BràhmarA n’avaient pas soumises à une étude approfondie

page 195, ligne 1 : durant laquelle page 199, ligne 15 : que scanderont page 214, ligne 35 : Afiguttara Nikàya page 218, ligne 15 : dépendront/

ligne 38 : choisies

page 219, ligne 31 : Vitarka page 220, ligne 1 : le plus grand obs-

tacle à l’acuité de la pensée page 224, ligne 12 : aussi peu souple page 234, ligne 44 : polémiquent page 237, ligne 8 : ni identique au

nirvitea ni différente de lui page 239, lignes 23 & 28 : Hivan

Tsang/ligne 40 : Ce sont eux

page 254, dernière ligne : ce sont les trois temps

page 260, ligne 27-28 : cause intime de destruction apparaissant en

même temps que sa naissance page 275, ligne 5 : écrits page 280, ligne 4 : séparée de toute

page 287, ligne 28 : Comment construit-on la durée ?

page 289, ligne 31 : nous permettrait page 308, dernière ligne : imprimée page 314, ligne 41 : ne sont pas dues

(…) mais sont le résultat/dernière

ligne : ils ne peuvent

page 318, ligne 14 : déterminées page 319, note 4 : ci-dessus page 320, ligne 8 : l’acte coordonne page 320, ligne 45 : allant de vacuité

en vacuités de plus en plus sub-

tiles

page 323, note 1 : les trois premiers

page 345, ligne 33 : (…) d’autres causes, de même, bien que la chose soit évanescente par nature, elle requiert néanmoins d’autres causes

pour sa destruction ?

page 349, ligne 17 : embrassée page 352, lignes 27-28 : la définir comme une aide mutuelle page 357, ligne 34 : que le fruit naît page 368, ligne 39 : aviprandiva page 372, ligne 14 : de la cause même page 377, ligne 14 : où s’est produite page 379, ligne 16 : l’idée instantanée passée

page 383, ligne 9 : distinguées/lignes 32-33 : cause de rappel/dernière ligne : jaillissent

page 388, ligne 15 : L’intense acuité de la pensée

page 393, ligne 39 : singulière puissance telle que

page 395, dernière ligne : si l’on n’a, page 400, lignes 6-7 : eller ne comporte pas un seul instant de délai page 404, ligne 29 : hormis

page 412, ligne 36 : St. D.N. :

Suttapitaka/ligne 37 : Filliozat

page 426, 1te colonne, ligne 13 :

morcelée



H. CORNÉLIS, Le Discontinu dans la pensée Indienne.

Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Avril 1957. Etude d’un ouvrage récent.



L’ouvrage récent (1) qui nous livre le résultat des patientes et, pénétrantes recherches de Mme Lilian SILBURN est, une contribution importante à notre connaissance du développement, de la pensée indienne, sous l’angle de son apport, le plus original : sa notion de la durée. Il doit être recommandé à l’attention de tous ceux qui s’attachent à scruter la nature et, les conditions de l’agir humain, à quelque titre que ce soit.

Ces 400 pages retracent., avec une fidélité et une probité scientifique admirables, la démarche étonnamment une de la pensée indienne, au cours des trente siècles qui vont depuis les Veda jusqu’au Bouddhisme tardif, sur le thème de la durée construite. Immensément avide de paix et de sécurité, dans un cosmos qui lui est toujours apparu comme angoissant, l’Inde védique et bouddhique, avec un étrange courage, a obstinément cherché le remède à sa crainte au plus profond de son angoisse : dans l’acte intensément vécu de la mort, (Veda), ou dans l’évanescence de toute joie (Bouddha). Dans les deux cas, il s’agit d’un triomphe sur la durée successive, et. de la conquête du repos dans l’immobilité de l’instant.

L’importance que nous accordons à ces pages nous excusera d’en suivre pas à pas le déroulement, même si ce résumé de résumés doit renoncer d’avance à donner une idée bien fidèle d’une pensée riche et subtile, dont la démarche est de plus, souvent, déroutante pour nos habitudes mentales d’occidentaux.

Trois approches différentes de la notion de temps se rencontrent dans le Veda ancien. On y trouve un temps organique (croissance, vieillissement, et. mort), un temps héroïque (établissement, d’un ordre cosmique par victoire sur les forces chaotiques) et un temps construit (exprimé par les images tirées de l’activité du tisserand et du forgeron). Ce dernier mode de conception de la durée occupe une place centrale dans l’hymnologie sacrificielle, of, elle est mise en relation avec l’activité des dieux-souverains, gardiens de l’ordre cosmique. Le rite est, par lui-même, organisation de

(1) L. SILBURN, Instant et cause, Le disconlinu dans la pensée philosophique de l’Inde (Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie). Paris, Vrin, 1955 ; 16 x 25, 437 pp.

[234] la durée, et le poète sacré est un « mensurateur ». Le mot mayâ, appelé à prendre une place importante dans la spéculation indienne, signifia d’abord « magie mensuratrice ». Ce n’est, que plus tard que l’aspect ordonné de celte activité disparaîtra, étouffé par celui de la succession arbitraire de formes décevantes (p. 23). Dès les origines, cependant, une ambiguïté marquait cette activité organisatrice de la durée, ambiguïté qui affecte d’ailleurs aussi la figure divine de Varuna, maître du rla, loi des successions cosmiques ordonnées. Par une face de lui-même, en effet, l’Asura garde le contact. avec les forces obscures du chaos, et il tire de celte plongée dans l’abîme la source de son inexplicable puissance. La succession ordonnée des périodes de la durée est signifiée par le mythe de la roue bien façonnée. L’impulsion est, donnée à la roue du temps à partir de l’axe, qui en est en méme temps le centre immobile, le lieu ambigu où le pivot repose dans la « matrice » inépuisable de l’inorganisé. C’est, grâce au sacrifice hien fait. ou rite dûment, exécuté, qui organise le temps en durée parfaite, que l’on réintègre la matrice d’or de l’immortalité. Tisser solidement la trame du temps est, l’œuvre de qui en connaît, les nœuds. Assurer les transitions, le passage des « gués », est le souci constant, du sacrifiant. Dans ces perspectives, la durée apparait comme essentiellement discontinue, guettée à chaque instant par une désintégration fatale. Seul le mystérieux pada, la matrice cachée, où retourne à l’inconscience ce que l’effort conscient avait laborieusement construit, fait exception et échappe à ce péril. Là se situe le lieu de l’immortalité.

Dans les Brâhmana la conception de la durée s’organise autour de la figure de Prajâpati, l’année hypostasiée, Père des créatures. Son rôle est double. En tant que procréateur, il donne naissance au foisonnement, désordonné des êtres et de la vie. Mais en tant que constructeur, il rebâtit par le rite un univers ordonné, où se trouvent reconcentrés les éléments de l’année dispersée. L’édifice cosmique ainsi « rejointoyé » est préservé de la ruine. L’ordonnance du rite, en particulier la construction de l’autel du feu, revient à édifier un modèle réduit de l’ordre cosmique, où chaque opération et chaque formule rituelle assurent, une base pour la triangulation de la carte du temps. Le sacrifice, célébré au profil du sacrifiant, lui assure., par une réintégration de son être homologue à celle du tout cosmique, l’accès à l’immortalité. L’efficience en est conçue comme tellement réelle, que, si les formules — brâhmana — étaient utilisées sous leur forme absolue, la mort immédiate s’ensuivrait, car l’achèvement. total de l’intégration du temps ne laisse plus place à la durée relative de l’existence ordinaire. Aussi faut-il, si l’on veut assurer au sacrifiant, à la fois longue vie ici-bas et immortalité dans l’au-delà, doser habilement les formules. Le brâhmana est. done principe de « cosmicité ». Il assimile, par homologation des structures, la durée de l’individu à celle du cosmos. Le « soi » (âtman) individuel se trouve donc implicitement et, analogiquement, assimilé à l’âme universelle, au brâhman. Pour parer au danger que comporterait une exécution trop parfaite du rite, il est possible d’en [235] « dégonfler » l’efficience, grâce à la fragilité essentielle de toute trame sacrificielle. Il suffit pour cela de desserrer quelque peu un de ses nœuds. Elle est donc aussi à la merci de toute bévue, de toute distraction, et l’introduction malveillante d’un petit mot peut tourner à la catastrophe par inversion brutale de sa signification. Aussi le principal des célébrants, le brahman président, a pour seul rôle de concentrer toute son attention sur le déroulement correct des cérémonies. S’il s’aperçoit d’une erreur, il est, alors possible de la réparer, par appel aux énergies intactes des forces encore inorganisées. En particulier les exclamations rituelles ont ce pouvoir, et, parmi elles la syllabe « impérissable » om qui joue en somme le rôle de la « matrice cachée » des Veda.

Par l’identification implicite de la durée individuelle avec l’impérissable durée cosmique, les Brâhmana préparent les Upanisad ; mais par le caractère essentiellement construit de toute activité efficace, ils ne préparent pas moins le Bouddhisme. Il suffira au Bouddha d’inverser, à partir des mêmes hypothèses, la valeur accordée à la chose construite. pour que toute l’orientation de la réflexion bouddhique sur la durée se trouve déterminée.

Lorsqu’on expose la doctrine des Upanisad, il arrive qu’on perde de vue que cette doctrine a connu un développement important entre le temps des Upanisad anciennes et celui des récentes. Or on doit se garder d’interpréter les premières à la lumière de la doctrine achevée des dernières. Dans les Upanisad anciennes l’âtman n’est encore qu’un agent permanent, sur lequel les modifications ont une prise réelle. Il ne deviendra que plus tard une entité immuable, sur la pureté de laquelle l’activité morale demeure sans véritable action. Mais l’attention qui, dans les Brâhmana se portait sur la structure des actes, se porte à présent sur la continuité des rythmes physiologiques qui la sous-tendent. Les çramanes, dont les Upanisad manifestent, la mentalité ksatriya, négligent l’activité intentionnelle des Brâhmana, pour cultiver les attitudes de réceptivité qui conduisent à l’extase. L’aspect absolu de Prajâpati est découvert dans un brâhman qui ne s’écoule plus. L’« espace », lieu de l’âtman, est le moyen de toutes les continuités. L’âtman qui parvient à se commensurer à lui devient, impérissable. L’action ne le souille plus. Ce privilège des « parfaits » sera ensuite étendu à tous. Aussi le bouddhisme dénoncera-t’il l’immoralité des « éternalistes » et tournera-t-il le dos à toute doctrine qui confère à la personne une quelconque durée. Les Upanisad ont cru pouvoir scinder la continuité en deux aspects opposés, l’écoulement perpétuel du sarnsâra, et l’immobilité absolue du brâhman, décelable par delà les phénomènes. Le purusa d’or, âme immortelle, s’oppose au devenir en un dualisme, que la spéculation hindouiste récente s’efforcera de transcender sans le renier. Cependant Bouddhisme et Upanisad partagent une attitude commune vis-à-vis de l’acte mû par une intention morale : cet acte engendre la durée et le devenir. Cette révélation de la loi du karman est faite en grand mystère dans les Upanisad anciennes. [236] En conséquence, le çramane, par son ascèse, purifie sa pensée (citta) de la tension du projet (kratu).

Pour éclairer au mieux la naissance du bouddhisme, il faut, la replonger dans le milieu de pensée de son temps. Dès le début, le Bouddha déclare opter pour une voie moyenne, qui doit le tenir à distance à la fois des « éternalistes » et des « nihilistes ». Ces voies extrêmes conduisent en effet à un égal mépris des conséquences du karman. Le Bouddha considère avec un immense sérieux la gravité de l’action morale intentionnelle. A son sens, sa méthode, et elle seule, est capable d’abolir l’engagement dans le devenir créé par l’action engagée. La documentation fournie par les Upanisad permet d’y reconnaître les éternalistes dont le bouddhisme s’écarte, mais existait-il à la même époque une école nihiliste, qui professait le caractère évanescent et discontinu de toute chose ? Si elle a existé, on pourrait attribuer à son influence la méfiance du Bouddha à l’égard de toute spéculation sur l’absolu.

Le Bouddhisme naissant a certainement dû s’expliquer avec les partisans d’une doctrine du temps continu, le Kâlavâda. Les caractéristiques de cette dernière permettent de la rapprocher de la conception du temps-destin qui marque profondément toute notre antiquité classique. Le Temps est l’hypostase de la loi de la Nécessité. Cette conception, quelque peu insolite dans l’Inde, est attribuée par certains à des infiltrations babyloniennes de même nature que celles qui ont déterminé le courant zervaniste au cours de l’histoire des religions iraniennes (p. 142). Les objections du bouddhisme contre le temps absolu ont même source que celles qu’il oppose à l’âtman impérissable ou aux doctrines d’anéantissement : l’initiative responsable s’en trouverait privée de sa gravité, ou même rendue illusoire. Néanmoins, comme il a été noté plus haut, upanisad et bouddhisme poursuivent bien le même but ultime, à savoir l’apaisement total de toute tension créatrice de durée. Mais ce que la tradition brahmanique orthodoxe cherche dans l’accomplissement de tout désir, l’hérésie bouddhique le cherche dans l’extirpation de la racine même de tout désir. Le moine bouddhiste crée le vide au sein de sa méditation. Il s’en sait capable, parce que les choses ne naissent pas d’elles-mêmes (éternalisme), ni d’autre chose (matérialisme), et elles n’évoluent pas de façon fatale (Kâlavâda).

Le Jaïnisme a des racines plus anciennes que le bouddhisme, et le Bouddha a dû le trouver sur son chemin. Pour le jaïna, comme pour les Upanisad anciennes, l’âme (jiva) est une chose permanente plongée dans un flux impermanent. La science libératrice est donc un discernement entre permanent et impermanent. Pour le Bouddha, l’âme est elle-même flux impermanent, et, le savoir porte sur l’impermanence même.

De toutes les influences subies par le Bouddhisme ancien, celle des Brâhmana — et c’est, une thèse essentielle de l’ouvrage que nous analysons — est la plus importante, bien que la plus difficile à déceler. Ils ont en commun la notion d’une personnalité édifiée à partir d’une activité [237] essentiellement, discontinue — le karman —, celle qui, dans les upanisad anciennes, s’appelle âtman. Cet âtman, que les Brâhmana s’efforcent de « parfaire », et, que les Upanisad éternalistes déclareront parfait de nature, le Bouddha cherche à le « défaire », afin d’atteindre la paix du nirvâna, dont, la définition est d’être le « non-fait ». À ce point, de vue, le rapport du moi au temps occupe une place centrale dans la réflexion du bouddhisme ancien, et tous les démêlés entre sectes l’auront en quelque sorte comme objet. Le plus ancien Bouddhisme admettait d’ailleurs l’existence d’un substrat subtil des âmes, dont il faisait le sixième élément, et se rapprochait en cela de la position des matérialistes.

La plus ancienne doctrine du dhamma nous ramène à la notion védique du rta, ordonnance normative de la réalité, lui conférant solidité et permanence. L’intuition du Bouddha porte sur la possibilité de faire échec à cette concaténation, si solide soit-elle, grâce à la connaissance de ses causes. L’âtman lui-même a, en dernière analyse, le même caractère « factice » que les éléments (dharma) ; il tire son origine du dynamisme de la pensée engagée, seule réelle. Dans sa discussion avec le Bouddha, le hrahmàn Baka est d’accord pour prendre la terre — comme tout autre élément. — pour ce qu’elle est, et donc de ne pas en faire l’objet d’une appropriation. Mais s’il dissout les aggrégats factices des touts partiels, c’est parce qu’il réserve au Tout la solidité de l’être. Le Bouddha, par contre, dénonce la facticité de l’idée du Tout absolu, fruit, comme tous les concepts, d’une surimposition mentale.

Le Bouddhisme ancien doit aussi préciser sa position vis-à-vis de la conscience sans limite ou vijñana, dont part le Brahmanisme pour atteindre l’intuition mystique de l’âtman. Pour le Bouddha, ce n’est là un principe ni éternel ni continu. Le vijñana doit faire place à une connaissance intuitive (ana), exempte de cette discrimination entre moi et non-moi, et, d’ailleurs de toute construction mentale. Ainsi la voie de l’extase, fondée sur l’isolement de la concience, ne peut prétendre aux faveurs du Bouddha, malgré la place qu’elle occupera dans le bouddhisme des Yogâcâra. Dès le début d’ailleurs, le mirage de la conscience avait exercé son prestige sur les moines, et le Bouddha avait dû les mettre en garde contre lui.

L’organisation de la doctrine du Bouddha, telle que nous la présente le canon des écritures bouddhiques, a posé aux chercheurs occidentaux une question fondamentale, que L. de la Vallée-Poussin exprimait ainsi : « Comment : concilier la fécondité de l’acte et l’inexistence de tout moi permanent ? » Répondre à cette question exige un exposé correct de l’instantanéisme causal du bouddhisme, que nous propose précisément l’étude de Mme Silburn. C’est précisément parce que tout est impermanent et conditionné, qu’il n’y a pas de moi éternel, mais qu’il n’y a qu’un « faire agencé ». L’étude du mot samskâra le montre, tout proche de celui d’abhisamskara, qui désignait, dans les Brâhmana l’acte sacrificiel achevé. Arrivé à ce point le rite est parvenu à construire l’âtman. Le Bouddha, [238] partant de l’état construit de l’âtman, qui n’est donc qu’un samskâra, et considérant. avec détachement l’agencement des causes, va faire usage de sa science des structures universelles pour remonter le cours du devenir. Tout comme les brahn, il prend place au moyeu de la roue du rta, devenue la Roue du Dhamma, pour se rendre maître de son mouvement. Mais, plus puissant que ra, le maître de la mort, qui a pouvoir sur la roue du destin, il en brise le déterminisme en la contraignant à inverser son mouvement. L’instantanéisme bouddhique est exigé comme condition de la libération. Il faut que tous les points du devenir puissent en devenir les centres, si l’on veut en faire des portes ouvertes sur le « non-fait » du nirvâna, ou, pour employer une autre image, il faut que le cercle puisse être analysé en points discontinus, si l’on veut pouvoir échapper par la tangente.

Ce qui condamne l’activité rituelle du brahn, c’est son caractère intéressé, qu’il partage avec tous les samsra. Ce caractère s’affirme au maximum dans le projet initial, source de volonté organisatrice (samce-tanâ). Le bouddhisme reconnaît parfaitement l’efficience de la conscience (vijñâna), mais la condamne précisément en raison de la discrimination qu’elle instaure entre moi et non-moi. Ce qui la rend efficace, ce n’est pas qu’elle serve de véhicule permanent aux intérêts du sujet. Elle ne transmet rien, puisqu’elle se décompose en une suite discontinue d’instants. Seulement. ces instants se conditionnent les uns les autres ; et c’est parce que le Bouddha reconnaît pleinement la force enchaînante de cette concaténation, qu’il lui refuse toute substantialité qui la rendrait fatale.

La condamnation de l’action intéressée est si radicale, qu’elle affecte non seulement la soif des « formes » et celle du « sans-forme » (extase), mais qu’elle porte même sur la soif de l’« arrêt », à savoir l’arrêt, de la série conditionnée. Tout projet, enchaîne, même celui de la libération. Le nirvâna est « non-fait ». Quel est alors le moyen d’atteindre l’île paisible, au milieu du flot du samsâra ? C’est. le samâdhi, la concentration sur l’instant, opposé à tout souci du passé comme à tout projet d’avenir. Même le souci des grandes questions que pose l’être et le non-être, la douleur ou la mort, doit être banni. La rêverie brahmanique ne peut conduire à la désappropriation.10

L’intuition du Bouddha, toute éclairante et, convaincante qu’elle apparut à ses disciples, ne les laissa pas moins devant un certain nombre de questions qu’on ne pouvait éluder. La division des sectes leur doit son origine. On peut partager en deux groupes la descendance spirituelle du Bouddha, ceux qui s’attachent à demeurer fidèles avant tout à son altitude pratique, ou les ascètes, et ceux qui, voulant rejoindre sa pensée dans sa pureté essentielle, poussent la recherche intellectuelle dans la voie qu’il a ouverte, et ce sont les philosophes, ou plutôt les logiciens de l’acte, si l’on veut restreindre la philosophie à la connaissance de l’être. Il n’y a évidemment, pas place pour une ontologie bouddhique orthodoxe. Les plus tentés d’ontologisme furent les ascètes. Ils réintroduisirent, une [239] forme d’absolu en hypostasiant le moyen du salut. Le livre de Mme Silhurn nous en expose surtout les réfutations. La découverte originale du Bouddha, c’est le pratîtyasamutpada, ou génération conditionnée. A l’origine il s’agit d’une analyse de la cause de l’instabilité douloureuse, qui l’explique par le processus complet de l’activité psychique. Sa méditation fut considérée comme si essentielle dans les monastères, qu’elle en devint une explication générale du devenir phénoménal et le substitut d’une métaphysique. Le pratityasamutpâda lui-même, qui démontrait comment toute chose est conditionnée, ne pouvait être conditionné lui-même. Il occupait, donc une place à part parmi les réalités, entre le samsâra et le nirvana. En vérité absolue on pouvait affirmer qu’il en allait bien « ainsi ». Ce fut l’origine de la notion de tâthata, l’« ainsité ». Parallèlement., l’acte de l’illumination du Bouddha, ou bodhi, subit un traitement analogue, en tant qu’il permet une expérience simultanée de toute vérité, prenant. ainsi la place de l’intuition brahmanique du Tout. Au caractère instantané de l’illumination, correspond le caractère analogue de la transmission de la vérité, que le Bouddha est capable de concentrer en une seule expression, qui condense tout le contenu de la Bonne Loi.

Toujours dans le clan des ascètes, certains, réfléchissant sur l’état, concentré de l’esprit, en cours de samâdhi affirmèrent la durée prolongée d’une seule pensée, pendant même un jour entier. La durée continue tendit en outre à se réintroduire par le biais de la réflexion sur la durée de rétribution. Certains actes forts projettent une existence entière de rétribution. Enfin la tradition voulait que celui qui s’était « mis en chemin » vit sa vertu s’accroître sans qu’il ait à poser nécessairement pour cela de nouvelles décisions majeures. Cela semblait supposer une durée de l’intention formelle, indépendamment de l’activité consciente. Pour ces raisons et d’autres, certaines sectes firent accueil à une forme adoucie de l’âtman. le pudgala, dont le rôle était de faire le lien entre les divers actes d’une même série personnelle. Le pudgala est aux objets des actes successifs ce qu’est le feu à ses divers combustibles. Le feu n’a pas d’existence en dehors de l’acte de la combustion, et sa continuité apparente n’affecte pas vraiment la discontinuité réelle du combustible.

Une solution moins naïve est apportée parmi les Yogâcâra, par élaboration de la notion d’alayavijñana qu’on peut définir comme la masse interdépendante des imprégnations subconscientes laissées par les actes antérieurs dans l’instant. actuel de la série individuelle. Elle occupe une telle place dans la spéculation que certains auteurs occidentaux ont cru qu’on lui accordait valeur substantielle et que par elle l’ontologie se réintroduisait ainsi dans le bouddhisme. Il n’en est rien, et, si l’on insiste tant sur la solidité de ces aggrégats, c’est précisément pour souligner combien ils sont dilliciles à dissoudre. et provoquer la mobilisation patiente et vigilante des forces ascétiques de désintégration.

L’élernalisme risque encore de se réintroduire par un autre biais : [240] le dharma, en tant que ce mot désigne chaque espèce élémentaire. Celles-ci possèdent, par définition, un caractère propre (svabhâva), et sont, ainsi, du point de vue de la cognoscibilité, éternelles. Selon une tendance qu’il manifeste à travers toute sa spéculation, le Sarvàstivàdin — « celui pour qui tout existe ». — affirme en conséquence la réalité de tous les objets de pensée. Le Sautrântika, champion de l’impermanence, objecte la contradiction dans le fait d’un élément, qui nait et périt à chaque instant, mais qui, par ailleurs, reste identique à lui-même à travers le passé, le présent et l’avenir. L’argument fondamental du Sautntika, qui fut déjà opposé à la théorie du pudgala, est en effet bâti en dilemme : tout ce qui n’est. pas instantané doit nécessairement être éternel. Il suffit, alors de rendre la notion d’éternité exigeante au point qu’elle implique identité absolue de la chose avec elle-même, pour rejeter dans l’impermanence tout objet. engagé dans une quelconque activité. Vasumitra tentera de défendre la position sarvâstivâdin en expliquant que l’élément voyage à travers les époques à la manière du bâtonnet sur l’abaque, qui change de valeur selon qu’il entre dans la case des dizaines ou dans celle des unités. Dans la suite, de nouveaux Sarvâstidin édifieront. une doctrine plus élaborée pour justifier l’apparente perpétuation du caractère propre, malgré l’essentielle impermanence de l’élément.. Pour commencer, aucune différence ne peut. être faite entre l’élément et son caractère propre. La situation dans le temps se fera par défaut d’efficience opératoire. L’acte meurtrier commis dans le passé demeure présent, par un instant de sa série causale, mais sans efficience actuelle, A la manière dont l’œil, en possession de son pouvoir de vision, demeure néanmoins sans efficience dans l’obscurité. Mais, par la reconnaissance d’une existence sans efficience, on s’écartait de l’orthodoxie pour rejoindre I'ontologisme par un chemin subtil. L’identité rigoureuse de l’existence et, de l’efficience, postulat absolument fondamental de l’instantanéisme bouddhique se trouvait compromise.

Face à ces tentatives peu réussies, les Sautrantika et les Logiciens vont élaborer leur propre doctrine de l’instant, et de la cause. L’instant, c’est l’acquisition de la nature propre périssant immédiatement. S’il semble y avoir possession continue de la nature propre, c’est pur enchaînement. successif de moments semblables entre eux, dans une même série. Une théorie de la connaissance sera élaborée, au service de la thèse de l’instantanéité. La connaissance immédiate et intuitive exclut l’illusion, et constitue à elle seule tout le contenu de réalité de l’existence instantanée. On n’attache que fort peu d’attention au processus concret de la connaissance : le contact organe-objet. est à peine mentionné. L’élaboration par la pensée du contenu de l’intuition est soigneusement étudiée, mais rejetée dans l’ordre de l’illusoire, à titre de « construit ». Ce qui est « conçu. implique en effet. toujours l’intervention de plusieurs éléments successifs de la série. Seul l’instant unique est réel, mais il ne peut faire l’objet, d’une connaissance définie. La perception perd en réalité ce qu’elle [241] gagne en définition, car, aboutissement d’une série composite, elle entre dans le domaine de la « fiction ». La fonction principale de la pensée construite est le jugement. Il emporte décision, projette un fruit de rétribution, mais n’atteint évidemment, pas la réalité absolue. La pensée logique correcte (pramâna), qui se trouve au rentre des préoccupations des logiciens, a valeur empiriquement exacte, mais, sur le plan de l’absolu, elle est pur facteur d’illusion.

L’instant réel, pour le bouddhiste, est celui qu’établit abstraitement la science astronomique, celui qui, pour le réaliste, est précisément dépourvu de toute réalité.

Quant aux intermédiaires entre sensation et pensée, l’attention ne arrête pas fortement. On distingue un « murmure de l’esprit », uni impression affective, un moment d’attention, enfin la volition “qui fonde le jugement logique et opère la construction de l’objet. Le « murmure de l’esprit » est une intuition mentale instantanée. La connaissance s’illumine d’elle-même, tandis que l’objet a besoin de la lumière de h conscience.

La pseudo-conscience de soi est, en réalité conscience de l’àlayavijñana qui produit une image intérieure propre, relie d’un pseudo-âtman En réalité l’àlayavijñàna est discontinu comme tout phénomène, mai sa discontinuité n’apparaît pas, à cause de son caractère subconscient L’effort du yogi porte sur la désorganisation de la série connaissante. Il isole le moment d’intuition du moment de sensation et du moment conceptuel. Lorsqu’il y parvient, toute la réalité lui apparaît ensemble avec la vivacité qui caractérise, dans la connaissance ordinaire, le moment de sensation.

Est-il possible de prendre conscience de l’instantanéité ? Oui par intuition, non comme une connaissance définie. Dès qu’un concept s’élabore, celui-ci traduit l’instantanéité en durée.

L’activité consciente comporte des temps forts, les celanà, moment décisifs qui réorganisent les énergies. Un tel acte est, isolé tant des acte passés que des actes futurs, el, il n’est. pas possible de le prolonger. Pa contre sa rétribution peut s’étendre à plusieurs instants. Ainsi pa exemple la pensée ultime du mourant, capable de projeter une existene entière. Quant aux actes inconscients, hâtifs ou erronés, ils demeuren stériles.

La série, inaugurée par l’acte fort du celanà, s’achève en visera, moment capable de donner immédiatement naissance au fruit ou vipàka (maturation). L’acte constructeur « parfume » la série d’un germe ou la charge d’une puissance. En vérité, d’ailleurs, la série n’est rien autre que ces germes et ces puissances mêmes, puisqu’elle n’est qu’organisation d’instants, malgré la terminologie continuiste qu’elle semble autoriser. A la différence des énergies constructrices, qui peuvent. être eorisciente germes et impressions sont essentiellement, inconscients.

Si nous donnons la parole aux objectants, la question se posera [242] de savoir si la maturation de l’acte n’implique pas tension entre celanâ et vipâka, et par conséquent durée. Le Bouddha avait interdit la spéculation sur ce point délicat. En réalité l’essentiel de la doctrine du karman tient dans la notion de la concaténation des énergies, non dans la rétribution, qui n’est que secondaire. Le samskâra n’a rien d’un « élan », ou, pour mieux dire, l’élan ne dure que cc que dure l’impulsion instantanée donnée par l’arc à la flèche. L’usure du karman ne dépend pas du temps. C’est pourquoi l’arhat pourra transformer à volonté une énergie destinée à produire jouissance en une autre qui procure durée de vie, et inversement. Ainsi, dans le Grand Véhicule, le bodhisattva transforme des actes purs en existence illimitée, et son corps organique en un corps pneumatique.

Le perfectionnement, du moi se fait par accumulation (l’actes purs, dépourvus de tension, en perpétuelle disponibilité. Au cours d’un devenir parfaitement, assoupli, l’ascète devient capable à tout instant d’imprimer une orientation nouvelle à son destin. Au lieu de s’écouler avec le temps, la pensée vigilante y échappe à tout moment. Il y a des étapes dans la maîtrise de soi. Tant que le moine quitte encore une extase par désir d’une autre, son désintéressement n’est pas total. Sa maîtrise est en quelque sorte analogue à celle du hrahman « chef d’orchestre » qui préside à l’acte sacrificiel et en oriente l’efficience à son gré. Au degré de perfection suprême correspond un temps parfaitement désarticulé, analogue à celui qui permit la mise en route de la Roue de la Loi, acte fait mais non assumé, pris en sa désarticulation même. C’est en ce point. que l’arhal rejoint la stabilité du moyeu.

Les réalistes fondaient leur conviction de la durée de l’âlman sur l’impression de la « reconnaissance ». La réponse bouddhiste revient, à traiter cette reconnaissance d’illusion analogue à celle qui nous fait, croire à la pérennité d’une flamme. Mais la réponse fondamentale demeure toujours la même : ce qui ne change pas demeure dépourvu de toute efficacité [comme l’« en-soi » sartrien], tandis que, réciproquement, toute ellicacité implique changement, absolu de l’agent. Si l’acte présent contenait d’une certaine manière l’efficience de l’acte passé, il s’identifierait à cet acte même, car si quelque chose est en état d’agir, rien ne peut le priver de son entière efficience.

Une autre objection, si elle demeurait, sans réponse, serait, de nature à atteindre la position bouddhiste en son cœur même. Si l’agent se sait différent de ce qu’il fut et de ce qu’il sera, il en perdra tout sens de la responsabilité de ses actes, et tout le sérieux avec lequel le Bouddha veut qu’on traite la chaîne karmanique sera irrémédiablement, compromis. Le défendant distingue sans peine le cas du profane et celui du bouddhiste éclairé, « illuminé » sur la véritable nature de l’acte. Le premier demeure soumis à la loi de l’action engagée, et commettrait une grave erreur à adopter une conduite en accord logique avec la vue éclairée des choses. Le second, qui a réalisé l’instantanéité de l’existence, n’en admet pas moins, à son plan, la concaténation des actes en séries, el, tel le bodhisattva, en use librement pour le bien des êtres. [243]

La caractéristique majeure de la position bouddhique, c’est qu’elle chasse toute ombre de fatalité du champ de notre destinée. Entre l’acte et son fruit, un obstacle peut à tout instant s’interposer. Le fruit, en effet, n’est pas la conséquence de l’acte, mais bien de l’instant, de la série qui en précède immédiatement, la maturation. Il y a donc toujours place dans la série pour la libre initiative. Le terme « obstacle » suppose d’ailleurs une vue pragmatiste de la série ; il s’agit d’un moment en réalité parfaitement homogène aux autres.

Quant, à la « mémoire », dont le réaliste fait tant de cas pour administrer la preuve de la permanence du sujet, le bouddhiste la conçoit de manière radicalement inverse, en accord avec l’orientation dynamique de tout son système. L’acte de mémoire est celui qui projette le souvenir. Il n’est donc pas rappel du passé, mais organisation sélective, orientée, vers l’anéantissement d’une tendance, autrement dit, acte de « vigilance ». Plus la pensée actuelle est, forte, mieux elle imprègne et organise la série.

Une dernière question se pose pour cette scolastique bouddhique : quel est, l’effet de l’extase sur la série ? La première idée fut de faire de la lacune un simple « blanc », mais cette position était évidemment difficile à concilier avec la thèse de l’impermanence universelle. D’autres ont, fait renaître la série mentale, provisoirement interrompue, par l’effet d’une « induction » agissant sur la série mentale à partir de la série organique des instants corporels ; mais ceci obligeait à considérer dans le cours de la série une double causalité, mentale et physique, d’un instant à l’autre. Les Sautrântika, fidèles à l’instantanéisme absolu, prolongent la série mentale au cours de l’extase, mais sous une forme subtile.

La pensée bouddhique ne médite pas sur l’être, mais sur le repos, le néant et l’instant. L’efficience du réel est pour elle pur jaillissement, comparable cependant. au repos intérieur total. A tout instant il demeure possible à l’homme de ne plus composer sa durée, par abandon de toute tension, tant vers le passé que vers l’avenir. Il lui est, en outre possible de dissoudre les complexes acquis, ce qui est le but, commun des ascètes indiens de toute appartenance. Les deux obstacles à la béatitude sont donc vaincus, à savoir le cetanâ, acte de décision qui projette une existence engagée, et le ripâka, ou maturation des actes passés. Le point culminant de la philosophie bouddhique se situe donc dans l’examen critique de la stabilité de l’existence.

Cette sèche esquisse des lignes générales du livre de Mme Silburn ne peut donner qu’une idée très imparfaite de la richesse de son contenu. L’auteur s’est attachée à suivre pas à pas le développement de son thème à travers une littérature abondante et difficile, n’hésitant jamais à élargir son enquête chaque fois qu’il pouvait en résulter quelque lumière. Certes cela l’a conduite à certaines redites, mais elles étaient sans doute inévitables, et elles dominent d’ailleurs une vision plus « existentielle » de la pensée indienne, que les redites n’effraient jamais. On regrette parfois de ne pas voir regrouper des développements qui s’éclaireraient les uns [244] les autres s’ils n’étaient égrenés au long de la longue histoire du thème, mais l’abondant index remédie à cet éparpillement.

Ce livre suggère bien des prolongements. Qu’est devenue la thèse de l’instantanéisme dans le Grand Véhicule ; et celle de la durée organisée dans la philosophie d’un Sankara, qui subit à la fois l’influence de la tradition brahmanique et celle de la critique bouddhique de l’âlman des Upanisad ? Mais le fondement se trouve à présent posé, qui rend ces développements possibles. L’auteur a pu prendre appui sur quelques solides travaux comme ceux des deux grands indianistes belges, L. de la Vallée-Poussin et le Chanoine Lamotte, mais surtout sur ceux de l’académicien soviétique Stcherbatsky, le savant d’Occident qui connaît sans doute le mieux la logique indienne. On ne soulignera cependant jamais assez le courage et la patience que représente l’abondant dépouillement de textes qui fait de ce livre un trésor de renseignements sûrs et précis sur quantité de questions, à commencer par l’évolution du vocabulaire technique de la philosophie indienne. Pour ne prendre qu’un exemple, l’histoire de la notion de mâyâ, qui n’est cependant qu’éclairée de biais par les recherches de l’Auteur, se trouve notablement enrichie et précisée depuis la dernière étude, pourtant très bien conduite, que GONDA lui avait. consacrée (2).

Il faut, enfin féliciter la maison qui a pris sur elle d’éditer avec grand soin cette œuvre difficile, qui comportait la transcription d’une grande quantité de termes sanskrits et pâlis.

La Sarle-Huy (Belgique). Fr. Humbert CORNÉLIS o. p.

(2) J. GONDA, « Maya s, dans Tijdschrifl voor Philosophie, 14 (1952), pp. 3-62.

Table des matières

LILIAN SILBURN 1

II 1

INSTANT ET CAUSE 1

Lilian SILBURN 2

INSTANT ET CAUSE 2

LE DISCONTINU DANS LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE DE L’INDE 2

AVANT-PROPOS 4

TABLE DES MATIÈRES [d’origine] 5

INTRODUCTION 6

CHAPITRE PREMIER. LES VEDA 20

Savitr. Incitation et durée 23

Rta et l’agencement du cosmos 24

Trame de l’agencé 26

Roue de l’agencé (rta) 28

Discontinuité d’Agni 31

Activité créatrice de la durée 37

Kavi, le poète mensurateur 39

Māyā, Magie mensuratrice 39

Kratu, mantu, māyā… dans leur rapport avec les dieux prévoyants,
élaborateurs de la durée 43

Varuna et le rta 44

Les Rbhu, dieux de l’agencement (rta) 46

Indra 48

Savitr 49

L’aurore 49

Ketu et Praketa. Signal discriminateur 50

Le soleil 52

Ciel et terre 54

Agni 55

Rtu, convergence des actes 58

CONCLUSION 69

CHAPITRE II LES BRĀHMANA 81

Prajāpati, l’année, en sa dispersion germinale 82

Désir procréateur, visrj — et retas 85

Le temps destructeur. La mort 87

Prajāpati-le-Temps en sa reconstruction 91

Formes et structures 94

CONNEXION DES FORMES 101

Exemple de construction et de consolidation des structures :
l’autel du feu 104

Le centre temporel 115

Ātman, la personne 119

Articulations temporelles 122

L’ILLIMITÉ 128

CONTINUITÉ ORGANISÉE (SANTATI, LE TISSAGE) 136

DISCONTINUITÉ DE L’ACTE RITUEL ET CONCENTRATION DU BRAHMAN 142

CONCLUSION 150

CHAPITRE III LES UPANISAD 163

I. LES UPANISAD ET LE SACRIFICE 165

Le souffle vital el cosmique, principe de continuité 165

Evanescence des actes sacrificiels 169

II. UPANISAD ET INTUITION 170

PLÉNITUDE 171

Akāsá, espace cosmique et intime 172

Le Soi et le temps 180

UPANISAD PLUS TARDIVES 184

Karman, purusa et devenir 185

Kratu 187

Yoga 190

CONCLUSION 195

CHAPITRE IV SĀSVATAVADĀ ET UCCHEDAVÁDA 199

Eternalisme et destructionnisme 199

SASVATAVÁDA, ETERNALISME 200

UCCHEDAVADA, NIHILISME 202

THEORIES EVOLUTIONNISTES. SVABHAVAVADA 206

SRAMANES 211

KALAVADA 214

Kāla dans le Mahābhārata 219

IMPERMANENCE ET DEVENIR DANS LES UPANISAD TARDIVES ET SECTAIRES 222

Le Dieu et le Temps 227

Le Buddha et les Upanisad 228

Plénitude et vacuité 238

Rapports du Buddha, des matérialistes et des Samana 244

Rapport du Buddha, des Kālavādin et de Makkhali Gosāla 245

Le Buddha et les Jaïna 247

Le Buddha et les Brāhmana 249

CONCLUSION 252

CHAPITRE V BOUDDHISME PRÉCANONIQUE ET L’INTUITION DU BUDDHA 255

Dharma 264

Impermanence 273

Impermanence de la pensée (citta et vijñána) 276

La conscience et ses limites 282

CHAPITRE VI BOUDDHISME CANONIQUE 291

La théorie du Karman et la voie moyenne 291

Etre et non-être 294

Nidāna, la connexion 296

Explication du terme « pratityasamutpāda » 302

Variantes de la production en dépendance. 303

FACTEURS DE LA CONTINUITÉ : avidyā, samskāra et vijñāna 307

Samskāra 307

Samcetanā 313

L’ignorance et le désir 315

Vijñāna, conscience discriminatrice du moi et du non-moi 316

Trsnā, soif et appropriation 321

Le temps 322

ACTIVITÉ et temporalité 325

Abhisamskāra, intention et organisation 327

Anusaya, préoccupation mentale, regret 328

Souci, agitation, douleur, 334

Chemin du milieu 341

ACTIVITÉ DÉPOLARISÉE DU DÉLIVRÉ (TATHAGATA) 346

Samsāra et Nirvāna 347

Conclusion 348

CHAPITRE VII SECTES ANCIENNES 353

Mahāsāmghika 353

Sthaviravāda 354

DISCONTINUITÉ ET SAMSĀRA 356

Le problème du subconscient 360

LES THERAVADIN 362

MAHASAMGHIKA 364

Problèmes de la subconscience 366

ANCIENS MAHĪSASAKA 369

LES MAHASAMGHIKA RÉCENTS 370

LES PRAJNAPTIVADIN 378

KASYAPĪYA OU SUVARSAKA 379

VĀTSIPUTRĪYA-SĀMMITIYA 381

Avipranāsa 386

SAUTRANTIKA 388

SARVASTIVADIN — VAIBHASIKA 394

Les forces caractéristiques. 396

Force de durée 397

Force de destruction 402

LE TEMPS ET LES ÉPOQUES 405

DISCUSSION ENTRE SARVĀSTIVĀDIN ET SAUTRÁNTIKA 411


Etre et efficience 411

Nature propre (svabhāva) 419

CHAPITRE VIII SAUTRANTIKA ET LOGICIENS DE L’ÉCOLE DE DIGNAGA 425

KSANA, L’INSTANT 428

LA DURÉE 431

Sensation et construction 432

Pratyaksa la sensation 435

Comment construit-on la durée 444

Intentionnalité 445

I. SENSATION 448

II. SENSATION MENTALE ET INTROSPECTION
(meinasa pratyaksa et svasamvedanà) 449

III. CONSTRUCTION MENTALE 457


Organisation (kalpanā) et exclusion (vikalpa) 457

SOURCE DE LA CONSTRUCTION IDENTIQUE OU DE LA NOTION DE DURÉE 463

SANTANA, LA SÉRIE OU L’ENCHAINEMENT DES INSTANTS 470

Cetanā, acte de volition/2 471

Evolution de la série et maturation 475

Rétribution (vipāka) 479

La durée de vie (āyus) 484

Durée de vie de l’homme délivré 486

MULTIPLICITÉ DES DURÉES 489

I. Temps phénoménal 491

II. Temps spirituel 493

Rupadhátu/1, le plan du formel 496

Ártipyadhátu, extases au-delà de la forme 499

III. Le temps discontinu 502

DÉSORGANISATION TEMPORELLE 505

L’UNIVERSELLE INSTANTANÉITÉ ET SA DÉMONSTRATION 514

Argument tiré de l’analyse du principe de contradiction 515

La perception de la durée 519

Durée et reconnaissance 520

Argument tiré d’une analyse de la notion d’existence 525

Argument tiré de l’analyse de la notion de destruction 528

CHAPITRE IX OBJECTIONS FAITES A LA THÉORIE DE LA DISCONTINUITÉ 537

PROBLÈME DU KARMAN ET DE LA CAUSE ET DE L’EFFET 537

Causalité des systèmes brahmaniques 540

Discontinuité entre la cause el son effet 548

L’acte et son fruil (karman) 552

Impressions des actes (vāsanà) 555

RÉFUTATION DE L’AME SUBSTANTIELLE ET DE L’AGENT 557

Critique de l’ātman des Vaisesika 558

Réfutation de la thèse des Kâsyapiya 570

LE MOUVEMENT 571

LIEN ET DÉLIVRANCE 577

LA MÉMOIRE 578

Vâtsiputriya 583

Nyāya 584

Mimāmsaka 585

Problème de la fixation et du rappel des souvenirs 591

Association des idées 597

CONCENTRATION (SAMĀDHI) ET INSTANTANÉITÉ 599

EXTASES INCONSCIENTES ET INSTANTANÉITÉ 603

Opinion des Dārstāntika 604

Théorie de Vasubandhu 606

L’OMNISCIENCE 607

Conclusion 620

CONCLUSION 621

I 628

II 628

III 629

BIBLIOGRAPHIE ET TABLE DES SIGLES 635

TEXTES ET TRADUCTIONS 635

OUVRAGES CONSULTÉS 638

INDEX 643

AUTEURS ET DOCTRINES 678

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 681

ERRATA 681

H. CORNÉLIS, Le Discontinu dans la pensée Indienne. 684

Fin 705



Fin



II Instant et Cause



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TM3 retrait 1,0 espacement 0,1 0 Garamond gras 9 maj

TM4 retrait 1,5 espacement 0 0 Garamond gras 9



710 pages

1NOTE DE L’EDITEUR [1989]/« Réimpression de la première édition de cet ouvrage (1955) publié dans la collection Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie (Editions J.Vrin), avec un avant-propos de l’Auteur. »

2NOTE DT/En fin d’ouvrage on trouvera le compte-rendu d’H. CORNÉLIS paru en avril 1957 dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques.

3AVERTISSEMENT  DT/En avril 2020 cette reprise de la réimpression de 1989 est incomplète : les Italiques ne sont pas respectées ; les termes sanskrit sont souvent sans accents et parfois fautifs ; les notes figurent au fil du txt ppal dans le même corps.



4[= sciences]

5[!]

6[!!]

7[!!]

8[!]

9 Âranyaka [À revoir toute cette suite incluant l’index…]

10 [NDT : à partir de là Cornélis s’écarte à mes yeux de de L.S. L’absence d’expérience  mystique le rendra preque incompréhensible. Vision — et prison unidimensionnel le — en accord avec la majorité des adeptes de discussions subtiles : il s’agit des « logiciens », « philosophes » et « ascètes » qu’il cite — eux seuls.

L’interprétation du bouddhisme comme mystique est le seul moyen d’éclairer son insistance mise sur le seul présent — le seul Réel — supposant donc rupture et négation de toute continuité avant et après l’Instant. La tâche est pratiquement impossible, obligés comme nous le sommes d’en construire « artificiellement » une pour com-prendre, survivre « à l’horizontale »… Insistance incompréhensible (= qui ne peut être saisie de nos cinq sens) si elle n’est pas justifiable par une nouvelle dimension expérimentaée, celle du Bouddha et de quelques disciples. Comment ?

Reprise ? La réalité de l’expérience mystique comme niveau distinct de la réalité au plan de la vie concrète « ordinaire », expérimenté comme rupture « incompréhensible » impose la discontinuité — celle de l’Instant observé hors du temps et de l’espace (nombreux témoignages relevés de cet Inopiné instantané). La perplexité est levée par l’affirmation de l’inexistence d’un temps continu. Reconstruit par nos facultées limitées comme nécessaire à la survie c’est le plan « ordinaire » ou « horizontal » ; il esiste une « troisième » dimension verticale hors de tout rendu parlé/écrit.

Cf. L.S. [supra, page 280] : « À ces deux réalités correspondent deux sources de connaissance radicalement distinctes… la chose absolue qui est pure affirmation est apréhendée en une sensation instantanée… succède l’instant de la création mentale… processus entier de la connaissance… » soulignant en note « les pages magistrales de T. Scherbatsky » (dont j’ai cité des extraits).

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